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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> CEACHIR v. THE REPUBLIC OF MOLDOVA - 50115/06 - Chamber Judgment [2013] ECHR 1254 (10 December 2013) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2013/1254.html Cite as: [2013] ECHR 1254 |
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TROISIÈME SECTION
AFFAIRE CEACHIR c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA
(Requête no 50115/06)
ARRÊT
STRASBOURG
10 décembre 2013
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Ceachir c. République de Moldova,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Josep
Casadevall, président,
Alvina Gyulumyan,
Ján Šikuta,
Luis López Guerra,
Kristina Pardalos,
Johannes Silvis,
Valeriu Griţco, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 novembre 2013,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 50115/06) dirigée contre la République de Moldova et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Tamara Ceachir (« la requérante »), a saisi la Cour le 11 novembre 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante, qui a été admise au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représentée par Me C. Tănase, avocat à Chişinău. Le gouvernement moldave (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. L. Apostol, du ministère de la Justice.
3. La requérante reproche en particulier aux autorités moldaves d’avoir manqué à l’obligation qu’elle estime être la leur de lui offrir une protection efficace contre les mauvais traitements infligés par une tierce personne.
4. Le 18 octobre 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. La requérante est née en 1941 et réside à Chișinău.
A. Agression et hospitalisations de la requérante
6. Le 17 octobre 2000, la requérante se rendit au marché public central de Chișinău. Elle y eut un différend avec une vendeuse, A.N., concernant le poids des légumes qu’elle venait d’acheter. Le différend dégénéra en une violente dispute et A.N. asséna des coups à la requérante. Peu de temps après, des policiers arrivèrent sur les lieux et demandèrent aux deux femmes de les suivre au bureau de police. Refusant d’abord d’obtempérer, A. N. insulta et frappa les policiers avec ses poings. Puis, les policiers étant finalement parvenus à convaincre A.N., les deux femmes se rendirent au bureau de police. Sur place, la requérante fit un malaise et une ambulance fut appelée pour la conduire à l’hôpital.
7. Entre le 17 octobre et le 3 novembre 2000, la requérante fut hospitalisée et un diagnostic de « traumatisme crânien, commotion cérébrale, et contusion des tissus mous de la tête » fut posé.
8. Entre le 21 novembre et le 11 décembre 2000, puis entre le 25 avril et le 8 mai 2001, la requérante fut à nouveau hospitalisée. Selon le diagnostic établi, elle souffrait, entre autres, des conséquences du traumatisme crânien et d’une contusion cérébrale moyenne subie le 17 octobre 2000.
9. Entre le 8 et le 19 juillet 2002, la requérante fut encore hospitalisée. Le diagnostic révéla entre autres, des séquelles du traumatisme crânien et une contusion cérébrale mineure.
B. Procédure contraventionnelle engagée à l’encontre de A.N.
10. Le 17 octobre 2000, un fonctionnaire de police recueillit la déposition de A.N. Celle-ci affirma que la requérante avait eu un comportement agressif et avait fait tomber des produits de son étal. Elle ajouta qu’elle-même avait poussé la requérante et que celle-ci était tombée au sol.
11. Dans son rapport du 17 octobre 2000, un des policiers présents sur les lieux nota que, à son arrivée, A.N. était en train d’injurier la requérante et que cette dernière « avait déjà été battue ». Il indiqua que A.N. avait insulté les policiers quand ils lui avaient demandé de cesser ses actes. Il ajouta que, refusant de se déplacer au bureau de police, elle lui avait donné un coup de poing puis avait finalement accepté de suivre les agents au bureau de police.
12. A des dates non spécifiées, les policiers recueillirent les dépositions de deux vendeuses voisines de A.N. L’une d’entre elles déclara avoir d’abord assisté à une querelle entre la requérante et A.N. et, quelques instants après, avoir vu la requérante par terre. L’autre vendeuse affirma que la requérante avait fait tomber des produits de l’étal de A.N. et qu’elle avait insulté et agressé cette dernière.
