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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> S.A.S. c. FRANCE - 43835/11 (French Text) [2012] ECHR 2099 (13 February 2012)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2012/2099.html
Cite as: [2012] ECHR 2099

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CINQUIÈME SECTION

Requête no 43835/11
S.A.S.
contre la France
introduite le 11 avril 2011

EXPOSÉ DES FAITS

EN FAIT

La requérante est une ressortissante française née en 1990 et résidant en France. Le président de la section a accédé à sa demande de non divulgation de son identité (article 47 § 3 du règlement). Elle est représentée devant la Cour par M. Sanjeev Sharma, solicitor à Birmingham.

A.  Les circonstances de l’espèce

Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par la requérante, peuvent se résumer comme suit.

La requérante, musulmane pratiquante, déclare porter la burqa afin d’être en accord avec sa foi, sa culture et ses convictions personnelles. Elle précise qu’il s’agit d’un habit qui couvre entièrement le corps et qui inclut un voile fin couvrant le visage ainsi que le niqab, un voile couvrant le visage à l’exception des yeux. Elle souligne que ni son mari ni aucun autre membre de sa famille ne font pression sur elle pour qu’elle s’habille ainsi.

Elle ajoute qu’elle porte le niqab en public comme en privé, mais pas de façon systématique ; ainsi, par exemple, elle peut ne pas le porter lorsqu’elle est en consultation chez un médecin ou lorsqu’elle rencontre des amis dans un lieu public ou cherche à faire des connaissances. Elle accepte donc de ne pas porter tout le temps le niqab dans l’espace public, mais souhaite pouvoir le faire quand tel est son choix, en particulier lorsque son humeur spirituelle le lui dicte. Il y a ainsi des moments (par exemple lors d’événements religieux tels que le ramadan) où elle a le sentiment de devoir le porter en public pour exprimer sa religion et sa foi personnelle et culturelle ; son objectif n’est pas de créer un désagrément pour autrui mais d’être en accord avec elle-même.

La requérante précise qu’elle ne réclame pas de pouvoir garder le niqab lorsqu’elle se trouve en situation de subir un contrôle de sécurité, se rend dans une banque ou prend l’avion, et qu’elle est d’accord de montrer son visage lorsqu’un contrôle d’identité nécessaire l’impose.

Depuis le 11 avril 2011, date d’entrée en vigueur de la loi no 2010-1192 du 11 octobre 2010, il est interdit à chacun de dissimuler son visage dans l’espace public.

B.  Le droit et la pratique internes pertinents

1.  La loi no 2010-1192 du 11 octobre 2010 « interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public »

a)  Eléments relatifs à la genèse de la loi

i)  Le rapport « sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national »

La conférence des Présidents de l’Assemblée nationale a créé, le 23 juin 2009, une mission d’information composée de députés de divers partis et chargée de préparer un rapport « sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national ».

Déposé le 26 janvier 2010, ce rapport de presque 200 pages fait un état des lieux. Il en ressort notamment que le port du voile intégral est nouveau en France (presqu’aucune femme ne s’habillait ainsi semble-t-il avant 2000) et qu’environ 1900 femmes étaient concernées à la fin de l’année 2009 (dont environ 270 établies dans les collectivités d’outre-mer) ; neuf sur dix avaient moins de 40 ans, deux sur trois étaient de nationalité française et une sur quatre était convertie. Selon le rapport, il s’agit d’une pratique antéislamique importée, qui ne présente pas le caractère d’une prescription religieuse et qui participe de l’affirmation radicale de personnalités en quête d’identité dans l’espace social ainsi que de l’action de mouvements intégristes extrémistes. Le rapport indique en outre que ce phénomène était inexistant dans les pays d’Europe centrale et orientale, citant spécifiquement la république tchèque, la Bulgarie, la Roumanie, la Hongrie, la Lettonie et l’Allemagne. Il n’y faisait donc pas débat, à l’inverse de la Suède et du Danemark, où la pratique du port du voile était pourtant peu développée. Par ailleurs, la question d’une interdiction générale était débattue aux Pays-Bas et en Belgique [une loi « interdisant le port de tout vêtement cachant totalement ou de manière principale le visage » a depuis lors été adoptée en Belgique, le 1er juin 2011 ; elle est entrée en vigueur le 23 juillet 2011 mais fait l’objet de deux recours devant la Cour constitutionnelle]. Le rapport aborde également de manière critique la situation au Royaume-Uni, où il y aurait une surenchère constitutive de dérives communautaristes, des groupes musulmans radicaux et intégristes instrumentalisant un système juridique très favorable aux libertés et droits individuels fondamentaux pour obtenir la consécration de droits spécifiquement applicables aux habitants de confession ou d’origine musulmane.

