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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE GÖZEL ET ÖZER c. TURQUIE
(Requêtes nos 43453/04 et 31098/05)
ARRÊT
STRASBOURG
6 juillet
2010
Cet
arrêt deviendra définitif dans les conditions définies
à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut
subir des retouches de forme.
En l'affaire Gözel et Özer c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième
section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens,
présidente,
Ireneu Cabral Barreto,
Danutė
Jočienė,
András Sajó,
Nona
Tsotsoria,
Işıl Karakaş,
Guido
Raimondi, juges,
et de Stanley Naismith, greffier
adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du
conseil le 15 juin 2010,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
- A l'origine de l'affaire se trouvent deux requêtes
(nos 43453/04 et 31098/05) dirigées contre la
République de Turquie et dont deux ressortissants de cet Etat,
Mme Aylin Gözel et M. Aziz Özer (« les
requérants »), ont saisi la Cour le 20 septembre
2004 et le 25 mai 2005 en vertu de l'article 34 de la Convention de
sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales
(« la Convention »).
- Les requérants sont représentés
par Me Ö. Kılıç, avocat à
Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement »)
est représenté par son agent.
- Par une décision du 20 mai 2008, la Cour a
déclaré la requête no 43453/04
partiellement irrecevable. Le restant de la requête a été
communiqué au Gouvernement. Entretemps, le 6 mars 2008, la
présidente de la deuxième section avait décidé
de communiquer au Gouvernement la requête no 31098/05.
Les affaires concernent la condamnation des requérants pour
avoir publié certains écrits. Les requérants
invoquent l'article 10 de la Convention.
- Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention,
il a en outre été décidé que la
recevabilité et le fond des deux affaires seraient examinés
conjointement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
- La requérante, Mme Aylin Gözel,
est née en 1978 et réside à Istanbul. Elle est
propriétaire et rédactrice en chef de la revue
mensuelle Maya, dont le siège se trouve à
Istanbul.
- Le requérant, M. Aziz Özer, est né
en 1964 et réside à Istanbul. Il est éditeur et
rédacteur en chef du mensuel Yeni Dünya İçin
Çağrı (« Appel pour un nouveau
monde »), dont le siège se trouve à
Istanbul. Il est aussi propriétaire d'une maison d'édition,
Çağrı Basın Yayın Ltd. Şti.,
dont le siège se trouve également à Istanbul.
- Les faits de la cause, tels qu'ils ont été
exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
A. Requête no 43453/04
- En février 2003, un article intitulé « La
guerre imminente au Moyen-Orient menace la bourgeoisie turque ! »
(« Ortadoğu'da Yaklaşan Savaş Türkiye
Burjuvazisini Tehdit Ediyor! ») fut publié dans
le numéro 11 de Maya (pp. 6-9).
Le numéro en question contenait également, à la
page 24, une déclaration émanant du comité
central d'une organisation illégale, le « Parti
communiste de Turquie/Marxiste-Léniniste » (Türkiye
Komünist Partisi/Marksist-Leninist – « TKP/ML »),
dont les passages pertinents peuvent se traduire comme suit :
« L'efficacité
de la grève de la faim jusqu'à la mort a été
renforcée, à ce stade critique, par le soutien venu de
l'opposition extérieure. Profitant de certaines erreurs
tactiques commises, d'une part, dans les négociations engagées
avec elle et, d'autre part, dans les actions menées à
l'extérieur des prisons, la dictature fasciste [l'Etat] a
utilisé les moyens à sa disposition et a officiellement
mis en service les prisons de type F à la suite des massacres
qu'elle a perpétrés, le 19 décembre, dans une
vingtaine d'établissements pénitentiaires.
Malgré
le lourd tribut que nous avons payé et la résolution
des membres de l'organisation de résister jusqu'à la
mort, notre action n'a pas atteint tous ses objectifs.
Les
jeûnes de la mort ne nous ont pas permis d'exercer un pouvoir
de contrainte suffisant pour obtenir des résultats beaucoup
plus importants, et ce en raison d'une série d'erreurs
commises par nous-mêmes et par les autres forces alliées
de la résistance. Il s'agit notamment d'erreurs au niveau de
la prise des décisions portant sur le moment auquel mener
l'action, sur les modalités à suivre et sur les
différentes tactiques à appliquer. Dans ce contexte, il
nous faut admettre que la mauvaise organisation de l'action menée
à l'extérieur [des prisons] et le fait que nous n'ayons
pas prévu et organisé d'autres types d'action ont
également joué un rôle prépondérant.
Les
jeûnes de la mort ont [partiellement] atteint leur objectif
dans la mesure où ils ont contribué à la
résistance face aux agressions du fascisme à l'encontre
des prisonniers révolutionnaires ainsi qu'au maintien des
positions de la résistance et, partant, à
l'affermissement du mouvement dans les prisons, ce qui constitue l'un
des aspects de la lutte pour la révolution menée par le
peuple démocrate. Cependant, force est de constater que ces
jeûnes n'ont pas atteint leur but ultime, en ce qu'ils n'ont
pas abouti à la disparition du système de mise à
l'isolement. A l'issue de cette action, nous avons pris une décision
concernant une action commune avec les autres forces de la
révolution : nous allons poursuivre notre résistance
sans plus recourir à cette méthode.
Il
n'en demeure pas moins que la commission de certaines erreurs
tactiques lors de la conduite des jeûnes de la mort a empêché
cette arme d'une grande envergure de jouer un rôle beaucoup
plus efficace. Les événements ont
montré que ces erreurs tactiques ont progressivement fait
perdre à l'action son efficacité et l'ont empêché
de contribuer pleinement à la lutte de la résistance.
