En l’affaire Rubortone c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième
section), siégeant en un comité composé de :
Dragoljub Popović, président,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15
janvier 2013,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette
date :
PROCÉDURE
. A l’origine de
l’affaire se trouve une Requête (no 24891/03) dirigée contre la
République italienne et dont un ressortissant de cet État, M. Giuseppe
Rubortone (« le requérant »), a saisi la Cour le 3 février 2000 en
vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et
des libertés fondamentales (« la Convention »).
. Le requérant a
été représenté par Me L. Crisci, avocat à Bénévent. Le
gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son
agent, Mme E. Spatafora et M. N. Lettieri, coagent.
. Le 23 juin
2006, la Requête a été communiquée au Gouvernement.
. En application
du Protocole no 14, la Requête a été attribuée à un Comité.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
. Le requérant
est né en 1936 et réside à Castelpagano.
. Les faits de
la cause, tels que exposés par le requérant peuvent se résumer comme suit.
. Le requérant
était propriétaire d’un terrain sis à Castelpagano et
enregistré au cadastre, feuille 30, parcelle 356.
. Par un arrêté du 6 septembre 1989, la
communauté (comunità montana)
d’Alto Tammaro approuva le projet de construction d’une route sur ce terrain.
. Le 23 octobre 1989, une partie du terrain du
requérant fut matériellement occupée.
. Par un arrêté du 10 mai 1990, la municipalité
de Castelpagano autorisa la communauté d’Alto Tammaro à occuper d’urgence le
terrain du requérant en vue de son expropriation, afin de procéder à la
construction de la route.
. Par un arrêté du 27 juin 1995, l’administration
décréta l’expropriation formelle de la partie du terrain qui avait été occupée.
1. La procédure
principale
. Entre-temps, par un acte d’assignation notifié
le 11 septembre 1992, le requérant avait introduit une action en
dommages-intérêts à l’encontre de la communauté d’Alto Tammaro devant le
tribunal de Bénévent. Il faisait valoir que l’occupation du terrain était
illégale dès le début au motif que celle-ci s’était produite avant l’adoption
de l’arrêté qui l’autorisait. A la lumière de ces considérations, il demandait
notamment un dédommagement pour la perte de la partie du terrain qui avait été
occupée, ainsi qu’une indemnité pour la perte de valeur de la partie restante
du terrain et une indemnité pour la destruction au cours des travaux des
cultures existant sur le terrain.
. Au cours du procès, une expertise fut déposée
au greffe. Selon l’expert, la partie du terrain qui avait été occupée avait
une extension globale de 1 622 mètres carrés et sa valeur vénale en 1989
était de 5 200 ITL le mètre carré, 2,69 EUR environ.
. Par un jugement déposé au greffe le 8 avril
2003, le tribunal de Bénévent rejeta la demande du requérant, au motif que ce
dernier ne s’était pas opposé à l’occupation de son terrain de la part de l’administration.
. Par un acte notifié le 13 octobre 2003, le
requérant interjeta appel de ce jugement devant la cour d’appel de Naples,
faisant valoir qu’il avait été privé du terrain en vertu du principe de l’expropriation
indirecte et demandant par conséquent un dédommagement pour la perte de son
bien.
. Par un arrêt déposé au greffe le 17 mai 2005,
la cour d’appel déclara que le requérant n’avait conclu avec l’administration
aucun acte de cession et qu’il avait été privé de la partie du terrain qui
avait été occupée en raison de sa transformation irréversible, en vertu du
principe de l’expropriation indirecte. Par conséquent, le décret d’expropriation
du 27 juin 1995 était tardif.
. A la lumière de ces considérations, la cour d’appel
condamna la communauté d’Alto Tammaro à verser au requérant un dédommagement de
4 363,18 EUR, correspondant à la valeur vénale du terrain exproprié, ainsi
que 954 EUR pour la perte de valeur de la partie restante du terrain. La cour d’appel
accorda au requérant la somme globale réévaluée de 7 830 EUR, plus
intérêts à partir du 23 octobre 1991, date de la transformation irréversible du
terrain. En outre, le tribunal condamna la communauté d’Alto Tammaro à verser
au requérant la somme de 129,76 EUR, plus intérêts, à titre d’indemnité d’occupation.
La cour d’appel condamna ainsi la communauté d’Alto Tammaro à verser au
requérant 16 431,28 EUR pour le frais de procédure engagés devant le
tribunal de Bénévent et devant la cour d’appel.
. Il ressort du dossier que cet arrêt a acquis
force de chose jugée au plus tôt le 17 mai 2006.
