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CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE MUSA ET AUTRES c. BULGARIE
(Requête no 61259/00)
ARRÊT
STRASBOURG
11 janvier 2007
DÉFINITIF
09/07/2007
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions
définies à l'article 44 § 2 de la
Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Musa et autres c. Bulgarie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (cinquième
section), siégeant en une chambre composée de :
M. P. Lorenzen,
président,
Mme S. Botoucharova,
MM. K.
Jungwiert,
V. Butkevych,
Mme M.
Tsatsa-Nikolovska,
MM. R. Maruste,
M. Villiger, juges,
et
de Mme C. Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du
conseil le 4 décembre 2006,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
- A l'origine de l'affaire se trouve une requête
(no 61259/00) dirigée contre la République
de Bulgarie et dont M. Ahmad Naim Moh Musa, Mme Dessislava
Verchova Musa, Hadjar Ahmad Naim Musa, Nadya Ahmad Musa et Abdelgafur
Ahmad Naim Musa (« les requérants »),
ont saisi la Cour le 11 août 2000 en vertu de l'article 34 de
la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés
fondamentales (« la Convention »).
- Les requérants sont représentés
par Me Y. Grozev, avocat à Sofia. Le gouvernement
bulgare (« le Gouvernement ») est représenté
par son agent, Mme M. Kotseva, du ministère de la
Justice.
- Le 28 février 2005, la Cour a décidé
de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant
des dispositions de l'article 29 § 3, elle a décidé
que seraient examinés en même temps la recevabilité
et le bien-fondé de l'affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
- Le premier requérant est un ressortissant
jordanien d'origine palestinienne. La deuxième requérante,
de nationalité bulgare, est son épouse. Les autres
requérants, ressortissants bulgares, sont leurs enfants. Le
premier requérant réside à Ramallah ; les
autres requérants résident à Sofia.
A. L'établissement du premier requérant
en Bulgarie
- Le premier requérant, né en 1966, arriva
en Bulgarie en 1984 pour y suivre des études universitaires.
Peu après la fin de ses études en 1992, il partit pour
la Jordanie. Il revint en Bulgarie en 1993.
- En 1994, le requérant épousa la deuxième
requérante, née en 1976, avec laquelle il s'établit
à Sofia. Ils eurent trois enfants, les autres requérants,
qui naquirent en 1995, en 1996 et en 2000 respectivement.
- Le 3 octobre 1994, le premier requérant se vit
attribuer un titre de résident permanent. En 1999, il devint
directeur de la fondation « Charitable World IWC »,
dont la vocation était d'apporter une aide matérielle
aux musulmans en Bulgarie. Par ailleurs, il était directeur
d'une société immobilière, dont il était
également l'un des actionnaires.
B. Le retrait du permis de séjour du premier
requérant
- Le 25 mai 2000, le requérant fut invité à
se rendre à la direction nationale de la police. Une fois sur
place, on lui notifia un arrêté du 17 mai 2000, émanant
du directeur du service des documents d'identité auprès
du ministère de l'Intérieur et ordonnant le retrait de
son titre de résident permanent. La révocation du titre
de résidence était assortie d'une obligation de quitter
le territoire bulgare sous dix jours.
- Il fut indiqué au requérant que l'arrêté
avait été pris sur la base des dispositions de la loi
sur les étrangers en République de Bulgarie relatives
au retrait des titres de séjour des ressortissants étrangers,
dont les activités étaient de nature à mettre en
péril la sécurité ou les intérêts
de l'État, et qu'il n'était susceptible d'aucun
recours. L'arrêté ne portait toutefois pas mention de la
base factuelle sur laquelle s'appuyait le constat concernant la
nature des activités du requérant.
- Le requérant refusa de signer l'arrêté.
C. Tentatives du premier requérant de recourir
contre le retrait du titre de résident permanent
- Le premier requérant sollicita l'annulation de
l'arrêté auprès de plusieurs institutions
publiques, parmi lesquelles le ministère de la Justice, le
ministère de l'Intérieur, le Parquet général
et la présidence de la République. Le requérant
affirmait que ses activités en Bulgarie ne présentaient
aucun danger pour les intérêts de l'État ou pour
la sécurité nationale. Par ailleurs, il faisait valoir
que l'impossibilité de recourir contre l'arrêté
constituait une violation de son droit au respect de la vie
familiale, tel que garanti par l'article 8 de la Convention. Il se
plaignait également d'une violation de son droit d'accès
à un tribunal, garanti par l'article 6 de la Convention, et de
son droit d'exposer sa cause devant l'autorité compétente
pour ordonner son expulsion, énoncé par l'article 13 du
Pacte international relatif aux droits
civils et
politiques. Le requérant
estimait que le retrait de son titre de séjour avait été
motivé par son appartenance à la communauté
musulmane.
