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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> SILAHYÜREKLI v. TURKEY - 16150/06 - Chamber Judgment (French Text) [2013] ECHR 1185 (26 November 2013) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2013/1185.html Cite as: [2013] ECHR 1185 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE SİLAHYÜREKLİ c. TURQUIE
(Requête no 16150/06)
ARRÊT
STRASBOURG
26 novembre 2013
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Silahyürekli c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Peer Lorenzen,
Dragoljub Popović,
Nebojša Vučinić,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Egidijus Kūris, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 novembre 2013,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une Requête (no 16150/06) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Ahmet Emin Silahyürekli (« le requérant »), a saisi la Cour le 17 avril 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me B. Baysal, avocate à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le 30 août 2010, la Requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1957 et réside à Nişantaşı (Istanbul). L’objet du différend dont est issue la présente affaire est un terrain d’une superficie d’environ 15 hectares, situé sur l’île d’Aşırlı et couvrant la moitié de cette île, correspondant au lot 109 parcelle 1. L’autre partie de l’île appartient au domaine public.
5. Par un jugement du 7 octobre 1942, le tribunal d’instance de Kaş considéra que S.K. avait acquis, par voie de prescription acquisitive en application de l’article 639 du code civil ancien, la propriété du terrain objet de la présente affaire et ordonna son inscription dans le registre foncier au nom de l’intéressé.
6. Le 13 octobre 1988, la commission de protection de la culture et des ressources naturelles d’Antalya décida de classer ce terrain en site archéologique et naturel de première catégorie.
7. Des travaux de cadastre réalisés le 22 février 1999 confirmèrent le titre de propriété relatif au terrain en question.
8. Le 8 novembre 2002, le requérant acheta le terrain et le fit inscrire à son nom dans le registre foncier. Lors de l’acquisition, il était au fait du classement de ce terrain en site archéologique et naturel, dans la mesure où une mention en ce sens figurait sur le registre foncier.
9. Le 3 avril 2003, le Trésor saisit le tribunal de grande instance de Kale d’une action en annulation du titre de propriété du requérant et demanda l’inscription du bien à son nom dans le registre foncier. Il affirma que le requérant avait acquis la propriété du bien litigieux lors des travaux de cadastre et argua que selon l’article 11 de la loi sur la protection du patrimoine culturel et naturel, le terrain litigieux ne pouvait faire l’objet d’aucune prescription acquisitive.
10. En réponse, le requérant fit remarquer qu’il n’avait pas acquis la propriété du terrain litigieux par voie de prescription acquisitive, mais qu’il l’avait acheté, et précisa qu’il était le dixième propriétaire de ce terrain depuis le propriétaire initial, S.K.
11. Le 10 juin 2004, le tribunal fit droit à la demande du Trésor et annula le titre de propriété du requérant. Il estima que le jugement du 7 octobre 1942 n’était pas juridiquement valide dans la mesure où, d’une part, l’action en prescription acquisitive avait été introduite sans partie adverse et sans que l’administration concernée ait été partie à la procédure et où, d’autre part, le jugement en question n’avait pas fait l’objet d’un pourvoi en cassation. Il en conclut que le titre de propriété relatif à ce terrain reposait sur une décision de justice rendue au terme d’une procédure ne remplissant pas les conditions de validité posées par la loi et que par conséquent l’inscription au registre ne liait pas le Trésor.
A la lumière des expertises ordonnées par lui, le tribunal retint qu’une partie couvrant 12 254,45 m² du terrain litigieux faisait partie du domaine public littoral et que le reste du terrain était un site naturel et archéologique de première catégorie (58 322,65 m² en site archéologique et 74 503,16 m² en site naturel).
12. Le 5 avril 2005, la Cour de cassation confirma ce jugement et le 17 octobre 2005, elle rejeta la demande de rectification de l’arrêt.
13. Le 29 septembre 2009, le Trésor demanda la rectification d’une erreur matérielle dans le jugement du 10 juin 2004 quant aux superficies.