Les
jeûnes de la mort ne constituent pas, en tant que tels, un
moyen unique et continu de résistance dans les prisons ;
ils doivent être utilisés dans des conditions
spécifiques et dans des buts et objectifs précis, et il
convient d'y mettre un
terme une fois ces objectifs atteints. Comme le montrent les
événements, qui ont franchi une nouvelle étape,
persévérer dans cette voie peut s'avérer plus
néfaste que bénéfique.
L'essentiel
est de ne pas déclarer forfait, de ne pas baisser la tête
devant le fascisme et de ne pas plier devant lui. Les communistes et
les autres prisonniers idéologiques révolutionnaires
gardent la tête haute devant la terreur fasciste de type F.
L'oppresseur n'a pas fondamentalement abouti à ses objectifs,
car il n'est pas parvenu à briser notre volonté et
notre ligne de résistance ni à diviser notre
organisation.
Le
fait que l'Etat
détienne les prisonniers dans les pénitenciers de son
choix est et sera sans effet compte tenu des équilibres
actuels du pouvoir. On ne saurait parler d'un triomphe ni d'une
réussite de l'ennemi. En mobilisant des dizaines de milliers
de fascistes et en ayant recours à toutes sortes d'armes,
l'Etat a placé les prisonniers dans les cellules par la force
en mettant les prisons à feu et à sang : ce n'est
ni un triomphe pour lui, ni une défaite pour nous. Au
contraire, notre guerre de résistance nous a fait remporter ce
conflit des volontés, et l'Etat fasciste turc a de nouveau été
vaincu.
Cette
situation n'est pas nouvelle pour nous, et elle n'a rien d'inattendu.
Nous menons notre lutte dans un pays où règne une
dictature fasciste, et nous sommes conscients que la torture, la mort
et toutes les formes d'oppression sont le prix à payer pour
notre combat et qu'elles en font naturellement partie. Nous devons
nous battre avec fermeté pour briser et désintégrer
les outils et les rouages du fascisme, pour ouvrir des voies et pour
créer des fronts. Dans notre action, nous devons être
conscients que la solution ultime peut passer par une révolution.
Il ne faut pas oublier que le progrès ne suit pas une ligne
droite et que la révolution peut connaître des hauts et
des bas. » (TKP/ML MK SB İsçi-Köylü,
7-20 juin).
- La déclaration litigieuse renvoie aux grèves
de la faim menées par des détenus à la suite de
l'intervention des forces de sécurité, le 19 décembre
2000, dans vingt établissements pénitentiaires, où
eurent lieu de violents affrontements entre forces de sécurité
et détenus, aux termes desquels des policiers et des détenus
furent tués et de nombreux autres détenus furent
blessés. Plus de cent personnes poursuivirent ces grèves
de la faim jusqu'à la mort.
- Par un acte d'accusation du 13 mars 2003, le procureur
de la République inculpa Mme Gözel de
propagande par voie de presse contre l'unité indivisible de
l'Etat et de publication d'une déclaration émanant
d'une organisation illégale armée, ces deux infractions
étant réprimées respectivement par les articles
8 §§ 2 et 4 et 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713
relative à la lutte contre le terrorisme (« loi no
3713 »).
- Le 29 septembre 2003, la cour de sûreté
de l'Etat à Istanbul acquitta la requérante du chef de
propagande contre l'unité indivisible de l'Etat mais la
condamna au paiement d'une amende de 289 nouvelles livres turques
(TRY), soit environ 170 euros (EUR). Sur le fondement de l'article 6
§§ 2 et 4 de la loi no 3713 et de
l'article 2 § 1 additionnel de la loi no 5680, elle
décida en outre d'interdire pendant une semaine la publication
de la revue de l'intéressée au motif que celle-ci avait
ouvert les pages de son journal à une organisation illégale.
- Le 20 octobre 2003, la requérante se pourvut en
cassation.
- Le 22 mars 2004, la Cour de cassation confirma le
jugement de première instance.
- Le 15 septembre 2004, la requérante s'acquitta
de l'amende. Entre-temps, la mesure interdisant la publication du
mensuel litigieux pendant une semaine fut également exécutée.
B. Requête no 31098/05
- En juin 2002, un article intitulé « La
grande résistance des ouvriers des 15 et 16 juin et le
mouvement révolutionnaire en Turquie »
(« 15 16 Haziran Büyük İsçi
Direnişi ve Türkiye'de Devrimci Hareket »)
fut publié aux pages 5, 6 et 7 du numéro 6 de la revue
Yeni Dünya İçin Çağrı.
L'auteur de l'article, dont l'identité n'était pas
révélée, évoquait les manifestations des
ouvriers des 15 et 16 juin 1971, qui s'étaient déroulées
de manière pacifique. Il analysait notamment le rôle des
mouvements de gauche dans ces manifestations et déclarait que,
après ces événements, de nombreuses
organisations gauchistes telles que THKP/C (Türkiye Halk
Kurtuluş Partisi / Cephe – Parti de la
libération du peuple de Turquie) et THKO (Türkiye Halk
Kurtuluş Ordusu – Armée de libération du
peuple de Turquie) avaient été créés à
cause de l'inactivité des partis de gauche légaux de
l'époque. Il alléguait également qu'İbrahim
Kaypakkaya, fondateur du TKP/ML (Türkiye Komünist
Partisi / Marksist-Leninist – Parti Communiste
Turc / Marxiste-Léniniste), avait joué un
rôle déterminant après les manifestations des 15
et 16 juin et qu'il avait pu guider efficacement le mouvement
marxiste en Turquie.
- Le numéro en question contenait également,
à la page 17, une déclaration émanant de huit
personnes détenues dans le cadre de procédures pénales
engagées pour appartenance à des organisations
illégales. Dans cette déclaration, intitulée « A
notre peuple » (Halkımıza), les détenus
déclaraient qu'ils avaient cessé la grève de la
faim qu'ils avaient entamée pour protester contre les
conditions de détention régnant dans les prisons de
type F, mais qu'ils avaient l'intention de poursuivre leur résistance
contre ces conditions.
