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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> DURDU v. TURKEY - 30677/10 [2012] ECHR 1514 (07 July 2012)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2012/1514.html
Cite as: [2012] ECHR 1514

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    DEUXIÈME SECTION

    Requête no 30677/10
    présentée par Halil DURDU et autres
    contre la Turquie
    introduite le 30 mars 2010

    EXPOSÉ DES FAITS

    EN FAIT

    Les requérants, MM. Halil et Seref Durdu ainsi que Mme Emine Durdu, sont des ressortissants turcs, nés respectivement en 1954, 1980 et 1986. Ils résident à İstanbul et sont représentés devant la Cour par Me T. Öner, avocat dans la même ville. Ils sont respectivement le père, le frère et la sœur de Hasan Durdu.

    A.  Les circonstances de l’espèce

    Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les requérants, peuvent se résumer comme suit.

    A l’époque des faits, Hasan Durdu était militaire de carrière. Il avait le grade de sergent supérieur dans les forces spéciales et suivait une formation sur la guerre irrégulière (gayri nizami harp).

    Il fut retrouvé mort, l’après-midi du 16 octobre 2008, dans le vestiaire réservé aux élèves de la formation.

    Les lieux furent sécurisés. Un procureur militaire se rendit sur place et ouvrit une instruction.

    Une équipe de police scientifique de la gendarmerie nationale fut dépêchée pour recueillir les premiers éléments matériels.

    Le corps fut transféré à l’hôpital pour examen.

    1.  Les rapports d’expertise

    Le corps fut examiné dès son admission à l’hôpital par le docteur T.T.

    Il fut ensuite examiné par trois experts (H.T., S.Ö., et H.B.) en compagnie d’un procureur. Ces derniers procédèrent à un examen externe, à des mesures ainsi qu’à un enregistrement vidéo du corps. Ils effectuèrent également une radio de la tête du défunt qui leur permit de constater la présence d’une balle. Ils procédèrent en outre à une série de prélèvements. L’ensemble des éléments fut consigné dans un procès-verbal daté du 17 octobre 2008.

    Une autopsie classique fut pratiquée le même jour par les médecins de l’Académie de médecine militaire de Gülhane. Ils indiquèrent dans leur rapport que l’intéressé était mort des suites de blessures cérébrales causées par une arme à feu. L’orifice d’entrée de la balle se situait au niveau du nez. Il n’y avait pas d’orifice de sortie dans la mesure où le projectile était resté à l’intérieur du corps. Eu égard à l’absence de brûlures cutanées ou sous-cutanées, à l’absence de résidu de tir ainsi qu’à l’absence de brûlures des vibrisses, il s’agissait d’un tir distant.

    Les analyses effectuées sur les organes, le sang et les urines du défunt conclurent à l’absence de traces d’alcool ou de produits stupéfiants.

    L’expertise balistique du 6 novembre 2008 confirma que la balle ayant tué Hasan Durdu provenait de l’arme semi-automatique ayant été trouvée près de son corps et que le sang sur l’arme était le sien.

    Les examens pratiqués sur les vêtements du défunt ainsi que sur les relevés effectués sur ses mains révélèrent la présence de résidus de tir sur la partie extérieure de la main droite ainsi que sur la chaussure droite. En revanche, aucun résidu de tir n’avait pu être trouvé sur les tissus prélevés sur les manches de deux des vêtements qu’il portait au moment de l’incident.

    2.  La déposition de l’épouse du défunt

    Dans sa déposition du 4 novembre 2008, l’épouse du défunt déclara aux enquêteurs que son mari avait commencé à changer de comportement peu après le début de la formation. Il mangeait peu et dormait peu. Il se plaignait d’avoir constamment la nausée. Il rentrait tard le soir. Il parlait de ses cours pendant son sommeil. Il lisait et préparait des résumés parfois jusqu’au matin.

    Il était tourmenté mais parlait rarement de la cause de ses tourments.

    Pourtant, il lui avait confié un jour qu’il avait du mal à effectuer tous les travaux qui lui étaient demandés et qu’il craignait de ne pouvoir réussir la formation.

