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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> BÜLENT KAYA v. TURKEY - 52056/08 - Chamber Judgment (French Text) [2013] ECHR 1012 (22 October 2013)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2013/1012.html
Cite as: [2013] ECHR 1012

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE BÜLENT KAYA c. TURQUIE

     

     

    (Requête no 52056/08)

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

     

    STRASBOURG

     

    22 octobre 2013

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

     


    En l’affaire Bülent Kaya c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

    Guido Raimondi, président,
    Danutė Jočienė,
    Dragoljub Popović,
    András Sajó,
    Işıl Karakaş,
    Paulo Pinto de Albuquerque,
    Helen Keller, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er octobre 2013,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE


  1. .  A l’origine de l’affaire se trouve une Requête (no 52056/08) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Bülent Kaya (« le requérant »), a saisi la Cour le 9 octobre 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

  2. .  Le requérant a été représenté par Me D. Demirel, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

  3. .  Le requérant se plaint d’une atteinte à son droit à la liberté d’expression (article 10 de la Convention). Il se plaint également d’une violation de l’article 2 du Protocole no 7.

  4. .  Le 4 janvier 2012, la Requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.
  5. EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE


  6. .  Le requérant est né en 1955 et réside à Ankara.

  7. .  Le 7 septembre 2003, il participa, en tant que représentant du KESK (Kamu Emekçileri Sendikaları Konfederasyonu - Confédération syndicale des salariés du secteur public), à un rassemblement organisé par la section départementale du DEHAP (Parti de la démocratie du peuple), à Van. Ce rassemblement fut filmé par les forces de l’ordre.

  8. .  Le 20 novembre 2003, un expert établit un procès-verbal de transcription de l’enregistrement vidéo effectué par les forces de l’ordre. Ce document rend compte des différents discours prononcés par les intervenants à ce rassemblement, dont celui du requérant. Aux termes de ce procès-verbal, le requérant a tenu les propos suivants :
  9. « Au nom de ma confédération, le KESK, je salue depuis le front du travail le peuple de Serhat. Je [présente] nos respects. Depuis le front du travail, nous savons ce que c’est que d’être nié, considéré comme inexistant, nous savons ce que sont la pauvreté et l’oppression. Nous observons depuis le front du travail ce que vous subissez depuis quinze-vingt ans. Nous ressentons les mêmes souffrances, les mêmes soucis. Nous nous réjouissons avec vous, nous sommes tristes avec vous. Nous sommes convaincus que la marche pour la paix et la démocratie, commencée il y a cinq ans, (...) va se poursuivre et prendre de l’ampleur jusqu’à ce que nous obtenions nos droits et [des réponses] à nos demandes (...) Votre militantisme en faveur de la paix et de la démocratie est une réponse sensée à ceux qui se nourrissent de la guerre, du sang. Dans le même temps, vos demandes sont un message de fraternité, de la fraternisation, du vivre ensemble dans la diversité. Malheureusement, ceux qui devraient voir cette demande, voir l’enthousiasme (...) dans toute la région, à Diyarbakır et aujourd’hui à Van, ne les voient pas. Ils nient toujours l’existence des Kurdes. Ils pensent qu’ils vont résoudre [la question] en liquidant, en supprimant les Kurdes. C’est très dangereux. Cela attise le feu du conflit, de la guerre. Dans tout cela, dans tout ce sang, nous ne savons pas qui va se noyer. Nous avons tous vu depuis le front du travail ce que cette sale guerre a coûté aux travailleurs et au peuple démuni. Une des causes importantes de la crise politique et économique est cette sale guerre. Nous ne souhaitons pas que cette guerre soit à nouveau rallumée (...) C’est ce que vous exprimez. Ce gouvernement, le parti de l’AKP, mène une politique fondée sur le déni (...) Il veut étouffer les demandes démocratiques des travailleurs (...) par les gaz, la police, les accusations d’antidémocratisme. Nous, depuis le front du travail, nous célébrons cette lutte du peuple régional, nous déclarons une fois de plus que nous allons l’épauler dans cette ligne (...) »

    Il ressort de ce procès-verbal que, durant le rassemblement, des slogans tels que, notamment, « longue vie à notre chef Abdullah Öcalan », « dent pour dent, sang pour sang, nous sommes avec toi Öcalan », « nous ne regrettons rien, nous sommes des supporters d’Öcalan », ont été scandés par la foule. Il en ressort également que les organisateurs du rassemblement ont appelé à plusieurs reprises la foule à ne pas scander de slogans autres que ceux qu’ils avaient eux-mêmes retenus.