13. Le 3 novembre 2000, la requérante porta plainte contre A.N. auprès de la police. Elle indiqua que, pendant leur dispute, A.N. était passée devant son étal, l’avait saisie par les cheveux et l’avait frappée plusieurs fois à la tête avec le poing. Elle affirma qu’elle était tombée à genoux à cause des coups reçus, que A.N. avait continué à lui asséner des coups de poing sur la tête alors qu’elle se trouvait dans cette position, et qu’elle avait perdu connaissance. Elle ajouta que, lorsqu’elle avait retrouvé ses esprits, elle était entourée par des gens qui expliquaient aux policiers présents sur les lieux ce qui s’était passé.
14. Le 8 novembre 2000, un médecin légiste examina la requérante. Il nota, outre la commotion cérébrale, une excoriation sur la jambe droite. Il releva que ces blessures avaient été causées par un objet dur et contondant, probablement dans les circonstances décrites par la requérante. Il les qualifia de lésions corporelles légères ayant entraîné des troubles de santé de courte durée (dereglarea sănătății de scurtă durată).
15. Le 9 novembre 2000, le fonctionnaire de police en charge de l’affaire dressa un procès-verbal constatant la commission par A.N. de la contravention de coups et blessures volontaires, réprimée par l’article 47-1 § 2 du code des contraventions administratives (CCA).
16. Le 11 décembre 2000, le tribunal de l’arrondissement de Centru (Chișinău) jugea A.N. coupable des charges retenues contre elle (paragraphe 15 ci-dessus) et lui infligea une amende de 270 lei moldaves (MDL) (environ 16 euros (EUR)).
17. Le 21 décembre 2000, la requérante forma un recours contre la décision du tribunal aux motifs, entre autres, que celui-ci avait statué en son absence et qu’il ne s’était pas prononcé sur la réparation de son préjudice. Elle estimait également qu’une qualification juridique plus sévère des actes de A.N. aurait dû être retenue par l’autorité de poursuite.
18. Par une décision du 4 janvier 2001, le tribunal de Chişinău annula la décision attaquée et renvoya l’affaire. Il considéra que la tenue de l’audience par le tribunal de Centru, en l’absence de la requérante, avait porté atteinte au droit d’accès à un tribunal de cette dernière.
19. Par un jugement du 14 décembre 2001, le tribunal de Centru constata que A.N. avait infligé des coups à la requérante. Toutefois, il décida de classer la procédure engagée à son encontre en raison de l’expiration du délai de trois mois prévu pour l’application d’une peine par l’article 37 du CCA.
20. Le 24 février 2003, la requérante forma un recours contre le jugement du 14 décembre 2001. Elle expliqua ne pas avoir pu l’exercer plus tôt en raison de son état de santé.
21. Par une décision du 14 mars 2003, le tribunal de Chişinău accueillit le recours, infirma le jugement du 14 décembre 2001 et renvoya l’affaire. Il releva que l’examen de l’affaire n’avait pas été complet et que le tribunal aurait dû auditionner la requérante et se prononcer sur le dédommagement à lui allouer.
22. A des dates non spécifiées, le tribunal de Centru auditionna A.N. et la requérante. Celles-ci réitérèrent leurs versions des faits exposées auparavant (paragraphes 10 et 13 ci-dessus). Le tribunal entendit également deux témoins oculaires qui confirmèrent la version des faits de la requérante. L’un d’entre eux ajouta que A.N. s’était montrée agressive envers les policiers et que la requérante avait des traces de sang sur le visage.
23. Le 15 octobre 2003, le tribunal de Centru ordonna une expertise médicolégale de la requérante.
24. Selon cette expertise, la requérante avait déjà subi un traumatisme crânien et spinal en 1983 et, depuis cette date, elle avait été soignée à plusieurs reprises pour traiter les lésions consécutives à ce choc. Dans leur rapport du 4 février 2004, les experts notèrent également que les séquelles observées chez la requérante étaient dues à ce traumatisme subi en 1983 et étaient sans rapport avec celui subi le 17 octobre 2000.
25. Entretemps, par une lettre du 25 décembre 2003, le département de santé de la mairie de Chișinău informa la requérante qu’une commission médicale de contrôle avait étudié son cas et qu’elle avait établi que l’intéressée avait subi, le 17 octobre 2000, sur fond d’antécédents pathologiques, un traumatisme crânien associé à une commotion cérébrale. Il précisa que l’expert neurochirurgien n’avait pas confirmé le diagnostic de contusion cérébrale posé antérieurement (paragraphe 8 ci-dessus).