- Par un acte d'accusation présenté le 19
juin 2002, le procureur de la République inculpa M. Özer
de publication d'idées, d'opinions et de déclarations
d'une organisation illégale armée, infraction réprimée
par l'article 6 §§ 2 et 4 de la loi no
3713.
- Le 23 octobre 2003, la cour de sûreté de
l'Etat à Istanbul condamna le requérant à une
amende de 218 TRY, soit environ 120 EUR, en vertu de l'article 6
§§ 2 et 4 de la loi no 3713. Par ailleurs,
considérant que l'infraction visait à porter atteinte à
la sécurité nationale, elle ordonna la fermeture du
mensuel pour une durée de quinze jours, sur le fondement de
l'article provisoire 2 § 1 de la loi sur la presse. Elle formula
notamment les considérations suivantes :
« L'accusé Aziz Özer est
propriétaire et rédacteur en chef du mensuel Yeni
Dünya İçin Çağrı, qui a son
siège à Istanbul. Il ressort de l'analyse de l'article
publié aux pages 5, 6 et 7, intitulé « La
grande résistance des ouvriers des 15 et 16 juin et le
mouvement révolutionnaire en Turquie », et de la
publication d'une photo d'İbrahim Kaypakkaya, l'un des leaders
des organisations illégales THKP/C, THKO et TKP/ML, que
l'intéressé a publié des idées, des
opinions et des déclarations d'organisations illégales
armées. Il en va de même pour ce qui est de l'écrit
intitulé « A notre peuple ». Il s'agit
de la publication de déclarations d'organisations armées
(...) »
- Le 29 octobre 2003, le requérant se pourvut en
cassation. Invoquant l'article 10 de la Convention, il alléguait
en particulier que la procédure pénale dirigée
contre lui portait atteinte à son droit à la liberté
d'expression.
- Le 10 novembre 2004, la Cour de cassation le débouta
de son pourvoi et confirma le jugement de première instance.
Le requérant affirme que cet arrêt ne lui a pas été
notifié et qu'il n'en a eu connaissance que par ses propres
moyens.
- Le 28 janvier 2005, le procureur général
de Beyoğlu établit un avis de recouvrement de l'amende.
- Le 27 avril 2005, le requérant s'acquitta de
l'amende.
II. LE DROIT INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENT
- L'article 6 §§ 2 et 4 de la loi no
3713 dispose :
« Est puni d'une amende de cinq à dix
millions de livres turques quiconque imprime ou publie des
déclarations ou des tracts d'organisations terroristes.
(...)
Lorsque les faits visés aux paragraphes ci-dessus
sont commis par la voie des périodiques visés à
l'article 3 de la loi no 5680 sur la presse, l'éditeur
est également condamné à une amende égale
à 90 % de la moyenne du chiffre des ventes du mois précédent
si la fréquence de parution du périodique est
inférieure à un mois, ou du chiffre des ventes réalisé
par le dernier numéro du périodique si celui-ci est
mensuel ou paraît moins fréquemment (...) Toutefois,
l'amende ne peut être inférieure à cinquante
millions de livres turques. Le rédacteur en chef du périodique
est condamné à la moitié de la peine infligée
à l'éditeur. »
- L'article 2 § 1 additionnel de la loi no
5680 du 15 juillet 1950, abrogée par l'article 30 de la loi no
5187 du 24 juin 2004, prévoyait que le journal ayant publié
un article réprimé par cette loi pouvait être
interdit de publication pour une durée de trois jours à
un mois.
- Les textes internationaux pertinents en matière
de liberté d'expression et d'information dans les médias
dans le contexte de la lutte contre le terrorisme sont cités
notamment dans l'affaire Leroy c. France (no 36109/03,
§§ 19-21, 2 octobre 2008).
EN DROIT
I. JONCTION DES AFFAIRES
- La Cour constate que ces requêtes sont
similaires quant aux principaux griefs et aux problèmes de
fond qu'elles soulèvent. En conséquence, elle juge
approprié de les joindre, en vertu de l'article 42 § 1
de son règlement.
II. SUR LA RECEVABILITÉ
A. Requête no 43453/04
- Mme Gözel allègue que sa
condamnation pour avoir ouvert les pages du mensuel dont elle est la
rédactrice en chef à une déclaration émanant
d'une organisation illégale et l'interdiction de la
publication de ce magazine ont emporté violation de l'article
10 de la Convention.
- La Cour constate que ce grief n'est pas manifestement
mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention.
Elle relève par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun
autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer
recevable.
B. Requête no 31098/05
1. Sur la recevabilité des griefs tirés
des articles 6 §§ 1 et 3 d), 13 et 14 de la Convention
- Invoquant l'article 6 §§ 1 et 3 d) de la
Convention combiné avec l'article 14, M. Özer se
plaint d'avoir été condamné par la cour de
sûreté de l'Etat alors que, à son avis, ce type
d'affaire relève, en vertu de la loi no 5680
sur la presse, de la compétence des tribunaux correctionnels
ou des cours d'assises. Par ailleurs, il met en cause l'indépendance
et l'impartialité de la cour de sûreté de l'Etat
qui l'a jugé.
Invoquant l'article 13 de la Convention, il se plaint de l'absence de
voie de recours interne lui permettant de contester sa condamnation.
Enfin, sur le terrain de l'article 14 combiné avec l'article
10 de la Convention, il allègue que son droit de recevoir et
de communiquer des informations a été méconnu
d'une manière discriminatoire.
- En ce qui concerne le manque allégué
d'indépendance et d'impartialité de la cour de sûreté
de l'Etat, la Cour relève qu'aucun juge militaire ne figurait
dans la composition de cette cour. Elle considère donc que
l'indépendance et l'impartialité de la formation qui a
jugé le requérant ne sont pas à mettre en cause.