Le rapport dénonce ensuite une « pratique aux antipodes des valeurs de la Républiques » exprimées par le triptyque « liberté, égalité, fraternité ». D’après le rapport, plus qu’une atteinte à la laïcité, elle est une négation du principe de liberté parce qu’elle est la manifestation d’une oppression ; par son existence même, le voile intégral bafoue aussi bien le principe d’égalité entre les sexes que celui d’égale dignité entre les êtres humains ; le voile intégral exprime le refus de toute fraternité par le rejet de l’autre et la contestation frontale de la conception française du vivre-ensemble. Retenant en conséquence la nécessité de « libérer les femmes de l’emprise du voile intégral », le rapport préconise l’action autour de trois axes : convaincre, protéger les femmes et réfléchir à une interdiction. Il fait les propositions suivantes : le vote d’une résolution réaffirmant les valeurs républicaines et condamnant comme contraire à ces valeurs la pratique du port du voile intégral ; l’engagement d’une réflexion d’ensemble sur les phénomènes d’amalgames, de discriminations et de rejet de l’autre en raison de ses origines ou de sa confession et sur les conditions d’une juste représentation de la diversité spirituelle ; le renforcement des actions de sensibilisation et d’éducation au respect mutuel et à la mixité et la généralisation des dispositifs de médiation ; le vote d’une loi qui assurerait la protection des femmes victimes de contrainte, qui conforterait les agents publics confrontés à ce phénomène et qui ferait reculer cette pratique. Le rapport précise que tant au sein de la mission que des formations politiques représentées au Parlement, il n’y avait pas d’unanimité pour l’adoption d’une loi d’interdiction générale et absolue du voile intégral dans l’espace public.

ii)  L’avis de la commission nationale consultative des droits de l’homme « sur le port du voile intégral »

Entretemps, le 21 janvier 2010, la commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) a rendu un « avis sur le port du voile intégral », dans lequel elle se dit défavorable à une loi prohibant de manière générale et absolue le port du voile intégral. Elle retient en particulier que le principe de laïcité ne peut à lui seul servir de fondement à une telle mesure générale, dès lors qu’il n’appartient pas à l’Etat de déterminer ce qui relève ou non de la religion, et que l’ordre public ne peut justifier une interdiction que dans la mesure où elle est limitée dans l’espace et dans le temps. Elle met également en exergue le risque de stigmatisation des musulmans, et le fait qu’une interdiction générale pourrait porter préjudice aux femmes notamment parce que celles qui subissent le voile intégral se verraient en plus privées d’accès à l’espace public.

Cela étant, la CNCDH rappelle que le soutien aux femmes qui subissent toutes forme de violence doit être une priorité politique ; préconise, afin de lutter contre toute forme d’obscurantisme, d’encourager la promotion d’une culture de dialogue, d’ouverture et de modération, afin de permettre une meilleure connaissance des religions et des principes de la République ; appelle au renforcement des cours d’éducation civique – y compris l’éducation et la formation aux droits de l’homme – à tous les niveaux, en visant les hommes et les femmes ; demande la stricte application du principe de laïcité et du principe de neutralité dans les services publics, et l’application des lois existantes ; souhaite que, parallèlement, des études sociologiques et statistiques soient réalisées, afin de suivre l’évolution du port du voile intégral.

iii)  L’étude du Conseil d’Etat « relative aux possibilités juridiques d’interdiction du port du voile intégral »

Le 29 janvier 2010, le premier ministre a invité le Conseil d’Etat à étudier « les solutions juridiques permettant de parvenir à une interdiction du port du voile intégral (...) la plus large et la plus effective possible ».

Le Conseil d’Etat a en conséquence réalisé une « étude relative aux possibilités juridiques d’interdiction du port du voile intégral », dont le rapport a été adopté par l’assemblée plénière le 25 mars 2010. Non sans se montrer quelque peu dubitatif, il a estimé que la question qui lui était posée devait être comprise ainsi : peut-on juridiquement envisager, pour quels motifs et avec quelles limites, d’interdire le port du voile intégral en tant que tel, ou est-on conduit, de manière plus générale, à discuter de l’interdiction de la dissimulation du visage dont cette tenue est une des formes ?

Il a tout d’abord constaté que l’ordonnancement juridique existant apportait d’ores et déjà plusieurs réponses à cette préoccupation, qu’il s’agisse des dispositifs ayant pour effet d’interdire le port du voile intégral lui-même par certaines personnes et en certaines circonstances, des restrictions ponctuellement apportées à la dissimulation du visage pour des motifs d’ordre public ou de la répression pénale visant les instigateurs de ces pratiques. Il a toutefois relevé le caractère extrêmement hétérogène de ces dispositions et observé que, pas plus que la France, les démocraties comparables ne se sont dotées d’une législation nationale prohibant de manière générale ces pratiques dans l’espace public. Sur la base de ce constat, il s’est interrogé sur la viabilité juridique et pratique d’une interdiction du port du voile intégral dans l’espace public au regard des droits et libertés garantis par le Constitution, la Convention et le droit de l’Union européenne. Il lui est apparu impossible de recommander une interdiction du seul voile intégral, en tant que tenue porteuse de valeurs incompatibles avec la République, qu’il a estimée très fragile juridiquement et difficilement applicable en pratique. Il a en outre considéré qu’une interdiction, moins spécifique, de la dissimulation volontaire du visage reposant notamment sur des considérations d’ordre public, interprétées de manière plus ou moins large, ne pourrait juridiquement porter sans distinction sur l’ensemble de l’espace public, en l’état des jurisprudences constitutionnelle et conventionnelle.

En revanche, il lui a semblé qu’en l’état du droit, pourrait être adopté un dispositif contraignant et restrictif plus cohérent, qui comporterait deux types de mesures : d’une part, l’affirmation de la règle selon laquelle est interdit le port de toute tenue ou accessoire ayant pour effet de dissimuler le visage d’une manière telle qu’elle rend impossible une identification, soit en vue de la sauvegarde de l’ordre public lorsque celui-ci est menacé, soit lorsqu’une identification apparaît nécessaire pour l’accès ou la circulation dans certains lieux et pour l’accomplissement de certaines démarches ; d’autre part, le renforcement de l’arsenal répressif visant en particulier les personnes qui en contraignent d’autres à dissimuler leur visage, donc à effacer leur identité, dans l’espace public.

iv)  La Résolution de l’Assemblée nationale « sur l’attachement au respect des valeurs républicaines face au développement de pratiques radicales qui y portent atteinte »

Le 11 mai 2010, l’Assemblée nationale a voté, à l’unanimité, une Résolution « sur l’attachement au respect des valeurs républicaines face au développement de pratiques radicales qui y portent atteinte ».