26. Par un jugement avant dire droit du 16 avril 2004, le tribunal de Centru transmit l’affaire au parquet en vue d’engager des poursuites pénales contre A.N. Il indiqua que A.N. avait asséné des coups de poing à la requérante en public, sur la tête, lui causant ainsi des lésions corporelles légères, qu’elle avait proféré des injures à l’encontre de celle-ci et des policiers, et qu’elle avait résisté à ces derniers en les frappant avec les poings. Considérant ces actes, il nota que l’infraction de trouble à l’ordre public (huliganismul), réprimée par l’article 287 § 1 du code pénal (CP), était caractérisée dans ses éléments constitutifs.
C. Procédure délictuelle engagée à l’encontre de A.N.
27. Le 7 mai 2004, le procureur en charge de l’affaire ouvrit une enquête pénale à l’encontre de A.N.
28. A des dates différentes, l’autorité de poursuite interrogea A.N., les deux témoins oculaires entendus précédemment par le tribunal de Centru (paragraphe 22 ci-dessus) et la requérante. Tous réitérèrent leurs dépositions faites auparavant.
29. Le 14 juin 2004, l’autorité de poursuite confronta A.N. à la requérante. Les deux femmes maintinrent leurs déclarations précédentes.
30. Le 6 juillet 2004, le procureur inculpa A.N.
31. Le 9 juillet 2004, le parquet déféra l’affaire au tribunal de Centru.
32. Le 11 octobre 2004, la requérante se constitua partie civile et demanda, au titre des préjudices matériel et moral qu’elle estimait avoir subis, respectivement 27 000 MDL (environ 1 650 EUR) et 100 000 MDL (environ 6 100 EUR).
33. Au cours du procès, le tribunal de Centru tint au total sept audiences. Les audiences furent reportées seize fois pour des motifs divers, dont huit en raison de l’absence du procureur ou à la demande de celui-ci et deux en raison de l’empêchement du juge.
34. Par un jugement du 28 décembre 2005, le tribunal de Centru constata que A.N. avait commis l’infraction de trouble à l’ordre public réprimée par l’article 287 § 1 du CP. Toutefois, il classa l’affaire à la demande du parquet en raison de la prescription de l’action publique (prescripția tragerii la răspundere penală). A cet égard, il releva que l’infraction visée était moyennement grave et que le délai de prescription de cinq ans qui lui était applicable en vertu de l’article 60 § 1 b) du CP avait expiré le 17 octobre 2005. Par ailleurs, il réserva l’action civile de la requérante, relevant qu’elle devait être examinée par les juridictions civiles.
35. Sur recours de la requérante, la cour d’appel de Chişinău confirma le jugement du 28 décembre 2005 dans un arrêt en date du 11 mai 2006.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
36. Les dispositions pertinentes en l’espèce du CCA, en vigueur au moment des faits, étaient ainsi libellées :
Article 37 : Les délais d’application de la peine
« La peine peut être appliquée au plus tard dans les trois mois à partir du moment où la contravention a été commise. (...) »
Article 47-1 : Coups et blessures
« (...) 2. Le fait de porter volontairement des coups et blessures dont résultent des lésions corporelles légères entraînant des troubles de santé de courte durée ou une incapacité de travail permanente légère est puni d’une amende allant de quinze à vingt-cinq salaires minimaux ou d’une peine d’emprisonnement de trente jours maximum. »
Article 240 : La transmission du dossier au procureur ou à l’officier en charge des poursuites pénales
« Au cours de l’examen d’une affaire, lorsque l’autorité de poursuite arrive à la conclusion que les faits présentent les éléments constitutifs d’une infraction, elle transmet le dossier au procureur ou à l’officier en charge des poursuites pénales. »
37. Les dispositions pertinentes en l’espèce du CP, en vigueur au moment des faits, étaient ainsi libellées :
Article 60 : La prescription en matière de responsabilité pénale
« 1. Une personne est exonérée de toute responsabilité pénale lorsque, à partir du jour où l’infraction a été commise, les délais suiva nts ont expiré :
(...)
b) cinq ans pour une infraction de gravité moyenne ;
(...)