- A l'expiration du délai de dix jours, fixé
dans l'arrêté du 17 mai 2000, le requérant
informa les services du ministère de l'Intérieur qu'il
avait saisi le ministre de l'Intérieur d'un recours en
annulation de l'arrêté. Il fut alors informé
qu'il ne serait pas expulsé avant que le ministre ait examiné
son recours.
- Par une lettre du 6 juin 2000, le ministre de
l'Intérieur informa le requérant que l'acte litigieux
était pris en application de la loi pertinente et que la
mesure était conforme à la Convention et au Pacte
international relatif aux droits
civils et
politiques. Le ministre ne précisa
pas quels faits étaient reprochés au requérant.
Il fut indiqué au requérant qu'il devait quitter
le territoire bulgare avant le 28 juin 2000.
- Par une lettre du 15 juin 2000, le requérant
fut informé que le Parquet général n'était
pas compétent pour demander l'annulation de l'arrêté
ordonnant le retrait du titre de séjour. Le parquet faisait
valoir également que le droit au respect de la liberté
de religion n'était pas absolu et qu'il pouvait se révéler
nécessaire d'assortir cette liberté de certaines
limitations, notamment pour des raisons liées à la
sécurité nationale ; ce qui était conforme
à l'article 9 § 2 de la Convention et à l'article
18 § 3 du Pacte relatif aux droits
civils et
politiques.
- Le requérant fit une nouvelle tentative pour
obtenir l'annulation de l'arrêté par le procureur
général. Apparemment, sa lettre resta sans suite. Les
autres courriers du requérants ne donnèrent pas de
résultat non plus.
- Le 15 juin 2000, un article concernant le retrait du
titre de séjour du requérant apparut dans la presse
koweitienne. Suite à la publication, le ministre des Affaires
étrangères du Koweït adressa à son
homologue bulgare une note officielle, demandant des informations
supplémentaires au sujet des mesures prises à
l'encontre du premier requérant.
- Par ailleurs, des fonctionnaires de l'ambassade du
Koweït à Sofia rencontrèrent des représentants
de plusieurs institutions publiques pour discuter du cas du premier
requérant. Des démarches furent également
entreprises à son sujet par le grand mufti des musulmans en
Bulgarie qui rencontra le vice-ministre de l'Intérieur et le
procureur adjoint général. Suite à cette
réunion, le ministre de l'Intérieur déclara
publiquement que le requérant ne serait pas expulsé
avant la fin du mois de juillet.
- Le requérant introduisit également un
recours en annulation de l'arrêté ordonnant le retrait
de son titre de séjour. Par une décision du
17 septembre 2001, le tribunal de la ville de Sofia déclara
le recours irrecevable au motif que les actes administratifs
ordonnant la prise de mesures ayant trait à la sécurité
nationale n'étaient pas susceptibles d'appel.
D. L'arrestation et le départ du premier
requérant du pays
- Le matin du 4 août 2000, le premier requérant
fut arrêté à son domicile et conduit au centre de
rétention pour adultes de Sofia. Le 5 août 2000, il put
rencontrer son épouse. Toutefois, il n'obtint pas la
permission de s'entretenir avec son avocat.
- Le requérant demeura au centre jusqu'au 6 août
2000, date à laquelle il partit pour Aman, accompagné
par la troisième et la quatrième requérantes.
E. Développements ultérieurs
- Le 7 août 2000, le chef de la direction des
affaires religieuses, interrogé au sujet du requérant
lors d'une émission de radio, déclara que ce dernier
avait prêché à des cérémonies
religieuses sans avoir obtenu au préalable l'autorisation de
la direction et sans avoir été invité par le
grand mufti ; ce qui constituait « des activités
religieuses non autorisées ».