2. La procédure
« Pinto »
. Par un recours déposé au greffe le 17 avril
2002, le requérant saisit la cour d’appel de Rome au sens de la loi no 89
du 24 mars 2001, dite « loi Pinto », afin de se
plaindre de la durée de la procédure devant le tribunal de Bénévent décrite
ci-dessus. Il demanda à la cour d’appel de dire qu’il y avait eu une violation
de l’article 6 § 1 de la Convention et de condamner l’État italien au versement
de 18 550 EUR au titre de dédommagement des préjudices matériels et moraux
subis.
. Par une décision déposée au greffe le 16 mai
2003, la cour d’appel constata le dépassement d’une durée raisonnable. Elle
rejeta la demande relative au dommage matériel au motif que celle-ci n’était
pas étayée, accorda 1 250 EUR comme réparation du dommage moral et 650 EUR pour
frais et dépens en ce qui concerne la procédure interne.
. Il ressort du dossier que cette décision fut
notifiée à l’administration le 27 août 2003 et acquit force de chose jugée
le 19 novembre 2003.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE
INTERNES PERTINENTS
. Le droit
interne pertinent relatif à l’expropriation indirecte se trouve décrit dans l’arrêt
Guiso-Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 58858/00,
22 décembre 2009.
. Le droit et
la pratique internes pertinents relatifs à la loi no 89 du
24 mars 2001, dite « loi Pinto » sont décrits dans l’arrêt Cocchiarella c. Italie
([GC], no 64886/01, §§ 23-31).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
1 DU PROTOCOLE No 1 DE LA CONVENTION
. Le requérant allègue
qu’il a été privé de son terrain de manière incompatible avec l’article 1 du
Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit
au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause
d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes
généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas
atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils
jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt
général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des
amendes. »
. Le
Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
. Le Gouvernement
avance que le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 n’a
pas été allégué par la partie requérante mais relevé par la Cour ex officio.
Au vu de ces considérations, il excipe de l’irrecevabilité du grief aux sens de
l’article 47 § 1 de la Convention.
. La Cour
rappelle tout d’abord que, maîtresse de la
qualification juridique des faits de la cause, elle n’est pas liée par
celle que leur attribuent les requérants ou les
gouvernements (Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 54, 17 septembre 2009). En
tout état de cause, la Cour relève qu’en l’espèce, le requérant se plaignait
dans son formulaire de Requête de la violation de son droit de propriété en
raison de l’expropriation indirecte et qu’il a soulevé explicitement le grief
tiré de l’article 1 du Protocole no 1 de la Convention. Il s’ensuit
que cette exception ne saurait donc être retenue.
. Le
Gouvernement avance que le requérant n’est plus « victime » de la
violation alléguée puisqu’il a obtenu du tribunal de Bénévent un dédommagement
correspondant à la valeur vénale du terrain exproprié.
. Le requérant
demande le rejet de cette exception.
. La Cour rappelle
que l’existence d’un manquement aux exigences de la Convention se conçoit même
en l’absence de préjudice ; celui-ci ne joue un rôle que sur le terrain de l’article
41. Partant, une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit pas en
principe à lui retirer la qualité de «victime » que si les autorités nationales
ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la
Convention (voir Guerrera et Fusco c. Italie, no 40601/98, § 53, 3 avril 2003 ; Amuur c. France du 25 juin 1996, Recueil
1996-III, p. 846, § 36). Il s’ensuit que cette exception ne saurait être
retenue.
. La Cour
constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35
§ 3 (a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à
aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
. Le requérant rappelle
qu’il a été privé de son bien en vertu du principe de l’expropriation
indirecte, un mécanisme qui permet à l’autorité publique d’acquérir un bien en
toute illégalité, ce qui n’est pas admissible dans un État de droit.
. Selon le
Gouvernement, en dépit de l’absence d’un arrêté légitime d’expropriation et de
la transformation du terrain de manière irréversible par la construction d’un
ouvrage d’utilité publique, rendant sa restitution impossible, l’occupation
litigieuse a été faite dans le cadre d’une procédure administrative reposant
sur une déclaration d’utilité publique. En l’espèce, le Gouvernement fait
valoir que le requérant a obtenu du tribunal un
dédommagement égal à la valeur vénale du terrain au moment de sa transformation
irréversible.
. La Cour note
tout d’abord que les parties s’accordent pour dire qu’il y a eu
« privation de la propriété ».
. La Cour
renvoie à sa jurisprudence en matière d’expropriation indirecte
(voir, parmi d’autres, Belvedere Alberghiera
S.r.l. c. Italie, no 31524/96, CEDH 2000-VI ; Scordino c. Italie (no 3), no
43662/98, 17 mai 2005 ; Velocci c. Italie, no 1717/03, 18 mars 2008) pour la
récapitulation des principes pertinents et pour un aperçu de sa jurisprudence
dans la matière.
. Dans la
présente affaire, la Cour relève qu’en appliquant le principe de l’expropriation indirecte, les juridictions
internes ont considéré le requérant privé de son bien à
compter de la date de la réalisation de l’ouvrage public,
à savoir le 23 octobre 1991. Or, en l’absence d’un acte formel d’expropriation,
la Cour estime que cette situation ne saurait être considérée comme
« prévisible », puisque ce n’est que par la décision judiciaire
définitive que l’on peut considérer le principe de l’expropriation
indirecte comme ayant effectivement été appliqué et que l’acquisition
du terrain par les pouvoirs publics a été consacrée. Par conséquent, le
requérant n’a eu la « sécurité juridique » concernant la privation du
terrain qu’au plus tôt le 17 mai 2006, date à laquelle l’arrêt de la cour d’appel
de Naples est devenu définitif.
. La Cour
estime que l’ingérence litigieuse n’est pas compatible avec le principe de
légalité et qu’elle a donc enfreint le droit au respect des biens des requérants
entraînant la violation de l’article 1 du Protocole no 1.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
6 § 1 DE LA CONVENTION
. Le requérant se
plaint de l’excessive durée de la procédure civile ainsi que de l’insuffisance
du redressement obtenu dans le cadre du recours « Pinto ».
. Les
dispositions pertinentes de l’article 6 § 1 sont ainsi libellés :
« Toute personne a droit à ce que sa cause
soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui
décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère
civil (...) »
. Le
Gouvernement conteste cette thèse.
A. Sur
la recevabilité
1. Non-épuisement des voies de recours
internes
. Le
Gouvernement soulève une exception de non-épuisement des voies de recours
internes sous un double aspect. Tout d’abord, il affirme que la Cour aurait
suspendu l’examen de la Requête et cela aurait permis au requérant de se prévaloir
du remède introduit par la loi « Pinto », entre-temps entrée en
vigueur, créant ainsi une disparité de traitement par rapport à d’autre
Requêtes introduites avant l’adoption de ladite loi et rejetées par la Cour
pour non-épuisement des voies de recours internes, au motif que les requérantes
n’avaient pas usé du recours « Pinto » (inter alia, Brusco
c. Italie (déc.), no 69789/01). En deuxième lieu, le
Gouvernement affirme que la condition de l’épuisement de voies de recours
internes n’aurait pas été satisfaite du fait que le requérant ne s’est pas
pourvu en cassation contre la décision de la cour d’appel de Rome.
. S’agissant du premier volet de l’exception du Gouvernement,
la Cour observe que, contrairement à l’affaire Brusco, où le requérant
avait indiqué qu’il ne souhaitait pas se prévaloir du remède offert par la loi
« Pinto » et avait invité la Cour à enregistrer sa Requête, le
requérant, en l’espèce, a communiqué à la Cour son intention d’introduire le
recours « Pinto », ce qu’il a fait ensuite sans renoncer à sa
Requête. Les voies de recours ayant été épuisées (voir Di Matteo et autres
c. Italie, nos 7603/03,
7610/03, 7614/03 et 7616/03, § 12, 21 décembre 2010 et Di Sante c. Italie
(déc.), no 56079/00, 24 juin 2004), la Cour estime que ce volet de l’exception
de non-épuisement ne saurait être retenu.
. Quant au deuxième volet de l’exception, la
Cour relève que la décision de la cour d’appel de Naples est devenue définitive
le 19 novembre 2003. À la lumière de sa jurisprudence (Di Sante c.
Italie, précité), elle considère que le requérant était dispensé d’utiliser
la voie de la cassation, qui n’a acquis le degré de certitude juridique
suffisant qu’à compter du 26 janvier 2004.
. Il s’ensuit que les deux volets de l’exception
de non-épuisement du Gouvernement ne sauraient être retenus.
2. Tardivité de la Requête
. Le
Gouvernement excipe de la tardivité de la Requête dans la mesure où le
requérant aurait demandé à la Cour de reprendre l’examen de sa Requête plus de
six mois après la clôture de la procédure « Pinto » y relative. Cela entraînerait la violation d’un principe général qui
imposerait à un requérant de fournir des renseignements sur sa Requête dans un
délai d’un an à compter de la suspension.
La Cour
rappelle tout d’abord que la Requête a été introduite avant l’entrée en vigueur
de la loi « Pinto ». Le requérant ayant décidé de maintenir sa
Requête devant la Cour après la saisine de la cour d’appel « Pinto »
compétente, la date d’introduction est celle de sa Requête initiale.
. La Cour constate aussi qu’il
ressort du dossier que le requérant n’a jamais interrompu sa correspondance avec elle pour des
périodes pouvant démontrer un manque d’intérêt pour le maintien de leurs
Requêtes. Par conséquent, elle estime qu’il y a lieu de rejeter l’exception du
gouvernement.
3. Qualité de victime
. Le
Gouvernement avance que le requérant n’est plus « victime » de la
violation alléguée de l’article 6 § 1 puisqu’il a obtenu de la cour d’appel de
Rome un constat de violation ainsi qu’un redressement approprié et suffisant au
regard de l’enjeu du litige.
. Le requérant
s’oppose à l’exception du Gouvernement et fait valoir que le montant accordé
par la cour d’appel ne permet pas de considérer le redressement offert en l’occurrence
comme suffisant à réparer la violation alléguée.
. La Cour
rappelle sa jurisprudence dans l’affaire Cocchiarella c. Italie
([GC], no 64886/01, § 84) selon laquelle, dans ce genre d’affaires,
il appartient à la Cour de vérifier, d’une part, s’il y a eu reconnaissance par
les autorités, au moins en substance, d’une violation d’un droit protégé par la
Convention et, d’autre part, si le redressement peut être considéré comme
approprié et suffisant.
. La première condition,
à savoir le constat de violation par les autorités nationales, ne prête pas à
controverse puisque la cour d’appel de Rome l’a expressément constaté.
. Quant à la
seconde condition, la Cour rappelle les caractéristiques que doit avoir un
recours interne pour apporter un redressement approprié et suffisant; il s’agit
tout particulièrement du fait que pour évaluer le montant de l’indemnisation
allouée par la cour d’appel, la Cour examine, sur la base des éléments dont
elle dispose, ce qu’elle aurait accordé dans la même situation pour la période
prise en considération par la juridiction interne (Cocchiarella c. Italie,
précité, §§ 86-107).
. La Cour
estime que, en se bornant à octroyer une somme de 1 250 EUR au
requérant pour le dommage moral, la cour d’appel de Rome n’a pas réparé la
violation en cause de manière appropriée et suffisante. Se référant aux
principes qui se dégagent de sa jurisprudence (voir, entre autres Cocchiarella
c. Italie, précité, §§ 69-98), la Cour relève en effet que la somme en
question ne représente guère plus de 10% du montant qu’elle octroie
généralement dans des affaires similaires dirigés contre l’Italie.
. Au vu de ce
qui précède et eu égard aux insuffisances du redressement opéré, la Cour
considère que le requérant peut toujours se prétendre « victime » au
sens de l’article 34 de la Convention.
. La Cour
constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35
§ 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité.
Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
. La Cour
constate que la procédure principale, qui a débuté le 12 septembre 1992,
était encore pendante en première instance le 27 mars 2003, lorsque
la cour d’appel « Pinto » s’est prononcée.
. La Cour
relève que la cour d’appel de Rome a évalué la durée de la procédure à la date
de sa décision, à savoir le 27 mars 2003. La procédure interne s’étant achevée
le 17 mai 2005, une période d’environ deux ans n’a pas pu être prise en
considération par la cour d’appel.
. La Cour relève qu’en ce qui concerne la phase postérieure à
la date de la décision de la cour d’appel de Rome, le requérant aurait dû
épuiser à nouveau les voies de recours internes en saisissant une nouvelle fois
la cour d’appel au sens de la loi « Pinto ». Au vu de ce qui précède,
l’examen de la Cour sera limité à la durée de la procédure ayant fait l’objet d’un
examen par la cour d’appel « Pinto » (Musci c. Italie [GC], no
64699/01, § 116, CEDH 2006-V (extraits) ; Gattuso
c. Italie (déc.), no 24715/04), soit une période d’environ dix
ans et six mois pour un degré de juridiction.
. La Cour a traité à maintes reprises des Requêtes soulevant
des questions semblables à celle du cas d’espèce et a constaté une
méconnaissance de l’exigence du « délai raisonnable », compte tenu
des critères dégagés par sa jurisprudence bien établie en la matière (voir, en
premier lieu, Cocchiarella c. Italie, précité). N’apercevant rien
qui puisse mener à une conclusion différente dans la présente affaire, la Cour
estime qu’il y a également lieu de constater une violation de l’article 6 § 1.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE
41 DE LA CONVENTION
60. Aux termes de l’article 41 de la
Convention,
« Si la Cour
déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le
droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement
les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y
a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage matériel
. Les requérant
sollicite un dédommagement correspondant à la valeur vénale du terrain à la
date de l’arrêt de la Cour, estimée sur la base de la plus-value apportée au
terrain par la construction de l’ouvrage d’utilité publique. Il chiffre cette
prétention à 350 000 EUR.
. Le
Gouvernement s’oppose et fait valoir que le requérant a obtenu un dédommagement correspondant à la valeur vénale
du terrain, en conformité aux critères élaborés par la jurisprudence de la Cour.
. La Cour rappelle qu’un arrêt constatant une
violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation de mettre un terme à la
violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que
faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Iatridis c. Grèce
(satisfaction équitable) [GC], nº 31107/96, § 32, CEDH 2000-XI).
. Elle rappelle que dans l’affaire Guiso-Gallisay
c. Italie (satisfaction équitable) [GC], nº 58858/00, 22 décembre 2009, la
Grande Chambre a modifié la jurisprudence de la Cour concernant les critères d’indemnisation
dans les affaires d’expropriation indirecte. En particulier, elle a décidé d’écarter
les prétentions des requérants dans la mesure où elles sont fondées sur la
valeur des terrains à la date de l’arrêt de la Cour et de ne plus tenir compte,
pour évaluer le dommage matériel, du coût de construction des immeubles bâtis
par l’État sur les terrains.
. L’indemnisation doit donc correspondre à la
valeur pleine et entière du terrain au moment de la perte de la propriété,
telle qu’établie par l’expertise ordonnée par la juridiction compétente au
cours de la procédure interne. Ensuite, une fois que l’on aura déduit la somme
éventuellement octroyée au niveau national, ce montant doit être actualisé pour
compenser les effets de l’inflation. Il convient aussi de l’assortir d’intérêts
susceptibles de compenser, au moins en partie, le long laps de temps qui s’est
écoulé depuis la dépossession des terrains.
. La Cour observe que le requérant a reçu au
niveau national une somme correspondant à la valeur vénale du terrain,
réévaluée et assortie d’intérêts, à compter de la date de perte de la
propriété, à savoir le 23 octobre 1991 (paragraphe 17 ci-dessus).
. La Cour estime partant que l’intéressé a déjà
obtenu une somme suffisante à satisfaire les critères d’indemnisation suscités.
B. Dommage moral
. Le requérant
demande 195 000 EUR à titre de préjudice moral.
. Le
Gouvernement s’oppose à cette demande.
. La Cour estime que le sentiment d’impuissance et de
frustration face à la dépossession illégale de leur bien ainsi que l’excessive
durée de la procédure ont causé aux requérants un préjudice moral important qu’il
y a lieu de réparer de manière adéquate.
. Conformément à la jurisprudence Guiso-Gallisay
c. Italie (précité) et Cocchiarella c. Italie (précité, §§ 139-142
et 146) et, statuant en équité, la Cour alloue au requérant 6 500 EUR à titre
de préjudice moral.
C. Frais et dépens
. Le requérant
demande également le remboursement des
frais et dépens engagés devant les juridictions nationales et devant la Cour, à
hauteur de 141 355 EUR.
. Le
Gouvernement s’oppose et fait valoir que le montant réclamé est excessif.
. La Cour
rappelle que, selon sa jurisprudence, l’allocation des frais et dépens au titre
de l’article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité
et le caractère raisonnable de leur taux (Can et autres c. Turquie,
no 29189/02, du 24 janvier 2008, § 22).
. La Cour note que le requérant a déjà obtenu,
de la cour d’appel de Naples, le remboursement des frais de procédure engagés
devant les juridictions internes (paragraphe 17 ci-dessus). La Cour ne doute
pas de la nécessité d’engager des frais, mais elle trouve excessifs les
honoraires totaux revendiqués à ce titre. Elle considère dès lors qu’il y a
lieu de les rembourser en partie seulement.
. Compte tenu des circonstances de la cause, la
Cour juge raisonnable d’allouer conjointement un montant de 5 000 EUR pour l’ensemble
de frais exposés.
C. Intérêts moratoires
. La Cour juge
approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de
la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois
points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la Requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation
de l’article 1 du Protocole no 1 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation
de l’article 6 § 1 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au
requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes:
i) 6 500 EUR (six mille cinq
cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour
dommage moral;
ii) 5 000 EUR (cinq mille euros),
plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais
et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit
délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple
à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de
pourcentage ;
5. Rejette la demande de
satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit
le 5 février 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Françoise
Elens-Passos Dragoljub Popović
Greffière adjointe Président