2. Le délai de prescription court à partir du jour de la commission de l’infraction, et ce jusqu’à la date à laquelle la décision du tribunal acquiert force de chose jugée. »
Article 287 : Trouble à l’ordre public (huliganismul)
« 1. (...) les actes qui troublent gravement l’ordre public et qui expriment un manque manifeste de respect envers la société, associés à des violences sur des personnes ou à des menaces de violences, à une opposition de résistance aux représentants des autorités (...), ainsi que les actes dont le contenu se caractérise par un cynisme ou une insolence excessifs sont punis d’une amende d’un montant compris entre deux cents et sept cents unités conventionnelles ou d’une peine d’emprisonnement d’une durée comprise entre deux à cinq ans (...) »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
38. La requérante se plaint du classement de la procédure engagée contre son agresseur, prononcé en raison de la prescription de l’action publique. Elle soutient que cette décision est imputable au manque de diligence des autorités. A cet égard, elle invoque les articles 5, 6 § 1 et 17 de la Convention. Etant maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour estime qu’en l’espèce le grief de la requérante appelle un examen sur le terrain de l’article 3 de la Convention (voir, par exemple, Şerban c. Roumanie, no 11014/05, § 56, 10 janvier 2012, et Muta c. Ukraine, no 37246/06, § 51, 31 juillet 2012). Aux termes de cette disposition :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur la recevabilité
39. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
40. La requérante soutient que le seuil de gravité requis pour l’application de l’article 3 de la Convention a été atteint à son égard. Elle note qu’elle a fourni tous les documents adéquats, y compris des rapports médicaux, faisant état des blessures qu’elle a subies. Elle indique être dans une situation personnelle délicate en raison de son âge, de son état de santé précaire et de ses ressources matérielles extrêmement limitées. De plus, elle ajoute qu’elle a été battue et humiliée en public après avoir simplement demandé à bénéficier d’un service honnête.
Elle considère que les autorités moldaves n’ont pas mené, en temps voulu, une enquête effective susceptible de permettre aux juridictions internes de se prononcer dans l’affaire. A ce titre, elle souligne qu’une procédure contraventionnelle, qui a abouti à un classement sans suite, a d’abord été entamée contre A.N., et que des poursuites délictuelles ont finalement été engagées contre celle-ci près de quatre ans après les faits.
Elle estime que les circonstances de l’espèce étaient simples et que, dès le début, les autorités de poursuite avaient à leur disposition tous les éléments nécessaires pour procéder à la qualification juridique appropriée des actes de A.N.
Elle note que le manque de célérité des autorités a rendu impossible la punition de son agresseur pour cause de prescription de l’action publique. Elle reproche par conséquent aux autorités d’avoir manqué à l’obligation qu’elle estime être la leur de lui offrir une protection efficace contre les mauvais traitements.
41. Le Gouvernement soutient que, en l’absence de preuves suffisantes, notamment en l’absence d’un examen psychologique de la requérante, le seuil de gravité requis pour l’application de l’article 3 de la Convention n’a pas été atteint.
Il considère que les autorités ont mené une enquête effective. Il relève que A.N. a été jugée coupable d’avoir commis le délit reproché mais que les juridictions internes ont dû clôturer la procédure en raison de la prescription de l’action publique. Il soutient qu’en procédant ainsi les tribunaux ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts en conflit, à savoir les droits de la requérante au regard de l’article 3 de la Convention et le droit de son agresseur au regard de l’article 6 de la Convention.
Par ailleurs, il admet qu’il y a eu une omission de la part des autorités de poursuite quant à la qualification juridique initiale des agissements de l’agresseur. Pour autant, il estime qu’il n’appartient pas à la Cour de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par les juridictions internes ou par d’autres autorités nationales.
2. Appréciation de la Cour
42. La Cour rappelle que, pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention, les mauvais traitements doivent atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 120, CEDH 2000-IV).