De plus, le statut des juges leur accorde des garanties
constitutionnelles et légales (voir, mutatis mutandis,
İmrek c. Turquie (déc.), no
57175/00, 28 janvier 2003). Il s'ensuit que ces griefs sont
manifestement mal fondés et qu'ils doivent être rejetés,
en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
- La Cour constate que les autres griefs (paragraphe 29
ci-dessus) du requérant sont énoncés de manière
générale et que son argumentation n'est nullement
étayée. Par ailleurs, rien ne porte à croire que
les mesures litigieuses puissent être attribuées à
une différence de traitement au sens de l'article 14 de
la Convention (İbrahim Aksoy c. Turquie, nos 28635/95,
30171/96 et 34535/97, § 83, 10 octobre 2000, Demirtaş
c. Turquie (déc.), no 37452/97,
31 août 1999, et, mutatis mutandis, Gerger c. Turquie
[GC], no 24919/94, § 69, 8 juillet 1999). Il
s'ensuit que ces griefs, eux aussi, sont manifestement mal fondés
et doivent être rejetés en application de l'article 35
§§ 3 et 4 de la Convention.
2. Sur la recevabilité des autres griefs
- M. Özer se plaint également de violations
des articles 6 (en raison de l'absence de communication de l'avis du
procureur général), 7 et 10 de la Convention, ainsi que
de l'article 1 du Protocole no 1.
- Le Gouvernement excipe de l'irrecevabilité de
la requête pour non-respect du délai de six mois :
soulignant que la décision interne définitive a été
rendue le 10 novembre 2004, il argue que plus de six mois se sont
écoulés entre cette date et celle de l'introduction de
la requête, le 25 mai 2005.
- Le requérant récuse la thèse du
Gouvernement et soutient que l'arrêt de la Cour de cassation ne
lui a jamais été signifié. Selon lui, le délai
de six mois a commencé à courir le 28 janvier 2005,
date à laquelle le parquet près le tribunal de première
instance qui l'avait condamné lui a notifié l'ordre de
paiement.
- La Cour observe qu'il ressort du dossier que le
procureur près la Cour de Cassation a adressé au greffe
de la juridiction de première instance la décision
interne définitive, c'est-à-dire l'arrêt du 10
novembre 2004, le 25 novembre 2004. En principe, le point de
départ du délai de six mois est la date à
laquelle le texte de cet arrêt a été déposé
au greffe du tribunal de première instance. M. Özer ayant
introduit la présente requête le 25 mai 2005, il a
donc respecté ce délai.
- Partant, la Cour rejette l'exception soulevée
par le Gouvernement pour non-respect du délai de six mois.
- La Cour constate que ces griefs ne sont pas
manifestement mal fondés au sens de l'article 35 § 3 de
la Convention et qu'ils ne se heurtent à aucun autre motif
d'irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer
recevables.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE
10 DE LA CONVENTION
- Les requérants soutiennent que leur
condamnation a enfreint leur droit à la liberté
d'expression. Mme Gözel se plaint également de
l'interdiction de publication qui a frappé le mensuel dont
elle est propriétaire et rédactrice en chef.
L'un et l'autre invoquent l'article 10, qui, en sa partie pertinente,
est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à
la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté
d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des
informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence
d'autorités publiques et sans considération de
frontière. (...)
2. L'exercice de ces libertés
comportant des devoirs et des responsabilités peut être
soumis à certaines formalités, conditions, restrictions
ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures
nécessaires, dans une société démocratique,
à la sécurité nationale, à l'intégrité
territoriale ou à la sûreté publique, à la
défense de l'ordre et à la prévention du crime
(...) »
- Le Gouvernement considère que les textes
litigieux étaient des déclarations d'organisations
terroristes et que, compte tenu de la sensibilité de la
question du terrorisme, l'ingérence était justifiée
par les buts légitimes que sont la défense de la
sécurité nationale et de l'ordre public et la
prévention du crime.
- En réponse à cet argument, les
requérants maintiennent les observations qu'ils ont formulées
au moment de l'introduction des requêtes.
A. Sur l'existence d'une ingérence
- La Cour note qu'il ne prête pas à
controverse entre les parties que les condamnations litigieuses et
l'interdiction de la publication du mensuel dont Mme Gözel
est propriétaire et rédactrice en chef ont constitué
une ingérence dans le droit des requérants à la
liberté de communiquer des informations ou des idées,
droit protégé par l'article 10 § 1 de la
Convention.
B. Sur le caractère justifié de
l'ingérence
- Pareille immixtion enfreint l'article 10, sauf si elle
remplit les exigences du paragraphe 2 de cette disposition. Il reste
donc à déterminer si l'ingérence était
« prévue par la loi », inspirée
par un ou des buts légitimes au regard de ce paragraphe et
« nécessaire dans une société
démocratique » pour les atteindre.
1. « Prévue par la loi »
- Les mots « prévue par la loi »,
au sens de l'article 10 § 2, veulent d'abord que la mesure
incriminée ait une base en droit interne, mais ils ont trait
aussi à la qualité de la loi en cause : ils
exigent l'accessibilité de celle-ci à la personne
concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir
les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la
prééminence du droit.
- La question de savoir si la première condition
se trouve remplie en l'occurrence ne prête pas à
controverse. En effet, nul ne conteste que les mesures en cause
avaient une base légale, à savoir l'article 6 §§
2 et 4 de la loi no 3713, qui vise quiconque
« imprime ou publie des déclarations ou des tracts
d'organisations terroristes ». Elles étaient donc
« prévues par la loi » au sens de
l'article 10 § 2 de la Convention. En ce qui concerne
l'interdiction de publication de la revue Maya, l'article 2 §
1 additionnel de la loi no 5680 prévoyait qu'un
journal ayant publié un article en méconnaissance de
cette loi pouvait être interdit de publication pour une durée
de trois jours à un mois.
