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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> BAYAR AND GÜRBÜZ v. TURKEY (No. 2) - 37569/06 - HEJUD (French text) [2012] ECHR 1974 (27 November 2012)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2012/1974.html
Cite as: [2012] ECHR 1974

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE BAYAR ET GÜRBÜZ c. TURQUIE

     

    (Requête no 37569/06)

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

    STRASBOURG

     

    27 novembre 2012

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

     


    En l’affaire Bayar et Gürbüz c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Ineta Ziemele, présidente,
              Danutė Jočienė,
              Dragoljub Popović,
              Işıl Karakaş,
              Guido Raimondi,
              Paulo Pinto de Albuquerque,
              Helen Keller, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 octobre 2012,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE


  1. .  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 37569/06) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet Etat, MM. Hasan Bayar et Ali Gürbüz (« les requérants »), ont saisi la Cour le 6 septembre 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

  2. .  Les requérants sont représentés par Me Ö. Kılıç, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.

  3. .  Les requérants se plaignent de violations des articles 1, 6, 7, 10, 13 et 14 de la Convention, ainsi que de l’article 1 du Protocole no 1.

  4. .  Le 31 mars 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.
  5. EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE


  6. .  Les requérants, MM. Ali Gürbüz et Hasan Bayar, sont nés l’un en 1971 l’autre en 1982 et résident à Istanbul. Ils sont respectivement propriétaire et rédacteur en chef du quotidien «Űlkede Özgür Gündem» (Le libre ordre du jour national), dont le siège se trouve également à Istanbul.

  7. .  Le 25 mars 2004, le quotidien « Űlkede Özgür Gündem » publia en première et quatrième pages deux articles intitulés respectivement « Le PKK se réorganise » (PKK yeniden yapılanıyor) et « Il faut trouver une solution pacifique » (Barışçıl çözüm esas alınmalı). Le premier article était un entretien avec M. Karayılan, membre du comité exécutif du Kongra-Gel (une branche du PKK, organisation illégale armée), sur la réorganisation du PKK. Quant au deuxième article, il s’agissait d’une déclaration de M. Öcalan, chef du PKK, lequel exprimait notamment le souhait que les travaux de l’union de gauche commencent après les élections et que l’Etat turc privilégie une solution pacifique à la question kurde.

  8. .  Par un acte d’accusation du 26 mars 2004, le procureur de la République auprès de la cour de sureté de l’Etat inculpa les requérants de propagande par voie de presse contre l’unité indivisible de l’Etat et de publication de déclarations émanant d’une organisation illégale armée, infractions prévues respectivement aux articles 6 §§ 2 et 4 et 7 §§ 2 et 4 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme (« loi no 3713 ») et à l’article 2 § 1 additionnel de la loi no 5680 (« loi no 5680 »).

  9. .  Devant la cour d’assises, les requérants invoquèrent en particulier l’article 10 de la Convention.

  10. .  Le 7 avril 2005, la cour d’assise condamna chacun des requérants au paiement d’une amende de 371 346 000 anciennes livres turques (« TRL », environ 214 euros (EUR) selon le taux de change en vigueur à l’époque pertinente), en vertu de l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713. Elle précisa que l’arrêt était susceptible de pourvoi (« temyiz yolu açık olmak üzere »).

  11. .  Les requérants se pourvurent en cassation, soutenant en particulier que la procédure pénale dirigée contre eux portait atteinte à leur droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention.

  12. .  Le 29 mars 2006, la Cour de cassation déclara le pourvoi des requérants irrecevable au motif qu’en vertu de l’article 305 du code de procédure pénale, lorsque l’amende infligée n’excédait pas 2 000 000 000 TRL, le jugement n’était pas susceptible de pourvoi en cassation.
  13. II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS


  14. .  A l’époque des faits, l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713 disposait :
  15. « Est puni d’une amende de cinq à dix millions de livres turques quiconque imprime ou publie des déclarations ou des tracts d’organisations terroristes.

    (...)

    Lorsque les faits visés aux paragraphes ci-dessus sont commis par la voie des périodiques visés à l’article 3 de la loi no 5680 sur la presse, le propriétaire (sahip) est également condamné à une amende égale à 90 % de la moyenne du chiffre des ventes du mois précédent si la fréquence de parution du périodique est inférieure à un mois, ou du chiffre des ventes réalisé par le dernier numéro du périodique si celui-ci est mensuel ou paraît moins fréquemment (...) Toutefois, l’amende ne peut être inférieure à cinquante millions de livres turques. Le rédacteur en chef du périodique est condamné à la moitié de la peine infligée au propriétaire. »


  16. .  L’article 6 § 2 de la loi no 3713 a été modifié le 29 juin 2006 par la loi no 5532. En vertu de cette modification, « est puni d’une peine d’un à trois ans d’emprisonnement quiconque imprime ou publie des déclarations ou des tracts d’organisations terroristes ».

  17. .  Selon l’article 305 § 2 de l’ancien code de procédure pénale, tel que modifié le 14 juillet 2004 par la loi no 5219, les jugements condamnant les justiciables à une amende inférieure à 2 000 000 000 TRL (2 000 nouvelles livres turques (TRY)[1], soit environ 900 EUR) n’étaient pas susceptibles de pourvoi en cassation.

  18. .  Par un arrêt du 23 juillet 2009 (2006/65 E - 2009/114 K), la Cour constitutionnelle jugea l’article 305 § 2 du code de procédure pénale incompatible avec les articles 2 (principes de l’Etat de droit) et 36 (liberté de faire valoir ses droits) de la Constitution. Elle s’exprima notamment ainsi :
  19. « En adoptant une restriction au droit d’introduire un pourvoi en cassation, le législateur voulait veiller à ce que la Cour de cassation ne soit pas encombrée par l’examen d’affaires de moindre importance (...) L’on ne saurait conclure que cette restriction portée au droit de former un pourvoi en cas d’infliction d’une amende était incompatible avec les articles 2, 36, 141 et 142 de la Constitution turque, dans la mesure où elle est adoptée pour les infractions mineures et eu égard au pouvoir d’achat de nos jours.

    En revanche, les infractions passibles d’emprisonnement ne peuvent être considérées comme des infractions mineures, même lorsqu’elles ne donnent lieu en pratique qu’à l’infliction d’une amende (...)

    (...)

    Cependant, il en va autrement quand il s’agit de la conversion en une amende d’une peine d’emprisonnement infligée à la suite de la commission d’une infraction. En effet, de telles condamnations peuvent entraîner certaines pertes de droits pour les condamnés. Le fait de priver les condamnés de la possibilité d’introduire un pourvoi en cassation risque de produire des conséquences injustes. (...) Il n’est pas possible de considérer comme mineure et sans importance une condamnation qui risque d’entraîner de telles pertes importantes (...)

    Par conséquent, en cas d’infliction d’une amende inférieure à une somme déterminée, le fait de restreindre le droit des justiciables de former un pourvoi en cassation sans tenir compte des caractéristiques de la peine encourue et des conséquences dommageables qu’elle peut avoir pour eux ne saurait être considéré comme compatible avec les articles 2 et 36 de la Constitution (...) »


  20.   Selon un arrêt de principe adopté le 4 octobre 1996 par l’assemblée plénière des chambres criminelles de la Cour de cassation (2-187/222), les décisions définitives adoptées par les juridictions de première instance peuvent faire l’objet d’un pourvoi en cassation en la défaveur de l’accusé, lorsque le procureur de la République conteste la qualification pénale des faits opérée par une juridiction de première instance. Même si elle a ensuite nuancé cette approche dans certains arrêts (à titre d’exemple, voir les arrêts de l’assemblée plénière des chambres criminelles de la Cour de cassation du 10 mars 2009, E. 2009/2-43, K. 2009/56, et du 13 décembre 2011, E. 2011/3-189, K. 2011/267), la Cour de cassation a, dans son arrêt du 6 novembre 2007 (4ème chambre criminelle, E. 2007/8601, K. 2007/8929), admis un pourvoi en cassation introduit contre une amende d’un montant inférieur à 2 000 TRY, considérant que la qualification pénale des faits opérée par une juridiction de première instance devait pouvoir faire l’objet d’un pourvoi, étant donné que le but principal du système pénal consiste à établir la réalité des faits.
  21. EN DROIT

    I.  SUR LA RECEVABILITÉ


  22. .  Les requérants s’estiment victimes de violations des articles 1, 6, 7, 10, 13 et 14 de la Convention ainsi que de l’article 1 du Protocole no 1.
  23. A.  Sur les griefs relatifs à l’indépendance et à l’impartialité du tribunal qui a condamné les requérants et les griefs tirés des articles 1 et 14 de la Convention


  24. .  Les requérants estiment que leur cause n’a pas été entendue équitablement par un tribunal indépendant et impartial car les juges civils qui ont siégé dans leur affaire ont été désignés et sont notés par le Conseil supérieur de la magistrature, qui est composé de cinq juges, du ministre de la Justice et de son secrétaire. Ils invoquent l’article 6 de la Convention.
  25. Ils estiment que ces circonstances emportent aussi violation des articles 1 et 14 de la Convention.


  26. .  Le Gouvernement conteste cette thèse.

  27. .  La Cour relève que les requérants, qui ont été jugés par un tribunal composé de trois juges civils, n’ont pas étayé leur grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention. Par ailleurs, l’examen de ce grief, tel qu’il a été soulevé, ne permet de déceler aucune apparence de violation de cette disposition (Saygılı et Seyman c. Turquie, no 62677/00, § 25, 14 juin 2007). De même, les griefs tirés des articles 1 et 14 de la Convention ne sont pas étayés. Il s’ensuit que cette partie de la requête doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
  28. B.  Sur la violation alléguée de l’article 7 de la Convention


  29. .  M. Gürbüz soutient que sa condamnation en qualité de propriétaire d’un quotidien en vertu de l’article 6 § 2 de la loi no 3713 a emporté violation de l’article 7 de la Convention.

  30. .  La Cour observe que l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713 définit l’infraction dont le requérant a été déclaré coupable (« imprime ou publie des déclarations ou des tracts d’organisations terroristes ») et énonce les sanctions correspondantes. Il ressort clairement de ces dispositions que les personnes susceptibles d’être jugées responsables sont « le propriétaire » et « le rédacteur en chef » du périodique où est parue la publication litigieuse.
  31. Les autres griefs tirés de l’article 7 ne sont pas étayés.


  32. .  Il s’ensuit que les allégations de violation de l’article 7 de la Convention sont manifestement mal fondées et doivent être rejetées en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
  33. C.  Sur les autres griefs


  34. .  Le Gouvernement excipe du non-respect du délai de six mois fixé par l’article 35 § 1 de la Convention. Il soutient que les requérants n’ont pas saisi la Cour dans ce délai, qui commençait selon lui à courir le 7 avril 2005, date de l’arrêt de la cour d’assises, puisqu’en vertu de l’article 305 § 2 de l’ancien code de procédure pénale, ils n’avaient pas le droit de former un pourvoi en cassation contre cet arrêt.

  35. .  Les requérants contestent cette thèse.

  36. .  La Cour observe que les requérants ont été condamné à payer des amendes par un arrêt du 7 avril 2005 dont le libellé précisait qu’il était susceptible de pourvoi (paragraphe 9 ci-dessous) nonobstant l’article 305 § 2 de l’ancien code de procédure pénale. Ils ont donc légitimement considéré qu’ils avaient le droit d’introduire un pourvoi en cassation, ce qu’ils ont fait. Toutefois, par un arrêt du 29 mars 2006, la Cour de cassation a rejeté ce pourvoi en vertu de l’article 305 § 2 de l’ancien code de procédure pénale.

  37. .  La Cour conclut qu’en l’espèce, la décision interne définitive au sens de l’article 35 § 1 de la Convention est l’arrêt de la Cour de cassation daté du 29 mars 2006. La requête, introduite le 6 septembre 2006, n’est donc pas tardive. Partant, la Cour rejette l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement pour ce motif.

  38. .  La Cour constate que le grief tiré de l’article 10 de la Convention, le grief tiré de l’article 6 pour autant qu’il porte sur l’impossibilité d’introduire un pourvoi en cassation contre le jugement de première instance et le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.
  39. II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION


  40. .  Les requérants allèguent que leur condamnation a violé leur droit à la liberté d’expression tel que prévu par l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :
  41. « 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)

    2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime (...) »


  42. .  Le Gouvernement conteste cette thèse.

  43. .  La Cour note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que l’ingérence litigieuse était prévue par la loi et poursuivait un but légitime au sens de l’article 10 § 2, à savoir la protection de l’intégrité du territoire national (Yağmurdereli c. Turquie, no 29590/96, § 40, 4 juin 2002). La Cour souscrit à cette analyse. En l’occurrence, le différend porte sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

  44. .  La Cour rappelle qu’elle a déjà traité d’affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d’espèce et qu’elle a alors constaté la violation de l’article 10 de la Convention (Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, 6 juillet 2010). Elle examinera la présente affaire à la lumière de la jurisprudence précitée.

  45. .  Les articles litigieux contenaient des déclarations de MM. Karayılan et Öcalan qui exprimaient, respectivement, leurs opinions sur la réorganisation du PKK et sur l’union des mouvements de gauche après les élections.

  46. .  La Cour a porté une attention particulière aux termes employés dans ces articles et au contexte de leur publication, en tenant compte des circonstances qui entouraient les cas soumis à son examen, en particulier les difficultés liées à la lutte contre le terrorisme (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999). Elle constate que les écrits litigieux ne contenaient aucun appel à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, et qu’ils ne constituent pas un discours de haine, ce qui est à ses yeux l’élément essentiel à prendre en considération.

  47. .  Ayant examiné les motifs avancés par la juridiction interne pour condamner les requérants, elle conclut qu’ils ne sauraient être considérés, en tant que tels, comme suffisants pour justifier l’ingérence faite dans le droit des intéressés à la liberté d’expression. Par conséquent, elle ne voit pas de raison de s’écarter de la conclusion à laquelle elle est parvenue dans l’affaire Gözel et Özer précitée.

  48. .  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
  49. III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 ET 13 DE LA CONVENTION


  50. .  Les requérants se plaignent que la Cour de cassation ait déclaré leur pourvoi irrecevable. Ils estiment que cette décision constitue une atteinte à leur droit d’accès à un tribunal emportant violation des articles 6 et 13 de la Convention.

  51. .  La Cour, qui est maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1998-I), estime au vu de l’ensemble des faits dénoncés ci-dessus que les requérants formulent un grief défendable sur le terrain du droit d’accès à un tribunal prévu par l’article 6 de la Convention (voir, en particulier, Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, 19 décembre 1997, § 33, Recueil, 1997-VIII). En sa partie pertinente, cet article est ainsi libellé :
  52. « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, (...) par un tribunal (...) établi par la loi, qui décidera, (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »


  53. .  Le Gouvernement conteste cette thèse.

  54. .  La Cour rappelle que le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect particulier, n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité des recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’Etat, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même ; enfin, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles tendent à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi d’autres, Levages Prestations Services c. France, 23 octobre 1996, § 40, Recueil, 1996-V).

  55. .  En l’espèce, l’irrecevabilité du pourvoi des requérants résultait de l’article 305 de l’ancien code de procédure pénale, tel que modifié le 14 juillet 2004 par la loi no 5219.

  56. .  La Cour réaffirme à cet égard que l’article 6 de la Convention n’astreint pas les Etats contractants à créer des cours d’appel ou de cassation (Delcourt c. Belgique, 17 janvier 1970, §§ 25-26, série A no 11). Toutefois, si de telles juridictions existent, les garanties de l’article 6 doivent être respectées, notamment en ce que l’Etat doit assurer aux plaideurs un droit effectif d’accès aux tribunaux pour les décisions relatives au bien-fondé de toute accusation en matière pénale. A l’évidence, la manière dont l’article 6 § 1 s’applique dans ces circonstances dépend toutefois des particularités de la procédure en cause et il faut, pour apprécier le respect de cette disposition, prendre en compte l’ensemble du procès mené dans l’ordre juridique interne - et, en l’espèce, le rôle qu’y a joué la Cour de cassation - (voir, notamment, Monnell et Morris c. Royaume-Uni, 2 mars 1987, § 56, série A no 115), les conditions de recevabilité d’un pourvoi pouvant être plus rigoureuses que celles d’un appel.

  57. .  En l’espèce, à la lumière de l’arrêt de la Cour constitutionnelle (paragraphe 15 ci-dessus), la Cour estime légitime le but poursuivi par la restriction portée au droit d’accès à un tribunal, qui était d’éviter un encombrement excessif de la Cour de cassation par des affaires de moindre importance.

  58. .  La Cour rappelle que dans l’affaire Brualla Gomez de la Torre, (précitée, § 39), qui portait sur l’irrecevabilité d’un pourvoi en cassation en matière civile du fait de l’actualisation du montant financier des litiges permettant de se pourvoir en cassation, elle a conclu que la requérante n’avait pas subi une entrave disproportionnée à son droit d’accès à un tribunal.

  59. .  En l’espèce, toutefois, elle observe que la procédure pénale turque présente certaines particularités. Tout d’abord, contrairement à l’affaire précitée où la cause de la requérante avait été examinée non seulement par le tribunal de première instance mais aussi par l’Audiencia provincial statuant en appel et où ces deux tribunaux jouissaient de la plénitude de juridiction (Brualla Gomez de la Torre, précité, § 38), l’affaire des requérants n’a été examinée que par une seule instance. Par ailleurs, dans la pratique du système judiciaire turc, il n’est pas rare que le contrôle effectué par la Cour de cassation ne se limite pas au respect du droit (comparer avec Levages Prestations Services, précité, § 48). La Cour note en effet qu’en droit turc, de même qu’en droit français, s’il est vrai que la Cour de cassation est liée par les faits établis par les instances inférieures et que sa compétence est limitée par la loi, elle n’en a pas moins pour mission de contrôler l’adéquation entre lesdits faits et la conclusion à laquelle les juges du fond ont abouti (voir, mutatis mutandis, Civet c. France [GC], no 29340/95, §§ 43, CEDH 1999-VI, Beyhan Kaygısız c. Turquie (déc.), no 44032/98, 29 août 2006), notamment en raison du fait que le système de justice pénale turc comprend, à l’heure actuelle, deux degrés de juridiction.

  60. .  Par ailleurs, la Cour observe que la Cour constitutionnelle turque a censuré l’alinéa 2 de l’article 305 du code de procédure pénale, considérant notamment que « en cas d’infliction d’une amende inférieure à une somme déterminée, le fait de restreindre le droit des justiciables de former un pourvoi en cassation sans tenir compte des caractéristiques de la peine encourue et des conséquences dommageables qu’elle peut avoir pour eux ne saurait être considéré comme compatible avec les articles 2 et 36 de la Constitution » (paragraphe 15 ci-dessus).

  61. .  La Cour partage cette appréciation, d’autant plus que l’infraction en cause en l’espèce ne peut certainement pas être classée dans la catégorie des infractions mineures : il s’agissait de l’impression ou de la publication « des déclarations ou des tracts d’organisations terroristes », agissements qui, en vertu de l’article 6 § 2 de la loi sur la lutte contre le terrorisme, étaient passibles depuis la loi no 5532 du 29 juin 2006 portant modification des dispositions applicables en la matière d’une peine d’emprisonnement d’un à trois ans (paragraphe 13 ci-dessus). Le fait que les requérants aient été condamnés à des amendes résultait de leur qualités de propriétaire et de rédacteur en chef du quotidien. Par ailleurs, le montant de l’amende applicable à ce type d’infractions est variable en fonction du tirage du quotidien.

  62. .  La Cour observe également qu’en droit pénal turc, lorsque le procureur de la République conteste la qualification pénale des faits opérée par une juridiction de première instance, il a la possibilité de former un pourvoi en cassation en défaveur de l’accusé (paragraphe 16 ci-dessus). Elle estime que les accusés, qui n’ont aucune possibilité de former un pourvoi en cassation, sont ainsi placés dans une situation désavantageuse par rapport au parquet, qui peut, lui, porter l’affaire devant la haute juridiction en contestant la qualification des faits. Ainsi, la restriction imposée en l’espèce aux requérants à cause du montant de l’amende qui leur a été infligée n’est guère compatible avec le principe de l’égalité des armes compte tenu de l’enjeu pour eux du litige et du fait qu’en matière pénale les exigences du « procès équitable » sont plus strictes (voir, mutatis mutandis, Ghirea c. Moldova, no 15778/05, § 34, 26 juin 2012).

  63.   A la lumière de ce qui précède et eu égard à l’ensemble du procès ainsi qu’à l’enjeu du litige, la Cour estime que les requérants ont subi une entrave disproportionnée à leur droit d’accès à un tribunal et que, dès lors, le droit à un tribunal que garantit l’article 6 § 1 a été atteint dans sa substance même.
  64. Partant, il y a eu violation de cette disposition.

    IV.  SUR LES AUTRES GRIEFS


  65. .  Les requérants soutiennent que les faits exposés ci-dessus emportent également violation de l’article 1 du Protocole no 1.

  66. .  Eu égard au constat de violation auquel elle est parvenue pour les articles 10 et 6 § 1 de la Convention (paragraphes 36 et 49 ci-dessus), la Cour estime avoir examiné les principales questions juridiques que posait la présente requête. Elle considère donc, au vu de l’ensemble des faits de la cause, qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur le bien-fondé de ce grief.
  67. V.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    52.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »


  68. .  MM. Gürbüz et Bayar ont présenté au titre de l’article 41 une demande globale concernant dix requêtes communiquées en même temps que la présente requête. M. Gürbüz demande 30 000 EUR pour le dommage matériel qu’il estime avoir subi du fait de la fermeture de son quotidien et 20 000 EUR pour dommage moral. M. Bayar réclame quant à lui 10 000 EUR pour le préjudice matériel qu’il estime résulter de la perte d’une partie de ses revenus professionnels et 20 000 EUR pour préjudice moral.
  69. Pour les frais engagés pour la présentation de dix requêtes devant la Cour, ils sollicitent une somme globale de 7 200 EUR. A l’appui de cette demande, ils ont communiqué une liste détaillée des travaux et prestations fournis par leur avocat devant la Cour.


  70. .  Le Gouvernement conteste ces sommes.

  71. .  En ce qui concerne la perte de revenus professionnels alléguée, la Cour considère que les preuves soumises ne permettent pas de parvenir à une quantification précise du manque à gagner résultant pour les requérants de la violation de la Convention constatée (voir, dans le même sens, Karakaş et autres c. Turquie, no 35077/97, § 69, 27 juillet 2004). En ce qui concerne le dommage moral, elle estime que l’on peut considérer que les requérants ont éprouvé un certain désarroi face aux faits dénoncés. Statuant en équité en vertu de l’article 41 de la Convention, elle leur alloue 7 800 EUR chacun pour dommage moral.

  72. .  Pour ce qui est de la demande présentée au titre des frais et dépens, elle estime raisonnable, compte tenu des documents en sa possession et des critères qu’elle applique en la matière, d’accorder aux requérants conjointement la somme de 720 EUR.

  73. .  Enfin, elle juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
  74. PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 10 et, pour autant qu’il portait sur l’impossibilité d’introduire un pourvoi en cassation contre le jugement de première instance, de l’article 6, ainsi que de l’article 1 du Protocole no 1 et irrecevable quant aux griefs tirés des articles 1, 6 (indépendance et impartialité du tribunal ayant condamné les requérants), 7 et 14 ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

     

    3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de l’impossibilité pour les requérants de former un pourvoi en cassation contre le jugement de première instance ;

     

    4.  Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le bien-fondé du grief tiré de l’article 1 du Protocole no;

     

    5.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :

    i)  7 800 EUR (sept mille huit cents euros) à chacun des requérants plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

    ii)  720 EUR (sept cent vingt euros) aux requérants conjointement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour frais et dépens ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    6.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 novembre 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

       Stanley Naismith                                                                  Ineta Ziemele
              Greffier                                                                            Présidente

    Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge Jočienė.

    I.Z.
    S.H.N.


    OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE JOČIENĖ

    J’ai voté avec la majorité pour la violation de l’article 10 et de l’article 6 § 1 dans cette affaire.

    Concernant la violation de l’article 6 § 1, la chambre a utilisé l’argumentation selon laquelle l’infraction en cause en l’espèce ne peut pas être classée dans la catégorie des infractions mineures (paragraphes 46-47 de l’arrêt). Mais je ne peux souscrire aux arguments exposés dans ces paragraphes pour une raison très simple : le droit interne (tel que modifié le 14 juillet 2004 par la loi no 5219) indiquait avec clarté et précision au moment de la condamnation des requérants que les jugements condamnant les justiciables à une amende inférieure à 2 000 000 000 TRL (2 000 nouvelles livres turques - TRY) n’étaient pas susceptibles de pourvoi en cassation (paragraphes 11 et 14).

    Je pense qu’au moment de la condamnation (le 7 avril 2005 - paragraphes 9 et 10) les requérants auraient dû savoir que leur pourvoi en cassation serait rejeté puisque l’amende infligée n’était pas susceptible de pourvoi en cassation. Par ailleurs, ce n’est qu’en 2009 que la Cour constitutionnelle turque a jugé que l’article 305 § 2 du code de procédure pénale était incompatible avec les articles 2 (principes de l’état de droit) et 36 (liberté de faire valoir ses droits) de la Constitution (paragraphe 15 de l’arrêt). La chambre ne peut ainsi pas souscrire à cette position de la Cour constitutionnelle établie en 2009, soit quatre ans après la condamnation des requérants. Cette nouvelle jurisprudence ne peut être utilisée dans cette affaire, où les principaux événements ont eu lieu en 2004 et 2005.

    Selon moi, l’argument énoncé au paragraphe 48 de l’arrêt relatif au traitement préférentiel dont bénéficie le parquet est suffisant pour conclure qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

    Concernant le délai de six mois, je suis tout à fait d’accord avec la position de la chambre à ce sujet énoncée aux paragraphes 26 et 27 de l’arrêt.



    1.  Le 1er janvier 2005, la livre turque (TRY), qui remplace l’ancienne livre turque (TRL), est entrée en vigueur. 1 TRY vaut un million TRL.


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