    Il avait fait part de ses problèmes aux responsables de la formation. Ces derniers avaient décidé de lui alléger la tâche en lui adjoignant d’autres élèves pour effectuer ces travaux de chef de groupe.

    Il avait un jour évoqué l’éventualité d’une visite d’inspection à leur domicile. Il avait dit que rien dans l’appartement ne devait laisser penser qu’il était militaire. Cela faisait partie de la formation.

    Un jour avant l’incident, deux militaires, un capitaine et un sergent-chef étaient venus chez eux vers 1 h 30 du matin. Ils étaient restés environ un quart d’heure. Son époux avait fait part de ses difficultés aux visiteurs. L’un deux lui avait répondu : « Hasan, ne soit pas si tendu, nous ne renvoyons personne de cette formation, tu réussiras d’une manière ou d’une autre à en venir à bout ».

    A plusieurs reprises, le défunt lui avait confié avoir du mal à suivre la formation et lui avait fait part de son souhait de quitter les forces spéciales. Il ne l’avait néanmoins pas fait, de peur de tomber en disgrâce et d’être limogé.

    Le jour de l’incident, il l’avait serrée dans ses bras plus fort que d’habitude en quittant l’appartement. Il lui avait dit qu’il annoncerait aux commandants qu’il abandonnait la formation.

    Contrairement à son habitude, il avait pris son arme avec lui, sous un prétexte qui lui avait paru fallacieux.

    Peu après son départ, elle avait utilisé le téléphone de son époux pour appeler Turan, un des collègues de ce dernier, et lui faire part de ses inquiétudes. Toutefois, c’est son époux qui avait répondu. Il lui avait dit de ne pas s’inquiéter.

    Après 9 heures, plusieurs membres de son équipe avaient cherché à joindre Hasan sur son portable. Elle leur avait dit que ce dernier s’était rendu à la caserne pour mettre un terme à sa formation.

    Par la suite, elle avait à nouveau cherché à contacter Turan, mais en vain.

    Vers 11 heures, le capitaine Oktay avait à son tour appelé sur le portable de Hasan. Elle lui avait fait part de ses craintes.

    Par la suite, deux militaires proches de Hasan étaient arrivés accompagnés de leurs épouses.

    Elle n’avait appris la triste nouvelle que tard dans la soirée.

    Elle déclara également aux enquêteurs qu’elle était enceinte et que son époux achetait régulièrement des jouets pour leur enfant à naître.

    3.  Les autres dépositions

    Les collègues du défunt confirmèrent les difficultés éprouvées par ce dernier pour accomplir les travaux écrits demandés dans le cadre de la formation. Certains d’entre eux indiquèrent par ailleurs que le défunt avait été pris de vomissements pendant un cours quelques jours auparavant. Il s’était ensuite entretenu avec le responsable de la formation, qui lui avait dit que tout irait bien et qu’il n’attendait pas de lui qu’il soit parfait.

    Le soldat ayant trouvé le corps, S.Y., déclara qu’il avait été chargé de nettoyer les douches le jour de l’incident. Il était dans le bâtiment depuis une heure environ lorsqu’il avait découvert le corps. Il n’avait entendu ni bruit d’arme ni cris durant cette période.

    Le psychologue militaire chargé du suivi de Hasan Durdu rappela que l’ensemble des élèves suivant la formation était soumis à des tests psychologiques. Les premiers tests avaient révélé un comportement harmonieux et un niveau d’enthousiasme et d’agressivité légèrement inférieure à la moyenne. Toutefois ces données n’avaient pas été confirmées par les deux tests ultérieurs. Aucun problème particulier n’avait été relevé.

    Les membres de la famille du défunt furent également interrogés. Ils déclarèrent n’avoir connaissance d’aucun problème particulier.

    4.  Le rapport de l’Institut de médecine légale

    Le 31 décembre 2008, le parquet commanda une expertise à la première chambre spécialisée de l’Institut de médecine légale. Il lui demanda de déterminer la distance du tir. Plus particulièrement, le parquet souhaitait savoir s’il était possible, au vu de l’ensemble des pièces du dossier d’instruction, que celui-ci se soit lui-même tiré dessus, soit volontairement en vue de se suicider soit de façon accidentelle.