Se pose alors la question de l'accessibilité et de la
prévisibilité des normes juridiques en question.
Cependant, eu égard à la conclusion à laquelle
elle parvient quant à la nécessité de
l'ingérence (paragraphe 67 ci-dessous), la Cour juge
inutile de trancher cette question.
2. « But légitime »
- Il n'est pas davantage contesté par les parties
que, compte tenu du caractère sensible de la question de la
lutte contre le terrorisme ainsi que de la nécessité
pour les autorités d'exercer leur vigilance face à des
actes susceptibles d'accroître la violence, l'ingérence
poursuivait plusieurs buts légitimes au sens de l'article 10 §
2, à savoir le maintien de la sûreté publique, la
défense de l'ordre et la prévention du crime.
3. « Nécessaire dans une société
démocratique »
- Il reste à déterminer si cette ingérence
était « nécessaire, dans une société
démocratique », pour atteindre pareils buts.
L'adjectif « nécessaire », au sens de
l'article 10 § 2, implique un « besoin social
impérieux ». Les Etats contractants jouissent d'une
certaine marge d'appréciation pour juger de l'existence d'un
tel besoin, mais elle se double d'un contrôle européen
portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui
l'appliquent, même quand elles émanent d'une juridiction
indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en
dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction »
se concilie avec la liberté d'expression que protège
l'article 10.
En particulier, il lui incombe de déterminer si les mesures
incriminées étaient « proportionnées
aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs
invoqués par les autorités nationales pour les
justifier apparaissent « pertinents et suffisants ».
Ce faisant, elle doit se convaincre que les autorités
nationales ont appliqué des règles conformes aux
principes consacrés à l'article 10 et ce, de surcroît,
en se fondant sur une appréciation acceptable des faits
pertinents.
- La Cour rappelle les principes fondamentaux qui se
dégagent de sa jurisprudence relative à l'article 10
(voir, entre autres, Castells c. Espagne, 23 avril
1992, § 46, série A no 236, Zana c.
Turquie, 25 novembre 1997, § 51, Recueil des arrêts
et décisions 1997-VII, Fressoz et Roire c. France
[GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999-I, et Ceylan c.
Turquie [GC], no 23556/94, § 32, CEDH
1999-IV). Il ne fait aucun doute que ces principes s'appliquent aux
mesures prises par les autorités nationales dans le cadre de
la lutte contre le terrorisme.
- L'une des caractéristiques de la présente
affaire est que les requérants, des professionnels des médias
qui étaient propriétaires, éditeur et rédacteurs
en chef de deux périodiques, ont été condamnés
au motif que leurs revues avaient publié trois écrits
que les juges nationaux ont qualifiés de « déclarations
d'organisation terroriste ».
- En particulier, Mme Gözel a été
condamnée pour avoir publié dans la revue Maya
une déclaration signée par le comité central
d'une organisation illégale. L'écrit en question
exposait le point de vue de cette organisation au sujet des grèves
de la faim menées par des détenus à la suite de
l'intervention des forces de sécurité dans vingt
établissements pénitentiaires le 19 décembre
2000. De même, le texte intitulé « A notre
peuple ! » publié dans le journal dont M. Özer
était propriétaire et rédacteur en chef (Yeni
Dünya İçin Çağrı) a été
considéré comme un communiqué des détenus
au motif qu'il était signé par des personnes
incarcérées dans le cadre de procédures pénales
engagées pour appartenance à des organisations
illégales. Ces deux textes ont été publiés
tels quels, sans aucun commentaire journalistique destiné à
les présenter ou à les analyser.
- Quant à l'article intitulé « La
grande résistance des ouvriers des 15 et 16 juin et
le mouvement révolutionnaire en Turquie », la Cour
considère qu'il s'agit plutôt d'une analyse du rôle
des mouvements de gauche dans les manifestations des ouvriers des 15
et 16 juin 1971, qui s'étaient déroulées de
manière pacifique.
- Pour apprécier si la « nécessité »
de la restriction à l'exercice de la liberté
d'expression est établie de manière convaincante, la
Cour doit, conformément à sa jurisprudence, se situer
essentiellement par rapport à la motivation retenue par les
juges turcs (Gündüz c. Turquie, no 35071/97,
§ 46, CEDH 2003 XI). Sur ce point, elle constate que
les juges ont tenu compte exclusivement du fait que les revues des
requérants avaient publié des écrits émanant
d'organisations qualifiées en droit turc de terroristes, et
qu'ils ont estimé sur cette seule base que les intéressés
avaient commis l'infraction visée à l'article 6 §
2 de la loi no 3713 (paragraphes 11 et 18 ci-dessus).
En particulier, ils n'ont procédé à aucune
analyse de la teneur des écrits litigieux ni du contexte dans
lequel ils s'inscrivaient au regard des critères énoncés
et mis en œuvre par la Cour dans les affaires relatives à
la liberté d'expression.
- La Cour rappelle avoir pris en considération la
personnalité de l'auteur de propos litigieux dans le contexte
de la lutte contre le terrorisme (voir, par exemple, Falakaoğlu
et Saygılı c. Turquie, nos 22147/02
et 24972/03, § 34, 23 janvier 2007, et Demirel et Ateş
c. Turquie, nos 10037/03 et 14813/03, §
37, 12 avril 2007). Toutefois, elle a jugé que le fait qu'un
membre d'une organisation interdite accorde des entretiens ou fasse
des déclarations ne saurait en soi justifier une ingérence
dans le droit à la liberté d'expression, pas plus que
le fait que les uns ou les autres renfermaient des critiques
virulentes de la politique du gouvernement. Elle a toujours souligné
que pour déterminer si les textes dans leur ensemble peuvent
passer pour une incitation à la violence, il convient
également de porter attention aux termes employés et au
contexte dans lequel leur publication s'inscrit (voir, par exemple,
Özgür Gündem c. Turquie, no 23144/93,
§ 63, CEDH 2000 III, Sürek c. Turquie (no
4) [GC], no 24762/94, §§ 12 et 58, 8
juillet 1999, et Sürek et Özdemir c. Turquie
[GC], nos 23927/94 et 24277/94, § 61, 8 juillet
1999).