  10. .  Le 7 janvier 2004, le requérant fut entendu en sa déposition par le procureur de la République près la cour de sûreté de l’Etat. A cette occasion, il soutint que, de par son contenu, son discours avait trait à la paix et à la fraternité. Son avocat précisa en outre que le discours en cause avait été prononcé dans le cadre d’un rassemblement en faveur de la paix, organisé avec l’autorisation du préfet, et qu’il relevait de l’expression de la pensée.

  11. .  Le 5 juillet 2004, le procureur de la République de Van (« le procureur de la République ») inculpa le requérant et deux autres personnes ayant également pris la parole lors du rassemblement en question pour propagande en faveur de l’organisation illégale et terroriste PKK/KONGRA-GEL et de son dirigeant, et requit leur condamnation en vertu de l’article 7 § 2 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme (« la loi no 3713 »). Dans son acte d’accusation, il incriminait les propos suivants du requérant : « Ils nient toujours l’existence des Kurdes. Ils pensent qu’ils vont résoudre [la question] en liquidant, en supprimant les Kurdes. C’est très dangereux. Cela attise le feu du conflit, de la guerre. Dans tout cela, dans tout ce sang, nous ne savons pas qui va se noyer. »

  12. .  Le requérant fut poursuivi devant la cour d’assises de Van (« la cour d’assises »).

  13. .  Au cours de l’audience du 29 septembre 2004, le procureur de la République indiqua, dans ses réquisitions sur le fond, que, même si le requérant avait été inculpé pour infraction à l’article 7 § 2 de la loi no 3713, ses propos relevaient plus de l’incitation du peuple à la haine et à l’hostilité, infraction réprimée à l’article 312 du code pénal. Selon le procureur, l’infraction relevait de la compétence du tribunal correctionnel et la cour d’assises devait en conséquence se déclarer incompétente.

  14. .  Le jour même, la cour d’assises de Van se déclara incompétente pour connaître des faits litigieux et renvoya l’affaire devant le tribunal correctionnel de Van (« le tribunal correctionnel »).

  15. .  Le 13 octobre 2004, le requérant fut entendu en sa défense et nia toute intention délictueuse. Son avocat soutint en outre que le discours de son client relevait de l’expression de la pensée et qu’il ne contenait aucun élément délictueux.

  16. .  Le 15 février 2007, le procureur de la République estima, dans ses réquisitions sur le fond, que les faits reprochés au requérant relevaient de la propagande au sens de l’article 7 § 2 de la loi no 3713 tel que modifié par la loi no 5532 du 26 juin 2006. Ce type d’infraction étant à ses dires du ressort des cours d’assises, il invita le tribunal correctionnel à se déclarer incompétent. Le jour même, le tribunal correctionnel rendit une décision d’incompétence et renvoya l’affaire devant la cour d’assises.

  17. .  Le 12 avril 2007, la cour d’assises adopta une nouvelle décision d’incompétence, estimant que les faits litigieux relevaient de la compétence du tribunal correctionnel. Elle renvoya l’affaire à cette juridiction et demanda à la Cour de cassation de trancher le conflit négatif de compétence existant entre elle et le tribunal correctionnel.

  18. .  Le 10 octobre 2007, la Cour de cassation annula la décision d’incompétence de la cour d’assises du 12 avril 2007. L’affaire fut poursuivie devant cette juridiction.

  19. .  Le 17 décembre 2007, le requérant fut entendu en sa défense. Il nia les faits reprochés et soutint n’avoir tenu aucun propos de nature à inciter à la violence.

  20. .  Le 17 mars 2008, dans ses réquisitions sur le fond, le procureur de la République estima que les faits reprochés au requérant relevaient de l’article 312 du code pénal en vigueur au moment des faits, et que, avec l’entrée en vigueur du nouveau code pénal, ils correspondaient désormais à l’infraction énoncée à l’article 215 de celui-ci. Il requit en conséquence la condamnation du requérant en vertu de cette disposition.