Par cette Résolution, l’Assemblée nationale :

1.  Considère que les pratiques radicales attentatoires à la dignité et à l’égalité entre les hommes et les femmes, parmi lesquelles le port d’un voile intégral, sont contraires aux valeurs de la République ;

2.  Affirme que l’exercice de la liberté d’expression, d’opinion ou de croyance ne saurait être revendiquée par quiconque afin de s’affranchir des règles communes au mépris des valeurs, des droits et des devoirs qui fondent la société ;

3.  Réaffirme solennellement son attachement au respect des principes de dignité, de liberté, d’égalité et de fraternité entre les êtres humains ;

4.  Souhaite que la lutte contre les discriminations et la promotion de l’égalité entre les hommes et les femmes soient une priorité des politiques publiques menées en matière d’égalité des chances, en particulier au sein de l’Éducation nationale ;

5.  Estime nécessaire que tous les moyens utiles soient mis en œuvre pour assurer la protection effective des femmes qui auraient subi des violences ou des pressions, et notamment auraient été contraintes de porter un voile intégral contre leur gré ;

6.  Propose que soit initié, en lien avec les élus locaux et avec les associations qui œuvrent pour la défense du droit des femmes sur le terrain, un grand débat national décliné localement, qui pourrait prendre la forme d’Assises nationales des droits des femmes.

v)  Autres éléments

Le projet de loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public a été déposé en mai 2010, le Gouvernement ayant jugé que les autres options (la médiation et la résolution parlementaire) n’étaient pas suffisamment efficaces, et considéré qu’une interdiction limitée à certains lieux ou circonstances n’aurait pas été adaptée à la défense des principes en cause et aurait été difficile à mettre en œuvre.

La délégation de l’Assemblée nationale aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes a donné son soutien au projet (rapport d’information enregistré le 23 juin 2010 ; no 2646) et la Commission des lois a rendu un rapport favorable (enregistré le 23 juin 2010 ; no 2648).

b)  Les dispositions pertinentes de la loi no 2010-1192

Les articles 1 à 3 (en vigueur depuis le 11 avril 2011) de la loi n2010‑1192 du 11 octobre 2010 « interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public » sont ainsi libellés :

Article 1

« Nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage. »

Article 2

« I.  Pour l’application de l’article 1er, l’espace public est constitué des voies publiques ainsi que des lieux ouverts au public ou affectés à un service public.

II.  L’interdiction prévue à l’article 1er ne s’applique pas si la tenue est prescrite ou autorisée par des dispositions législatives ou réglementaires, si elle est justifiée par des raisons de santé ou des motifs professionnels, ou si elle s’inscrit dans le cadre de pratiques sportives, de fêtes ou de manifestations artistiques ou traditionnelles. »

Article 3

« La méconnaissance de l’interdiction édictée à l’article 1er est punie de l’amende prévue pour les contraventions de la deuxième classe [soit 150 euros au maximum].

L’obligation d’accomplir le stage de citoyenneté mentionné au 8o de l’article 131-16 du code pénal peut être prononcée en même temps ou à la place de la peine d’amende. »

Les modalités de la peine de stage de citoyenneté sont prévues par les articles R. 131-35 à R. 131-44 du code pénal. Ce stage a pour objet de rappeler au condamné les valeurs républicaines de tolérance et de respect de la dignité de la personne humaine et de lui faire prendre conscience de sa responsabilité pénale et civile ainsi que des devoirs qu’implique la vie en société ; il vise également à favoriser son insertion sociale (article R. 131‑35).

La loi no 2010-1192 a par ailleurs introduit la disposition suivante dans le code pénal :

Article 225-4-10

« Le fait pour toute personne d’imposer à une ou plusieurs autres personnes de dissimuler leur visage par menace, violence, contrainte, abus d’autorité ou abus de pouvoir, en raison de leur sexe, est puni d’un an d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende.

Lorsque le fait est commis au préjudice d’un mineur, les peines sont portées à deux ans d’emprisonnement et à 60 000 € d’amende. »

2.  La décision no 2010-613 DC du Conseil constitutionnel, du 7 octobre 2010

Le Conseil constitutionnel a déclaré la loi no 2010-1192 conforme à la Constitution tout en formulant une réserve (considérant 5), dans une décision du 7 octobre 2010 ainsi rédigée :

« (...) 3.  Considérant qu’aux termes de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi » ; qu’aux termes de son article 5 : « La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas » ; qu’aux termes de son article 10 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi » ; qu’enfin, aux termes du troisième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 : « La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme » ;

4.  Considérant que les articles 1er et 2 de la loi déférée ont pour objet de répondre à l’apparition de pratiques, jusqu’alors exceptionnelles, consistant à dissimuler son visage dans l’espace public ; que le législateur a estimé que de telles pratiques peuvent constituer un danger pour la sécurité publique et méconnaissent les exigences minimales de la vie en société ; qu’il a également estimé que les femmes dissimulant leur visage, volontairement ou non, se trouvent placées dans une situation d’exclusion et d’infériorité manifestement incompatible avec les principes constitutionnels de liberté et d’égalité ; qu’en adoptant les dispositions déférées, le législateur a ainsi complété et généralisé des règles jusque là réservées à des situations ponctuelles à des fins de protection de l’ordre public ;

5. Considérant qu’eu égard aux objectifs qu’il s’est assignés et compte tenu de la nature de la peine instituée en cas de méconnaissance de la règle fixée par lui, le législateur a adopté des dispositions qui assurent, entre la sauvegarde de l’ordre public et la garantie des droits constitutionnellement protégés, une conciliation qui n’est pas manifestement disproportionnée ; que, toutefois, l’interdiction de dissimuler son visage dans l’espace public ne saurait, sans porter une atteinte excessive à l’article 10 de la Déclaration de 1789, restreindre l’exercice de la liberté religieuse dans les lieux de culte ouverts au public ; que, sous cette réserve, les articles 1er à 3 de la loi déférée ne sont pas contraires à la Constitution ;

6. Considérant que l’article 4 de la loi déférée, qui punit d’un an d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende le fait d’imposer à autrui de dissimuler son visage, et ses articles 5 à 7, relatifs à son entrée en vigueur et à son application, ne sont pas contraires à la Constitution, (...) ».

3.  La circulaire du 2 mars 2011

Publiée au journal officiel le 3 mars 2011, la circulaire du 2 mars 2011 relative à la mise en œuvre de la loi no 2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public apporte les précisions suivantes :

« (...) I.  Le champ d’application de la loi

1.  Les éléments constitutifs de la dissimulation du visage dans l’espace public

La dissimulation du visage dans l’espace public est interdite à compter du 11 avril 2011 sur l’ensemble du territoire de la République, en métropole comme en outre-mer. Cette infraction est constituée dès lors qu’une personne porte une tenue destinée à dissimuler son visage et qu’elle se trouve dans l’espace public ; ces deux conditions sont nécessaires et suffisantes.

a)  La dissimulation du visage

   La portée de l’interdiction

Les tenues destinées à dissimuler le visage sont celles qui rendent impossible l’identification de la personne. Il n’est pas nécessaire, à cet effet, que le visage soit intégralement dissimulé.

Sont notamment interdits, sans prétendre à l’exhaustivité, le port de cagoules, de voiles intégraux (burqa, niqab...), de masques ou de tout autre accessoire ou vêtement ayant pour effet, pris isolément ou associé avec d’autres, de dissimuler le visage. Dès lors que l’infraction est une contravention, l’existence d’une intention est indifférente : il suffit que la tenue soit destinée à dissimuler le visage.

   Les exceptions légales

L’article 2 de la loi prévoit plusieurs exceptions à l’interdiction de la dissimulation du visage.

En premier lieu, l’interdiction ne s’applique pas « si la tenue est prescrite ou autorisée par des dispositions législatives ou réglementaires ». Il s’agit par exemple de l’article L. 431-1 du code de la route qui impose le port du casque aux conducteurs de deux-roues à moteur.

En deuxième lieu, l’interdiction ne s’applique pas « si la tenue est justifiée par des raisons de santé ou des motifs professionnels ». Les motifs professionnels concernent notamment le champ couvert par l’article L. 4122-1 du code du travail aux termes duquel « les instructions de l’employeur précisent, en particulier lorsque la nature des risques le justifie, les conditions d’utilisation des équipements de travail, des moyens de protection, des substances et préparations dangereuses. Elles sont adaptées à la nature des tâches à accomplir ».

Enfin, l’interdiction ne s’applique pas « si elle s’inscrit dans le cadre de pratiques sportives, de fêtes ou de manifestations artistiques ou traditionnelles ». Ainsi les processions religieuses, dès lors qu’elles présentent un caractère traditionnel, entrent dans le champ des exceptions à l’interdiction posée par l’article 1er. Au titre des pratiques sportives figurent les protections du visage prévues dans plusieurs disciplines.

Les dispositions de la loi du 11 octobre 2010 s’appliquent sans préjudice des dispositions qui interdisent ou réglementent, par ailleurs, le port de tenues dans certains services publics et qui demeurent en vigueur.

Il en est ainsi de la loi no 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics (article L. 141-5-1 du code de l’éducation nationale et circulaire d’application du 18 mai 2004). Demeurent également applicables la charte du patient hospitalisé, annexée à la circulaire du 2 mars 2006 relative aux droits des patients hospitalisés, et la circulaire du 2 février 2005 relative à la laïcité dans les établissements de santé.

b)  La définition de l’espace public

L’article 2 de la loi précise que « l’espace public est constitué des voies publiques ainsi que des lieux ouverts au public ou affectés à un service public ».

La notion de voies publiques n’appelle pas de commentaire. Il convient de préciser qu’à l’exception de ceux affectés aux transports en commun les véhicules qui empruntent les voies publiques sont considérés comme des lieux privés. La dissimulation du visage, par une personne se trouvant à bord d’une voiture particulière, n’est donc pas constitutive de la contravention prévue par la loi. Elle peut en revanche tomber sous le coup des dispositions du code de la route prévoyant que la conduite du véhicule ne doit pas présenter de risque pour la sécurité publique.

Constituent des lieux ouverts au public les lieux dont l’accès est libre (plages, jardins publics, promenades publiques (...) ainsi que les lieux dont l’accès est possible, même sous condition, dans la mesure où toute personne qui le souhaite peut remplir cette condition (paiement d’une place de cinéma ou de théâtre par exemple). Les commerces (cafés, restaurants, magasins), les établissements bancaires, les gares, les aéroports et les différents modes de transport en commun sont ainsi des espaces publics.

Les lieux affectés à un service public désignent les implantations de l’ensemble des institutions, juridictions et administrations publiques ainsi que des organismes chargés d’une mission de service public. Sont notamment concernés les diverses administrations et établissements publics de l’Etat, les collectivités territoriales et leurs établissements publics, les mairies, les tribunaux, les préfectures, les hôpitaux, les bureaux de poste, les établissements d’enseignement (écoles, collèges, lycées et universités), les caisses d’allocations familiales, les caisses primaires d’assurance maladie, les services de Pôle emploi, les musées et les bibliothèques.

2.  L’absence de restriction à l’exercice de la liberté religieuse dans les lieux de culte

Lorsqu’ils sont ouverts au public, les lieux de culte entrent dans le champ d’application de la loi. Le Conseil constitutionnel a toutefois précisé que « l’interdiction de dissimuler son visage dans l’espace public ne saurait, sans porter une atteinte excessive à l’article 10 de la Déclaration de 1789, restreindre l’exercice de la liberté religieuse dans les lieux de culte ouverts au public ».

3.  La sanction de la dissimulation du visage

L’article 3 de la loi prévoit que la méconnaissance de l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public est punie de l’amende prévue pour les contraventions de la deuxième classe (d’un montant maximal de 150 euros). Le prononcé de cette amende relève de la compétence des juridictions de proximité.

L’obligation d’accomplir un stage de citoyenneté peut également être prononcée par les mêmes juridictions, à titre de peine alternative ou de peine complémentaire. Le stage de citoyenneté, adapté à la nature de l’infraction commise, doit notamment permettre de rappeler aux personnes concernées les valeurs républicaines d’égalité et de respect de la dignité humaine.

4.  La sanction de l’exercice d’une contrainte

La dissimulation du visage constatée dans l’espace public peut résulter d’une contrainte exercée contre la personne concernée et révéler la commission par un tiers du délit de dissimulation forcée du visage.

Ce délit, prévu à l’article 4 de la loi (créant un nouvel article 225-4-10 du code pénal), est puni d’un an d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende. Lorsque le fait est commis au préjudice d’une personne mineure, les peines sont portées à deux ans d’emprisonnement et à 60 000 euros d’amende.

La répression de ces agissements participe de la volonté des pouvoirs publics de lutter vigoureusement contre toutes les formes de discriminations et de violences envers les femmes, qui constituent autant d’atteintes inacceptables au principe d’égalité entre les sexes.

II. ― La conduite à tenir dans les services publics

a)  Le rôle du chef de service

Dans le cadre des pouvoirs qu’il détient pour assurer le bon fonctionnement de son administration, le chef de service est responsable du respect des dispositions de la loi du 11 octobre 2010 et des mesures mises en œuvre, en particulier l’actualisation des règlements intérieurs, pour assurer son application.

Il lui appartient de présenter et d’expliquer l’esprit et l’économie de la loi aux agents placés sous son autorité, afin que ces derniers se conforment à ses dispositions et puissent veiller, dans les meilleures conditions, à son respect par les usagers du service public.

Il lui appartient également de veiller à ce que l’information adéquate prévue par le Gouvernement sous la forme d’affiches et de dépliants soit mise en place dans les locaux accueillant du public ou ouverts au public.

b)  Le contrôle de l’accès aux lieux affectés au service public

A compter du 11 avril 2011, les agents chargés d’un service public, qui pouvaient déjà être conduits à demander à une personne de se découvrir ponctuellement pour justifier de son identité, seront fondés à refuser l’accès au service à toute personne dont le visage est dissimulé.

Dans le cas où la personne dont le visage est dissimulé serait déjà entrée dans les locaux, il est recommandé aux agents de lui rappeler la réglementation applicable et de l’inviter au respect de la loi, en se découvrant ou en quittant les lieux. La dissimulation du visage fait obstacle à la délivrance des prestations du service public.

En revanche, la loi ne confère en aucun cas à un agent le pouvoir de contraindre une personne à se découvrir ou à sortir. L’exercice d’une telle contrainte constituerait une voie de fait et exposerait son auteur à des poursuites pénales. Elle est donc absolument proscrite.

En face d’un refus d’obtempérer, l’agent ou son chef de service doit faire appel aux forces de la police ou de la gendarmerie nationales, qui peuvent seules constater l’infraction, en dresser procès-verbal et procéder, le cas échéant, à la vérification de l’identité de la personne concernée. Des instructions particulières sont adressées à cet effet par le ministre de l’intérieur aux agents de la force publique.

Le refus d’accès au service ne pourra faire l’objet d’aménagements que pour tenir compte de situations particulières d’urgence, notamment médicales.

III. ― L’information du public

La période précédant l’entrée en vigueur de l’interdiction de la dissimulation du visage doit être mise à profit pour assurer, selon des modalités adaptées, l’information du public.

a)  L’information générale

Une affiche, distribuée sous format papier ou en version électronique par les ministères à destination de leurs réseaux respectifs, devra être apposée, de manière visible, dans les lieux ouverts au public ou affectés à un service public.

Cette affiche énonce que « la République se vit à visage découvert » et que l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public entre en vigueur à compter du 11 avril 2011.

Cette affiche pourra être complétée, au bénéfice des personnes qui souhaitent disposer d’informations plus précises sur les dispositions de la loi, par un dépliant diffusé dans les services sous la même forme et selon les mêmes voies que l’affiche.

A l’attention des voyageurs souhaitant se rendre en France, ce dépliant sera également disponible en langues anglaise et arabe dans les postes consulaires français à l’étranger.

Ces deux documents d’information générale seront également accessibles à l’adresse internet www.visage-decouvert.gouv.fr et complétés sur ce site par une rubrique destinée à apporter des réponses complémentaires aux questions soulevées par l’application de la loi.

b)  L’information des personnes directement concernées par la dissimulation du visage

Un dispositif d’information des personnes concernées a été préparé par le ministère de la ville, en coordination avec le ministère des solidarités et de la cohésion sociale et le ministère de l’intérieur.

Ce plan d’information, de sensibilisation et d’accompagnement particulier a pour objet de donner toutes ses chances au dialogue, afin d’amener la petite minorité des personnes qui se dissimulent le visage à respecter l’interdiction posée par le législateur. Ce dialogue n’est pas une négociation ; il a vocation, par un travail d’explication, à amener les personnes concernées à renoncer d’elles-mêmes à une pratique qui heurte les valeurs de la République.

Ce dispositif, qui fait l’objet d’instructions particulières du ministre de la ville, s’appuie notamment sur les associations et les réseaux de proximité en charge des droits des femmes, en particulier le réseau des centres d’information des droits des femmes (CDIFF), les 300 « délégués du préfet » et les adultes relais travaillant dans les quartiers. Sont également mobilisés l’ensemble des acteurs de la médiation sociale, notamment les médiateurs de l’éducation nationale.

L’objectif est de proposer aux personnes qui se dissimulent le visage une information complète sur la loi et un accompagnement personnalisé. (...) »

C.  La Résolution 1743 (2010) et la Recommandation 1927 (2010) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur l’islam, l’islamisme et l’islamophobie en Europe

Adoptée le 23 juin 2010 (23ème séance), la Résolution 1743 (2010) souligne notamment ce qui suit :

« (...) 14.  Rappelant sa Résolution 1464 (2005) sur les femmes et la religion en Europe, l’Assemblée invite l’ensemble des communautés musulmanes à abandonner toute interprétation traditionnelle de l’islam qui nie l’égalité entre hommes et femmes, et restreint les droits des femmes, à la fois au sein de la famille et dans la vie publique. Cette interprétation n’est pas compatible avec la dignité humaine et les normes démocratiques ; les femmes sont égales en tout aux hommes et doivent être traitées en conséquence, sans exception. La discrimination envers les femmes, qu’elle soit fondée sur des traditions religieuses ou non, est contraire aux articles 8, 9 et 14 de la Convention, à l’article 5 de son Protocole no 7, ainsi qu’à son Protocole no 12. Aucun relativisme religieux ou culturel ne saurait être invoqué pour justifier des violations de la personne humaine. L’Assemblée parlementaire exhorte donc les Etats membres à prendre toutes les mesures nécessaires pour éradiquer l’islamisme radical et l’islamophobie, dont les femmes sont les premières victimes.

15.  A cet égard, le port du voile par les femmes, et surtout le port du voile intégral sous la forme de la burqa ou du niqab, est souvent perçu comme un symbole de soumission des femmes aux hommes, qui restreint le rôle des femmes au sein de la société, limite leur vie professionnelle et entrave leurs activités sociales et économiques. Ni le port du voile intégral par les femmes ni même celui du foulard ne sont admis comme une obligation religieuse par tous les musulmans, mais nombre d’entre eux voient ces pratiques comme une tradition sociale et culturelle. L’Assemblée estime que cette tradition pourrait représenter une menace pour la dignité et la liberté des femmes. Aucune femme ne devrait être contrainte de porter une tenue religieuse par sa communauté ou par sa famille. Tout acte d’oppression, de séquestration ou de violence constitue un crime qui doit être puni par la loi. Les femmes victimes de ces crimes doivent être protégées par les Etats membres, quel que soit leur statut, et bénéficier de mesures de soutien et de réhabilitation.

16.  C’est la raison pour laquelle la possibilité d’interdire le port de la burqa et du niqab est envisagée par les parlements de plusieurs pays d’Europe. L’article 9 de la Convention reconnaît à toute personne le droit de choisir librement de porter ou non une tenue religieuse en privé ou en public. Les restrictions légales imposées à cette liberté peuvent se justifier lorsqu’elles s’avèrent nécessaires dans une société démocratique, notamment pour des raisons de sécurité ou lorsque les fonctions publiques ou professionnelles d’une personne lui imposent de faire preuve de neutralité religieuse ou de montrer son visage. Toutefois, l’interdiction générale du port de la burqa et du niqab dénierait aux femmes qui le souhaitent librement le droit de couvrir leur visage.

17.  De plus, une interdiction générale pourrait avoir un effet contraire, en poussant les familles et la communauté à faire pression sur les femmes musulmanes pour qu’elles restent chez elles et se limitent à entretenir des contacts avec d’autres femmes. Les femmes musulmanes subiraient une exclusion supplémentaire si elles devaient quitter les établissements d’enseignement, se tenir à l’écart des lieux publics et renoncer au travail hors de leur communauté pour ne pas rompre avec leur tradition familiale. L’Assemblée invite, par conséquent, les Etats membres à élaborer des politiques ciblées, destinées à sensibiliser les femmes musulmanes à leurs droits, à les aider à prendre part à la vie publique, ainsi qu’à leur offrir les mêmes possibilités de mener une vie professionnelle et de parvenir à une indépendance sociale et économique. A cet égard, l’éducation des jeunes femmes musulmanes, de leurs parents et de leur famille est primordiale. Il est en particulier nécessaire de supprimer toute forme de discrimination à l’encontre des filles et de développer l’éducation en matière d’égalité entre les femmes et les hommes, sans stéréotypes et à tous les niveaux du système d’éducation. (...) ».