- Par ailleurs, la Cour rappelle que « sanctionner
un journaliste pour avoir aidé à la diffusion de
déclarations émanant d'un tiers (...) entraverait
gravement la contribution de la presse aux discussions de problèmes
d'intérêt général et ne saurait se
concevoir sans raisons particulièrement sérieuses »
(Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 35, série
A no 298).
- Il ressort de la jurisprudence susmentionnée
que la Cour n'a nullement considéré que
la personnalité de l'auteur d'un écrit
était le
seul élément déterminant pour réprimer la
publication en cause,
considération qui serait difficilement
concevable au regard de la Convention puisqu'elle
impliquerait l'exclusion automatique de certains individus ou groupes
d'individus de la garantie offerte par l'article 10 (voir, par
exemple, İmza c. Turquie, no 24748/03, §
25, 20 janvier 2009). Ces considérations s'appliquent mutatis
mutandis à l'affaire de Mme Gözel, même
s'il s'agit là d'une déclaration émanant du
comité central d'une organisation illégale.
- Certes, la Cour est disposée à tenir
compte des circonstances ayant trait aux difficultés liées
à la lutte contre le terrorisme (Karataş c. Turquie,
no 23168/94, § 51, CEDH 1999 IV). Il ne
fait aucun doute que les Etats peuvent prendre des mesures efficaces
pour prévenir le terrorisme et pour faire face, en
particulier, à la provocation publique à commettre des
infractions terroristes (pour cette notion, voir Leroy,
précité, § 19).
- Toutefois, pour évaluer si la publication des
écrits émanant d'organisations interdites engendre un
risque de provocation publique à la commission d'infractions
terroristes ou d'apologie du terrorisme, il faut prendre en
considération non seulement la nature de l'auteur et du
destinataire du message, mais aussi la teneur de l'écrit en
question et le contexte dans lequel il est publié, au sens de
la jurisprudence de la Cour. Dans cet exercice de mise en balance
d'intérêts concurrents, les autorités nationales
doivent suffisamment tenir compte du droit du public de se voir
informer d'une autre manière de considérer une
situation conflictuelle, du point de vue de l'une des parties au
conflit, aussi désagréable que cela puisse être
pour elles.
A cet égard, il ressort de la jurisprudence de la Cour que,
lorsque des opinions n'incitent pas à la violence –
c'est-à-dire qu'elles ne préconisent pas le recours à
des procédés violents ou à une vengeance
sanglante, ne justifient pas la commission d'actes terroristes en vue
de la réalisation des objectifs de leurs partisans, et ne
peuvent être interprétées comme susceptibles de
favoriser la violence en insufflant une haine profonde et
irrationnelle envers des
personnes identifiées – les Etats contractants ne
peuvent se prévaloir de la protection de l'intégrité
territoriale, de la sécurité nationale, de la défense
de l'ordre ou de la prévention du crime pour restreindre le
droit du public à être informé en utilisant le
droit pénal pour peser sur les médias (voir, mutatis
mutandis, Sürek (no 4),
précité, § 60).
- Par ailleurs, la Cour rappelle sa jurisprudence
abondante dans laquelle elle a souligné le rôle
essentiel que joue la presse dans le bon fonctionnement d'une
démocratie politique (voir, parmi d'autres, Lingens
c. Autriche, 8 juillet 1986, § 41, série A no
103, et Fressoz et Roire, précité, § 45).
De même, outre la substance des idées et informations
exprimées, l'article 10 protège leur mode de
diffusion (Oberschlick c. Autriche (no 1),
23 mai 1991, § 57 série A no 204).
- En l'espèce, même s'ils sont pertinents,
les motifs avancés par les juridictions internes pour
condamner les requérants, professionnels des médias, ne
peuvent être considérés comme suffisants pour
justifier l'ingérence dans le droit des intéressés
à la liberté d'expression dont la liberté de
communiquer des idées et des informations fait partie
intégrante. La Cour observe en particulier que ce défaut
de motivation n'est qu'une conséquence de la teneur même
de l'article 6 § 2 de la loi no 3713, qui prévoit
la condamnation de « quiconque imprime ou publie des
déclarations ou des tracts d'organisations terroristes »
et ne renferme aucune obligation pour les juges internes de procéder
à un examen textuel ou contextuel des écrits en tenant
compte des critères énoncés et mis en œuvre
par la Cour dans le cadre de l'article 10 de la Convention.
- La Cour rappelle par ailleurs qu'elle a conclu à
la violation de l'article 10 de la Convention dans de nombreuses
affaires contre la Turquie concernant la condamnation de
propriétaires, de rédacteurs en chef ou d'éditeurs
de périodiques pour la publication de déclarations ou
de tracts émanant d'organisations qualifiées en droit
turc de « terroristes » au sens de l'article 6
§ 2 de la loi no 3713 (voir, parmi bien d'autres,
Özgür Gündem, précité, §§
62-64, Yıldız et Taş c. Turquie (nos
1 à 4), nos 77641/01, 77642/01, 477/02 et
3847/02, 19 décembre 2006, Karakoyun et Turan
c. Turquie, no 18482/03, 11 décembre
2007, Çapan c. Turquie, no 71978/01,
25 juillet 2006, İmza, précité, Kanat
et Bozan c. Turquie, no 13799/04,
21 octobre 2008, et Demirel et Ateş, précité,
etc.).