- Le 8 août 2000, le directeur du service de la
sécurité nationale déclara devant la Radio
nationale bulgare que le droit de résidence du premier
requérant avait été révoqué car ce
dernier avait fondé une organisation fondamentaliste, « Les
frères musulmans », et avait propagé des
idées islamistes. Le directeur affirma que le service était
en possession de plusieurs éléments prouvant que le
requérant avait organisé des séminaires dans le
but de propager des idées fondamentalistes. Par ailleurs, il
émit l'opinion que la fondation créée par le
requérant n'était qu'une façade.
- Le même jour, le chef du service des documents
d'identité auprès du ministère de l'Intérieur
s'exprima dans les mêmes termes devant la Radio nationale.
- Au cours des jours suivants, plusieurs articles
concernant l'organisation fondamentaliste prétendument fondée
par le premier requérant, et qui étaient basés
sur des informations provenant de sources au sein du ministère
de l'Intérieur et du service de la sécurité
nationale, parurent dans la presse bulgare.
- Quelques mois plus tard, la troisième et la
quatrième requérantes revinrent à Sofia. Le
premier requérant s'installa à Ramallah avec ses
parents.
- Du 26 mars 2001 au 12 septembre 2005, les membres de
la famille se rencontrèrent à six reprises en Turquie
et en Jordanie. Pendant cette période, le premier requérant
adressa aux diverses institutions publiques des courriers visant le
retrait de l'arrêté du 17 mai 2000. Ces demandes
restèrent sans suite.
- En juin 2004, la deuxième requérante
donna naissance à une fille. Sa demande visant la délivrance,
au profit de son époux, d'un titre de séjour temporaire
afin qu'il puisse assister à la naissance de son quatrième
enfant resta sans suite.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. La loi de 1998 sur les étrangers en
République de Bulgarie, dans sa rédaction en vigueur au
moment des faits
- Cette loi régit l'entrée, le séjour
et le statut des ressortissants étrangers.
- Les articles 40 à 47 de la loi régissent
les mesures coercitives pouvant être prises dans ce domaine.
- L'article 40 alinéa 1 (2) dispose que le titre
de séjour d'un étranger peut être retiré
par arrêté du ministre de l'Intérieur ou d'un
autre organe habilité pour les motifs énumérés
à l'article 10. L'alinéa 1 (1) de cette disposition
vise les hypothèses où le ressortissant étranger
a, par ses actes, mis en péril la sécurité ou
les intérêts de l'État ou qu'il existe des
informations indiquant qu'il agit contre la sécurité et
les intérêts du pays.
- L'article 47 de la loi sur les étrangers
prévoit que les arrêtés imposant des mesures
coercitives ayant directement trait à la sécurité
du pays ne sont susceptibles d'aucun recours. La motivation de ce
type d'actes se limite à la mention du fondement juridique sur
la base duquel ils sont rendus.
B. Interprétation et application de l'article 47
de la loi sur les étrangers
- En décembre 2000, le Parlement adopta une loi
interprétative de l'article 47 de la loi sur les
étrangers, apparemment motivée par la pratique
divergente des tribunaux sur ce texte. En effet, certaines
juridictions refusaient tout examen des actes pris en application de
l'article 40 alinéa 1 (2), alors que d'autres
examinaient si les raisons ayant motivé de telles mesures
relevaient effectivement de la sécurité nationale.
- Cette loi dispose en son article unique :
« Les arrêtés rendus en
application de l'article 40 alinéa 1 (2) par référence
à l'article 10 alinéa 1 (1), (...) de la loi sur les
étrangers et imposant des mesures coercitives ayant un lien
direct avec la sécurité du pays, ne sont pas
susceptibles de recours, ne mentionnent pas les circonstances de fait
les ayant motivés et sont immédiatement exécutoires.
L'appréciation des tribunaux sur le lien direct existant avec
la sécurité nationale se limite au fondement juridique
mentionné dans l'acte. Cela signifie que les tribunaux ne
peuvent connaître des recours contre de tels actes et doivent
les déclarer irrecevables (...). Le tribunal ne peut
rassembler des preuves concernant les faits et les circonstances
ayant motivé l'autorité auteur de l'acte. Lorsque
l'examen au fond de tels recours a été entrepris, le
tribunal doit mettre fin à l'instance. »
C. La décision de la Cour constitutionnelle du
23 février 2001
- La Cour constitutionnelle, saisie d'un recours visant
à faire déclarer l'incompatibilité de l'article
47 de la loi sur les étrangers avec la Constitution bulgare et
la Convention européenne des Droits de l'Homme, ne put
parvenir à une majorité, un nombre égal de juges
ayant voté en faveur et contre la demande.