43. La Cour rappelle également que, lorsqu’une personne allègue, de manière défendable, avoir été victime d’actes contraires à l’article 3 de la Convention, cette disposition entraîne l’obligation positive pour l’Etat de mener une enquête officielle (voir, par exemple, Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil 1998-VIII) et qu’une telle obligation ne saurait en principe être limitée aux seuls cas de mauvais traitements infligés par des agents de l’Etat (voir, mutatis mutandis, Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, §§ 48-57, CEDH 2002-I).
44. En particulier, la Cour rappelle que l’article 3 de la Convention astreint les Etats à mettre en place des dispositions pénales efficaces propres à dissuader de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, supprimer et sanctionner les violations. En même temps, elle rappelle qu’il va de soi que l’obligation de l’Etat découlant de l’article 1 de la Convention ne saurait être interprétée comme exigeant de lui de garantir à travers son système de droit qu’un traitement inhumain ou dégradant ne soit jamais infligé par un particulier à un autre, ou que, le cas échéant, les procédures pénales débouchent nécessairement sur une sanction particulière. Pour qu’un Etat puisse être tenu responsable il faut, aux yeux de la Cour, qu’il soit établi que son système de droit, notamment le droit pénal applicable aux circonstances de l’affaire, n’a pas fourni une protection pratique et efficace des droits énoncés à l’article 3 de la Convention (Beganović c. Croatie, no 46423/06, § 71, 25 juin 2009, et Muta c. Ukraine, no 37246/06, § 60, 31 juillet 2012).
45. En matière d’effectivité, les normes minimales définies par la jurisprudence de la Cour exigent aussi que les autorités compétentes fassent preuve d’une diligence et d’une promptitude exemplaires (voir, par exemple, Menecheva c. Russie, no 59261/00, § 67, CEDH 2006-III). Ainsi, les autorités ont l’obligation d’agir dès qu’une plainte officielle est déposée. Une réponse rapide des autorités, lorsqu’il s’agit d’enquêter sur des allégations de mauvais traitements, peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance des justiciables dans le principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux. En effet, la tolérance des autorités envers de tels actes ne peut que miner la confiance du public dans le principe de légalité et son adhésion à l’Etat de droit (Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 136, CEDH 2004-IV (extraits)).
46. La Cour rappelle enfin que les exigences procédurales de l’article 3 de la Convention s’étendent au-delà du stade de l’instruction préliminaire lorsque, comme en l’espèce, celle-ci a entraîné l’ouverture de poursuites devant les juridictions nationales : c’est l’ensemble de la procédure, y compris la phase de jugement, qui doit satisfaire aux impératifs de cette disposition. Ainsi, les instances judiciaires internes ne doivent en aucun cas tolérer que des atteintes à l’intégrité physique et morale des personnes restent impunies (voir, mutatis mutandis, Okkalı c. Turquie, no 52067/99, § 65, CEDH 2006-XII (extraits)).
47. En l’espèce, la Cour note d’emblée que les allégations de la requérante concernant les violences qu’elle a subies lors de l’incident du 17 octobre 2000, au marché public central de Chișinău, sont corroborées, entre autres, par les conclusions du rapport médicolégal du 8 novembre 2000 ainsi que par les décisions des juridictions internes. Aux yeux de la Cour, le traumatisme crânien accompagné d’une commotion cérébrale subi par la requérante (paragraphes 7, 14 et 25 ci-dessus), ainsi que le fait que l’agression eut lieu dans un lieu public, ont causé à l’intéressée des souffrances et une humiliation relevant du champ d’application de l’article 3 de la Convention.
48. Par ailleurs, la Cour note également qu’une enquête a bien eu lieu dans la présente affaire. Il reste à apprécier la diligence avec laquelle cette enquête a été menée et son caractère « effectif ».
49. La Cour relève que les investigations concernant l’agression de la requérante ont débuté le jour même de l’incident, le 17 octobre 2000, et notamment qu’un fonctionnaire de police a pris la déposition de l’agresseur présumé, A.N., immédiatement après les faits. Elle note que le 28 décembre 2005 le tribunal de Centru a jugé que l’action publique était prescrite. Ainsi, la procédure a duré environ cinq ans et deux mois.