14. Le tribunal de grande instance de Demre fit droit à cette demande ; la superficie de la partie classée en site naturel fut rectifiée à 79 309,73 m² et celle du domaine public littoral à 12 368,50 m². Le requérant fit appel contre ce jugement.
15. Le propriétaire précédent du terrain avait entrepris un projet de création de musée naturel sur l’île et entamé les démarches administratives en ce sens. Les autorités avaient formulé un avis favorable à ce projet.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
16. L’article 11 de la loi relative à la protection du patrimoine culturel et naturel (loi no 2863 du 21 juillet 1983) dispose que les lieux classés comme patrimoine culturel et naturel ne peuvent faire l’objet d’une acquisition par voie de possession.
17. L’article 43 de la Constitution est ainsi libellé en sa partie pertinente :
« Les côtes sont la propriété de l’Etat et relèvent de sa juridiction. (...) »
18. L’article 639 du code civil ancien - en vigueur en 1942 - énonçait les conditions de la prescription acquisitive (vingt ans de possession continue et paisible). Selon cette disposition, l’action tendant à faire constater la prescription acquisitive devait être introduite contre le Trésor et l’administration concernée.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
19. Le requérant allègue que l’annulation de son titre de propriété a porté atteinte à son droit au respect de ses biens tel que prévu par l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé en sa partie pertinente :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. »
20. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
21. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter la Requête pour non-épuisement des voies de recours internes. D’après lui, le requérant pouvait intenter un recours en indemnisation sur le fondement de l’article 13 du code de procédure administrative.
22. Le requérant conteste l’efficacité de ce recours. Il fait remarquer qu’il a déjà présenté devant les juridictions judiciaires toutes ses allégations quant à l’illégalité de l’annulation de son titre de propriété. Selon lui, une nouvelle procédure devant les juridictions administratives serait inutile.
23. La Cour observe que l’exception soulevée par le Gouvernement porte sur une voie d’indemnisation permettant de demander la réparation d’un préjudice résultant d’un acte de l’administration. Or l’objet de ce recours ne coïncide pas avec celui de la plainte formulée par la partie requérante, qui soulève la question - plus générale - de la légalité de l’ingérence dans son droit au respect de ses biens (voir, en ce sens, Sarıca et Dilaver c. Turquie, no 11765/05, § 34, 27 mai 2010). En outre, le Gouvernement est resté en défaut d’établir l’effectivité de ce recours ; il n’a produit aucun exemple de décision relative à l’octroi d’une indemnité, sur le fondement de cette disposition, à une personne se trouvant dans la situation du requérant. Dès lors, la Cour considère que l’exception du Gouvernement ne saurait être retenue.
24. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
25. Le requérant fait valoir qu’il est le dixième propriétaire successif du terrain litigieux et affirme qu’on ne peut lui reprocher de ne pas avoir été au fait des irrégularités frappant le jugement du 7 octobre 1942. Il expose qu’il ne peut être tenu responsable des défaillances des services de l’Etat.
26. Le requérant explique qu’il n’a jamais eu l’intention d’édifier un complexe touristique. Au contraire, il avait pour objectif de mettre en œuvre un projet préparé par le précédent propriétaire, relatif à la création d’un musée de protection du patrimoine naturel, projet qui a été encouragé et validé par les pouvoirs publics.
27. Le requérant soutient que l’ingérence dans son droit ne répond pas à une exigence d’intérêt public et affirme avoir été victime d’une expropriation de facto, visant à empêcher la création d’un musée de sauvegarde de la nature.
28. Le Gouvernement soutient que le tribunal d’instance de Kaş a rendu sa décision du 7 octobre 1942 en méconnaissance de la législation en vigueur à l’époque, à savoir l’article 641 du code civil et l’article 4 de la loi sur les œuvres antiques de 1906 (Asar-ı Atika Nizamnamesi), dont il résultait que le terrain en question relevait de la propriété de l’Etat. Il ajoute que la décision du tribunal d’instance de Kaş ne remplissait pas non plus les exigences procédurales. Il fait observer que l’administration concernée n’avait pas été invitée à devenir partie à la procédure et que la décision est devenue définitive sans avoir fait l’objet d’un pourvoi en cassation. Dès lors, il estime que la décision qui constitue le fondement du titre de propriété est nulle et non avenue.