- Les juges qui se prononcèrent contre
l'incompatibilité considérèrent que la sécurité
nationale était un but légitime qui devait passer avant
la protection des droits et libertés de l'individu. De plus,
les décisions ayant trait à la sécurité
nationale contenaient des informations confidentielles qu'il
convenait de protéger. Les restrictions contenues dans la loi
bulgare étaient acceptables au regard de la Convention
laquelle ne prévoit pas le droit à un recours
juridictionnel contre des mesures d'expulsion.
- Les juges qui se prononcèrent en faveur de
l'inconstitutionnalité relevèrent que les restrictions
des droits garantis par la Constitution se devaient d'être
strictement nécessaires à l'accomplissement du but
poursuivi, ce qui n'était pas le cas en ce qui concerne
l'absence totale de contrôle des décisions d'expulsion.
En outre, l'absence de garanties contre des décisions
arbitraires ou abusives de l'administration était contraire à
la Convention dans la mesure où les dispositions relatives au
séjour des étrangers étaient susceptibles de
porter atteinte aux droits garantis par les articles 3 et 8 de la
Convention.
D. Développements ultérieurs de la
réglementation
- Un amendement de la loi du 27 avril 2001 instaura la
possibilité d'introduire un recours hiérarchique non
suspensif auprès du ministre de l'Intérieur pour les
mesures ayant trait à la sécurité nationale
(article 46 de la loi). Toutefois, les actes ordonnant ce type de
mesures demeurent en fait sans motivation et aucun contrôle de
leur incidence sur la vie privée et familiale des intéressés
n'est prévu. De même, ces actes restent exclus du
contrôle des tribunaux.
- Par un arrêt du 8 mai 2003, la Cour
administrative suprême, saisie par M. Al-Nashif suite au
prononcé de la Cour dans l'affaire Al-Nashif et autres c.
Bulgarie (no 5093/99, 20 juin 2002), a admis que les
juridictions internes sont compétentes pour examiner les
recours contre ce type d'actes lorsque la personne concernée
alléguait une violation de l'article 8 de la Convention (voir,
dans le même sens, Определение
№ 8910/01.11.2004 г. по
адм.д. №7722/2004 г., ВАС,
V отд., Определение
№ 706/29.01.2004
г. по адм.д. №11313/2003
г., ВАС, V отд.,
Определение
№ 4883/28.05.2004
г. по адм.д. №3572/2004
г., ВАС, V отд.).
- Dans sa jurisprudence, la haute juridiction a précisé
que le ministre de l'Intérieur n'était pas un organe
indépendant qui pouvait être investi du contrôle
sur les actes de l'administration. Seules les juridictions
bénéficiaient du degré d'indépendance
nécessaire pour exercer ce type de contrôle. Toute
personne concernée avait donc droit à un procès
dans le cadre duquel elle pourrait contester les allégations
selon lesquelles les mesures avaient trait à la sécurité
nationale.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8
DE LA CONVENTION
- Les requérants allèguent une violation
de leur droit au respect de leur vie privée et familiale, tel
que prévu par l'article 8 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au
respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de
sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d'une
autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant
que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle
constitue une mesure qui, dans une société
démocratique, est nécessaire à la sécurité
nationale, à la sûreté publique, au bien être
économique du pays, à la défense de l'ordre et à
la prévention des infractions pénales, à la
protection de la santé ou de la morale, ou à la
protection des droits et libertés d'autrui. »
A. Sur la recevabilité
1. Thèses des parties
- Le Gouvernement soutient que les requérants
n'ont pas épuisé les voies de recours internes. Il fait
valoir que, suite au prononcé de l'arrêt de la Cour dans
l'affaire Al-Nashif et autres, la Cour administrative suprême
a révisé sa jurisprudence en la matière.
Dorénavant, les personnes dont le titre de séjour a été
retiré pour des raisons de sécurité nationale
disposent de la possibilité de recourir contre l'acte
administratif devant les tribunaux.
- Le Gouvernement cite une série de décisions
de la Haute juridiction à l'appui de sa thèse (voir
paragraphes 38 et 39) et invite la Cour à rejeter le grief,
les requérants n'ayant pas fait usage de cette voie de
recours.
- Les requérants contestent l'effectivité
de cette voie de recours.