50. La Cour note que la présente affaire était simple, que l’incident était limité à un seul épisode et que des preuves claires et concluantes avaient été établies dès les premières étapes de l’enquête. Elle observe que les autorités ont cependant eu besoin de plus de cinq ans pour investiguer l’affaire. A ce titre, la Cour constate que les autorités de poursuite ont initialement qualifié les agissements de A.N. de coups et blessures légers réprimés par le CCA. Elle observe que les tribunaux, après avoir entre autres entendu deux témoins supplémentaires (paragraphe 22 ci-dessus) et ordonné une seconde expertise médicolégale, ont requalifié les faits en délit de trouble à l’ordre public, infraction réprimée par le CP. En même temps, elle relève que cette requalification a été effectuée trois ans et demi après l’agression de la requérante, à la suite de deux renvois successifs de la juridiction supérieure, cette dernière ayant notamment estimé que la juridiction inférieure avait commis des erreurs de procédure et n’avait pas examiné l’affaire de manière exhaustive (paragraphes 18 et 21 ci-dessus). La Cour estime que cela représente de sérieuses omissions de la part de l’Etat.
51. La Cour relève également que les audiences ayant précédé l’adoption du jugement du 28 décembre 2005 ont été reportées à plusieurs reprises en raison de l’empêchement du juge, de l’absence du procureur ou à la demande de celui-ci (paragraphe 33 ci-dessus).
52. La Cour rappelle qu’un retard de la part des autorités internes pour parvenir à une conclusion dans une affaire pénale, quelle que soit sa complexité, entache inévitablement l’efficacité de la procédure. Le fait que l’affaire a été clôturée en raison de la prescription de l’action publique l’atteste (voir, mutatis mutandis, Şerban, précité, § 84).
53. A ce titre, la Cour observe également que, en droit pénal moldave, l’exercice d’un acte de procédure par l’autorité de poursuite n’interrompt pas l’écoulement de la prescription de l’action publique (paragraphe 37 ci-dessus). Dans ces conditions et compte tenu de l’obligation positive, inhérente à l’article 3 de la Convention, incombant à l’Etat, la Cour estime que, en l’espèce, les autorités internes auraient dû user, dans les meilleurs délais, de toutes les possibilités qui s’offraient à elles pour mener à bien la procédure engagée contre A.N. Or, eu égard aux constats établis ci-dessus, elle considère que les autorités moldaves n’ont pas fait preuve de diligence pour clore cette procédure avant la prescription de l’action.
54. La Cour rappelle que l’un des buts de l’application des sanctions pénales est de réprimer et de dissuader l’auteur d’une infraction d’en commettre davantage. Elle ne peut pas accepter que la fin d’une protection effective contre les mauvais traitements est atteinte lorsque la procédure pénale est classée en raison de la prescription de l’action publique et lorsque cela est survenu, comme indiqué ci-dessus, à cause des omissions des autorités étatiques compétentes (Beganović, précité, § 85, et Valiulienė c. Lituanie, no 33234/07, § 85, 26 mars 2013).
55. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que la manière dont le mécanisme de droit pénal a été mis en œuvre dans la présente affaire n’a pas fourni à la requérante une protection adéquate contre les actes de violence. Partant, elle conclut qu’il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural.
II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION
56. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, la requérante se plaint de la durée de la procédure engagée contre son agresseur et estime qu’elle a été déraisonnable.
Sur le terrain de l’article 13 de la Convention, elle allègue en outre qu’elle n’a pas eu à sa disposition un recours interne effectif au travers duquel elle aurait pu formuler ses griefs de méconnaissance de l’article 3 de la Convention et obtenir la réparation du préjudice subi.
Invoquant l’article 14 de la Convention, la requérante soutient enfin que, dans le cadre de la procédure dirigée contre son agresseur, elle a été victime d’une discrimination de la part des autorités.
57. Dans la mesure où ces griefs visent en substance les mêmes aspects que ceux examinés ci-dessus sous l’angle de l’article 3 de la Convention, la Cour n’estime pas nécessaire de se placer de surcroît sur le terrain des autres articles invoqués par la requérante.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
58. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
59. La requérante réclame 70 000 EUR au titre du préjudice moral qu’elle dit avoir subi.
60. Le Gouvernement estime ce montant excessif.
61. La Cour considère que la requérante a subi un tort moral indéniable compte tenu des défaillances constatées dans l’attitude des autorités compétentes (voir, mutatis mutandis, Șerban, précité, § 91). Statuant en équité, elle lui accorde 8 000 EUR pour dommage moral.