- Etaient en jeu dans ces affaires des déclarations
ou discours de dirigeants du PKK (le Parti des Travailleurs du
Kurdistan, une organisation illégale) sur les
conditions de détention en Turquie et sur les conséquences
d'une éventuelle intervention de l'armée turque dans le
nord de l'Irak (Yıldız et Taş (no
1), précité, §§ 7 et 32), sur les
conséquences d'un procès devant la Cour (Yıldız
et Taş (no 2), précité,
§§ 6 et 34), sur la visite en Turquie de M. Talabani,
président d'un parti politique en Irak (Yıldız et
Taş (no 3), précité,
§§ 6 et 33), sur la politique menée par les
autorités turques au sujet de la question kurde (Yıldız
et Taş (no 4), précité,
§§ 6 et 35), sur la journée internationale de la
femme (Kanat et Bozan, précité, §§ 7
et 18), ou encore un entretien avec l'un des dirigeants du PKK, qui
exprimait le point de vue de son organisation, et une déclaration
du PKK publiée à l'occasion de la journée
mondiale pour la paix (Demirel et Ateş, précité,
§§ 6, 17 et 38, Karakoyun et Turan, précité,
§§ 9 et 28, et Çapan, précité,
§§ 8 et 41).
- Dans ces affaires, comme en la présente espèce,
les juges internes avaient condamné les professionnels des
médias au seul motif qu'ils avaient publié des
déclarations d'organisations terroristes, sans procéder
à la moindre analyse de la teneur des écrits litigieux
ou du contexte dans lequel ils s'inscrivaient. Dans son analyse, la
Cour a par ailleurs établi qu'aucun de ces écrits
n'exhortait au recours à la violence, à la résistance
armée, ni au soulèvement, et qu'il ne s'agissait pas de
discours de haine.
- Le fait que la Cour ait conclu à l'absence de
violation de l'article 10 dans un petit nombre d'affaires relatives à
la publication de telles déclarations visées à
l'article 6 § 2 de la loi no 3713 n'enlève
rien à ce constat : dans ces quelques affaires, la Cour a
analysé elle-même les écrits en cause nonobstant
l'insuffisance manifeste des motifs avancés par les
juridictions internes pour justifier la condamnation des
propriétaires, éditeurs ou rédacteurs en chef
des quotidiens concernés (voir, entre autres, Falakaoğlu
et Saygılı, précité, § 34, et
Saygılı et Falakaoğlu c. Turquie (no 2),
no 38991/02, § 28, 17 février 2009).
- Aux yeux de la Cour, la condamnation répétitive
de propriétaires, éditeurs ou rédacteurs en chef
de périodiques accompagnée d'une mesure d'interdiction
de publication, au seul motif qu'ils avaient publié des
déclarations visées à l'article 6 § 2 de la
loi no 3713, peut également avoir pour effet de
censurer partiellement les professionnels des médias et de
limiter leur aptitude à exposer publiquement une opinion –
sous réserve bien sûr de ne pas préconiser
directement ou indirectement la commission d'infractions terroristes
– qui a sa place dans un débat public, d'autant plus
que, comme le montre la présente espèce, les termes
« des déclarations ou des tracts d'organisations
terroristes » ont été interprétés
d'une manière très vague. En particulier, la répression
des professionnels des médias exercée de manière
mécanique à partir de la disposition précitée
sans tenir compte de leur objectif (comparer avec Jersild,
précité, § 36) ou du droit pour le public d'être
informé d'un autre point de vue sur une situation
conflictuelle ne saurait se concilier avec la liberté de
recevoir ou de communiquer des informations ou des idées.
- A la lumière de ces considérations et de
l'examen de la législation en cause, la Cour conclut que
l'ingérence qu'ont entraînée les condamnations
des requérants en vertu de l'article 6 § 2 de la loi no
3713 et les mesures d'interdiction de publication ne peut être
considérée comme « nécessaire dans
une société démocratique » et ne
s'imposait pas aux fins de la réalisation des buts légitimes
recherchés. Partant, il y a eu violation de l'article 10
de la Convention.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6
ET 7 DE LA CONVENTION ET DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
- Invoquant l'article 6 de la Convention, M. Özer
se plaint qu'on ne lui ait pas communiqué l'avis du procureur
général près la Cour de cassation.
- La Cour rappelle qu'elle a souvent examiné de
tels griefs et conclu à la violation de l'article 6 § 1
de la Convention en raison de la non-communication de l'avis du
procureur général, compte tenu de la nature des
observations de celui-ci et de l'impossibilité pour le
justiciable d'y répondre par écrit (voir, parmi
beaucoup d'autres, Göç c. Turquie [GC],
no 36590/97, §§ 55 58, CEDH
2002-V, et Tosun c. Turquie, no 4124/02, §§ 22 24,
28 février 2006). La Cour considère que le
Gouvernement n'a fourni aucun fait ni argument convaincant
susceptible de mener en l'espèce à une conclusion
différente de celles prononcées pour des griefs
identiques.
Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1.
- Sur le terrain de l'article 7 de la Convention, M.
Özer se plaint d'avoir été condamné pour un
écrit dont il n'était pas l'auteur. Enfin, il allègue
que la mesure de saisie prononcée en l'espèce par la
cour d'assises a enfreint l'article 1 du Protocole no 1.
- La Cour observe que ces griefs sont liés à
celui examiné sous l'angle de l'article 10 de la Convention.
Eu égard à sa conclusion sur le terrain de l'article 10
(paragraphe 64 ci-dessus), elle estime qu'il n'y a pas lieu
d'examiner s'il y a eu, en l'espèce, violation de ces
dispositions (voir, en ce qui concerne l'article 7, Salihoğlu
c. Turquie, no 1606/03, § 40, 21 octobre
2008, et, pour ce qui est de l'article 1 du Protocole no
1, Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93,
§ 76, CEDH 1999-VI).
V. SUR L'APPLICATION DES ARTICLES 41 ET 46 DE LA
CONVENTION
- Les articles 41 et 46 de la Convention sont ainsi
libellés :
Article 41
« Si la Cour déclare qu'il y a eu
violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit
interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer
qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour
accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une
satisfaction équitable. »
Article 46
« 1. Les Hautes Parties
contractantes s'engagent à se conformer aux arrêts
définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont
parties.
2. L'arrêt définitif de la Cour
est transmis au Comité des Ministres qui en surveille
l'exécution. »
- Mme Gözel et M. Özer réclament
respectivement 3 000 et 4 000 EUR pour le préjudice
matériel qu'ils estiment avoir subi du fait du manque à
gagner sur les ventes de leurs revues et de l'amende dont ils ont dû
s'acquitter, et 2 000 et 3 000 EUR pour préjudice
moral. Au titre des frais et dépens, ils demandent chacun
2 190 EUR. Ils ont communiqué à la Cour une liste
détaillée des travaux et prestations fournis par leur
avocat devant les juridictions internes et devant elle.
- Le Gouvernement conteste ces sommes.
- En ce qui concerne le dommage matériel, la Cour
relève que l'amende infligée aux requérants est
la conséquence directe de la violation constatée sur le
terrain de l'article 10 de la Convention. Il y a donc lieu d'ordonner
le remboursement intégral aux intéressés de la
somme qu'ils ont acquittée à ce titre. A cet effet, la
Cour alloue 170 EUR à Mme Gözel et 120 EUR
à M. Özer. Quant au préjudice résultant de
l'interdiction de publication des revues en question, elle relève
que les requérants n'ont communiqué aucun élément
permettant d'estimer précisément le manque à
gagner résultant de cette mesure. Elle rejette dès lors
leurs prétentions à ce titre.
- En ce qui concerne le dommage moral, la Cour estime
que l'on peut considérer que les circonstances de l'espèce
ont causé aux requérants un certain désarroi.
Statuant en équité en vertu de l'article 41 de la
Convention, elle leur alloue la totalité des sommes demandées
à titre de réparation de leur dommage moral, soit 2 000
EUR à Mme Gözel et 3 000 EUR à
M. Özer.
- Par ailleurs, selon la jurisprudence de la Cour, un
requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et
dépens que dans la mesure où se trouvent établis
leur réalité, leur nécessité et le
caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce, compte
tenu des documents en sa possession et des critères
susmentionnés, la Cour estime raisonnable d'accorder à
chacun des requérants la somme de 2 000 EUR tous frais
confondus.
- La Cour juge approprié de calquer le taux des
intérêts moratoires sur le taux d'intérêt
de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne majoré de trois points de pourcentage.
- Elle observe par ailleurs qu'en l'espèce, elle
a jugé que les condamnations litigieuses résultant de
l'application de l'article 6 § 2 de la loi no 3713
étaient incompatibles avec la liberté d'expression,
dont la liberté de communiquer des idées et des
informations fait partie intégrante (paragraphe 64
ci-dessus). En particulier, elle a souligné que le libellé
de l'article 6 § 2 de la loi no 3713, qui vise
les « déclarations ou tracts d'organisations
terroristes », ne renferme aucune obligation pour les
juges internes de procéder à un examen textuel ou
contextuel des écrits en tenant compte des critères
énoncés et mis en œuvre par la Cour dans sa
jurisprudence sur l'article 10 de la Convention (paragraphe 63
ci-dessus). Ces conclusions impliquent que la violation dans le chef
des requérants du droit garanti par l'article 10 de la
Convention trouve son origine dans un problème tenant à
la rédaction et à l'application de la disposition en
question. A cet égard, la Cour estime que la mise en
conformité du droit interne pertinent avec la disposition
précitée de la Convention constituerait une forme
appropriée de réparation qui permettrait de mettre un
terme à la violation constatée (pour une approche
similaire, voir Ürper et autres c. Turquie, nos
14526/07, 14747/07, 15022/07, 15737/07, 36137/07, 47245/07, 50371/07,
50372/07 et 54637/07, § 52, 20 octobre 2009).
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
- Décide de joindre les requêtes ;
- Déclare les requêtes recevables
quant aux griefs tirés des articles 6 § 1 (absence
de communication de l'avis du procureur général), 7 et
10 de la Convention, ainsi que de l'article 1 du Protocole no
1 ;
- Déclare les requêtes irrecevables
pour le surplus ;
- Dit qu'il y a eu violation de l'article 10 de la
Convention ;
5. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 §
1 de la Convention à raison du défaut de communication
à M. Özer de l'avis du procureur général
près la Cour de cassation ;
- Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément
les griefs tirés de l'article 7 de la Convention et de
l'article 1 du Protocole no 1 ;
- Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser aux requérants,
dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt
sera devenu définitif en vertu de l'article 44 § 2
de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres
turques au taux applicable à la date du règlement :
i. 170 EUR (cent soixante-dix euros) à Mme
Gözel et 120 EUR (cent vingt euros) à M. Özer,
plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt,
pour dommage matériel ;
ii. 2 000 EUR (deux mille euros) à Mme
Gözel et 3 000 EUR (trois mille euros) à M. Özer,
plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt,
pour dommage moral ;
iii. 2 000 EUR (deux mille euros) à chacun des
requérants, plus tout montant pouvant être dû à
titre d'impôt par eux, pour frais et dépens ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai
et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un
intérêt simple à un taux égal à
celui de la facilité de prêt marginal de la Banque
centrale européenne applicable pendant cette période,
augmenté de trois points de pourcentage ;
- Rejette la demande de satisfaction équitable
pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 6
juillet 2010, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du
règlement.
Stanley Naismith Françoise Tulkens
Greffier
adjoint Présidente