- Ils font valoir qu'en théorie, ils disposaient
de deux voies de recours. En premier lieu, ils pouvaient interjeter
appel de la décision du tribunal de la ville de Sofia en date
du 17 septembre 2001. Toutefois, cette voie de recours était
dénuée de succès à l'époque des
faits, notamment au vu de la décision de la Cour
constitutionnelle qui avait estimé que l'article 46 de la loi
sur les étrangers était compatible avec la Constitution
et la Convention (paragraphes 34 à 36). Quant au revirement
jurisprudentiel visé par le Gouvernement, il n'est intervenu
qu'en 2003, suite au prononcé de l'arrêt dans l'affaire
Al-Nashif et autres.
- En second lieu, les requérants disposaient de
la possibilité de demander la révision de la décision
du tribunal de la ville de Sofia. Cependant, aux termes de la loi
pertinente, cette démarche est possible uniquement en cas de
découverte de nouvelles circonstances ou encore lorsque la
Cour ou une juridiction interne a délivré un arrêt
concernant les mêmes faits.
- A cela s'ajoute le fait que le requérant dans
l'affaire Al-Nashif et autres précitée n'a
toujours pas obtenu la permission de retourner dans le pays même
si les tribunaux internes ont, en définitive, annulé
l'arrêté ordonnant le retrait de son titre de séjour
car cet acte était assorti d'une interdiction du territoire
pour une période de dix ans. Selon les requérants, M.
Musa se trouve dans une position identique.
- Ils en concluent que cette voie de recours n'a pas
l'effectivité voulue par l'article 35.
2. Appréciation de la Cour
- La Cour rappelle que les dispositions de l'article 35
de la Convention ne prescrivent que l'épuisement des recours à
la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et
adéquats (voir, au sein d'une jurisprudence abondante, Mifsud
c. France (déc.) [GC], no 57220/00, CEDH
2002 VIII). En particulier, le recours en question doit avoir
été effectif et disponible à l'époque des
faits, c'est-à-dire accessible, susceptible d'offrir au
requérant le redressement de ses griefs et présentant
des perspectives raisonnables de succès (voir Baumann c.
France, no 33592/96, 22 mai 2001, § 41).
- En l'espèce, l'évolution
jurisprudentielle à laquelle se réfère le
Gouvernement a débuté en mai 2003, après le
prononcé de l'arrêt de la Cour dans l'affaire Al-Nashif
et autres le 20 juin 2002. Il appert des exemples cités
par le Gouvernement que le recours en question fait désormais
l'objet d'un usage de plus en plus fréquent, les juridictions
compétentes interprétant l'article 46 de la loi sur les
étrangers à la lumière des articles 8 et 13 de
la Convention.
- La Cour tient compte de cette évolution.
Cependant, le gouvernement défendeur ne produit aucun exemple
de jurisprudence allant dans ce sens et datant d'avant le 8 mai 2003.
- Or, il convient de rappeler que l'épuisement
des recours internes s'apprécie, sauf exceptions, à la
date d'introduction de la requête devant la Cour (voir Van
der Kar et Lissaur van West c. France (déc.), nos 44952/98
et 44953/98, 7 novembre 2000 et l'affaire Baumann précitée,
§ 47).
- Partant, en dépit du revirement jurisprudentiel
opéré en 2003, environ deux ans et demi après
l'introduction de la présente requête, l'exception de
non-épuisement soulevée par le Gouvernement ne peut
être retenue.
- Par ailleurs, la Cour constate que ce grief n'est pas
manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la
Convention et qu'il ne se heurte à aucun autre motif
d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer
recevable.
B. Sur le fond
- Les requérants soutiennent que l'ingérence
dans leur droit au respect de leur vie privée et familiale
n'était pas prévue par la loi en raison des déficiences
du droit interne en vigueur à l'époque des faits, qui
ne prévoyait pas de garanties
suffisantes contre l'arbitraire.
- Le Gouvernement ne fait pas de commentaires.
- La Cour constate qu'au moment du retrait de son titre
de résident permanent, le premier requérant vivait
depuis environ quinze ans en Bulgarie, où il était
légalement établi. Il est marié à une
ressortissante bulgare (la deuxième requérante), dont
il a eu trois enfants (les trois autres requérants) avant son
expulsion du pays.