  21. .  Le jour même, statuant à titre définitif, la cour d’assises reconnut le requérant coupable d’éloge d’un crime et d’un criminel et le condamna à une peine de trois mois et dix jours d’emprisonnement en application de l’article 215 du code pénal dans sa rédaction issue de la loi no 5237. Elle commua cette peine en une amende de 2 000 livres turques.
  22. Dans sa motivation, la cour d’assises estimait que les propos litigieux ne comportaient aucune incitation au recours à la violence ou à d’autres méthodes terroristes de sorte que, à la date où ils avaient été prononcés, ils ne comportaient pas les éléments constitutifs de l’infraction de propagande en faveur de l’organisation terroriste PPK/KONGRA-GEL ou en faveur des buts de cette organisation. Elle considérait que les faits litigieux relevaient, à la date de leur commission, de l’article 312 § 1 du code pénal dans sa rédaction issue de la loi no 765. Elle ajoutait que, cela étant, en raison de l’entrée en vigueur, le 1er juin 2005, de la loi no 5237 portant nouveau code pénal, il convenait d’appliquer les dispositions pénales plus douces, à savoir l’article 215 de cette loi.


  23. .  Le 12 mai 2008, ce jugement fut notifié au requérant.

  24. .  Le 27 juin 2008, le procureur de la République d’Ankara émit à l’encontre du requérant un commandement de payer l’amende.

  25. .  Le 23 juillet 2008, le requérant acquitta cette amende.
  26. II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT


  27. .  Aux termes de l’article 215 de la loi pénale no 5237 du 26 septembre 2004 entrée en vigueur le 1er juin 2005 :
  28. « Quiconque fait publiquement l’éloge d’un crime commis ou d’une personne en raison du crime qu’elle a commis est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à deux ans d’emprisonnement. »

    La rédaction de cet article a été modifiée par la loi no 6459 du 11 avril 2013 portant modification de certaines lois au regard des droits de l’homme et de la liberté d’expression. Cet article peut désormais se lire comme suit :

    « Quiconque fait publiquement l’éloge d’un crime commis ou d’une personne en raison du crime qu’elle a commis (mention complémentaire : 6459-11.04.2013/art. 10) ‘‘dans le cas où, de ce fait, surgit un danger clair et imminent au regard de l’ordre public’’ est passible d’une peine allant jusqu’à deux ans d’emprisonnement. »

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION


  29. .  Le requérant se plaint d’une atteinte à sa liberté d’expression telle qu’énoncée à l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :
  30. « 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière (...)

    2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime (...) »


  31. .  Le Gouvernement réfute cette allégation.
  32. A.  Sur la recevabilité


  33. .  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
  34. B.  Sur le fond


  35. .  Le Gouvernement indique que le requérant a participé, en qualité d’agent du KESK, à un rassemblement organisé par le DEHAP et qu’il y a prononcé un discours. Il ajoute que le président du DEHAP et la présidente de la fédération des familles de prisonniers ont eux aussi prononcé un discours dans lequel ils ont, selon lui, fait la louange d’Abdullah Öcalan, le dirigeant de l’organisation terroriste PKK. Durant le rassemblement en cause et, plus particulièrement, au cours des discours prononcés par le requérant et les deux intervenants susmentionnés, la foule aurait scandé des slogans tels que « longue vie à notre chef Abdullah Öcalan », « dent pour dent, sang pour sang, nous sommes avec toi, Öcalan », « la jeunesse est la gardienne d’Öcalan », « nous ne regrettons rien, nous sommes des supporters d’Öcalan ».

  36. .  D’après le Gouvernement, les trois locuteurs ont été condamnés en application de l’article 215 du code pénal. Il soutient à cet égard que la condamnation du requérant était prévue par la loi et que l’article 215 du code pénal était suffisamment clair, précis et accessible pour permettre à l’intéressé d’adapter sa conduite. Il soutient encore que cette condamnation était justifiée au regard de l’article 10 § 2 de la Convention puisqu’elle tendait, à ses yeux, à la protection de la sécurité nationale et de l’intégrité territoriale et à la préservation de l’ordre public.

  37. .  Renvoyant aux principes énoncés par la Cour dans les arrêts Ceylan c. Turquie ([GC], no 23556/94, CEDH 1999-IV) et Gerger c. Turquie ([GC], no 24919/94, 8 juillet 1999), le Gouvernement estime que, dans le cadre de la présente affaire, l’appréciation de la Cour ne devrait pas se faire à la seule lumière du contenu du discours litigieux mais qu’elle devrait également tenir compte du contexte dans lequel celui-ci a été prononcé. A cet égard, il affirme que le discours en cause a été prononcé en présence de deux autres orateurs ayant fait la louange du chef de l’organisation terroriste PKK. Il soutient que les orateurs, y compris le requérant, se sont adressés à une foule composée selon lui d’un nombre considérable de partisans du PKK, qui auraient interrompu à plusieurs reprises les discours, y compris celui du requérant, en scandant de manière véhémente les slogans susmentionnés en faveur d’Abdullah Öcalan et du PKK.

