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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> SOCIETE BOUYGUES TELECOM c. FRANCE - 2324/08 (French Text) [2012] ECHR 3000 (13 March 2012)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2012/3000.html
Cite as: [2012] ECHR 3000

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CINQUIÈME SECTION

DÉCISION

Requête no 2324/08
SOCIETE BOUYGUES TELECOM
contre la France

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant le 13 mars 2012 en une chambre composée de :

          Karel Jungwiert, président,
          Boštjan M. Zupančič,
          Mark Villiger,
          Ann Power-Forde,
          Ganna Yudkivska,
          Angelika Nußberger,
          André Potocki, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Vu la requête susmentionnée introduite le 20 décembre 2007,

Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par la requérante,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

1.  La Société Bouygues Telecom (la requérante) est une personne morale de droit français dont le siège social est sis à Boulogne Billancourt. Elle est représentée devant la Cour par Me A. Benabent, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation.

2.  Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

A.  Les circonstances de l’espèce

3.  Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

4.  La société requérante était, à l’époque des faits, une des trois sociétés de téléphonie mobile présentes sur le marché français.

5.  Le 28 août 2001, le Conseil de la concurrence se saisit d’office de la situation de la concurrence sur le marché de la téléphonie mobile.

6.  Par une lettre du 22 février 2002, une association de consommateurs saisit le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre par les trois sociétés françaises de téléphonie mobile, dont la requérante.

7.  Par une décision du 14 juin 2002, le rapporteur général du Conseil de la concurrence décida de joindre les deux affaires.

8.  Il était notamment reproché aux trois sociétés de s’être concertées pour stabiliser leurs parts de marché respectives autour d’objectifs définis en commun, cette pratique ayant pour objet de limiter le libre exercice de la concurrence.

9.  Le rapporteur désigné pour instruire cette affaire prescrivit une enquête diligentée par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) à partir de l’été 2003.

10.  Le rapport d’enquête de la DGCCRF fut établi le 8 mai 2004 et transmis au Conseil de la concurrence le 14 mai 2004.

11.  Sur la base des éléments recueillis au cours de cette enquête, le rapporteur établit une notification des griefs qui fut adressée aux parties le 25 novembre 2004, ainsi qu’à la DGCCRF remplissant les fonctions de commissaire du gouvernement.

12.  Par la suite, le rapporteur établit un rapport qui fut également communiqué aux parties, le 23 juin 2005, pour observations éventuelles. Selon le Gouvernement, le rapport de la DGCCRF était, avec l’ensemble des pièces sur lesquelles se fondait le rapporteur, annexé tant à la notification des griefs qu’au rapport du rapporteur. La requérante précise que seul le rapport administratif d’enquête était joint à la notification des griefs, sans la copie de la lettre de transmission du rapport adressée par le chef de sécurité et de la régulation de la DGCCRF au rapporteur général du Conseil de la concurrence.

13.  Le 24 août 2005, le journal national Le Canard Enchaîné publia des éléments du rapport de la DGCCRF dans un article intitulé « Orange, SFR et Bouygues accusés d’avoir conclu un ‘Yalta du portable’ », notamment sous forme de fac-similé. Une des pages reproduites en fac-similé portait la mention « confidentiel ». Les extraits pertinents de l’article se lisent ainsi :

« Réunions de comploteurs.

Les accusations du Conseil [de la concurrence] reposent sur une enquête réalisée par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (...). Selon ce rapport, rendu en mai 2004, les conjurés du portable se réunissaient secrètement tous les mois depuis 1997 pour échanger des données confidentielles leur permettant d’« adapter rapidement leur stratégie commerciale à l’évolution du marché ». (...)

La coopération était poussée très loin : lorsqu’en 2002 l’un des trois (Bouygues) a traversé une mauvaise passe, Orange et SFR n’ont pas hésité à voler à son secours (...). Une telle magnanimité n’était pas complètement improvisée. La stratégie était arrêtée depuis des années. (...)

En conclusion, la [DGCCRF] dénonce un « accord occulte sur une longue période » qui a abouti à une « très forte inertie des parts de marché » (...) »

14.  Dans un article paru le même jour dans Aujourd’hui en France et Le Parisien, intitulé « Les opérateurs téléphoniques menacés de lourdes sanctions », reproduisant également des extraits fac-similés du rapport de la DGCCRF, il était notamment fait état de ce qui suit :

« Accusés officiellement d’entente sur le prix des mobiles par une enquête de la DGCCRF, les trois principaux opérateurs téléphoniques français sont susceptibles d’être prochainement condamnés à des amendes salées par le Conseil de la concurrence. (...)

Les enquêteurs de la DGCCRF (...) ont trouvé des preuves écrasantes d’une entente entre les trois compères pour se partager le marché entre 1998 et début 2002. Une entente totalement illicite, sur laquelle le Conseil de la concurrence, gendarme en la matière, doit, selon nos informations, se prononcer prochainement. (...)

Les précisions contenues dans le document de 128 pages que notre journal s’est procuré (voir extraits) sont sans appel : « Certaines annotations portées sur des pièces saisies font référence à un Yalta des parts de marché (Orange France) », écrivent notamment les enquêteurs. »

15.  Dans un encadré figurant à côté de l’article, les journaux faisaient part des réactions des opérateurs téléphoniques concernés. Les propos de la requérante étaient retranscrits en ces termes :

« (...) il s’agit d’un dossier en cours d’instruction qui n’a fait l’objet d’aucune décision. Nous contestons vigoureusement qu’il y ait eu entente. »

16.  Le journal Les Echos publia également les éléments contenus dans le rapport de la DGCCRF dans un article intitulé « Rapport accablant sur une entente entre Orange, SFR et Bouygues », précisant que le rapport d’enquête avait été « révélé par Le Canard Enchaîné ». L’article se terminait ainsi : « le Conseil [de la concurrence] doit rendre sa décision d’ici à la fin de l’année ».