- S'agissant des trois autres requérants, la Cour
rappelle que la notion de vie familiale sur laquelle repose l'article
8 implique qu'un enfant issu d'une union maritale s'insère de
plein droit dans cette relation ; partant, dès l'instant
et du seul fait de sa naissance, il existe entre lui et ses parents
un lien constitutif de « vie familiale », que
des événements ultérieurs ne peuvent briser que
dans des circonstances exceptionnelles (voir, parmi d'autres, l'arrêt
Ahmut c. Pays-Bas du 28 novembre 1996, Recueil des arrêts
et décisions 1996-VI, p. 2030, § 60). En l'espèce,
les troisième, quatrième et cinquième requérants
étaient en bas âge au moment du retrait du titre de
séjour de leur père ; ils vivaient au foyer de
leurs parents et étaient financièrement dépendants
du premier requérant.
- Dans ces circonstances, la Cour considère que
les mesures prises à l'encontre du premier requérant
constituent une ingérence dans le droit des requérants
au respect de leur vie privée et familiale même si elles
n'ont pas eu pour effet de couper tout lien entre les membres de la
famille.
- La Cour rappelle que, d'après un principe de
droit international bien établi, les États ont le
droit, sans préjudice des engagements découlant pour
eux de traités, de contrôler l'entrée des
non-nationaux sur leur sol (voir, parmi beaucoup d'autres, Abdulaziz,
Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, arrêt du 28 mai 1985,
série A no 94, p. 34, § 67 et Boujlifa c.
France, arrêt du 21 octobre 1997, Recueil 1997-VI,
p. 2264, § 42). Par ailleurs, l'article 8 ne saurait
s'interpréter comme comportant pour un État
l'obligation générale de respecter le choix, par des
couples mariés, de leur résidence commune (Gül
c. Suisse, arrêt du 19 février 1996, Recueil
1996 I, p. 175, § 38). La Cour doit néanmoins
s'assurer que l'ingérence dans le droit au respect de la vie
familiale des requérants remplissait les exigences du deuxième
paragraphe de l'article 8.
- Sur la question de savoir si la
mesure appliquée était « prévue par
la loi », la Cour relève que la loi de 1998 sur les
étrangers prévoyait la possibilité de retirer un
titre de séjour en raison, notamment, d'activités
dirigées contre la
sécurité et les intérêts du pays (article
40 alinéa 1, par référence à l'article 10
alinéa 1 (1) de la loi). Elle permettait aux autorités
d'annuler un titre de séjour par un acte administratif non
motivé, délivré en dehors de toute procédure
contradictoire et non susceptible de recours.
- En l'espèce, le titre de
séjour du premier requérant fut retiré par un
ordre, mentionnant uniquement qu'il se basait sur les dispositions
précitées de la loi sur les étrangers,
sans que le requérant soit informé de la base factuelle
sur laquelle s'appuyait l'acte administratif. Par ailleurs, il lui
fut indiqué que l'arrêté n'était
susceptible d'aucun recours. Tous les recours du requérant
contre l'arrêté ont été rejetés
sans être examinés sur le fond et sans qu'il puisse
prendre connaissance des circonstances ayant motivé l'acte
litigieux.
- La Cour a déjà considéré
qu'une expulsion effectuée en application des mêmes
textes (article 40 et suivants de la loi sur les étrangers) ne
satisfaisait pas à l'exigence de légalité, en
raison de l'absence de garanties suffisantes contre l'arbitraire.
Elle a estimé que lorsqu'il s'agit de questions touchant aux
droits fondamentaux, la loi nationale irait à l'encontre de la
prééminence du droit, si le pouvoir d'appréciation
accordé à l'exécutif ne connaissait, comme en
l'espèce, pas de limites (voir l'arrêt Al-Nashif
et autres, précité, § 119 et,
mutatis mutandis, Lupsa c. Roumanie, no 10337/04,
§§ 41 et 42, CEDH 2006 ...).
- Les mêmes considérations sont valables
dans le cas d'espèce, la Cour suprême administrative
bulgare n'ayant modifiée sa jurisprudence en la matière
qu'en 2003. La Cour constate donc que l'ingérence n'était
pas « prévue par la loi ».
- Ce constat suffit à la Cour pour conclure à
la violation de l'article 8. Par conséquent, il n'y a pas lieu
de rechercher si l'ingérence en question poursuivait un « but
légitime » ou était « nécessaire,
dans une société démocratique » (cf.
Sciacca c. Italie, no 50774/99, § 30,
CEDH 2005 ...).