  38. .  A cet égard, le Gouvernement précise que le PKK est une organisation terroriste dont le but serait de détruire l’ordre constitutionnel de la République de Turquie par la force des armes. Il indique que le PKK est désigné comme étant une organisation terroriste par nombre d’Etats et d’organisations, dont les Etats-Unis, les Nations unies et l’OTAN, et que, en mai 2002, il a été inscrit sur la liste des organisations terroristes de l’Union européenne où il figure toujours. Abdullah Öcalan aurait par ailleurs été condamné pour avoir été le dirigeant de cette organisation et être responsable de la mort de 30 000 personnes. En Turquie, son nom évoquerait l’organisation terroriste PKK et ses activités terroristes.

  39. .  Le Gouvernement soutient ensuite que le requérant, après avoir diffamé et accusé les forces de sécurité en disant qu’elles avaient tué, les a menacées de suffoquer dans le sang des terroristes. Il apparaît donc clairement, selon lui, que le requérant a, par son discours, fait l’apologie des actions du PKK.

  40. .  Par ailleurs, le Gouvernement invite la Cour à prendre en compte les problèmes liés à la prévention du terrorisme : il estime que l’apologie de l’organisation terroriste et de son dirigeant ou la manifestation d’un soutien à une telle apologie peut avoir exacerbé la ferveur de la foule, particulièrement celle des personnes qui auraient scandé des slogans en faveur d’Abdullah Öcalan, et avoir causé de sérieux et/ou violents troubles. De plus, pour le Gouvernement, des discours qui présentent les actions d’une organisation terroriste et de son dirigeant ne sauraient être considérés comme relevant de la liberté d’expression. Toujours aux yeux du Gouvernement, la mesure prise au titre de l’article 215 du code pénal était nécessaire dans une société démocratique eu égard à la dangerosité de cette organisation pour la sécurité intérieure et pour l’ordre international.

  41. .  Enfin, le Gouvernement estime que la condamnation du requérant était proportionnée, l’amende qui lui a été infligée étant d’un montant qu’il estime modique.

  42. .  La Cour constate que le requérant a été condamné au pénal pour avoir fait l’éloge d’un criminel dans le cadre d’un discours qu’il a prononcé au cours d’un rassemblement. La condamnation litigieuse s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression. Pareille immixtion enfreint l’article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire » dans une société démocratique pour les atteindre.

  43. .  A cet égard, la Cour observe que la condamnation du requérant était fondée sur l’article 215 du code pénal. L’ingérence en cause peut donc être considérée comme « prévue par la loi ». Elle poursuivait en outre un but légitime au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la sécurité nationale, l’intégrité territoriale et la préservation de l’ordre public. Reste donc à examiner si elle était « nécessaire dans une société démocratique ».

  44. .  Sur ce point, la Cour se réfère aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 10 (voir, entre autres, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999-I, Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, § 64, CEDH 1999-VI, et Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 43, CEDH 1999-VIII).

  45. .  Elle rappelle ainsi que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, et l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, la liberté d’expression vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture, sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ».

  46. .  La Cour rappelle également que l’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». De manière générale, la « nécessité » d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver établie de façon convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe pareille nécessité susceptible de justifier cette ingérence et, à cette fin, celles-ci jouissent d’une certaine marge d’appréciation, qui n’est toutefois pas illimitée et qui va de pair avec un contrôle de la Cour portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent.

  47. .  La Cour réaffirme que, lorsqu’elle exerce ce contrôle, elle n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais de vérifier, en dernier lieu, si leurs décisions, donc « la restriction » ou « la sanction » constitutive de l’ingérence, se concilient avec la liberté d’expression que protège l’article 10. Pour ce faire, elle doit considérer l’ingérence en cause à la lumière de l’ensemble de l’affaire (voir, entre autres, Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 46, série A no 103, et Rizos et Daskas c. Grèce, no 65545/01, § 44, 27 mai 2004), y compris la teneur des propos reprochés au requérant et le contexte dans lequel ceux-ci ont été prononcés.