17.  Le journal Libération, pour sa part, fit paraître un encadré intitulé : « Les opérateurs de mobiles soupçonnés d’entente » faisant état de ce que, selon les extraits d’un rapport confidentiel révélé le matin par Le Canard Enchaîné, « Orange, SFR et Bouygues auraient conclu, en 1998 et 2003, un « Yalta des parts de marchés » ». Dans le journal Le Monde du même jour, on pouvait également lire : « Orange, SFR et Bouygues Telecom sont soupçonnés d’un « Yalta » commercial sur les parts de marché pour éviter une guerre de prix ».

Ces informations furent relayées par des journaux en ligne, des radios et des chaînes de télévision.

18.  Par un courrier du 20 octobre 2005, le président du Conseil de la concurrence informa le procureur de la République du tribunal de grande instance de Paris de la divulgation dans divers médias d’informations issues du rapport d’enquête de la DGCCRF, afin qu’il diligente les suites lui paraissant appropriées. Le 22 novembre 2005, le procureur informa le président du Conseil de la concurrence de ce qu’il avait saisi, le 3 novembre 2005, la brigade de répression de la délinquance contre la personne d’une enquête préliminaire du chef de violation du secret professionnel.

19.  Le 29 novembre 2005, soit la veille du prononcé de la décision par le Conseil de la concurrence, certains journaux annoncèrent la condamnation des entreprises mises en cause et les sanctions pécuniaires dont elles allaient être l’objet. Le même jour, le Conseil de la concurrence publia sur son site internet un communiqué aux termes duquel :

« A la suite de diverses informations parues dans la presse, selon lesquelles de « lourdes amendes » pourraient être prononcées à l’encontre des opérateurs de téléphonie mobile, le Conseil de la concurrence tient à préciser que ces annonces correspondent à de pures spéculations n’engageant que leurs auteurs, qu’elles n’émanent en aucun cas du Conseil et que, jusqu’au prononcé de la décision, les parties mises en cause ont droit au respect de la présomption d’innocence. »

20.  Par une décision du 30 novembre 2005, le Conseil de la concurrence, statuant en séance non publique, estima que les trois sociétés avaient enfreint des dispositions de l’article L. 420-1 du code de commerce et de l’article 81 du traité instituant la Communauté européenne (traité CE). Il considéra, d’une part, que ces sociétés avaient régulièrement, de 1997 à 2003, échangé des informations confidentielles relatives au marché de la téléphonie mobile sur lequel elles opèrent, de nature à réduire l’autonomie commerciale de chacun des trois opérateurs et donc à altérer la concurrence sur ce marché oligopolistique. Il estima, d’autre part, que ces sociétés s’étaient entendues pendant les années 2000 à 2003 pour stabiliser leurs parts de marché respectives autour d’objectifs définis en commun, cette pratique concertée ayant pour objet et pour effet de se répartir le marché de la téléphonie mobile et d’y limiter le libre exercice de la concurrence.

Il condamna les trois sociétés à des sanctions pécuniaires, dont une sanction pécuniaire d’un montant de cinquante-huit millions d’euros (EUR) infligée à la société requérante. Il condamna également les trois sociétés, dont la requérante, à publier à frais communs et à proportion des sanctions pécuniaires, sur une page entière de deux journaux nationaux, un encadré résumant les infractions commises par elles ainsi que les sanctions pécuniaires auxquelles elles furent condamnées.

21.  Les trois sociétés, dont la requérante, formèrent un recours contre cette décision devant la cour d’appel de Paris.

22.  Par une lettre du 10 avril 2006, le procureur informa le président du Conseil de la concurrence qu’au terme de l’enquête préliminaire diligentée le 3 novembre 2005, les auteurs de l’infraction n’avaient pu être identifiés.

23.  Le 28 avril 2006, le ministre de l’Economie déposa ses observations écrites devant la cour d’appel. Le Conseil de la concurrence remit les siennes le 2 mai 2006 tandis que les observations écrites du ministère public furent mises à la disposition des parties à l’audience.

24.  Dans son mémoire du 7 février 2006, ainsi que dans son mémoire en duplique du 25 août 2006, la société requérante demanda à la cour d’appel de constater que des fuites du rapport de la DGCCRF avaient eu lieu dans la presse avant que le Conseil de la concurrence n’ait rendu sa décision et de dire que ces fuites contenant des éléments erronés et présentant sa condamnation comme certaine portaient atteinte à sa présomption d’innocence. Elle lui demanda également de constater qu’il y avait eu divulgation à la presse de la décision du Conseil de la concurrence avant sa notification aux parties et de juger que cette divulgation constituait une violation du secret du délibéré, de même qu’elle lui demanda de dire que la décision du Conseil de la concurrence, en ce qu’elle reposait sur une instruction, sur un délibéré à charge et sur une motivation défaillante, portait atteinte au principe du contradictoire et aux droits de la défense. La requérante demanda à la cour d’appel de constater, enfin, que le Conseil de la concurrence n’avait pas respecté le principe de la publicité des débats en violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

25.  Lors de l’audience publique du 12 septembre 2006, les conseils des parties, le ministre de l’Economie ainsi que le ministère public furent entendus dans leurs observations orales. Ils disposèrent de la possibilité de répliquer aux observations de chacune des autres parties.