Dans sa Recommandation 1927 (2010) adoptée le même jour, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe demande notamment au Comité des Ministre du Conseil de l’Europe :

« 3.13.  d’inviter les Etats membres à ne pas adopter une interdiction générale du port du voile intégral ou d’autres tenues religieuses ou particulières, mais à protéger les femmes contre toute violence physique et psychologique ainsi que leur libre choix de porter ou non une tenue religieuse ou particulière, et de veiller à ce que les femmes musulmanes aient les mêmes possibilités de prendre part à la vie publique et d’exercer des activités éducatives et professionnelles ; les restrictions légales imposées à cette liberté peuvent être justifiées lorsqu’elles s’avèrent nécessaires dans une société démocratique, notamment pour des raisons de sécurité ou lorsque les fonctions publiques ou professionnelles d’une personne lui imposent de faire preuve de neutralité religieuse ou de montrer son visage ».

D.  Le point de vue du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe

Le 8 mars 2010, Thomas Hammarberg, Commissaire au droits de l’homme du Conseil de l’Europe, a publié le texte suivant sous le titre « Obliger les femmes à porter la burqa est condamnable où que ce soit mais le leur interdire chez nous serait une erreur »[1] :

« L’interdiction de la burqa et du niqab ne libérerait pas les femmes opprimées mais pourrait, au contraire, aggraver leur exclusion dans les sociétés européennes. L’interdiction générale du voile intégral serait une mesure bien mal inspirée, portant atteinte à la vie privée. Toute loi d’interdiction pourrait aussi – selon sa formulation précise – poser de sérieux problèmes de compatibilité avec la Convention européenne des droits de l’homme.

Deux des droits garantis par la Convention sont en jeu : le droit au respect de la vie privée (article 8) et de l’identité personnelle, et le droit de manifester sa religion ou sa conviction « par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites » (article 9).

Les deux articles spécifient que les droits qu’ils garantissent ne peuvent faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent notamment des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.

Les partisans de l’interdiction générale de la burqa et du niqab n’ont pas réussi à démontrer que ces vêtements portaient atteinte d’une manière ou d’une autre à la démocratie et à la sécurité, à l’ordre ou à la morale publics. Leurs thèses sont d’autant moins convaincantes que le nombre de femmes qui portent ces tenues est très faible.

Impossible aussi de prouver que, globalement, ces femmes sont davantage que d’autres victimes d’une répression tenant à leur condition de femme. Celles qui ont été interviewées par les médias ont expliqué leur choix vestimentaire par divers arguments d’ordre religieux, politique et personnel. Bien sûr, certaines sont peut-être soumises à des pressions mais rien ne permet de penser avec certitude qu’elles seraient favorables à l’interdiction.

Il ne fait pas de doute que le statut de la femme dans certains groupes religieux est un problème grave qu’il ne faut pas éluder. Toutefois, ce n’est pas en interdisant les vêtements, qui ne sont qu’un symptôme, qu’on y parviendra, d’autant plus que ceux-ci ne sont pas toujours l’expression de convictions religieuses mais d’une identité culturelle plus large.

A juste raison, nous réagissons fortement contre les régimes qui imposent aux femmes le port du voile intégral. C’est une mesure foncièrement répressive et inacceptable, mais on ne la combattra pas en interdisant cette tenue dans d’autres pays.

Pour aborder le problème sérieusement, il faut évaluer les véritables conséquences des décisions prises dans ce domaine. Par exemple, la proposition d’interdire la présence de femmes intégralement voilées dans des établissements publics tels que des hôpitaux ou des administrations peut avoir pour seul résultat de dissuader ces femmes de s’y rendre.

Il est regrettable que, dans plusieurs pays européens, le débat public ait été exclusivement centré sur le caractère musulman du vêtement, ce qui a donné l’impression qu’une religion particulière était visée. On a en outre entendu un certain nombre d’arguments clairement islamophobes qui, c’est sûr, ont empêché d’établir des ponts et n’ont pas favorisé le dialogue.

Le fait est que le port de vêtements dissimulant tout le corps est devenu un moyen de protester contre l’intolérance dans nos sociétés. Le débat maladroit sur l’interdiction a créé un clivage.

De manière générale, par principe, l’Etat devrait éviter de légiférer sur la façon dont les gens s’habillent. Il est néanmoins légitime d’instaurer une réglementation pour les représentants de l’Etat, tels que les policiers et les juges, et de leur interdire de porter des vêtements ou d’afficher des symboles indiquant une appartenance religieuse – ou politique. De même, le visage des fonctionnaires en contact avec le public ne doit pas être couvert.

Voilà où devrait être la limite.

Dans le même esprit, la Cour européenne des droits de l’homme vient de rendre un arrêt dans une affaire relative à la condamnation pénale d’hommes qui avaient porté un turban et une tenue vestimentaire religieuse dans un lieu public. La Cour a jugé que cette condamnation constituait une violation du droit à la liberté de conscience et de religion et que l’ingérence n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » [Ahmet Arslan et autres c. Turquie, no 41135/98, 23 février 2010].