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE
13 DE LA CONVENTION
- Les requérants soutiennent qu'il n'existe pas
en droit interne de recours effectif contre la violation de l'article
8. Ils invoquent l'article 13 de la Convention qui se lit comme
suit :
« Toute personne dont les droits et libertés
reconnus dans la (...) Convention ont été violés,
a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance
nationale, alors même que la violation aurait été
commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions
officielles. »
A. Sur la recevabilité
66. La Cour constate que la ce grief n'est pas manifestement mal
fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. La
Cour relève par ailleurs que celui-ci ne se heurte à
aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le
déclarer recevable.
B. Sur le fond
- Le Gouvernement soutient que, depuis 2003, les
requérants disposent de la possibilité d'introduire un
recours judiciaire contre l'arrêté ordonnant le retrait
du titre de séjour du premier requérant.
- Les requérants contestent cette thèse.
Ils renvoient à leurs arguments relatifs à l'exception
de non-épuisement des voies de recours internes du
Gouvernement.
- La Cour rappelle que l'article 13 garantit l'existence
en droit interne d'un recours permettant de se prévaloir des
droits et libertés de la Convention, tels qu'ils peuvent s'y
trouver consacrés. Cette disposition exige donc un recours
interne habilitant « l'instance nationale compétente »
à connaître du contenu du grief fondé sur la
Convention et à offrir le redressement approprié. Cette
« instance » peut ne pas être forcément,
dans tous les cas, une institution judiciaire au sens strict.
Cependant, ses pouvoirs et les garanties procédurales qu'elle
présente entrent en ligne de compte pour déterminer si
le recours est effectif (Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95,
§§ 67 à 69, CEDH 2000 V).
- La Cour relève qu'aux termes de la loi
pertinente en vigueur à l'époque des faits, l'arrêté
ordonnant le retrait d'un titre de séjour pour motifs de
sécurité nationale n'était pas susceptible de
recours judiciaire. Les juridictions internes ont de toute apparence
appliqué la loi à la lettre et ceci jusqu'au 8 mai
2003, date de l'arrêt de la Cour administrative suprême
annonçant un revirement de la jurisprudence en la matière.
- La Cour prend note de cette évolution
ultérieure de la jurisprudence interne. Toutefois, en
l'espèce, le recours dont le premier requérant a saisi
le tribunal de la ville de Sofia a été déclaré
irrecevable sans examen sur le fond au motif que l'arrêté
litigieux n'était pas susceptible de recours.
- La Cour constate que le requérant a pu saisir
le ministre de l'Intérieur (voir paragraphes 11 à 13
ci-dessus). Elle a toutefois jugé dans l'affaire Al-Nashif
et autres précitée (§§ 135 à
138) que ce recours hiérarchique ne satisfaisait pas aux
exigences de l'article 13. Rien
dans la présente espèce ne permet de s'écarter
de cette conclusion.
- La Cour n'ayant été informée
d'aucune autre possibilité en droit bulgare, existant à
l'époque des faits et permettant de contester l'arrêté
ordonnant le retrait du titre de séjour du premier requérant,
il y a lieu de conclure à la violation de l'article 13.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE
5 § 4 DE LA CONVENTION
- Le premier requérant se plaint également
du fait de n'avoir pas pu recourir contre sa détention au
centre de rétention pour adultes. Il invoque l'article 5 §
4 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne privée de sa liberté
par arrestation ou détention a le droit d'introduire un
recours devant un tribunal, afin qu'il statue à bref délai
sur la légalité de sa détention et ordonne sa
libération si la détention est illégale. »
Sur la recevabilité
- La Cour relève que la détention du
requérant a pris fin le 6 août 2000, date de son
expulsion vers la Jordanie. Or, le grief a été porté
à la connaissance de la Cour par une communication du 22 mai
2003.
- Dans ces circonstances, la Cour constate que le grief
a été introduit plus de six mois après la fin de
la situation dont entend se plaindre le requérant. Il doit
donc être déclaré irrecevable, en application de
l'article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
IV. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
- Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu
violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit
interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer
qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour
accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une
satisfaction équitable. »
A. Dommage
- Les requérants réclament 682 700
dollars américains (USD) au titre du préjudice moral
qu'ils auraient subi, dont 500 000 USD pour le préjudice
moral subi par le premier requérant du fait des informations
calomnieuses concernant son expulsion apparues dans les médias.
- Par ailleurs, les requérants demandent
225 193,41 USD au titre du préjudicie matériel.
Cette somme couvre les frais encourus afin que les membres de la
famille puissent garder le contact (frais de voyage, frais de
communication etc.), les manques à gagner que le premier
requérant aurait subis du fait de l'expulsion, les frais
encourus par le premier requérant dans le but de trouver un
pays dans lequel la famille aurait pu s'installer (frais de voyage,
frais liés à la délivrance des visas etc.) et la
perte d'allocations familiales dont le paiement a été
interrompu car la deuxième requérante n'a pas pu
présenter un document attestant des revenus de son mari.
- Le Gouvernement soutient que les montants réclamés
sont excessifs. De surcroît, une partie considérable des
sommes réclamées au titre du dommage matériel ne
sont pas en lien de causalité avec les violations alléguées.
- La Cour n'aperçoit pas de lien de causalité
entre la violation constatée et le préjudice matériel
allégué. En conséquence, elle rejette cette
partie de la demande.
- Par ailleurs, elle estime que le présent arrêt
constitue par lui-même une satisfaction équitable
suffisante quant au tort moral allégué.
B. Frais et dépens
- Les requérants demandent également 3 600
euros (EUR) pour les frais et dépens encourus devant les
juridictions internes et devant la Cour. Ils présentent une
convention d'honoraires conclue avec leur représentant et un
décompte du travail effectué par l'avocat pour un total
de 45 heures au taux horaire de 80 EUR. Ils
demandent que les sommes allouées au titre de frais et dépens
soient versées directement à leur conseil.
- Le Gouvernement conteste le montant demandé
pour les honoraires d'avocat, qu'il juge excessif quant au taux
horaire appliqué, qui serait au-delà de ce qui est
habituellement pratiqué en Bulgarie.
- Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant
ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que
dans la mesure où se trouvent établis leur réalité,
leur nécessité et le caractère raisonnable de
leur taux. En l'espèce et compte tenu des éléments
en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour
estime raisonnable la somme de 1 500 EUR tous frais confondus et
l'accorde aux requérants.
C. Intérêts moratoires
- La Cour juge approprié de baser le taux des
intérêts moratoires sur le taux d'intérêt
de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
- Déclare, à l'unanimité, la
requête recevable quant aux griefs tirés des articles 8
et 13 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
- Dit, à l'unanimité, qu'il y a eu
violation de l'article 8 de la Convention ;
- Dit, à l'unanimité, qu'il y a eu
violation de l'article 13 de la Convention ;
- Dit, par quatre voix contre trois,
a) que le présent arrêt constitue par
lui-même une satisfaction équitable suffisante quant au
dommage moral allégué ;
b) que l'Etat défendeur doit verser aux requérants,
dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt
sera devenu définitif conformément à
l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à
convertir en levs bulgares au taux applicable à la date du
règlement :
i. 1 500 EUR (mille cinq cents euros) pour frais et
dépens, à verser sur le compte bancaire indiqué
par l'avocat des requérants en Bulgarie ;
ii. tout montant pouvant être dû à
titre d'impôt sur ladite somme ;
c) qu'à compter de l'expiration dudit délai
et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un
intérêt simple à un taux égal à
celui de la facilité de prêt marginal de la Banque
centrale européenne applicable pendant cette période,
augmenté de trois points de pourcentage ;
- Rejette, à l'unanimité, la demande
de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le
11 janvier 2007 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du
règlement.
Claudia Westerdiek Peer Lorenzen
Greffière Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément
aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du
règlement, l'exposé de l'opinion partiellement
dissidente commune à MM. Lorenzen, Maruste et Villiger.
P.L.
C.W.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE COMMUNE
À
MM. LES JUGES LORENZEN, MARUSTE ET VILLIGER
(Traduction)
Nous souscrivons sur tous les points aux conclusions de l'arrêt,
si ce n'est que nous ne pouvons suivre la majorité lorsqu'elle
dit que le constat d'une violation fournit en soi une satisfaction
équitable suffisante pour le préjudice moral subi par
les requérants.
En l'espèce il y a eu une violation de l'article 8 qui a eu
entre autres pour conséquence d'empêcher pendant fort
longtemps les requérants d'entretenir une vie familiale
normale. Même si l'affaire ne peut se comparer à tous
égards à l'affaire Al-Nashi, nous estimons que
comme ceux de cette affaire là, les requérants en
l'espèce auraient dû se voir octroyer une indemnité
au titre du dommage moral.