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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> LEYLA ALP AND OTHERS v. TURKEY - 29675/02 - Chamber Judgment (French text) [2013] ECHR 1260 (10 December 2013)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2013/1260.html
Cite as: [2013] ECHR 1260

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE LEYLA ALP ET AUTRES c. TURQUIE

     

     

    (Requête no 29675/02)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

     

     

     

     

     

    STRASBOURG

     

    10 décembre 2013

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Leyla Alp et autres c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Guido Raimondi, président,
              Işıl Karakaş,
              Peer Lorenzen,
              Dragoljub Popović,
              András Sajó,
              Paulo Pinto de Albuquerque,
              Helen Keller, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 novembre 2013,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE


  1. .  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 29675/02) dirigée contre la République de Turquie et dont vingt ressortissantes de cet Etat (« les requérantes »), dont les noms figurent en annexe, ont saisi la Cour le 18 juin 2002 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

  2. .  La requérante Berna Ünsal est décédée le 18 juin 2005 sans laisser de descendants. Ses parents Tevfik Fikret Saygılı et Necla Saygılı ont fait savoir, par une lettre du 29 juillet 2005, qu’ils entendaient poursuivre la procédure devant la Cour en leur qualité d’héritiers. Pour des raisons d’ordre pratique, le présent arrêt continuera à appeler Mme Berna Ünsal la « requérante » bien qu’il faille aujourd’hui attribuer cette qualité à ses parents (Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, CEDH 1999-VI).

  3. .  Les requérantes ont été représentées par Me İ. G. Kireçkaya, avocate à İzmir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

  4. .  Le 20 novembre 2008, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.
  5. EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  Les dates de naissance des requérantes figurent en annexe.

    A.  Opération baptisée « retour à la vie »


  6. .  En octobre 2000, un nombre considérable de détenus entamèrent une grève de la faim et un « jeûne de la mort », essentiellement afin de protester contre le projet de prisons de « type F », lequel visait à mettre en place des unités de vie plus petites pour les détenus. Au cours du mois de décembre 2000, une équipe de médiateurs s’entretint avec les grévistes de la faim, mais aucune solution ne put être trouvée.
  7. A cette époque, les requérantes étaient détenues à la prison de Çanakkale.


  8. .  Par une lettre du 17 décembre 2000, le procureur de la République de Çanakkale informa le préfet que certains détenus avaient entamé un « jeûne de la mort » depuis le 23 octobre 2000. Il indiqua que ces détenus avaient refusé jusqu’à présent les soins médicaux et que leur état de santé était devenu préoccupant. Il releva qu’un protocole signé entre les ministères de l’Intérieur, de la Justice et de la Santé prévoyait, en cas de détérioration de l’état de santé de grévistes de la faim, la possibilité d’une intervention immédiate sur décision d’un médecin spécialiste avec, le cas échéant, le recours à l’aide de la gendarmerie.
  9. Il précisa aussi que, selon un ordre d’intervention délivré par le ministère de l’Intérieur le 14 décembre 2000, une opération visant à prendre le contrôle des dortoirs des insurgés et à assurer une prise en charge médicale des grévistes de la faim allait être menée à la date fixée par le ministère de la Justice.

    Enfin, il souligna que le recours à la force et aux armes à feu ne devait être envisagé qu’en cas de nécessité absolue. La gendarmerie de Çanakkale reçut également la lettre du procureur de la République de Çanakkale.


  10. .  Le 19 décembre 2000, les forces de l’ordre intervinrent simultanément dans une vingtaine d’établissements pénitentiaires, dont la prison de Çanakkale.
  11. Au cours de cette opération baptisée « retour à la vie » (hayata dönüş), de violents heurts survinrent entre les forces de l’ordre et les prisonniers.

    A la prison de Çanakkale, un gendarme et quatre détenus trouvèrent la mort et une vingtaine de détenus furent blessés.


  12. .  Selon le procès-verbal relatif au déroulement de l’opération, rédigé le 21 décembre 2000 à 14 heures, des groupes d’intervention, composés de militaires appartenant à des unités de gendarmerie de Çanakkale, de Balıkesir et d’Istanbul, étaient opérationnels dès le 18 décembre 2000 conformément au plan d’intervention établi. L’opération visait à soustraire les détenus observant le « jeûne de la mort » de l’emprise d’organisations illégales et à assurer à ces prisonniers des soins médicaux.