29. Le Gouvernement fait remarquer que selon l’article 12 de la loi sur le cadastre, le Trésor peut demander, dans un délai de dix ans suivant la réalisation des travaux de cadastre, l’annulation d’un titre de propriété et demander l’inscription du bien à son nom. Les travaux de cadastre ayant été réalisés en 1999, le Trésor a bien agi dans le délai de dix ans qui lui était ouvert par la loi, puisqu’il a introduit son action en 2004.
30. Le Gouvernement rappelle qu’en 1988, le terrain a été classé site archéologique et naturel de première catégorie par la commission de protection de la culture et des ressources naturelles d’Antalya et soutient que selon l’article 63 de la Constitution, l’Etat a l’obligation de préserver son patrimoine historique, culturel et naturel.
31. Il affirme que le titre de propriété du requérant est nul et non avenu. L’inscription du terrain litigieux au nom de l’Etat est pleinement conforme aux dispositions pertinentes de la Constitution et de la loi no 2863 (loi relative à la protection du patrimoine culturel et naturel) et de la loi no 3402 (loi sur le cadastre). Il ajoute que l’annulation du titre de propriété n’a pas fait peser une charge excessive sur le requérant, dans la mesure où celui-ci connaissait le statut juridique du terrain litigieux lors de son acquisition. Il précise que le terrain en question avait été classé en site naturel et archéologique de première catégorie avant que le requérant achète le terrain en question. A ce titre, l’usage de ce terrain était déjà réglementé par l’Etat et soumis à des autorisations. Dans la mesure où le requérant projetait d’utiliser le terrain à des fins touristiques et où il devait de toute manière demander des autorisations, le Gouvernement est d’avis que l’annulation du titre n’a pas fait peser une charge excessive sur le requérant.
32. Le Gouvernement se réfère aux décisions Perinelli et autres c. Italie (no 7718/03, 26 juin 2007) ; et Longobardi et autres c. Italie (no 7670/03, 26 juin 2007), relatives à la protection de sites archéologiques. Il soutient que la nécessité de protéger le patrimoine archéologique représente une exigence fondamentale, et ce particulièrement dans un pays accueillant une partie considérable du patrimoine archéologique mondial.
2. Appréciation de la Cour
33. La Cour note d’abord que le requérant ne se plaint pas du classement du terrain litigieux en site archéologique et naturel ainsi que des restrictions pouvant en résulter pour son droit de propriété, mais uniquement de l’annulation de son titre de propriété. A cet égard, la Cour estime que le requérant disposait d’un droit protégé par l’article 1 du Protocole no 1 dans la mesure où il était titulaire, jusqu’à son annulation, d’un titre de propriété parfaitement valide. La Cour considère que l’annulation du titre de propriété du requérant constitue une ingérence dans son droit au respect de ses biens, laquelle s’analyse en une « privation » de propriété au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 77, CEDH 1999-VII).
34. Elle observe que le terrain litigieux est classé en site naturel et archéologique. Cependant, au cours de la procédure devant le tribunal de grande instance de Kale, il a en outre été constaté qu’une partie de ce terrain faisait partie du domaine public littoral et le titre de propriété correspondant à cette partie a été annulé pour cette raison. Le domaine public littoral étant soumis à un régime juridique différent, la Cour estime nécessaire de l’examiner séparément du reste du terrain.
a) La partie du terrain classée en site naturel et archéologique
35. L’article 1 du Protocole no 1 exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. La prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999-II). Le principe de légalité présuppose l’existence de normes de droit interne suffisamment accessibles, précises et prévisibles (Hentrich c. France, 22 septembre 1994, § 42, série A no 296-A, Lithgow et autres c. Royaume-Uni, 8 juillet 1986, § 110, série A no 102, et Fener Rum Erkek Lisesi Vakfı c. Turquie, no 34478/97, § 50, 9 janvier 2007).
36. La Cour observe que le tribunal de grande instance de Kale a annulé le titre de propriété du requérant après avoir conclu que le jugement rendu le 7 octobre 1942 par le tribunal d’instance de Kaş n’était pas juridiquement valide. Pour cela, le tribunal de grande instance a relevé, d’une part, que l’action avait alors été introduite sans qu’aucune partie à la procédure ne fût désignée ni invitée par la suite à participer à la procédure ; et, d’autre part, que le jugement en question n’avait pas fait l’objet d’un pourvoi en cassation. Le tribunal en a conclu que le titre de propriété relatif à ce terrain reposait sur une décision de justice rendue au terme d’une procédure ne remplissant pas les conditions de validité posées par la loi. Il a estimé qu’une telle décision et l’inscription consécutive au registre foncier ne liaient pas le Trésor.
37. La Cour note que dans son jugement du 7 octobre 1942 le tribunal d’instance de Kas jugea que S.K. avait acquis par voie de prescription, en application de l’article 639 de l’ancien code civil, la propriété du terrain litigieux. Or selon cette disposition, l’action en prescription acquisitive devait être introduite contre le Trésor et l’administration concernée. C’est le non-respect de cette dernière exigence procédurale qui a conduit le tribunal de grande instance de Kale à conclure à l’invalidité du jugement de 1942. Le Gouvernement allègue aussi la méconnaissance des normes de fond, alors que la décision relative à l’annulation du titre de propriété n’en fait pas mention.
38. La Cour note que le requérant avait acheté ce bien en 2002 et l’avait alors fait inscrire à son nom sur le registre foncier. Selon ses explications, non contestées par le Gouvernement, il était le dixième propriétaire de ce terrain. Entre le propriétaire initial et le requérant, le bien est donc devenu successivement la propriété de différentes personnes. Il ne ressort aucunement du dossier que les propriétaires successifs de ce terrain se sont vu contester leur titre de propriété.
39. Pour la Cour, il ne fait aucun doute qu’au moment de son acquisition en 2002, le requérant avait la certitude que cette transaction était conforme au droit turc. En effet, la régularité de l’inscription au registre foncier et la validité du titre de propriété ne prêtaient pas à controverse au regard du droit interne. Le requérant pouvait légitimement se croire en situation de « sécurité juridique » quant à la validité de son titre de propriété, jusqu’à son annulation par le tribunal de grande instance de Kale. Le registre foncier ne contenait aucune indication quant à l’invalidité du jugement de 1942 ni aucune autre mention permettant de douter de la validité du droit de propriété relatif à ce terrain. Quant au classement du terrain en site naturel et archéologique, qui en revanche était connu du requérant, il ne constituait pas un empêchement à l’acquisition du terrain par voie d’achat. La Cour note en outre que la bonne foi du requérant quant à l’acquisition du bien en question n’a été contestée ni au niveau national ni devant elle.
40. Par conséquent, on ne saurait considérer que l’annulation du titre de propriété du requérant à la suite de l’invalidation du jugement du 7 octobre 1942, plus de soixante ans après, était prévisible. En effet, le requérant ne pouvait raisonnablement prévoir que son titre de propriété serait annulé par le biais d’une remise en cause du jugement ayant servi de fondement à la constitution du titre de propriété initial.
41. La Cour note en outre que l’ingérence dans le droit de propriété du requérant ne peut reposer sur la loi no 2863 et la loi no 3402 comme le prétend le Gouvernement.
42. S’agissant d’abord de la loi no 2863 (loi relative à la protection du patrimoine culturel et naturel) qui était en vigueur lorsque le requérant acheta le bien, la Cour observe que l’article 11 de cette loi n’interdit que l’acquisition de la propriété des lieux classés en patrimoine culturel et naturel par la voie de la prescription acquisitive. Or cette interdiction n’est pas pertinente dans le chef du requérant, puisqu’il est devenu propriétaire de ce terrain en l’achetant. La Cour relève également que cette même loi donne à l’Etat la possibilité d’exproprier les lieux classés au titre de la protection du patrimoine culturel et naturel et appartenant à des personnes privées. Dans le cas du requérant, les pouvoirs publics n’ont pas utilisé cette voie.
43. Quant à la loi no 3402 (loi sur le cadastre), la Cour note que le Gouvernement évoque des travaux de cadastre réalisés en 1999 sans apporter plus de précisions sur ce point ou produire des documents relatifs à ces travaux. En tout état de cause, il ressort des observations du Gouvernement que ces travaux ont alors confirmé le titre de propriété existant et ne remettait aucunement en question la validité du jugement du 7 octobre 1942.
44. Enfin, la Cour note que la présente affaire diffère sensiblement de la matière des décisions citées par le Gouvernement. Dans les affaires en question, les terrains des requérants avaient été frappés d’une interdiction de construire, mesure qui s’analyse en une réglementation de l’usage des biens, tandis que dans la présente affaire, le titre de propriété du requérant a purement et simplement été annulé, ce qui s’analyse en une privation du droit de propriété. Aussi, les affaires citées par le Gouvernement ne sauraient être pertinentes dans l’examen de la présente affaire.
45. A la lumière de ces considérations, la Cour estime que l’ingérence litigieuse n’est pas compatible avec le principe de légalité et qu’elle a donc méconnu le droit du requérant au respect de ses biens.
46. Il y a eu donc violation de l’article 1 du Protocole no 1 sur ce point.
b) La partie du terrain faisant partie du domaine public littoral
47. Ici la Cour estime que l’ingérence dans le droit du requérant au respect de ses biens avait une base légale - l’article 43 de la Constitution - et poursuivait un but légitime qui était dans l’intérêt général : protéger le littoral et permettre le libre accès au rivage (N.A. et autres c. Turquie, no 37451/97, § 40, CEDH 2005-X).
48. La Cour rappelle qu’une mesure d’ingérence dans le droit au respect des biens doit en outre ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par une mesure privant une personne de sa propriété (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 93, CEDH 2006-V). Afin de déterminer si la mesure litigieuse respecte le juste équilibre voulu et, notamment, si elle ne fait pas peser sur le requérant une charge disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités d’indemnisation prévues par la législation interne. A cet égard, la Cour rappelle qu’elle a déjà examiné un grief identique à celui du requérant et conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 (N.A. et autres, précité, §§ 41-43). En effet, elle a dit que, sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive, et qu’une absence totale d’indemnisation ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 que dans des circonstances exceptionnelles.
49. La Cour constate qu’en l’espèce le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument convaincant pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. Le requérant n’a reçu aucune indemnisation à la suite de l’annulation de son titre de propriété. Or l’examen du dossier ne révèle aucune circonstance exceptionnelle pour justifier l’absence totale d’indemnisation.
50. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
51. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
52. Il demande la restitution de son terrain en vue d’y réaliser son projet d’ouverture d’un musée de sauvegarde de la nature. Il indique qu’il a fait réaliser sur l’île le branchement de l’eau courante et de l’électricité à ses frais, qu’il planté des arbres et qu’il a introduit des animaux sauvages.
A défaut de restitution, il réclame 20 millions d’euros (EUR).
53. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
54. Dans les circonstances de la présente affaire, la Cour estime que la question de l’application de l’article 41 ne se trouve pas en état, de sorte qu’il convient de la réserver en tenant compte de l’éventualité d’un accord entre l’Etat défendeur et le requérant.
PAR CES MOTIFS, LA COUR À L’UNANIMITÉ
1. Déclare la Requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;
3. Dit que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état ;
en conséquence,
a) la réserve en entier ;
b) invite le Gouvernement et le requérant à lui adresser par écrit, dans le délai de six mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, leurs observations sur cette question et, notamment, à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;
c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président de la chambre le soin de la fixer au besoin.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 26 novembre 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley Naismith Guido Raimondi
Greffier Président