Par ailleurs, dans certaines situations, l’intérêt général exige que les gens montrent leur visage pour des raisons de sécurité ou à des fins d’identification. Cela ne prête pas à controverse. Dans les faits, aucun problème grave de cet ordre n’a été signalé en ce qui concerne les quelques femmes qui portent la burqa ou le niqab.

Un problème connexe a fait débat en Suède. L’allocation chômage d’un sans-emploi de confession musulmane a été supprimée parce qu’il avait refusé, en invoquant des motifs religieux, de serrer la main d’une femme qui l’avait reçu pour un entretien d’embauche.

Un tribunal, auquel le Médiateur pour l’égalité avait transmis ses conclusions, a estimé que la décision de l’agence pour l’emploi était discriminatoire et que l’homme devait être indemnisé. Bien que conforme aux normes des droits de l’homme, cette décision a fait polémique dans l’opinion publique.

Des problèmes de ce type surviendront probablement de nouveau dans les prochaines années. Globalement, il est sain qu’ils donnent lieu à des discussions à condition que l’islamophobie n’y ait pas sa place. Il faudrait en outre élargir le débat à des aspects cruciaux comme les moyens de promouvoir la compréhension entre personnes de coutumes, de cultures et de religions différentes. La diversité et le multiculturalisme sont – et doivent rester – des valeurs européennes essentielles.

La question du respect peut, à son tour, nécessiter d’autres discussions. Dans le débat sur les caricatures danoises déclenché en 2005, on a entendu à de nombreuses reprises que le respect des croyants s’opposait à la protection de la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme.

La Cour de Strasbourg a analysé cette alternative dans la fameuse affaire Otto‑Preminger-Institut c. Autriche : « Ceux qui choisissent d’exercer la liberté de manifester leur religion [...] ne peuvent raisonnablement s’attendre à le faire à l’abri de toute critique. Ils doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation par autrui de doctrines hostiles à leur foi ».

Dans le même arrêt, la Cour indique qu’il faut aussi prendre en compte le risque que le respect des sentiments religieux des croyants soit violé par des représentations provocatrices d’objets de vénération religieuse et que « de telles représentations peuvent passer pour une violation malveillante de l’esprit de tolérance, qui doit aussi caractériser une société démocratique ».

En d’autres mots, il n’y a pas de tolérance sans réciprocité.

Politiquement, tout l’enjeu est de promouvoir la diversité et le respect des croyances d’autrui tout en protégeant la liberté d’expression. Si le port du voile intégral est considéré comme l’expression d’une opinion particulière, les droits en jeu sont similaires ou identiques bien que l’on envisage la question sous un autre angle.

A mon avis, l’interdiction de la burqa et du niqab serait une aussi mauvaise chose que l’aurait été la condamnation des caricaturistes danois. Elle ne correspondrait pas aux valeurs européennes. Employons-nous plutôt à promouvoir le dialogue multiculturel et le respect des droits de l’homme. »

GRIEFS

Invoquant l’article 3 de la Convention, la requérante se plaint du fait que, dès lors que le port dans l’espace public d’une tenue destinée à dissimuler le visage est interdit par la loi sous peine de sanctions pénales, revêtir le voile intégral en public l’exposerait à un risque non seulement de sanctions mais aussi de harcèlement et de discrimination, constitutif d’un traitement dégradant.

Invoquant l’article 8 de la Convention, la requérante se plaint du fait que l’interdiction légale de porter une tenue destinée à dissimuler le visage dans l’espace publique la prive de la possibilité de revêtir le voile intégral dans l’espace public : empêchée de s’habiller en public comme elle l’entend et en conformité avec ses choix culturels et religieux, elle dénonce une violation de son droit au respect de sa vie privée.

Invoquant l’article 9 de la Convention, la requérante se plaint d’une violation de son droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion résultant des mêmes circonstances. Selon elle, l’impossibilité de revêtir le voile intégral dans l’espace public est incompatible avec la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

Invoquant l’article 10 de la Convention, la requérante se plaint d’une violation de son droit à la liberté d’expression résultant des mêmes circonstances et de ce qu’elle se trouve privée de la possibilité de porter en public un vêtement exprimant sa foi et son identité religieuse, culturelle et « personnelle ».

Invoquant l’article 11 de la Convention, la requérante se plaint d’une violation de son droit à la liberté de réunion et d’association résultant des mêmes circonstances et du fait qu’elle se trouve privée de la possibilité de se réunir avec d’autres personnes en public en revêtant le voile intégral.

Invoquant l’article 14 de la Convention, la requérante se plaint du fait que l’interdiction légale de porter une tenue destinée à dissimuler le visage dans l’espace publique génère une discrimination fondée sur le sexe, la religion et l’origine ethnique au détriment des femmes qui, comme elle, portent le voile intégral.

QUESTIONS AUX PARTIES

1.  La requérante est-elle fondée à soutenir que l’interdiction légale de porter dans l’espace public une tenue destinée à dissimuler le visage est constitutif d’une violation de son droit à la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, tel qu’il se trouve garanti par l’article 9 de la Convention ?

 

2.  Cette même circonstance emporte-t-elle violation du droit de la requérante au respect de sa vie privée tel qu’il se trouve garanti par l’article 8 de la Convention ?

 

3.  La requérante est-elle fondée à soutenir qu’elle est victime d’une discrimination fondée sur la religion ou le sexe, contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 9 de la Convention et/ou l’article 8 de la Convention ?

 



[1] Également disponible sur le site du Commissaire, sur www.commissioner.coe.int.


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