  48. .  En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, parmi beaucoup d’autres, Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1997-VII).

  49. .  A la lecture de la motivation retenue par la cour d’assises, la Cour observe que les propos incriminés ne relevaient pas de la propagande en faveur d’une organisation terroriste (paragraphe 19 ci-dessus). Elle estime en outre que le discours du requérant n’exhortait ni à l’usage de la violence, ni à la résistance armée, ni au soulèvement, et qu’il ne s’agissait pas d’un discours de haine, ce qui est, aux yeux de la Cour, l’élément essentiel à prendre en considération (voir, a contrario, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 62, CEDH 1999-IV, et Gerger c. Turquie [GC], précité, § 50).

  50. .  Quant à la circonstance selon laquelle des slogans de soutien à Abdullah Öcalan ont été scandés pendant que le requérant prononçait son discours, la Cour observe, au vu du procès-verbal de transcription de l’enregistrement vidéo de ce rassemblement, que le requérant n’a en rien été à l’origine de ces slogans et qu’il n’a pas incité la foule à les scander. Elle rappelle en outre s’être déjà prononcée sur des slogans similaires et avoir estimé que ces derniers n’étaient pas de nature à avoir un impact sur la sécurité nationale ou l’ordre public (Kılıç et Eren c. Turquie, no 43807/07, §§ 29-30, 29 novembre 2011).

  51. .  En conséquence, la Cour estime que les motifs retenus en droit interne pour justifier la condamnation du requérant ne peuvent être considérés comme suffisants pour justifier l’ingérence commise dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression (voir, pour une approche similaire, Kılıç et Eren, précité, §§ 29-31, et Gül et autres c. Turquie, n4870/02, § 42, 8 juin 2010).

  52. .  Partant, la Cour considère que, dans les circonstances de la présente affaire, l’ingérence en question n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ». Elle conclut donc à la violation de l’article 10 de la Convention.
  53. II.  SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 2 DU PROTOCOLE ADDITIONNEL No 7


  54. .  Le requérant se plaint également du caractère définitif du jugement prononcé à son égard et de l’impossibilité de former un recours contre celui-ci. Il invoque l’article 2 du Protocole additionnel no 7 à la Convention.

  55. .  La Cour rappelle que la Turquie n’a pas adhéré à ce Protocole et qu’en conséquence les dispositions de celui-ci ne s’appliquent pas. Il s’ensuit que ce grief est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4 de la Convention.
  56. III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    47.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage


  57. .  Le requérant réclame 2 191,30 livres turques (TRY) pour un préjudice matériel correspondant au montant de l’amende (2 000 TRY [1]) qu’il a acquittée et aux frais de procédure devant les juridictions internes (191,30 TRY). Il soumet à titre de justificatif un document de la direction des impôts établissant le paiement de l’amende. Il réclame également 10 000 TRY [2] pour préjudice moral.

  58. .  Le Gouvernement conteste ces prétentions.

  59. .  La Cour accorde au requérant la somme de 860 euros (EUR) au titre du préjudice matériel subi correspondant au montant de l’amende acquittée. Elle considère en outre qu’il y a lieu d’octroyer à l’intéressé 4 000 EUR au titre du préjudice moral.
  60. B.  Frais et dépens


  61. .  Le requérant demande également 1 000 TRY [3] pour les honoraires d’avocats engagés devant les juridictions internes et 3 737 TRY [4] pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Il soumet à titre de justificatif un barème des honoraires d’avocats ainsi qu’une facture portant sur des frais de traduction.

  62. .  Le Gouvernement conteste ces prétentions.

  63. .  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 500 EUR pour la procédure devant la Cour et l’accorde au requérant.
  64. C.  Intérêts moratoires


  65. .  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
  66. PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la Requête recevable quant au grief tiré de l’article 10 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

     

    3.  Dit,

    a)  que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques, au taux applicable à la date du règlement :

    i.  860 EUR (huit cent soixante euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel ;

    ii.  4 000 EUR (quatre mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

    iii.  500 EUR (cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 octobre 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

    Stanley Naismith Guido Raimondi
    Greffier Président



    [1].  Environ 860 EUR.

    [2].  Environ 4 316 EUR.

    [3].  Environ 431 EUR.

    [4].  Environ 1 613 EUR.


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