    Dans son rapport du 25 mars 2009, l’Institut rappela que les distances de tir sont classées en quatre catégories : le tir à bout touchant (bitişik atış), le tir à bout portant (bitişiğe yakın atış) pour lequel la distance entre la bouche de l’arme et le point d’impact est inférieur à 2 cm, le tir à distance intermédiaire (yakından atış) pour lequel cette distance est comprise entre 2 et 45 cm, et le tir distant (uzaktan atış). La distance d’un tir pouvait être déterminée notamment grâce aux traces laissées autour du point d’impact du projectile ou sous la peau.

    En l’espèce, les médecins ayant procédé à l’examen du 17 octobre 2008 avaient conclu à un tir distant en se fondant sur l’absence de résidus cutanés et sous-cutanés ainsi que sur l’absence de brûlures des vibrisses (poils à l’intérieur des narines).

    En ce qui concerne les résidus cutanés, le docteur T.T., qui était l’un des premiers médecins à avoir examiné le corps, avait déclaré qu’il avait nettoyé la zone couverte de sang autour de l’orifice d’entrée avec une compresse afin de pouvoir mieux l’examiner et qu’il avait consigné ce point dans le procès-verbal (non fourni à la Cour). Ce nettoyage expliquait l’absence de résidus sur la peau. Quant aux autres éléments, ils permettaient uniquement d’affirmer qu’il ne s’agissait pas d’un tir à bout touchant ou portant mais non de dire qu’il s’agissait nécessairement d’un tir distant.

    Les traces de sang présentes sur l’arme étaient le résultat d’une éclaboussure à haute vitesse d’impact et non d’un goutellement de sang. Ce point avait d’ailleurs pu être observé par les experts dans les enregistrements vidéo présents dans le dossier. Il ne pouvait dès lors s’agir d’un tir distant.

    Eu égard à l’ensemble de ces éléments, il y avait lieu de conclure à un tir à distance intermédiaire (entre 2 et 45 cm).

    Compte tenu de la longueur du bras du défunt (53 cm), il était physiquement possible qu’il soit l’auteur du tir.

    5.  La lettre anonyme

    En juin 2009, le père du défunt reçut une lettre anonyme supposée avoir été envoyée par d’anciens collègues de son fils. Ces derniers y affirmaient que la mort de l’intéressé n’était pas un suicide. Ils alléguaient en outre que les rapports d’expertise concernant la distance de tir avaient été « bidouillés ». Selon eux, la hiérarchie essayait d’étouffer cette affaire afin d’éviter de porter préjudice à l’avancement du général se trouvant à la tête de l’unité dispensant la formation à la guerre irrégulière.

    Une copie de cette lettre fut remise au parquet militaire.

    6.  L’ordonnance de non-lieu et ses suites

    Le parquet militaire rendit une ordonnance de non-lieu le 27 août 2009. D’après lui, le défunt s’était lui-même infligé la mort, soit volontairement soit de façon accidentelle. Aucun élément ne permettait d’établir la participation ou la responsabilité pénale d’un tiers dans ce décès.

    L’opposition formée par le frère et la sœur du défunt contre cette ordonnance fut rejetée par le tribunal militaire du commandement de l’armée de l’air le 2 octobre 2009.

    Le même tribunal rejeta également l’opposition du père du défunt le 15 décembre 2009.

    7.  L’enquête interne

    Parallèlement à l’instruction judiciaire, les autorités militaires menèrent une enquête administrative interne. Après avoir notamment interrogé 27 militaires, les enquêteurs conclurent au suicide de Hasan Durdu.

    B.  Le droit interne pertinent

    Les dispositions pertinentes de la loi no 353 du 25 octobre 1963 relative à l’établissement et à la procédure des tribunaux militaires se lisaient comme suit à l’époque des faits :

    Article 2

    « Les tribunaux militaires se composent de deux juges militaires et d’un membre officier (...) »

    Article 4

    « Les membres officiers et leurs suppléants sont nommés par le commandant de la circonscription militaire au sein de laquelle s’établit le tribunal militaire (...) pour une durée d’un an, durant laquelle ils sont inamovibles. (...) »

    Par un arrêt du 7 mai 2009, la Cour constitutionnelle, statuant sur une question préjudicielle de constitutionnalité, a annulé les termes « et d’un membre officier » de l’article 2 susmentionné. En ce qui concerne l’entrée en vigueur de l’annulation, la Cour constitutionnelle avait fixé un délai d’un an à partir de la date de publication au Journal Officiel.

    L’arrêt a été publié le 7 octobre 2009.

    La loi a été modifiée le 19 juin 2010. Son article 2 dispose désormais :

    « Sauf dispositions contraires de la présente loi, les tribunaux militaires se composent de trois juges militaires. »

    GRIEFS

    Les requérants déplorent le décès de leur proche et allèguent que les autorités n’ont pas sérieusement envisagé l’hypothèse d’un homicide.

    En tout état de cause, à supposer qu’il se soit réellement donné la mort, ils soutiennent que les autorités militaires ont failli à leur obligation positive de protéger le droit à la vie de leur proche. A cet égard, ils considèrent que la capacité de l’intéressé à suivre la formation à laquelle il a été enrôlé aurait dû être préalablement examinée. En outre, des mesures de nature préventives auraient dû être prises face aux difficultés qu’il éprouvait et qui constituaient des signes avant-coureurs d’un suicide. Ils soutiennent d’ailleurs que la pression psychologique à laquelle il aurait été soumis constitue un traitement contraire à l’article 3 de la Convention.

    En outre, ils allèguent que l’enquête menée en l’espèce n’a pas été suffisamment approfondie. Ils reprochent aux autorités notamment de n’avoir pas cherché à établir l’emploi du temps précis du défunt le jour de l’incident ainsi que de n’avoir pas recouru aux enregistrements vidéo du bâtiment où l’incident a eu lieu.

    Enfin, ils se plaignent de la présence dans la formation de jugement ayant statué en dernier ressort sur leurs allégations, d’un officier ne jouissant pas des garanties d’indépendance et d’impartialité requises.

    Ils invoquent les articles 2, 3, 5 et 6 de la Convention à l’appui de leurs allégations.

    QUESTIONS AUX PARTIES

  1.   Le droit à la vie du proche des requérants, consacré par l’article 2 de la Convention, a-t-il été protégé en l’espèce ?
  2. A cet égard, existait-il des circonstances qui auraient dû permettre de redouter un risque réel et immédiat de suicide ? En particulier, les autorités avaient-elles connaissance de la dépression dont l’intéressé souffrait et savaient-elles qu’il s’était rendu au centre de formation muni d’une arme ?

    Dans l’affirmative, ont-elles fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour prévenir ce risque ?

    Dans ce contexte, quelle était la nature du suivi psychologique du proche des requérants ?

     

  3.   Eu égard à la protection procédurale du droit à la vie, l’enquête menée en l’espèce par les autorités internes a-t-elle satisfait aux exigences de l’article 2 de la Convention ?
  4. L’enquête menée en l’espèce a-t-elle cherché à établir d’une part l’emploi du temps du défunt et d’autre part les éventuelles démarches entreprises à l’issue des conversations téléphoniques que l’épouse de ce dernier a eues avec certains militaires ?

    Dans ce contexte, existait-il des enregistrements vidéo des lieux de l’incident auxquels les autorités pouvaient avoir recours ?

     

    Par ailleurs, eu égard à la présence d’un membre officier au sein du tribunal militaire ayant eu à connaître des oppositions contre l’ordonnance de non-lieu, le décès du proche des requérants a-t-il fait l’objet d’une enquête indépendante ?

     

    Le Gouvernement est invité à compléter les pièces manquantes du dossier d’instruction en fournissant notamment le procès-verbal de l’examen pratiqué par le docteur T.T. ainsi que la déposition de celui-ci. Il est également invité à informer la Cour sur le contenu de la formation à la guerre spéciale ainsi que sur les méthodes d’enseignement.


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