B. Intérêts moratoires
62. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Déclare, à la majorité, la requête recevable quant au grief tiré de l’article 3 de la Convention ;
2. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural ;
3. Dit, par six voix contre une, qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur la recevabilité et le bien-fondé des autres griefs de la requérante ;
4. Dit, par six voix contre une,
a) que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 8 000 EUR (huit mille euros) pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 décembre 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Marialena Tsirli Josep Casadevall
Greffière adjointe Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge Gyulumyan.
J.C.M.
M.T.
OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE GYULUMYAN
Je ne suis pas en mesure de me rallier à l’avis de la majorité de la Cour selon lequel il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural.
../../../../../../../cependantCependant, il ne faut pas déduire de mon désaccord que je méconnais l’importance de l’article 3, qui consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. En effet, il est capital de faire peser sur l’Etat les obligations positives au titre de l’article 3 de prendre des mesures propres à empêcher que les personnes relevant de sa juridiction ne soient soumises à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, même administrés par des particuliers, et de mener une enquête effective sur des allégations de mauvais traitements.
La présente affaire concerne une procédure pénale engagée par la requérante à la suite de coups reçus lors d’une dispute avec une vendeuse dans un marché public.
L’affaire a été introduite sous l’angle des articles 5, 6 § 1 et 17 de la Convention concernant le classement sans suite de la procédure engagée par la requérante à l’encontre de son agresseur, en raison de la prescription de l’action publique. Ce n’est qu’à la suite d’une requalification juridique de la Cour que cette doléance a été analysée au regard de l’article 3, sous son volet procédural.
Selon la jurisprudence de la Cour, afin de tomber sous le coup de cette disposition, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge, de l’état de santé de la victime (voir, en particulier, Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 67, CEDH 2006-IX).
Dans les affaires précédentes où la Cour a constaté que les obligations positives de l’Etat en vertu de l’article 3 étaient mises en jeu dans le cadre de relations entre particuliers, il s’agissait de cas graves de mauvais traitements (A. c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 21, Recueil des arrêts et décisions 1998-VI ; Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, §§ 11-36, CEDH 2001-V ; M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, §§ 16-21, CEDH 2003-XII; Šečić c. Croatie, no 40116/02, §§ 8-11, 31 mai 2007).
L’applicabilité de l’article 3 de la Convention, notamment quant au fait que le seuil minimum de gravité requis par cet article ait été atteint en l’espèce, est sujette à caution (voir Tonchev c. Bulgarie, no 18527/02, §§ 38-42, 19 novembre 2009 ; et Ilieva et Georgieva c. Bulgaria (déc.), no 9548/07, §§ 27-30, 17 avril 2012). Il apparaît en effet que les lésions corporelles de la requérante ont été qualifiées de « légères » et ont entraîné des troubles de courte durée (paragraphe 14 de l’arrêt). Pourtant, c’est, entre autres, en référence à ce rapport médical que la Cour conclut que les souffrances subies par la requérante relèvent du champ d’application de l’article 3 (paragraphe 47 de l’arrêt).
En outre, les séquelles observées chez la requérante étaient dues à un traumatisme subi en 1983, sans rapport avec les faits de l’affaire (paragraphe 24 de l’arrêt). Enfin, un expert neurochirurgien faisant partie de la commission médicale ayant étudié le cas de la requérante n’a pas confirmé le diagnostic de « contusion cérébrale » posé dans un premier temps (paragraphe 25 de l’arrêt).
Par ailleurs, il apparaît que la voie civile était encore ouverte à la requérante, ainsi que l’a remarqué le tribunal de Centru dans son jugement du 28 décembre 2005 (paragraphe 34 de l’arrêt). Toutefois, la majorité n’a tenu aucun compte de ce fait important en l’espèce.
Compte tenu de ce qui précède, je considère qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention.