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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE HOUTMAN ET MEEUS c. BELGIQUE
(Requête no 22945/07)
ARRÊT
STRASBOURG
17 mars 2009
DÉFINITIF
17/06/2009
Cet arrêt peut subir
des retouches de forme.
En l’affaire Houtman et Meeus c. Belgique,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième
section), siégeant en une chambre composée de :
Ireneu
Cabral Barreto, président,
Françoise
Tulkens,
Vladimiro Zagrebelsky,
Danutė
Jočienė,
Dragoljub Popović,
András
Sajó,
Nona Tsotsoria, juges,
et
de Sally Dollé, greffière
de section,
Après en avoir délibéré en chambre du
conseil le 17 février 2009,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette
date :
PROCÉDURE
- A l’origine de l’affaire se trouve une
requête (no 22945/07) dirigée contre le
Royaume de Belgique et dont deux ressortissants de cet Etat,
Mme Godelieve
Houtman et M. Thomas Meeus (« les requérants »),
ont saisi la Cour le 26 mai 2007 en vertu de l’article 34 de la
Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales (« la Convention »).
- Les requérants sont représentés
par Mes H. Vandenberghe et B. Vandenberghe,
avocats à Bruxelles. Le gouvernement belge (« le
Gouvernement ») est représenté par son
agent, M. Daniel Flore, Directeur général au Service
public fédéral de la Justice.
- Les requérants alléguaient une violation
de l’article 5 § 5 de la Convention.
- Le 30 avril 2008, le vice-président de la
deuxième section a décidé de communiquer la
requête au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 3
de la Convention, il a en outre été décidé
que la Chambre se
prononcerait en même temps sur la recevabilité et le
fond.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
- Les requérants sont mariés et résident
à Heverlee.
- Le 12 mai 1993, les requérants se rendirent aux
urgences de l’hôpital universitaire Gasthuisberg à
Louvain où le docteur Cl. administra à la requérante,
qui se trouvait dans un état de surexcitation grave car elle
soupçonnait son mari d’adultère, des
antipsychotiques et des calmants. Après avoir reçu ce
traitement, la requérante tenta de fuir mais fut rattrapée
par le docteur Cl. et deux infirmiers qui l’avaient poursuivie
en ambulance.
- Le 13 mai 1993, la requérante fut transférée
à l’hôpital psychiatrique universitaire St. Jozef
à Kortenberg où elle fut placée dans un service
« fermé ». Le chef du service
psychiatrique présuma que la requérante se soumettait
librement à ce traitement. Toutefois, au moment de
l’enregistrement, la requérante indiqua qu’elle
s’opposait à son internement. Elle prit contact le jour
même avec son médecin traitant, le Docteur Co., et lui
demanda de la faire sortir de l’hôpital.
- Le 15 mai 1993, des amis et des voisins de la
requérante, ainsi que la sœur de celle-ci, contactèrent
la gendarmerie en prétendant que la requérante avait
été placée par son mari contre son gré
pour pouvoir continuer sa relation avec une autre femme.
- Le 17 mai 1993, la requérante fut transférée
vers la section « ouverte ». Les gendarmes se
présentèrent à l’hôpital et
informèrent la requérante qu’elle pouvait partir.
Face au refus du Docteur P., le procureur du Roi arriva sur place et
ordonna à la requérante d’attendre l’arrivée
du professeur V.D.V., le médecin légiste. La requérante
quitta l’hôpital vers 17h30.
- Le 18 mai 1993, la requérante se présenta
volontairement chez le professeur V.D.V. pour un examen. Celui-ci
considéra que la requérante ne souffrait pas d’une
maladie mentale grave mettant en péril sa santé et sa
sécurité ou étant une menace pour la vie ou
l’intégrité d’autrui, de sorte qu’une
mesure de protection n’était pas nécessaire,
conformément à la loi du 26 juin 1990 relative à
la protection de la personne des malades mentaux.
- Le 19 mai 1993, la requérante déposa
plainte à l’encontre de son mari. Elle y précisait
qu’elle s’était rendue volontairement à
l’hôpital du Gasthuisberg, dès lors qu’elle
était disposée à suivre une thérapie
relationnelle pour sauver son mariage, qu’elle avait pris place
dans un taxi pour rentrer à la maison, qu’elle était
sortie de ce taxi à la demande de son mari, mais qu’on
l’avait forcée à prendre place dans une ambulance
et l’avait conduite à Kortenberg où elle avait
été internée contre son gré.
- Le procès-verbal d’audition du requérant,
du 9 juin 1993, mentionna ce qui suit :
« Ce mercredi soir, nous nous sommes rendus
chez le Docteur Co. Mon épouse était tout à fait
d’accord avec cela. Aussi bien le Docteur Co. que moi-même
savions cependant qu’elle ne marquerait jamais son accord sur
un internement. (...) Le Docteur Co. m’avait déjà
fait savoir téléphoniquement ce midi-là qu’il
convenait de la faire interner.
Je ne sais plus de qui provenait l’idée de
motiver [la requérante] pour une visite au département
des « Urgences » en parlant de « thérapie
relationnelle ». Il est possible que ce fût mon
idée. Le Docteur Co. et moi-même ne voyions vraiment
aucune autre possibilité de faire en sorte que [la requérante]
se présente à l’hôpital. Sur ce point, il y
avait donc une certaine entente entre nous.
(...)
Aux « Urgences », nous avons tous
les deux séparément eu un entretien avec le Docteur Cl.
Celui-ci m’informa que mon épouse devait être
internée et il me demanda quelle institution je préférais.
Je lui ai demandé s’il n’y avait pas d’autre
alternative, afin d’éviter un internement à
l’hôpital. Il m’a parlé d’une
procédure devant le juge de paix, mais il m’a indiqué
que cela pourrait être pénible pour elle et qu’il
n’était pas non plus indiqué de la laisser
« libre » pendant le délai légal
de 10 jours. Il m’a demandé si j’étais
d’accord avec son internement et je lui ai demandé de
d’abord contacter sa sœur C. Enfin, je me suis fait
emporter par son avis : il estimait qu’un internement
était indiqué, voire nécessaire. Je ne m’y
suis donc pas opposé.
(...)
Le même soir, on m’a informé que mon
épouse serait transférée le lendemain à
l’hôpital de Kortenberg. J’avais indiqué cet
hôpital comme mon institution de préférence. On
m’avait donné le choix entre Kortenberg et Lovenjoel.
Jeudi 13 mai, le Docteur L. m’a parlé d’un
internement de deux ou trois semaines. Je ne pouvais qu’y
acquiescer. J’avais confiance en les médecins.
On m’a informé qu’elle serait
enfermée dans un département fermé. J’ai
demandé si c’était vraiment nécessaire. Je
ne me suis pas posé trop de questions ; je ne suis pas au
courant de la procédure qui est prévue en cas
d’internement forcé. J’étais plutôt
soulagé que mon épouse était enfin entre les
mains de la médecine, après ces jours difficiles. Je
trouvais aussi qu’elle avait besoin de l’aide
professionnelle. Je répète que je n’ai pas
demandé l’internement. L’initiative à cet
effet ne venait pas de moi. »
- Les requérants déposèrent plainte
contre X pour privation de liberté illicite mais, par une
ordonnance du 10 décembre 1993, la chambre du conseil de
Louvain la classa sans suite.
- Dans son rapport du 21 juin 1993, le Docteur V., le
neuropsychiatre et psychothérapeute requis par le juge
d’instruction, affirma ce qui suit :
« Au moment des faits, Mme
Houtman se trouvait dans un état de maladie mentale grave qui
la rendait incapable de contrôler ses actes.
Les internements au département psychiatrique de
Gasthuisberg à Leuven et, ensuite, à Kortenberg, ont
été faits sur une base forcée.
Il existait une nécessité médicale
réelle pour ce faire, aussi bien pour la protection de [la
requérante] elle-même que pour celle des tiers, en
l’espèce ses enfants.
Probablement, la procédure habituelle de la loi
du 26 juin 1990 relative à la protection de la personne des
malades mentaux n’a pas été suivie, parce que les
médecins traitants présumaient que, moyennant un
traitement immédiat des médicaments et un environnement
structurant, la pathologie sévère diminuerait fortement
vers des circonstances qui rendraient un traitement sur une base
volontaire plus facile. Il y avait donc des raisons médicales
graves pour prendre des mesures visant à protéger Mme
Houtman, ainsi que ses enfants, et de traiter Mme
Houtman. Aucune faute n’a été commise ;
d’une personne ou d’un médecin normalement prudent
et diligent, placé dans les mêmes circonstances, on
pourrait s’attendre à la même réaction. »
- Le 1er juillet 1993, les requérants
introduisirent devant le tribunal de première instance de
Louvain une action en responsabilité contre les médecins
impliqués et les institutions psychiatriques concernées.
Ils demandaient l’indemnisation du préjudice subi du
fait de l’internement forcé.
- Le 30 janvier 1998, le tribunal de première
instance de Louvain jugea que la demande des requérants ne
pouvait être fondée sur le non-respect de la loi du 26
juin 1990 relative à la protection de la personne des malades
mentaux, ni sur une autre disposition légale quelconque, vu
l’ordonnance de la chambre du conseil du 10 décembre
1993. Estimant qu’une relation contractuelle était née
entre les requérants et les défendeurs, le tribunal
indiqua que les requérants devaient dès lors fonder
leur action sur une faute purement civile, au sens des articles
1382-1383 et/ou sur une faute contractuelle commise par un des
défendeurs ayant provoqué le dommage. Concernant le
consentement nécessaire pour entrer dans la relation
contractuelle, le tribunal considéra que les défendeurs
étaient obligés de se tourner vers l’époux
de la requérante. Celui-ci ne s’était pas opposé
à l’internement et avait ainsi acquiescé à
la mesure prise.
- En outre, le tribunal considéra que le
diagnostic de tous les médecins impliqués n’était
pas erroné et qu’il n’y avait donc pas eu
privation de liberté illicite. Il estima que l’hôpital
n’avait pas commis de faute en acceptant l’internement
comme un fait accompli dès lors que personne n’était
au courant de la résistance de la requérante la veille
et que celle-ci n’avait pas répété qu’elle
n’était pas d’accord avec l’internement.
- Quant au lien de causalité et au dommage, le
tribunal estima que certaines fautes légères de
communication, commises dans une situation de crise, ne pouvaient pas
être la cause du dommage allégué par les
requérants. Il y avait bien eu une courte situation de
psychose nécessitant un internement, lequel était
ressenti par la requérante comme une privation de liberté.
Même dans l’hypothèse où l’internement
aurait été fautif, force est de constater que la
période de repos à Kortenberg avait été
nécessaire, à tout le moins qu’elle avait aidé
à remédier à l’état de
« surexcitation » puisqu’à partir
du 17 mai 1993, la requérante agissait de nouveau normalement.
- Le 14 novembre 2005, la cour d’appel de
Bruxelles jugea que c’était à tort que les
premiers juges avaient considéré que les requérants
devaient fonder leur action sur une faute purement civile au sens des
articles 1382-1383 du code civil. Elle constata que si la requérante
soupçonnait son mari d’avoir des relations
extra-conjugales et de vouloir la faire interner, elle présentait
d’autres symptômes très anormaux : elle avait
des craintes quant à des microphones dans la maison, au fait
que son téléphone était écouté, à
la présence de la compagne de son mari qui aurait tenté
de l’étourdir en soufflant des gaz toxiques par la ligne
téléphonique ; elle aurait également
mentionné la possibilité de suicide.
- La cour d’appel estima que la loi du 26 juin
1990 avait été violée car la procédure
prévue par celle-ci n’avait pas été suivie
et que la privation de liberté était par conséquent
contraire à l’article 5 de la Convention. Même si
les médecins considéraient que l’internement
serait de courte durée, la procédure légale
aurait dû être suivie scrupuleusement. Elle considéra
que le non-respect de la loi par les médecins de
l’établissement psychiatrique constituait une faute au
sens de l’article 1382 du code civil, mais refusa d’accorder
une indemnité aux requérants au motif qu’il n’y
avait pas de lien de causalité entre la faute et le dommage
subi. Elle souligna qu’il fallait déduire que la
requérante avait été soumise à une mesure
de protection avec privation de liberté.
- Plus précisément, la cour d’appel
indiqua que l’internement pour observation était
opportun et justifié par l’état de la malade et
que le médecin compétent avait confirmé qu’il
y avait à cet égard « des raisons médicales
très sérieuses », ce qui signifiait que, si
le procureur du Roi avait été mis au courant de la
situation, il aurait raisonnablement ordonné l’internement
immédiat de la requérante, ce qui aurait lancé
la procédure devant le juge de paix. Selon la cour d’appel,
les requérants n’avaient pas réussi à
démontrer que le dommage allégué avait été
provoqué de quelque façon que ce soit par la négation
de la procédure légale entre les 12 et 17 mai
1993. Il n’était pas non plus été démontré
que le non-accomplissement des formalités avait empêché
le traitement de la requérante de manière sereine.
L’internement de la requérante n’était pas
le résultat d’une faute mais d’un « état
de santé » ; les conséquences négatives
de cet internement et l’incapacité de travailler, qui
avait suivi sa maladie psychique, ne constituaient pas un dommage qui
devrait être indemnisé et n’étaient pas à
attribuer à la faute constatée des médecins de
l’institution psychiatrique.
- Enfin, la cour d’appel conclut que le requérant
et les enfants ne prouvaient pas davantage qu’ils auraient subi
un dommage qui serait en relation causale avec la seule faute retenue
concernant le non-respect de la procédure légale. Ils
avaient subi un dommage suite aux troubles graves de leur femme ou
mère, mais ce dommage ne résulte pas d’une
violation illicite de leurs droits.
- Le 1er décembre 2006, la Cour de
cassation rejeta le pourvoi des requérants, qui soutenaient
avoir droit, compte tenu de l’illégalité de la
mesure d’internement de la requérante, à une
indemnisation pour leur dommage moral. La Cour de cassation jugea
que, pour autant que les requérants prétendaient qu’une
détention illégale cause toujours un dommage moral à
la victime et à sa famille, le moyen manquait en droit. Elle
affirma que, sur la base de leurs constatations, les juges d’appel
avaient légalement pu décider que le dommage n’avait
pas de lien de causalité avec la faute constatée par
ceux-ci.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
- Les dispositions pertinentes de la loi relative à
la protection de la personne des malades mentaux du 26 juin 1990, se
lisent ainsi :
Article 1
« 1. Sauf les mesures de protection prévues
par la présente loi, le diagnostic et le traitement des
troubles psychiatriques ne peuvent donner lieu à aucune
restriction de la liberté individuelle (...).
2. Les mesures protectionnelles visées dans la
présente loi sont ordonnées par le juge de paix
(...). »
Article 2
« Les mesures de protection ne peuvent être
prises, à défaut de tout autre traitement approprié,
à l’égard d’un malade mental, que si son
état le requiert, soit qu’il mette gravement en péril
sa santé et sa sécurité, soit qu’il
constitue une menace grave pour la vie ou l’intégrité
d’autrui (...) »
Article 9
« 1. En cas d’urgence, le procureur du
Roi du lieu où le malade se trouve, peut décider que
celui-ci sera mis en observation dans le service psychiatrique qu’il
désigne.
2. Le procureur du Roi se saisit soit d’office, à
la suite de l’avis écrit d’un médecin
désigné par lui, soit à la demande écrite
d’une personne intéressée, demande qui sera
accompagnée du rapport visé à l’article 5.
(...)
5. Dans les vingt-quatre heures de sa décision,
le procureur du Roi en avise le juge de paix de la résidence
ou, à défaut, du domicile du malade ou, à défaut
encore, le juge de paix du lieu où le malade se trouve et lui
adresse la requête écrite visée à
l’article 5 ».
- L’article 5 § 2 de la loi prévoit,
sous peine d’irrecevabilité, qu’à toute
requête en vue d’une mise en observation, il sera joint
un rapport médical circonstancié, décrivant, à
la suite d’un examen datant de quinze jours au plus, l’état
de santé de la personne dont la mise en observation est
demandée ainsi que les symptômes de la maladie, et
constatant que les conditions justifiant l’internement sont
réunies.
EN DROIT
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
5 § 5 DE LA CONVENTION
- Les requérants se plaignent de ne pas avoir eu
de réparation au plan interne du préjudice subi par la
privation de liberté de la requérante, dont
l’illégalité aurait pourtant été
reconnue par la cour d’appel de Bruxelles. Ils invoquent
l’article 5 § 5 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne victime d’une
arrestation ou d’une détention dans des conditions
contraires aux dispositions de cet article a droit à
réparation. »
A. Sur la recevabilité
1. Qualité de victime du requérant
- En premier lieu, le Gouvernement soutient que l’époux
de la requérante ne paraît pas avoir la qualité
de victime, ne fût-ce qu’indirecte, car il l’a
conduite à l’hôpital, il a marqué son
accord sur l’internement et il ne s’est pas opposé
au transfert de celle-ci à Kortenberg. Il est donc à
tout le moins partiellement responsable de la situation et ne peut à
ce titre se prétendre victime de la violation alléguée.
- Les requérants rétorquent que le second
d’entre eux a subi un tort moral à cause de la privation
de liberté illicite de son épouse et qu’il n’a
signé aucun document autorisant l’internement pour
observation de celle-ci.
- La Cour rappelle que, pour se prévaloir de
l’article 34 de la Convention, un requérant doit remplir
deux conditions : il doit entrer dans l’une des catégories
de demandeurs mentionnés dans cette disposition de la
Convention, et doit pouvoir se prétendre victime d’une
violation de la Convention. Quant à la notion de « victime »,
selon la jurisprudence constante de la Cour, elle doit être
interprétée de façon autonome et indépendante
de notions internes telles que celles concernant l’intérêt
ou la qualité pour agir. Par ailleurs, pour qu’un
requérant puisse se prétendre victime d’une
violation de la Convention, il doit exister un lien suffisamment
direct entre le requérant et le préjudice qu’il
estime avoir subi du fait de la violation alléguée
(Gorraiz Lizzarraga et autres c. Espagne, no 62543/00,
§ 35, CEDH 2004-III).
- La Cour note qu’en l’espèce, si le
requérant ne s’est pas opposé à
l’internement de son épouse, il n’a fait que subir
les événements. Il ressort clairement du procès-verbal
de son audition du 9 juin 1993 que celui-ci n’a fait que suivre
les recommandations des médecins, qui avaient préconisé
l’internement de la requérante, et que l’initiative
ne venait pas de lui. Ainsi, lorsqu’il a demandé au
Docteur Cl. s’il n’y avait pas d’autre alternative
à l’internement, ce dernier lui aurait répondu
que la procédure devant le juge de paix pourrait être
pénible pour elle et qu’il n’était pas non
plus indiqué de la laisser libre pendant le délai légal
de dix jours. Lorsque le Docteur L. lui avait parlé d’un
internement de deux ou trois semaines, il a déclaré
qu’il ne pouvait qu’acquiescer car il avait confiance en
les médecins. Lorsqu’on l’a informé qu’elle
serait placée dans un département fermé, il
aurait demandé si cela était vraiment nécessaire.
La Cour relève en outre que les deux requérants ont par
la suite conjointement porté plainte contre X pour privation
de liberté illicite et introduit une demande d’indemnisation
devant le tribunal de première instance de Louvain.
- Dans ces conditions, la Cour considère que le
requérant peut être considéré comme
« victime » au sens de l’article 34 de la
Convention.
2. Non-épuisement des voies de recours internes
- En deuxième lieu, le Gouvernement soutient que
les requérants n’ont pas épuisé les voies
de recours internes, faute d’avoir introduit une procédure
de nature à mettre en cause la responsabilité de
l’Etat, que ce soit en sa qualité de pouvoir législatif,
administratif ou judiciaire, dans le cadre du recours institué
par la loi du 26 juin 1990 ou d’une action extra-contractuelle
sur le fondement de l’article 1382 du code civil.
- Les requérants rétorquent que toute
action contre l’Etat belge serait vouée à
l’échec.
- La Cour rappelle que l’obligation d’épuiser
les voies de recours internes se limite à celle de faire un
usage normal de recours vraisemblablement efficaces, suffisants et
accessibles (Buscarini et autres c. Saint Marin [GC] no
24645/94, CEDH 1999-1, et Assenov et autres c. Bulgarie,
28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions
1998-VIII). En outre, le recours doit être capable de
porter directement remède à la situation litigieuse
(Qufaj Co. Sh.p.k. c. Albanie (déc.),
no
54268/00, CEDH 2003 XI).
- La Cour relève que les requérants ont
introduit une action en responsabilité contre les médecins
des institutions psychiatriques et des médecins de celles-ci
impliqués dans l’internement forcé de la
requérante. Les tribunaux saisis ont estimé que les
requérants n’avaient pas droit à dédommagement.
De plus, si le tribunal de première instance a jugé que
les requérants auraient dû fonder leur action sur une
faute purement civile, au sens des articles 1382-1383 du code civil,
la cour d’appel a critiqué dans son arrêt ces
motifs.
- Etant donné que les requérants ont
utilisé un remède dont ils disposaient et qu’ils
n’ont pas obtenu gain de cause, on ne saurait leur reprocher de
ne pas avoir utilisé des voies de droit qui eussent visé
pour l’essentiel le même but et, au demeurant, n’auraient
pas offert de meilleures chances de succès (voir notamment,
mutatis mutandis, A. c. France, 23 novembre 1993,
série A no 277-B, § 32 ; De Moor c.
Belgique, 23 juin 1994, série A no 292-A, et
Pezone c. Italie, no 42098/98, § 46,
18 décembre 2003).
- Il convient donc de rejeter l’exception de
non-épuisement.
3. Incompatibilité ratione personae
- En troisième lieu, le Gouvernement soutient que
l’Etat a veillé par l’instauration d’un
cadre législatif, administratif et judiciaire adéquat
et l’application qui a été faite en l’espèce,
à l’effectivité concrète des droits de la
requérante, jusque et y compris dans les relations
interindividuelles. Il y a lieu de constater que la procédure
légale a été mise en route à partir du
moment où le ministère public a été
averti de la situation, le 17 mai 1993. Dès que la gendarmerie
a été contactée, le parquet a dépêché
un substitut sur place qui a fait venir un médecin et la
requérante a été libérée le jour
même. Le Gouvernement souligne que la présente affaire
doit être distinguée de l’affaire Storck c.
Allemagne (no 61603/00, ECHR 2005-V), dans laquelle
l’Etat n’avait exercé aucun contrôle de la
régularité de l’internement de la requérante
dans la clinique pendant une durée de vingt mois environ. Les
juridictions belges, saisies de la mise en cause de la responsabilité
des médecins et de l’hôpital, ont constaté
que les dispositions procédurales n’avaient pas été
respectées, mais n’ont pas trouvé de preuve de
lien de causalité entre ces manquements et le dommage, de
sorte qu’il ne pouvait être fait application de l’article
1382 du code civil.
- La Cour considère que les arguments avancés
par le Gouvernement sont étroitement liés à la
substance du grief relatif à l’article 5 § 5. Elle
joint donc cette partie de l’objection au fond.
4. Conclusion
- La Cour constate que ce grief n’est pas
manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3
de la Convention. La Cour relève par ailleurs que la requête
ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité.
Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
- Le Gouvernement soutient qu’il existait en droit
interne un recours permettant la mise en cause de la responsabilité
des médecins concernés mais ce sont les conditions de
cette mise en cause qui ne se trouvaient pas réunies en
l’espèce. Se prévalant de l’arrêt
Wassink c. Pays-Bas (27 septembre 1990, série A
no 185-A, § 38), il souligne qu’il n’y
a pas lieu à réparation sans un tort matériel ou
moral à réparer.
- Les requérants allèguent qu’il y a
eu privation de liberté arbitraire sans aucun contrôle
judiciaire. Le procureur du Roi n’a même pas jugé
nécessaire de demander la mise en observation de la requérante
après avoir obtenu l’avis du Docteur V.D.V.
- La Cour rappelle que le paragraphe 5 de l’article
5 se trouve respecté dès lors que l’on peut
demander réparation du chef d’une privation de liberté
opérée dans des conditions contraires aux paragraphes 1
à 4 (Wassink c. Pays-Bas précité et
Tsirlis et Kouloumpas c. Grèce, 29 mai 1997,
Recueil des arrêts et décisions 1997-III, §
5). Le droit à réparation énoncé au
paragraphe 5 suppose donc qu’une violation de l’un de ces
autres paragraphes ait été établie par une
autorité nationale ou par les institutions de la Convention.
- La Cour estime d’emblée opportun de
souligner certains faits marquants de l’espèce.
Considérant avoir été privée illégalement
de sa liberté, la requérante et son époux ont
introduit une action en responsabilité contre les médecins
impliqués dans son internement et les hôpitaux
psychiatriques concernés. En effet, la requérante avait
été placée pour quelques jours à
l’initiative des médecins qui l’ont examiné
sans que la procédure devant le juge de la paix, prévue
par la loi du 26 juin 1990, soit engagée. La requérante
a été libérée suite à
l’intervention du parquet, qui a été déclenchée
par sa sœur et certains de ses amis. Le tribunal de première
instance, que les requérants ont saisi d’une action en
responsabilité, a reconnu la méconnaissance de la
procédure interne, mais a refusé d’accorder une
indemnisation faute de lien de causalité entre cette
méconnaissance et le dommage allégué. La cour
d’appel a confirmé cette conclusion en relevant que
l’internement de la requérante n’était pas
le résultat d’une « faute » mais
d’un « état de santé » et
que les requérants n’avaient pas réussi à
démontrer que le dommage allégué avait été
provoqué par la méconnaissance de la loi.
- Il convient ainsi de distinguer la présente
affaire de l’affaire Wassink mentionnée par le
Gouvernement : contrairement à cette dernière où
était en cause une simple méconnaissance d’une
disposition technique de la loi pertinente – l’absence du
greffier lors d’une audience –, en l’espèce
il y a eu inobservation des dispositions fondamentales de la loi du
26 juin 1990, notamment des articles 1 et 9 de celle-ci. La cour
d’appel l’a d’ailleurs reconnu en des termes
explicites dans son arrêt, en soulignant que, même si les
médecins considéraient que l’internement serait
de courte durée, la procédure légale aurait dû
être suivie scrupuleusement. La conclusion de la cour d’appel,
selon laquelle l’internement pour observation de la requérante
était opportun et justifié par l’état de
la malade, vient à justifier a posteriori une décision
prise au mépris de la procédure légale et qui a
conduit à un internement qui risquait de durer : le 13
mai, le Docteur L. avait mentionné au second requérant
que l’internement pourrait durer deux à trois semaines.
Le constat du Docteur V., requis par le procureur, selon lequel au
moment des faits la requérante se trouvait dans un état
de maladie grave la rendant incapable de contrôler ses actes
aurait dû rendre les médecins concernés plus
prudents quant à la complexité et la durée du
traitement que pourrait nécessiter l’état de la
requérante.
- La conclusion de la cour d’appel quant à
la violation de la procédure légale s’analyse
alors en une reconnaissance que la requérante a subi une
privation de liberté contraire à l’article 5 §
1 de la Convention, ce qui selon la jurisprudence de la Cour crée
un droit direct à réparation (Brogan et autres c.
Royaume-Uni, 29 novembre 1988, série A no
145-B, § 67). En refusant d’indemniser les requérants,
les juridictions nationales n’ont pas interprété
et appliqué le droit interne dans l’esprit de l’article
5 § 1 (voir, mutatis mutandis, Storck c. Allemagne
précité, § 122).
- La Cour rejette l’objection du Gouvernement et
conclut qu’il y a eu violation de l’article 5 § 5 de
la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA
CONVENTION
- Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a
eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit
interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer
qu’imparfaitement les conséquences de cette violation,
la Cour accorde à la partie lésée, s’il y
a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
- La requérante et le requérant demandent
respectivement 10 000 euros (EUR) et 2 500 EUR en
raison du dommage moral subi.
- Le Gouvernement prétend que le dommage allégué
par la requérante doit être examiné en tenant
compte du fait que la mesure prise à son encontre se
justifiait médicalement ; il est dès lors excessif
et serait – si la Cour décidait qu’il était
établi – adéquatement compensé par un
constat de violation. Quant au requérant, il n’a subi
aucun dommage, d’autant plus qu’il ne s’est
nullement opposé à l’internement de son épouse
et n’a accompli aucune démarche pour tenter d’y
mettre fin.
- La Cour réitère que la requérante
a été internée de manière forcée
sans base légale et que les juridictions nationales ont fait
le même constat. Statuant en équité, comme le
veut l’article 41, la Cour accorde à la seule requérante
3 000 EUR, plus tout montant pouvant être dû à
titre d’impôt. Quant au requérant, elle estime que
le constat de violation constitue une satisfaction équitable
suffisante.
B. Frais et dépens
- Pour frais et dépens afférents à
la procédure devant les juridictions nationales les requérants
réclament 12 115,08 EUR, dont 87,75 EUR pour la plainte
contre X. Pour ceux relatifs à la procédure devant la
Cour, ils demandent 6 000 EUR.
- A titre principal, le Gouvernement souligne que les
requérants poursuivent la condamnation de l’Etat devant
la Cour alors que celui-ci n’a jamais été mis en
cause, ne fut-ce qu’en substance, devant les juridictions
nationales. Il s’ensuit que les frais exposés pour mener
les procédures en droit interne contre les médecins et
hôpitaux ne pourraient être pris en considération
pour évaluer l’éventuelle satisfaction équitable
à accorder aux requérants. A titre subsidiaire,
l’ensemble des frais a été pris en charge par une
compagnie d’assurances.
- La Cour rappelle que l’allocation
des frais et dépens au titre de l’article 41
présuppose que se trouvent établis leur réalité,
leur nécessité et, de plus, le caractère
raisonnable de leur taux (Iatridis c. Grèce
(satisfaction équitable) [GC], no
31107/96, § 54, CEDH 2000-XI). En outre, les frais de justice ne
sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à
la violation constatée (Van
de Hurk c. Pays-Bas,
arrêt du 19 avril 1994, série A no
288, § 66).
- La Cour note que les requérants
ont déposé à la Cour plusieurs factures
relatives à des actes accomplis par leurs conseils pour la
défense de leurs intérêts devant les autorités
belges. La Cour ne doute pas que ces actes visaient essentiellement à
réparer la violation de la Convention alléguée
devant la Cour. Elle prend acte, en outre, de la déclaration
du Gouvernement selon laquelle ces frais ont été pris
en charge par une compagnie d’assurances. Toutefois, elle
relève que les requérants ne fournissent aucune facture
quant à la procédure devant la Cour.
- Statuant en équité
comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour juge
raisonnable d’allouer un montant de 6 000 EUR, plus
tout montant pouvant être dû à titre d’impôt
par la requérante, pour l’ensemble
des frais exposés en Belgique et à Strasbourg.
C. Intérêts moratoires
- La Cour juge approprié de calquer le taux des
intérêts moratoires sur le taux d’intérêt
de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
- Joint au fond, à l’unanimité,
l’exception préliminaire du Gouvernement relative à
l’incompatibilité ratione personae et la
rejette;
- Déclare la requête recevable à
l’unanimité, quant à la requérante et, par
six voix contre une, quant au requérant ;
- Dit, à l’unanimité, qu’il
y a eu violation de l’article 5 § 5 de la Convention ;
4. Dit, à l’unanimité, que le constat de
violation constitue une satisfaction équitable quant au
préjudice subi par le requérant ;
- Dit , à l’unanimité,
a) que l’Etat défendeur doit verser à
la requérante, dans les trois mois à compter du jour où
l’arrêt sera devenu définitif conformément
à l’article 44 § 2 de la Convention,
les sommes suivantes :
i. 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant
pouvant être dû à titre d’impôt, pour
dommage moral;
ii. 6 000 EUR (six mille euros), plus tout montant
pouvant être dû à titre d’impôt par la
requérante, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit
délai et jusqu’au versement, ces montants seront à
majorer d’un intérêt simple à un taux égal
à celui de la facilité de prêt marginal de la
Banque centrale européenne applicable pendant cette période,
augmenté de trois points de pourcentage ;
- Rejette, à l’unanimité, la
demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le
17 mars 2009, en application de l’article 77 §§ 2 et
3 du règlement.
Sally Dollé Ireneu Cabral Barreto
Greffière Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément
aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du
règlement, l’exposé de l’opinion en partie
dissidente du juge M. Sajó.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE SAJÓ
(Traduction)
J’ai le regret de devoir exprimer mon désaccord en ce
qui concerne la qualité de victime de M. Meeus. Les violations
des droits de l’homme constituent des actes particulièrement
graves, raison pour laquelle l’on exerce une protection
particulière dans ce domaine. Il ne faut donc pas banaliser
les droits de l’homme. C’est pourquoi un requérant
doit montrer qu’il est la victime directe des actes/omissions
dont il allègue qu’ils sont constitutifs d’une
violation de la Convention (Vatan c. Russie,
no
47978/99, § 48, 7 octobre 2004). M. Meeus, le mari de la
personne illégalement détenue, s’est prétendu
victime d’une violation de l’article 5 § 5 de la
Convention. Par ailleurs, un constat de violation de cette
disposition présuppose qu’il y ait eu une privation
illégale de liberté. Or la liberté de M. Meeus
n’a jamais été en jeu et celui-ci n’a pas
montré qu’il existait un lien suffisamment direct entre
l’internement et son allégation imprécise selon
laquelle il avait qualité de victime. En outre, comme le
Gouvernement le démontre de façon convaincante, M.
Meeus a accepté l’initiative des médecins. On
peut comprendre qu’il ait suivi l’avis médical,
mais la violation a résulté de l’absence de
contrôle juridictionnel et non des actes professionnels du
médecin. Le fait de ne pas avoir sollicité de contrôle
juridictionnel (ce qui a en l’espèce conduit au constat
de violation de la Convention) n’était pas du ressort de
la médecine.