26.  Par un arrêt du 12 décembre 2006, la cour d’appel de Paris confirma la décision du Conseil de la concurrence. Sur la présomption d’innocence et le secret de l’instruction, elle releva que les trois sociétés soutenaient que, malgré le secret professionnel et le devoir de réserve imposés aux membres du Conseil de la concurrence, les éléments du rapport de la DGCCRF du 8 mars 2004 et de la notification des griefs avaient été communiqués le 24 août 2005 à la presse qui s’en était fait l’écho, à l’initiative du Canard Enchaîné, relayé ensuite par Le Parisien et Aujourd’hui en France, les trois journaux reproduisant le papier à en-tête de la DGCCRF. Elle nota que les trois sociétés alléguaient que ces communications ne portaient que sur des éléments à charge, présentés comme réels, établis et incontestables, et que ces fuites avaient porté atteinte à leur présomption d’innocence dans la mesure où elles les présentaient comme coupables des pratiques anticoncurrentielles visées dans le rapport. En réponse, la cour d’appel rappela que le Conseil de la concurrence avait justement précisé « que la violation du secret de l’instruction, qui est assimilée à une violation du secret professionnel, est punie aux articles L. 226-13 et L. 226‑14 du Code pénal d’une peine d’un an d’emprisonnement et d’une amende de 15 000 euros, et non par la nullité de la procédure. Ce n’est que dans l’hypothèse où les droits de la défense seraient irrémédiablement atteints par une telle violation que la procédure en serait affectée : mais ce n’est pas le cas en l’espèce » (paragraphe 141 de la décision du 30 novembre 2005). La cour d’appel considéra, en outre, qu’il ressortait des articles de presse versés au dossier que les fuites alléguées concernaient le rapport d’enquête administrative daté du 14 mai 2004 (notamment les articles du Canard Enchaîné et d’Aujourd’hui en France du 24 août 2005) et que ledit rapport n’émanait pas des membres ou des services du Conseil de la concurrence mais de la DGCCRF. Elle rappela qu’il résultait de la charte de coopération entre le Conseil et la DGCCRF en date du 28 janvier 2005 qu’« une fois le rapport d’enquête rédigé, il est transmis au Conseil dans les plus brefs délais au plus tard dans le mois qui suit son dépôt par l’enquêteur ». Elle ajouta que si le Conseil avait, au moment des « fuites », connaissance du rapport d’enquête administrative, il n’en était pas alors l’exclusif détenteur. Elle en conclut qu’aucune preuve n’était rapportée quant à l’origine de ces « fuites » et qu’il convenait de relever que le Conseil avait d’ailleurs diligenté une enquête en informant le procureur de la République. Il n’était dès lors pas établi que la violation du secret de l’instruction était imputable aux membres ou aux services du Conseil de la concurrence. Elle ajouta, qu’au surplus, une telle violation, à supposer qu’elle ait été établie, était sanctionnée par les articles L. 226-13 et L. 226‑14 du code pénal, qui d’ailleurs ne prévoyaient pas la nullité de la procédure, et qu’il n’était pas davantage établi que les opérateurs aient été empêchés d’exercer leurs droits de la défense.

27.  La cour d’appel soutint la même conclusion s’agissant de l’allégation de violation du secret du délibéré. Elle estima, en effet, qu’aucun élément du dossier ne permettait d’identifier une quelconque « fuite » par laquelle les médias auraient eu les informations relatives à l’issue du délibéré, ni ne prouvait l’implication des services du Conseil de la concurrence dans la divulgation de ces informations. Elle releva, par ailleurs, que les articles de presse mis en cause ne faisaient que mentionner, avec l’usage du conditionnel, les montants approximatifs des sanctions susceptibles d’être prononcées. Au surplus, le Conseil de la concurrence avait rappelé, dans un communiqué de presse publié sur son site internet le 29 novembre 2005, l’importance de la présomption d’innocence et, par là‑même, avait mis l’accent sur le caractère spéculatif des informations parues dans la presse.

28.  Quant au grief tiré de l’absence de publicité des débats, la cour d’appel releva que Bouygues Telecom soutenait qu’aucune nécessité particulière ne justifiait le huis clos de l’audience orale du 25 octobre 2005 devant le Conseil de la concurrence et que cette confidentialité n’était pas conforme à l’article 6 de la Convention. La cour d’appel considéra que le fait que les débats devant le Conseil n’étaient pas publics, en application de l’article L. 463-7 alinéa 1 du code de commerce, ne saurait faire grief aux parties intéressées dès lors que les décisions prises par le Conseil subissaient a posteriori le contrôle effectif d’un organe judiciaire offrant toutes les garanties d’un tribunal au sens de la Convention. Elle en conclut que le moyen tiré de l’absence de publicité des débats ne pouvait être accueilli.

29.  La cour d’appel considéra, enfin, que le principe du contradictoire avait été respecté dès lors que les parties avaient, tout au long de la procédure, pu présenter leurs observations, et que le Conseil de la concurrence, après avoir examiné les éléments de fait et de droit portés à sa connaissance, avait motivé sa décision de manière telle que la juridiction d’appel était en mesure d’exercer son contrôle.

30.  Les sociétés, dont la requérante, formèrent un pourvoi en cassation.

31.  Par un arrêt du 29 juin 2007, la Cour de cassation cassa et annula l’arrêt rendu le 12 décembre 2006 par la cour d’appel de Paris mais seulement en ses dispositions retenant des faits d’entente en raison d’échanges d’informations de 1997 à 2003 entre les sociétés Orange, SFR et Bouygues Telecom et leur infligeant des sanctions pécuniaires. Elle renvoya en conséquence, sur ces points, l’affaire devant la cour d’appel de Paris autrement composée mais rejeta les moyens tirés de l’article 6 §§ 1 et 2 de la Convention présentés par la société requérante.

32.  Sur le moyen tiré de l’absence de publicité et d’égalité des armes, elle estima, d’une part, que l’arrêt avait à juste titre retenu que le fait que les débats devant le Conseil n’étaient pas publics en application de l’article L. 463-7 du code de commerce, ne saurait faire grief aux parties intéressées dès lors que les décisions prises par le Conseil subissaient a posteriori le contrôle effectif d’un organe judiciaire offrant toutes les garanties d’un tribunal au sens de la Convention. Elle considéra, d’autre part, que le moyen, qui manquait en fait en ce qu’il soutenait que la société Bouygues Telecom se serait vue opposée à trois représentants de l’administration poursuivante, invoquait à tort une rupture de l’égalité des armes dès lors que cette société avait été en mesure de prendre connaissance de l’ensemble des observations présentées à la cour d’appel et d’y répliquer par écrit ou oralement.

33.  Sur le moyen tiré de la violation du secret de l’instruction et de la présomption d’innocence, elle releva que la cour d’appel, ayant notamment retenu qu’aucune preuve n’avait été rapportée quant à l’origine des « fuites » par la presse des éléments du rapport d’enquête, ainsi qu’ayant souverainement estimé non rapportée la preuve d’une violation du secret de l’instruction par des personnes tenues au secret professionnel, n’avait pas à rechercher si des tiers, à l’encontre desquels la société Bouygues Telecom disposait du recours prévu par l’article 9-1 du code civil, avaient porté atteinte à la présomption d’innocence, ni à s’expliquer sur de simples allégations, dépourvues de toute offre de preuve, relatives à une méconnaissance éventuelle par le Conseil de la concurrence de la présomption d’innocence.

34.  Par un arrêt du 11 mars 2009, la cour d’appel de Paris rejeta les recours formés contre la décision du Conseil de la concurrence, estimant notamment que l’échange d’informations constituait bien une pratique anticoncurrentielle et que la sanction infligée à la société requérante, représentant 0,49 % de son chiffre d’affaires, n’était pas disproportionnée.

35.  Par un arrêt du 7 avril 2010, la Cour de cassation cassa et annula l’arrêt d’appel mais seulement en ses dispositions relatives aux sanctions prononcées contre une société autre que la requérante.

B.  Le droit interne pertinent

1.  Le code de commerce et le décret du 19 octobre 1987 relatif aux recours exercés devant la cour d’appel de Paris contre les décisions du Conseil de la concurrence

36.  S’agissant de l’infraction dont la requérante a été reconnue coupable par le Conseil de la concurrence et les juridictions internes, l’alinéa 1er de l’article L. 420-1 du code de commerce, applicable au moment des faits, dispose :

« Sont prohibées même par l’intermédiaire direct ou indirect d’une société du groupe implantée hors de France, lorsqu’elles ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché, les actions concertées, conventions, ententes expresses ou tacites ou coalitions, notamment lorsqu’elles tendent à :

1o  Limiter l’accès au marché ou le libre exercice de la concurrence par d’autres entreprises ; (...) »

37.  S’agissant des fonctions, de l’organisation du Conseil de la concurrence et de la procédure suivie devant lui, il est renvoyé pour l’essentiel à l’affaire Lilly France S.A. c. France ((déc.), no 53892/00, 3 décembre 2002).

38.  S’agissant en particulier de la composition du Conseil de la concurrence, de l’absence de publicité de ses séances, ainsi que des recours exercés devant la cour d’appel de Paris à l’encontre de ses décisions, il est rappelé les dispositions suivantes, applicables au moment des faits :

Article L. 461-1

« I. - Le Conseil de la concurrence comprend dix-sept membres nommés pour une durée de six ans par décret pris sur le rapport du ministre chargé de l’économie.

II. - Il se compose de :

1o  Huit membres ou anciens membres du Conseil d’Etat, de la Cour de cassation, de la Cour des comptes ou des autres juridictions administratives ou judiciaires ;

2o  Quatre personnalités choisies en raison de leur compétence en matière économique ou en matière de concurrence et de consommation ;

3o  Cinq personnalités exerçant ou ayant exercé leurs activités dans les secteurs de la production, de la distribution, de l’artisanat, des services ou des professions libérales.

III. - Le président et les trois vice-présidents sont nommés, pour trois d’entre eux, parmi les membres ou anciens membres du Conseil d’Etat, de la Cour de cassation ou de la Cour des comptes, et pour l’un d’entre eux, parmi les catégories de personnalités mentionnées aux 2o et 3o du II.

IV. - Les quatre personnalités prévues au 2o du II sont choisies sur une liste de huit noms présentée par les huit membres prévus au 1o du II.

V. - Le mandat des membres du Conseil de la concurrence est renouvelable. »

Article L. 463-7, alinéa 1

« Les séances du Conseil de la concurrence ne sont pas publiques. Seules les parties et le commissaire du Gouvernement peuvent y assister. Les parties peuvent demander à être entendues par le conseil et se faire représenter ou assister. »

Article L. 464-8, alinéa 1

« Les décisions du Conseil de la concurrence mentionnées aux articles L. 462-8, L. 464-2, L. 464-3, L. 464-5, L. 464-6 et L. 464-6-1 sont notifiées aux parties en cause et au ministre chargé de l’économie, qui peuvent, dans le délai d’un mois, introduire un recours en annulation ou en réformation devant la cour d’appel de Paris. »

Article 9, alinéas 1-3, du décret no 87-849 du 19 octobre 1987 relatif aux recours exercés devant la cour d’appel de Paris contre les décisions du Conseil de la concurrence

« Le Conseil de la concurrence n’est pas partie à l’instance. Toutefois, lorsqu’il a reçu communication de l’ensemble des pièces de la procédure, il a la faculté de présenter des observations écrites. Le premier président ou son délégué fixe les délais de production des observations.

Les observations écrites du ministre chargé de l’économie sont présentées dans les mêmes délais et conditions, lorsqu’il n’est pas partie à l’instance.

Les observations présentées en application du présent article sont portées par le greffe à la connaissance des parties à l’instance. »

39.  Le Conseil de la concurrence est devenu, par la loi 2008-776 du 4 août 2008, l’Autorité de la concurrence. Les dispositions de cette loi furent insérées dans le code de commerce, aux articles L. 461-1 et suivants.

Article L. 461-1

« I.- L’Autorité de la concurrence est une autorité administrative indépendante. Elle veille au libre jeu de la concurrence. Elle apporte son concours au fonctionnement concurrentiel des marchés aux échelons européen et international. (...) »

40.  La procédure devant l’Autorité est restée la même, en substance, que celle devant le Conseil. Les séances sont toujours non publiques (article L. 463-7, alinéa 1, modifié par l’ordonnance du 13 novembre 2008). La composition de l’Autorité de la concurrence a légèrement changé, par rapport à celle du Conseil de la concurrence, quant au nombre des membres ou anciens membres des juridictions administratives ou judiciaires et celui des personnalités choisies en raison de leur compétence en matière économique ou en matière de concurrence ou de consommation, ainsi que dans la désignation du président et des vice-présidents (à cet égard, se reporter au nouvel article L. 461-1-II modifié par la loi du 23 juillet 2010).

2.  Le code civil

Article 9-1

« Chacun a droit au respect de la présomption d’innocence.

Lorsqu’une personne (...) est, avant toute condamnation, présentée publiquement comme étant coupable de faits faisant l’objet de l’enquête ou de l’instruction judiciaire, le juge peut, même en référé, ordonner l’insertion dans la publication concernée d’un communiqué aux fins de faire cesser l’atteinte à la présomption d’innocence, sans préjudice d’une action en réparation des dommages subis et des autres mesures qui peuvent être prescrites en application du nouveau Code de procédure civile et ce, aux frais de la personne, physique ou morale, responsable. »

GRIEFS

41.  Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, la société requérante allègue une rupture de l’égalité des armes devant la cour d’appel dans la mesure où elle était opposée à une pluralité de représentants de l’accusation, en l’occurrence au ministre de l’Economie, au ministère public et au Conseil de la concurrence lui-même. Plus particulièrement, elle estime que l’intervention du Conseil de la concurrence dans le débat ouvert par le recours contre sa propre décision juridictionnelle consacre une rupture de l’égalité des armes.

42.  Invoquant la même disposition, elle dénonce une atteinte au principe de publicité des débats devant le Conseil de la concurrence. Se fondant sur l’arrêt Riepan c. Autriche (no 35115/97, CEDH 2000‑XII), elle estime que, même si la décision du Conseil de la concurrence a été soumise à un contrôle ultérieur de la cour d’appel de Paris et de la Cour de cassation, ces contrôles ne suffisent pas à compenser une telle atteinte au procès équitable puisque ces juridictions ne disposent ni des pouvoirs d’enquête, ni des pouvoirs d’instruction dévolus au Conseil de la concurrence.

43.  Invoquant l’article 6 § 2 de la Convention, elle dénonce une atteinte à son droit à la présomption d’innocence dans la mesure où des éléments du rapport de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) ont été communiqués à la presse dès le mois d’août 2005, c’est-à-dire avant même la décision du Conseil de la concurrence, et estime qu’une vingtaine de journaux ont présenté la requérante comme coupable.

EN DROIT

44.  La requérante allègue une méconnaissance de son droit à la présomption d’innocence garantie par l’article 6 § 2 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »

45.  Le Gouvernement considère que la requérante a satisfait à l’exigence de l’épuisement des voies de recours internes. Il estime cependant le grief manifestement mal fondé.

46.  Le Gouvernement relève que la requérante ne soutient pas, dans sa requête devant la Cour, que les autorités publiques auraient directement, par leurs écrits ou leurs propos, porté atteinte à sa présomption d’innocence, ni n’invoque une quelconque négligence de la part des autorités publiques en lien avec la parution dans la presse des commentaires et des informations dont elle se plaint. A toutes fins utiles, le Gouvernement rappelle qu’une telle implication, directe ou indirecte, dans la mise à disposition de la presse du rapport d’enquête ne ressort aucunement des pièces du dossier. Le Gouvernement rappelle à cet égard que les parties – dont la requérante – étaient en possession de tous les éléments du dossier, dont le rapport d’enquête, depuis août 2005.

47.  Le Gouvernement souligne, par ailleurs, que la requérante ne prétend pas avoir tenté de faire cesser l’atteinte portée par certaines personnes privées à sa présomption d’innocence, notamment par le biais de la voie de recours prévue par l’article 9-1 du code civil, aux termes duquel une personne, présentée publiquement avant toute condamnation comme étant coupable des faits reprochés, peut demander au juge de prescrire toutes mesures, même en référé, aux fins de faire cesser l’atteinte à sa présomption d’innocence. Au contraire, c’est le président du Conseil de la concurrence qui, après avoir publiquement déploré ces « fuites », a informé le procureur de la République afin qu’il diligente une enquête, laquelle n’a d’ailleurs pas permis d’identifier le ou les auteurs de l’infraction. Le Gouvernement considère donc que le Conseil de la concurrence s’est efforcé, dans la limite des moyens mis à sa disposition, d’assurer la protection du principe de la présomption d’innocence.

48.  Le Gouvernement estime que la requérante se plaint uniquement de ce que la campagne de presse aurait influencé les membres du Conseil de la concurrence dans leur décision. Le Gouvernement conteste l’affirmation de la requérante selon laquelle une méconnaissance de la présomption d’innocence, quand bien même elle n’émanerait pas des autorités publiques, entraînerait ipso facto l’iniquité du procès. Il faut, selon lui, que soit démontré un véritable impact de la couverture médiatique de l’affaire sur l’issue du litige en cause, en d’autres termes que les juges se soient concrètement laissés influencer par la presse. Or, la requérante n’apporterait pas le moindre début de démonstration convaincante d’une incidence quelconque des informations parues dans la presse sur l’issue de la procédure devant le Conseil de la concurrence. La requérante se limiterait à des « questionnements hasardeux » et à des généralités. Le Gouvernement estime que la requérante se livre à un « véritable procès d’intention » à l’encontre du Conseil de la concurrence lorsqu’elle tire pour conséquence du fait qu’il soit en majorité composé de magistrats non professionnels le soupçon « de ne pas être insensibles à la pression médiatique ». Le Gouvernement rappelle à cet égard que le Conseil de la concurrence, aujourd’hui remplacé par l’Autorité de la concurrence, est composé de magistrats professionnels et de professionnels confirmés du droit et de l’économie. D’ailleurs, le Gouvernement souligne qu’au terme de la procédure, la cour d’appel et la Cour de cassation ont confirmé la condamnation de la requérante et des autres requérantes alors même que la « pression médiatique » était retombée depuis longtemps.

49.  La requérante prend acte de ce que le Gouvernement reconnaît que les voies de recours internes ont bien été épuisées.

50.  Sur l’atteinte à la présomption d’innocence, la requérante estime que les observations présentées par le Gouvernement n’emportent pas la conviction. Ainsi, quand bien même la violation de la présomption d’innocence n’exige en aucun cas que la « fuite » soit imputable aux autorités publiques aux fins de la jurisprudence de la Cour, la requérante estime détenir la preuve formelle de ce que l’administration (soit la DGCCRF, soit le Conseil de la concurrence) aurait transmis le rapport d’enquête en intégralité à la presse. En effet, la requérante affirme n’avoir jamais été en possession de la lettre de transmission de la DGCCRF au Conseil de la concurrence dont des extraits sous forme de fac-similé auraient été publiés dans la presse, mais uniquement du rapport administratif d’enquête. La requérante admet, cependant, qu’il est indifférent, aux fins du constat de la violation de la présomption d’innocence, que la divulgation du rapport d’enquête et les fuites sur le montant des sanctions pécuniaires dans la presse soient le fait des autorités publiques.

51.  La requérante estime que le Gouvernement ne saurait valablement lui reprocher de ne pas avoir utilisé la voie de recours prévue à l’article 9-1 du code civil dès lors qu’elle aurait risqué un montant d’amende plus élevé en « indisposant » le Conseil de la concurrence.

52.  Sur l’influence de la campagne médiatique sur les membres du Conseil de la concurrence, la requérante relève que le Conseil de la concurrence est composé en majorité de magistrats non professionnels ; que le montant exorbitant des amendes infligées, jamais retenu jusqu’alors, démontre que ses membres ont été négativement influencés par la campagne de presse litigieuse ; que Madame M.-S., choisie pour siéger au Conseil de la concurrence en raison de ses compétences « en matière économique ou en matière de concurrence ou de consommation » (article L. 461-1-II-2o du code de commerce, voir « droit interne pertinent »), était également présidente d’une association défendant les intérêts des consommateurs à la même époque où elle participait au délibéré visant à savoir si la culpabilité de la requérante devait être retenue.

53.  La Cour rappelle que la présomption d’innocence consacrée par le paragraphe 2 de l’article 6 figure parmi les éléments du procès pénal équitable exigé par le paragraphe 1 (Minelli c. Suisse, 25 mars 1983, § 27, série A no 62 ; Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, § 35, série A no 308). Cette disposition garantit à toute personne de ne pas être désignée ni traitée comme coupable d’une infraction avant que sa culpabilité n’ait été établie par un tribunal (Pandy c. Belgique, no 13583/02, § 42, 21 septembre 2006). Dès lors, elle exige, entre autres, qu’en remplissant leurs fonctions, les membres du tribunal ne partent pas de l’idée préconçue que l’accusé a commis l’acte incriminé (ibid.).

54.  La Cour estime qu’il lui est impossible de trancher la question de savoir si l’administration est à l’origine ou non de la divulgation du rapport d’enquête de la DGCCRF à la presse. Il lui incombe, dans ces circonstances, de déterminer si les « fuites » litigieuses ont pu nuire à l’équité du procès, en influençant l’opinion publique, et par là-même les membres du Conseil de la concurrence appelés à se prononcer sur la culpabilité des entreprises mises en cause dont la requérante (voir, mutatis mutandis, Viorel Burzo c. Roumanie, nos 75109/01 et 12639/02, § 158, 30 juin 2009). La question se pose particulièrement en l’espèce du fait que le Conseil de la concurrence – remplacé par l’Autorité de la concurrence depuis le 13 janvier 2009 – n’était pas composé en majorité de magistrats professionnels (article L. 461‑1‑II du code de commerce, voir « droit interne pertinent »).

55.  Toutefois, la Cour observe que la manière dont les extraits du rapport ont été commentés, relayés et interprétés par la presse nationale diffère sensiblement d’un journal à l’autre. Ainsi, si Le Canard Enchaîné, hebdomadaire satirique, présente la culpabilité de la requérante comme certaine, d’autres journaux adoptent un ton plus nuancé. Les journaux Libération et Le Monde par exemple ont pris soin de préciser que les entreprises mises en cause par le rapport d’enquête étaient « soupçonnées » de pratiques anticoncurrentielles et que le Conseil de la concurrence n’avait pas encore rendu sa décision. D’autres quotidiens comme Aujourd’hui en France et Le Parisien avaient également donné la parole à la requérante qui rappelait que l’affaire était toujours en cours d’instruction. La Cour estime donc que la presse, globalement considérée, n’a pas présenté la culpabilité de la requérante comme étant certaine mais qu’elle a adopté un ton nuancé à cet égard qui ne préjugeait pas de l’appréciation des faits par le Conseil de la concurrence (voir, a contrario, Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, § 41, série A no 308, et Y.B. et autres c. Turquie, nos 48173/99 et 48319/99, § 50, 28 octobre 2004). Le lecteur averti était mis en mesure de faire la part des choses et de ne pas se méprendre sur le fait que l’affaire n’avait pas encore été jugée.

56.  En tout état de cause, si des éléments ont pu influencer la décision des membres du Conseil, il ne peut s’agir que des extraits du rapport lui‑même, lequel était déjà en possession des membres du Conseil depuis la date de sa transmission par la DGCCRF, le 14 mai 2004.

57.  En outre, la Cour relève qu’il appartenait à la requérante de faire usage de la voie de recours spécifique instituée par l’article 9-1 du code civil qui prévoit une procédure d’urgence accessible à toute personne entendant se plaindre du non-respect de sa présomption d’innocence. La Cour a notamment estimé, dans sa décision Marchiani c. France (no 30392/03, 27 mai 2008) qu’aucune obligation ne pesait sur l’Etat défendeur quant au déclenchement ex officio de la procédure en question.

58.  La Cour estime donc, au final, que l’Etat a agi selon la diligence requise aux fins de garantir le respect de la présomption d’innocence de la requérante. La Cour tient notamment compte de ce que le Conseil de la concurrence a informé le procureur de la République de la divulgation dans la presse du rapport de la DGCCRF et de ce qu’il a publié un communiqué de presse sur son site internet, la veille du prononcé de la décision, en réaction à des articles de presse annonçant la condamnation de la requérante et le montant des sanctions pécuniaires.

59.  Enfin, comme l’a fait remarquer le Gouvernement, la condamnation de la requérante a été confirmée par la cour d’appel, jouissant comme il a été noté supra de la plénitude de juridiction, puis, pour l’essentiel, validée par la Cour de cassation par un arrêt du 7 avril 2010, bien longtemps après que les extraits litigieux eurent été commentés dans la presse (mutatis mutandis, Mircea c. Roumanie, no 41250/02, § 74, 29 mars 2007).

60.  Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté comme étant manifestement mal fondé, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

61.  La requérante se plaint d’une rupture de l’égalité des armes devant la cour d’appel ainsi que de l’absence de publicité des débats devant le Conseil de la concurrence. Elle invoque l’article 6 § 1 de la Convention, dont les dispositions pertinentes se lisent ainsi :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...), par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l’exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice. »

1.  Sur le grief tiré de la rupture de l’égalité des armes devant la cour d’appel

62.  La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, le principe de l’égalité des armes – l’un des éléments de la notion plus large de procès équitable – requiert que chaque partie se voie offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire (voir, parmi d’autres, De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 53, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, et Gacon c. France, no 1092/04, § 31, 22 mai 2008).

63.  La Cour relève, en l’espèce, que les observations écrites du ministre de l’Economie ont été déposées le 28 avril 2006, celles du Conseil de la concurrence le 2 mai 2006 et que la requérante a produit un mémoire en duplique le 25 août 2006. En outre, la requérante a été mise en mesure de répliquer aux observations orales du ministère public à l’audience. La Cour estime donc que le fait que le Conseil de la concurrence, le ministre de l’Economie et le ministère public aient fait part de leurs observations à la cour d’appel de Paris n’a pas empêché la requérante d’en prendre connaissance et de répliquer à ces observations, bénéficiant ainsi d’une procédure contradictoire.

64.  Cependant, dans l’appréciation de ce grief, la théorie des apparences doit aussi entrer en jeu, en particulier du fait que la requérante considère avoir dû faire face à trois représentants de l’administration poursuivante dans son procès devant la cour d’appel. Ce faisant, la Cour n’entend pas se prononcer sur la question de savoir si le Conseil de la concurrence, autorité administrative indépendante, et le ministère public peuvent être considérés comme des représentants de l’administration poursuivante. Seul lui importe, à cet égard, le sentiment de la requérante d’avoir fait face à trois adversaires l’accusant de pratiques anticoncurrentielles.

65.  La Cour a déjà souligné en maintes occasions l’importance des apparences en matière d’administration de la justice (Kress c. France [GC], no 39594/98, § 82, CEDH 2001‑VI ; Borgers c. Belgique, 30 octobre 1991, § 24, série A no 214‑B) mais non sans préciser que l’optique des intéressés ne joue pas à elle seule un rôle décisif : il faut de surcroît que les appréhensions des justiciables, par exemple quant au caractère équitable de la procédure, puissent passer pour objectivement justifiées (voir, notamment, Kraska c. Suisse, 19 avril 1993, § 32, série A no 254-B, et la décision Lilly France précitée).

66.  En l’espèce, la Cour constate que la requérante n’établit pas en quoi les représentants du Conseil de la concurrence, du ministre de l’Economie et du ministère public auraient été privilégiés de quelque façon que ce soit au cours de la procédure en raison de leur qualité (mutatis mutandis Association de défense des actionnaires minoritaires c. France (déc.), no 60151/09, 25 mai 2010). A ce titre, la requérante n’invoque aucune limitation pénalisante, par rapport aux autres parties ou intervenants, tant du délai pour présenter ses observations écrites que du temps de parole qui lui a été accordé à l’audience. La requérante ne prétend pas non plus que les représentants du Conseil de la concurrence, du ministre de l’Economie et du ministère public aient disposé d’une occasion supplémentaire d’appuyer leurs conclusions auprès des juges, à l’abri de la contradiction (voir, a contrario, Borgers, précité, § 28). Comme la Cour l’a constaté supra, la requérante a pu répondre aux observations de chacun de ces représentants et ce, tout au long de la procédure. La Cour estime donc qu’aucune atteinte n’a été portée, même en apparence, au principe de l’égalité des armes.

67.  Quant au grief tenant en particulier à l’intervention du Conseil de la concurrence dans le débat ouvert par le recours contre sa propre décision juridictionnelle, la Cour s’en tient à la même conclusion, à savoir que la faculté pour le Conseil de présenter des observations écrites à la cour d’appel ne porte pas atteinte au principe de l’égalité des armes dès lors que la requérante a été mise en mesure de répliquer à ces observations. La Cour est consciente de l’autorité particulière qui s’attache à l’opinion du Conseil de la concurrence. Elle souligne toutefois qu’il entre dans l’office du juge d’apprécier la pertinence des observations de cet organisme en prenant en compte tant la compétence technique de celui-ci que sa volonté ne pas être déjugé.

68.  Eu égard à ce qui précède, la Cour ne saurait déceler, en l’espèce, aucune atteinte au principe de l’égalité des armes devant la cour d’appel de Paris.

2.  Sur le grief tiré de l’absence de publicité des débats devant le Conseil de la concurrence

69.  La Cour rappelle que la publicité de la procédure des organes judiciaires visés à l’article 6 § 1 protège les justiciables contre une justice secrète échappant au contrôle du public ; elle constitue ainsi l’un des moyens de préserver la confiance dans les cours et tribunaux. Par la transparence qu’elle donne à l’administration de la justice, elle aide à réaliser le but de l’article 6 § 1 : le procès équitable, dont la garantie compte parmi les principes de toute société démocratique au sens de la Convention (Martinie c. France [GC], no 58675/00, § 39, CEDH 2006‑VI).

70.  La Cour a ainsi jugé, qu’en l’absence d’audience publique, le requérant avait été privé des exigences du droit à un procès équitable devant la Cour de discipline budgétaire et financière (Guisset c. France, n33933/96, § 76, CEDH 2000‑IX), devant la Cour des comptes dès lors que la procédure devant la chambre régionale des comptes s’était déroulée à huis clos (Martinie, précité, § 44) et devant la Commission des opérations de bourse (Vernes c. France, no 30183/06, § 32, 20 janvier 2011). Dans ces affaires, la Cour a souligné que le principe de publicité pouvait souffrir des aménagements justifiés par la nature des questions soumises au juge, notamment lorsque la technicité des débats est telle que la procédure se prête en principe mieux à une procédure écrite qu’orale (Martinie, précité, § 43). Cependant, si l’article 6 § 1 ne fait pas obstacle à ce que le huis clos soit érigé en principe absolu, c’est à condition que les justiciables aient la possibilité de bénéficier d’une audience publique au stade de l’appel dès lors que le contrôle du public apparaît nécessaire à la transparence et à la garantie du respect de ses droits (Martinie, précité, § 44 ; Vernes, précité, § 32). Ainsi, dans l’affaire Vernes précitée, le « seul contrôle ultérieur du Conseil d’Etat n’était pas suffisant » (ibid.).

71.  En l’espèce, la Cour considère que l’absence d’audience publique devant le Conseil de la concurrence a été compensée par le double contrôle juridictionnel de la cour d’appel et de la Cour de cassation. Le Conseil de la concurrence étant une autorité administrative indépendante, l’exception tirée de ce qu’un « procès pénal ordinaire » exige des débats publics en première instance et en appel (Riepan c. Autriche, no 35115/97, §§ 40-41, CEDH 2000‑XII) ne saurait s’appliquer. La Cour souligne, à cet égard, que la cour d’appel de Paris statuant sur les recours formés à l’encontre des décisions du Conseil de la concurrence a la compétence de pleine juridiction (article L. 464-8, alinéa 1 du code de commerce, voir « droit interne pertinent »), qu’elle était donc en mesure d’apprécier le bien-fondé de la cause et notamment de se livrer à un contrôle de proportionnalité entre la faute et la sanction (mutatis mutandis la décision Association de défense des actionnaires minoritaires précitée ; voir, a contrario, les affaires Le Compte, Van Leuven et De Meyere c. Belgique, 23 juin 1981, § 60, série A no 43, et Albert et Le Compte c. Belgique, 10 février 1983, § 36, série A no 58 dans lesquelles la Cour a jugé que l’audience publique de la Cour de cassation ne suffisait pas à combler la lacune de l’absence de publicité dans le cadre d’une procédure disciplinaire relevant de l’article 6 § 1 en raison du fait que la Cour de cassation n’est pas un tribunal jouissant de la plénitude de juridiction). La Cour observe, en l’espèce, que dans son arrêt du 12 décembre 2006, la cour d’appel s’est livrée à un examen détaillé de la décision du Conseil de la concurrence avant de rejeter le recours de la requérante ; celle-ci a formé contre cet arrêt un pourvoi, comportant six moyens articulés en vingt-six branches, auquel la Cour de cassation a fait droit en cassant partiellement l’arrêt de la cour d’appel, notamment au motif que cette juridiction n’avait pas recherché de façon concrète si certains échanges entre les opérateurs téléphoniques pouvaient être qualifiés d’entente illicite ; la cour d’appel, statuant à nouveau sur renvoi de cassation, a complété sa motivation et rejeté le recours dirigé contre la décision du Conseil de la concurrence. La requérante ne saurait donc remettre en cause le fait que son recours contre la décision litigieuse a fait l’objet d’un examen minutieux et efficace par la cour d’appel et la Cour de cassation.

72.  Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,

Déclare la requête irrecevable.

Claudia Westerdiek                                                              Karel Jungwiert
       Greffière                                                                              Président


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