  13. .  Le 19 décembre 2000, vers 5 heures du matin, les forces de l’ordre lancèrent l’opération ; dans un premier temps elles évacuèrent des détenus de certains dortoirs vers des endroits sécurisés et, parallèlement, elles prirent le contrôle du couloir principal supérieur et bloquèrent les accès au couloir principal inférieur au niveau des points Z-3 et S-7. De nombreux appels à la reddition furent lancés, en vain, par les forces de l’ordre et par le procureur de la République. Les détenus érigèrent des barricades au niveau des portes S-1 et S-6 et scandèrent des slogans. Les forces de l’ordre déclenchèrent alors des actions pour prendre le contrôle des dortoirs D-5 et D-6. Alors que l’opération se poursuivait, les détenus se réunirent en cercle derrière la barricade dressée au niveau de la porte S-6 et une détenue qui s’était avancée s’immola par le feu. Une autre détenue déclara aux forces de l’ordre : « N’approchez pas, sinon nous allons nous immoler ainsi une par une et nous jeter devant vous ; vous pouvez nous arrêter seulement de cette manière ». Lorsque les forces de l’ordre tentèrent de s’avancer pour porter secours à la détenue en flammes, trois coups de feu furent tirés depuis la barricade et deux bombes tuyaux furent lancées sur elles. Au même moment, les gendarmes postés au point Z-3 essuyèrent trois ou quatre tirs depuis la porte S-1. L’intervention se poursuivit et le bloc D fut évacué des détenus. Les forces de l’ordre réussirent à isoler les détenus dans les dortoirs C-1 à C-4 et dans les dortoirs pour femmes du bloc B.

  14. .  Sur ordre du commandant de l’opération, une unité se plaça à l’extérieur de la prison, au niveau du bloc B, pour garantir la sécurité du conducteur d’engins qui devait réaliser l’ouverture d’une brèche dans les murs extérieurs du bloc B et pour assurer l’évacuation de prisonniers par cette brèche. Lors du déploiement de cette unité, vers 13 h 50, le soldat M.M. fut mortellement touché par des balles tirées depuis les fenêtres des dortoirs pour femmes du bloc B.

  15. .  Tout au long de la journée du 19 décembre 2000, les forces de l’ordre réitérèrent les appels à la reddition. A 17 heures, à la tombée de la nuit, l’opération fut suspendue et les appels à la reddition furent répétés au cours de la nuit.

  16. .  Le lendemain, vers 6 h 30, l’opération reprit. Les forces de l’ordre prirent le contrôle des dortoirs C-1 à C-4. En se repliant, les détenus tirèrent un nombre élevé de coups de feu sur elles, leur lancèrent des bombes tuyaux, utilisèrent des lance-flammes et mirent le feu aux endroits qu’ils évacuaient. Après la prise de contrôle du bloc C, les forces de l’ordre placées au point S-7 prirent le contrôle de la porte S-6 et s’avancèrent vers la porte S-5, et certaines unités prirent le contrôle de la salle de sport du bloc B et du dortoir B-2. En arrivant au niveau inférieur du dortoir B-2, les forces de l’ordre trouvèrent une bombe artisanale fabriquée à partir de quatre bonbonnes de gaz et d’une bouteille d’oxygène. Ayant quitté ce niveau dans l’urgence sans avoir pu activer la bombe, les détenus poursuivirent leurs tirs sur les bonbonnes et la bouteille pour déclencher une explosion. Les forces de l’ordre se replièrent alors au niveau supérieur du dortoir B-2 et suspendirent l’opération vers 17 h 30. Au terme de cette deuxième journée d’opération, les forces de l’ordre réussirent à isoler les détenus au niveau inférieur du bloc B. Tout au long de la journée, elles répétèrent les appels à la reddition et lancèrent des grenades lacrymogènes pour briser la résistance des détenus.

  17. .  Le 21 décembre 2000, à 7 heures, l’opération reprit. Les autorités, renouvelant leurs appels à la reddition, accordèrent trente minutes aux détenus pour qu’ils se rendent. Face au refus de ces derniers, les forces de l’ordre procédèrent à des ouvertures au niveau de la dalle entre les deux étages du bloc B et lancèrent des grenades lacrymogènes dans la cantine, le dortoir et le couloir central. Simultanément, pour éviter que les détenus ne soient intoxiqués et pour permettre leur évacuation, plusieurs brèches furent également ouvertes par des engins de chantier dans les murs extérieurs du bloc B. Afin de capturer les prisonniers sans utiliser d’armes à feu et les contraindre à se rendre, les pompiers les arrosèrent à l’aide de lances. Par ailleurs, le chef adjoint des opérations passa une annonce radio à toutes les unités ; il leur ordonna de ne pas utiliser d’armes à feu contre les détenus qui se rendaient et d’agir avec retenue.

  18. .  Alors qu’un groupe de prisonniers tentèrent de sortir vers 10 h 30, les autres détenus les en empêchèrent et il s’ensuivit une dispute entre eux. Des coups de feu furent entendus à cette occasion. Puis, vers 11 h 30, deux détenus sortirent de la prison ; craignant qu’ils ne fussent porteurs de bombes, les forces de l’ordre gardèrent les individus à distance et leur demandèrent de se dévêtir. Par la suite, dix-huit détenus sortirent également et, vers 12 h 15, le reste des détenus se rendit aussi.

  19. .  Vingt-six détenus furent conduits dans des hôpitaux : neuf furent transférés vers d’autres prisons après une prise en charge médicale et dix-sept furent hospitalisés. Le détenu F.S. trouva la mort lors d’une intervention à l’hôpital. De plus, après l’évacuation des détenus, les forces de l’ordre trouvèrent à l’intérieur de la prison les corps de trois prisonniers (les détenus I.B., S.S. et F.K.). Par ailleurs, un gendarme fut blessé au front et à la joue par un éclat de tir et cinq autres gendarmes furent légèrement intoxiqués par le gaz lacrymogène.

  20. .  Lors de l’évacuation, les forces de l’ordre procédèrent à des relevés d’empreintes sur les mains des détenus afin de rechercher la présence de résidus de tirs. Les analyses permirent d’en déceler sur les mains de dix-huit détenus parmi lesquels figurait la requérante Hülya Aydoğan.
  21. B.  Rapports médicaux et d’autopsie


  22. .  Le rapport médical établi par l’hôpital de Çanakkale le 21 décembre 2000, vers 13 h 40, indiqua que les examens des requérantes Leyla Alp, Süreyya Bulut et Elif Yaş n’avaient révélé aucune trace de coups et blessures sur leurs corps et également que les trois femmes avaient refusé d’être soignées. Le médecin délivra à chacune un certificat attestant d’une incapacité de travail de deux jours.

  23. .  S’agissant de la requérante Meral Kıdır, le rapport mentionna une blessure par arme à feu au niveau des lombaires, sans engagement du pronostic vital. Un second rapport établi le 28 février 2001 par l’institut médicolégal d’İzmir confirma que cette blessure n’avait pas engagé le pronostic vital de l’intéressée et indiqua qu’elle nécessitait un arrêt de travail de quinze jours.

  24. .  Une autopsie fut pratiquée sur le corps des détenus décédés lors de l’opération. Les rapports d’autopsie révélèrent qu’un des décès était consécutif à des brûlures, un deuxième à une blessure par arme à feu (avec deux impacts relevés), un troisième à l’impact d’une grenade lacrymogène au niveau du crâne, et enfin le dernier à l’impact d’un objet non identifié au niveau du thorax.
  25. C.  Enquêtes et actions pénales

    1.  Enquête menée par le parquet après l’opération « retour à la vie »


  26. .  Le 22 décembre 2000, deux procureurs de la République procédèrent à une reconnaissance dans la prison de Çanakkale, accompagnés d’un caméraman, d’un photographe et des surveillants pénitentiaires.

  27. .  Le 23 décembre 2000, en vue d’effectuer des recherches dans la prison et d’en évacuer des objets, les procureurs constituèrent une équipe composée des directeurs adjoints de la prison, de trois experts militaires, de surveillants affectés aux recherches, de militaires en charge de l’enlèvement des éléments mobiliers et d’eux-mêmes. Cette équipe procéda à des fouilles dans la prison du 23 au 26 décembre 2000. Ces investigations permirent de retrouver, entre autres, sept armes à feu, une grande quantité de balles, projectiles et douilles, des mécanismes permettant de tirer une balle unique, des bombes tuyaux, des explosifs, fusils, arcs, lance-flammes et masques à gaz fabriqués artisanalement, des produits inflammables et explosifs, des cocktails Molotov, des centaines d’objets tranchants et contondants, des téléphones portables, des ordinateurs, ainsi que de la documentation et des objets relatifs à des organisations illégales et à du matériel médical.

  28. .  Le 1er mars 2001, le parquet d’İzmir demanda au parquet de Çanakkale la transmission des rapports médicaux concernant la requérante Filiz Uyan qui, selon ses dires, avait été victime de brûlures à différents endroits du corps causées par le gaz lacrymogène. En réponse à cette demande, le 2 mars 2001, le parquet de Çanakkale indiqua que l’intéressée ne figurait pas parmi les détenus transférés à l’hôpital après l’opération « retour à la vie » et que le dossier ne contenait pas de documents relatifs à sa prise en charge médicale.
  29. 2.  Procédure pénale diligentée contre les détenus (procédure no 2001/158)


  30. .  Le 20 avril 2001, le procureur de la République de Çanakkale engagea une action pénale contre 154 détenus, dont les requérantes, pour homicide, insurrection armée, incitation au suicide, ainsi que fabrication, détention et utilisation d’explosifs et d’armes à feu.

  31. .  Entre le 16 mai 2001 et le 26 mai 2004, la cour d’assises de Çanakkale (« la cour d’assises ») tint une quarantaine d’audiences au cours desquelles elle entendit les directeurs et les surveillants pénitentiaires, des experts de la police, ainsi que plusieurs militaires ayant participé à l’opération « retour à la vie ». Selon les déclarations de ces derniers, les forces de l’ordre intervenues à l’intérieur de la prison n’étaient pas armées.

  32. .  Au cours de cette procédure, les requérantes adressèrent à la cour d’assises des requêtes contenant des explications sur le déroulement de l’opération ainsi que leurs griefs. Les intéressées contestèrent l’existence d’une insurrection armée et dénoncèrent les circonstances dans lesquelles l’opération avait été conduite, notamment l’utilisation excessive d’armes à feu et de gaz lacrymogène.

  33. .  Le 10 janvier 2002, le procureur de la République dressa un acte d’accusation complémentaire par lequel il procéda à l’inculpation, pour le meurtre du détenu F.S, des dix-huit prisonniers sur les mains desquels des résidus de tirs avaient été relevés.

  34. .  A l’issue de la 42e audience tenue le 26 mai 2004, la cour d’assises décida de joindre l’instance avec la procédure diligentée contre les forces de l’ordre (paragraphe 34 ci-dessous).
  35. 3.  Enquête et procédure pénales diligentées contre les gendarmes


  36. .  Le 26 décembre 2000, les requérantes transférées à la prison de Buca adressèrent au parquet d’İzmir une requête dans laquelle elles dénoncèrent de manière générale l’opération « retour à la vie », ainsi que les traitements subis lors de leurs évacuation et transfèrement.
  37. Le parquet d’İzmir transmit le dossier au parquet de Çanakkale, territorialement compétent pour connaître de la plainte.

    a)  Enquête relative aux allégations de mauvais traitements survenus postérieurement à l’opération « retour à la vie »


  38. .  Le 25 décembre 2003, le procureur de la République de Çanakkale rendit une ordonnance de non-lieu. Il considéra que les allégations de mauvais traitements, que les requérantes affirmaient avoir subis lors de leurs évacuation et transfèrement, n’étaient pas fondées.
  39. Après avoir examiné les éléments du dossier d’enquête, il releva que plusieurs détenus avaient été blessés au cours de leur résistance armée. Il nota que, après la reddition des insurgés, les fouilles et les transferts avaient été effectués dans la cour, située devant la prison, au vu et au su de tous et même de la presse. Il constata également que les détenus blessés avaient été évacués vers des hôpitaux et que les autres détenus avaient été transférés vers d’autres prisons après que le médecin eût observé qu’il n’y avait pas d’empêchement à leur transfert. Par ailleurs, il considéra que l’allégation de perte et de détérioration d’objets appartenant aux détenus n’était pas établie, et il précisa à cet égard que les insurgés avaient eux-mêmes incendié et dégradé les dortoirs et le mobilier lors de l’insurrection. Il ajouta que, après l’opération, les objets retrouvés avaient été triés par dortoir, puis restitués à leurs propriétaires.


  40. .  Le 8 janvier 2004, les requérantes formèrent opposition contre cette ordonnance. Elles se plaignaient précisément d’attente prolongée dans le froid, de port de menottes serrées et d’entassement dans les fourgonnettes de transfèrement. De plus, elles alléguaient que leur examen médical avant leur transfert n’avait pas été réalisé en bonne et due forme, et elles affirmaient qu’à leur arrivée dans les autres prisons elles avaient été obligées d’attendre plusieurs heures avant leur admission.

  41. .  Le 1er mars 2004, l’opposition formée par les requérantes contre cette ordonnance fut rejetée.
  42. b)  Procédure relative aux blessures et décès survenus au cours de l’opération « retour à la vie »


  43. .  Le 25 décembre 2003, le procureur de la République de Çanakkale inculpa 563 membres des forces de l’ordre pour homicides et blessures involontaires commis dans l’exercice de leurs fonctions, dans des circonstances qui outrepassaient le cadre de leurs pouvoirs, étant précisé que l’identité des auteurs de ces infractions restait indéterminée. Il releva que, pour parer aux coups de feu des insurgés et inciter ces derniers à une reddition, les forces de sécurité avaient procédé à des tirs de harcèlement en direction du toit de la prison, et il estima que les blessures et décès reprochés aux militaires pouvaient être liés à ces tirs.

  44. .  Le procès commença devant la cour d’assises (procédure no 2003/378). Le 30 mars 2004, celle-ci tint une première audience au cours de laquelle elle entendit un plaignant.
  45. 4.  Jonction des deux procédures


  46. .  Le 26 mai 2004, la cour d’assises tint une deuxième audience dans le cadre de la procédure no 2003/378. À partir de cette date, la procédure diligentée contre les détenus fut jointe avec celle diligentée contre les forces de l’ordre.
  47. a)  Audiences, témoignages et rapport d’expertise


  48. .  Au cours des audiences qui suivirent, la cour d’assises adopta de nombreux actes de procédure et accéda à des demandes de compléments d’enquête formulées par les avocats des détenus. Elle versa au dossier les enregistrements de l’opération fournis par les autorités militaires, ainsi que les images envoyées par les chaînes de télévision nationales. Elle accusa réception des informations relatives aux forces de l’ordre ayant participé à l’opération et aux armes utilisées à cette occasion, et également de la réponse des autorités indiquant que les communications radio et téléphoniques n’avaient pas été enregistrées pendant l’opération. Elle accéda aussi à la demande des avocats des détenus tendant à l’obtention des dépositions des personnes qui avaient signé le procès-verbal relatif à l’opération.

  49. .  S’agissant de la demande de reconstitution formulée par ces avocats, la cour d’assises releva que plus de cinq années s’étaient écoulées depuis l’opération et qu’entre-temps la prison de Çanakkale avait subi des transformations architecturales substantielles.

  50. .  La cour d’assises accusa également réception du rapport établi le 29 décembre 2004 par le laboratoire criminalistique de la police d’Ankara. Selon ce rapport, lorsque des relevés d’empreintes étaient effectués deux jours après des tirs - ce qui était le cas dans la présente affaire -, aucune analyse fiable quant à la présence de résidus de tir ne pouvait être réalisée.

  51. .  Par ailleurs, la cour d’assises entendit plusieurs détenues qui dénoncèrent un usage intensif de gaz lacrymogène en milieu confiné. Elle entendit aussi le commandant de gendarmerie de la prison de Çanakkale qui affirma que, au cours de l’opération, les forces de l’ordre n’avaient pas utilisé d’armes à feu à l’intérieur de la prison. Elle accéda également à la demande des avocats des détenus tendant à l’obtention des dépositions des personnes ayant signé le procès-verbal du 18 décembre 2000 (paragraphe 42 ci-dessous).
  52. b)  Arrêt du 16 septembre 2008


  53. .  Au terme de l’audience tenue le 16 septembre 2008, la cour d’assises rendit son arrêt. Elle décida d’abord de disjoindre les procédures relatives à soixante et onze accusés (militaires et détenus confondus) dont les adresses n’avaient pas pu être déterminées. En outre, elle mit fin aux poursuites pénales concernant onze accusés, dont la requérante Berna Ünsal qui était décédée en cours de procédure.

  54. .  S’agissant de l’intervention des forces de l’ordre, la cour d’assises exposa d’abord le contexte régnant dans la prison avant l’opération, ainsi que les raisons qui avaient conduit les autorités à intervenir.

  55. .  Elle releva que, après des concertations entre le ministère de la Justice et le ministère de l’Intérieur, il avait été décidé de procéder à une opération coordonnée dans différentes prisons. Elle observa que, à cette fin, le 18 décembre 2000 vers 19 heures, le secrétaire d’Etat au ministère de la Justice, le directeur général des prisons et le commandant général de la gendarmerie avaient appelé le commandant de la gendarmerie de Çanakkale pour l’informer de la décision de procéder à l’opération en question le lendemain. Elle nota que cet appel téléphonique et le contenu de la conversation avaient été transcrits dans un procès-verbal signé par le commandant de l’opération, le procureur de la République de Çanakkale, le directeur de la sûreté, le commandant de la gendarmerie de Çanakkale, le procureur de la République près la prison de Çanakkale, le commandant de gendarmerie de la prison et le directeur de la prison.

  56. .  La cour d’assises reprit ensuite le déroulement de l’opération tel que décrit dans le procès-verbal établi le 21 décembre 2000 (paragraphes 9-16 ci-dessus).

  57. .  Puis la cour d’assises cita les éléments de preuve suivants :
  58. -  des procès-verbaux établis les 4 et 24 janvier 2001 relatifs aux armes et munitions retrouvées dans la prison, ainsi qu’un procès-verbal établi le 19 décembre 2000 concernant le décès du militaire M.M. au cours de l’opération ;

    -  des procès-verbaux relatifs aux recherches réalisées dans la prison après l’opération, ainsi qu’un rapport d’expertise de la police établi le 25 décembre 2000 ;

    -  un rapport établi le 9 juillet 2004 par un institut médicolégal concernant l’expertise balistique des armes à feu et douilles retrouvées dans la prison, de la balle extraite du corps du militaire tué et des balles retrouvées dans les alentours ; cet examen balistique avait permis d’établir que plus d’une centaine de balles, dont la balle ayant entraîné la mort du soldat M.M., avaient été tirées avec les armes retrouvées dans la prison ;

    -  les rapports médicaux relatifs aux détenus blessés (paragraphes 18-19), ainsi que les rapports d’autopsie ;

    -  la transcription de l’enregistrement vidéo de l’opération ;

    -  la réponse donnée le 29 décembre 2004 par le laboratoire criminalistique de la police d’Ankara (paragraphe 38 ci-dessus) ;

    -  une lettre envoyée par le commandement de la gendarmerie le 28 septembre 2004 qui indiquait la liste des armes utilisées par les forces de sécurité pendant l’opération et qui précisait que les communications radio et téléphoniques n’avaient pas été enregistrées ;

    -  une lettre de la gendarmerie du 28 juin 2005 expliquant que les forces de l’ordre n’avaient pas utilisé d’armes à feu à l’intérieur de la prison.


  59. .  A la lumière de l’ensemble des éléments du dossier, la cour d’assises releva que les détenus n’avaient pas répondu aux appels à la reddition des forces de sécurité et qu’ils avaient fait feu sur celles-ci et tué un militaire. Elle nota que de grandes brèches avaient été faites dans les murs extérieurs des dortoirs pour permettre aux détenus de se rendre, que ces derniers avaient poursuivi leurs agissements et mis à feu les dortoirs qu’ils quittaient et que, pour briser la résistance des insurgés, les forces de l’ordre avaient lancé des grenades lacrymogènes depuis les ouvertures pratiquées sur le toit de la prison.

  60. .  De plus, concernant la détenue F.K. qui s’était immolée par le feu, la cour d’assises considéra qu’il n’était pas établi que les autres prisonniers l’avaient incitée ou forcée au suicide.

  61. .  Par ailleurs, s’agissant de l’infraction de possession et d’usage d’armes à feu et de rébellion armée, la cour d’assises mit fin aux poursuites en raison de la prescription de l’action pénale.

  62. .  Pour ce qui est de la mise en cause de dix-huit détenus dans le décès du détenu F.S., la cour d’assises considéra, au vu des rapports d’expertise sur les résidus de tirs, qu’il était impossible d’établir avec certitude si les intéressés avaient effectivement procédé à des tirs.

  63. .  Enfin, s’agissant du décès du militaire M.M., la cour d’assises observa que l’implication de tous les détenus n’était pas établie et, quant aux dix-huit détenus pour lesquels des résidus de tirs avaient été trouvés sur les mains, elle considéra que les relevés d’empreintes n’étaient pas fiables.
  64. Aussi elle décida de l’acquittement des détenus dans la mesure où il n’y avait pas de preuve certaine et concluante qu’ils aient pu commettre les infractions en question.


  65. .  Quant à la mise en cause des forces de sécurité dans les décès et blessures survenus au cours de l’opération, la cour d’assises releva qu’il était impossible de déterminer quelle arme avait tué le détenu F.S. dans la mesure où la balle qui l’avait atteint avait transpercé son corps. Elle nota également, concernant le décès de la détenue S.S., que l’objet ayant entraîné sa mort n’avait pas pu être identifié. Enfin, pour le détenu I.B., elle estima qu’il était impossible d’établir de quel fusil provenait la grenade qui l’avait touché. Par conséquent, pour le décès de ces détenus, elle conclut à l’absence de preuve certaine et convaincante permettant de décider d’une condamnation des agents des forces de l’ordre.
  66. c)  Pourvoi en cassation


  67. .  Le 25 mars 2009, les requérantes formèrent un pourvoi en cassation.

  68. .  Le 12 décembre 2012, la Cour de cassation confirma la décision attaquée pour autant qu’elle concernait les insurgés.
  69. S’agissant de la partie de l’arrêt concernant les poursuites pénales engagées contre les forces de l’ordre pour les homicides de trois détenus et l’infliction de blessures volontaires à trente-trois détenus, dont les requérantes Leyla Alp, Elif Yaş, Meral Kıdır, Süreyya Bulut, Filiz Uyan et Gülay İncesu, la Cour de cassation cassa la décision de la cour d’assises. Elle observa que, s’agissant de ces chefs d’accusation, cette dernière avait décidé de l’acquittement des forces de l’ordre en raison d’une action conjointe des agents en cause et de l’impossibilité de déterminer quelles armes étaient à l’origine des décès.

    A ce titre, la Cour de cassation releva que les forces de l’ordre avaient agi dans le cadre des attributions qui leur étaient reconnues par la loi sur l’organisation, les pouvoirs et les compétences des gendarmes, et elle estima que le recours à la force avait été rendu « absolument nécessaire » pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection et protéger les autres détenus, et ce en accord avec le second paragraphe de l’article 2 de la Convention. Elle considéra que les agents des forces de l’ordre avaient eu recours à la force de manière proportionnée pour parer à des atteintes à leurs vies et à celles des détenus, et elle conclut qu’il y avait lieu de considérer leurs agissements sous l’angle de la légitime défense et de décider de leur acquittement sur ce fondement.


  70. .  A ce jour, la procédure est pendante devant la cour d’assises.
  71. II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT


  72. .  L’usage d’armes par les gendarmes est principalement régi par la loi sur l’organisation, les fonctions et les compétences de la gendarmerie (loi no 2803 du 10 mars 1983) ainsi que par le règlement relatif à l’application de cette loi (règlement relatif aux fonctions et compétences de la gendarmerie).

  73. .  Selon l’article 39 k) de ce règlement, les gendarmes peuvent faire usage d’armes pour la répression d’émeutes, de troubles ou de soulèvements dans les établissements pénitentiaires.

  74. .  L’article 40 précise que l’usage d’arme n’implique pas forcément l’usage d’armes à feu, l’usage de celles-ci devant être envisagé qu’en dernier recours. Cet article indique que le terme « arme » peut désigner non seulement les armes à feu mais aussi les armes neutralisantes telles que les matraques, les bombes de gaz, les fumigènes et les jets d’eau.
  75. Lors de l’usage d’armes, en tenant compte des spécificités de la situation, il faut privilégier l’usage d’armes défensives et neutralisantes. Si ces armes s’avèrent insuffisantes, il est prévu un recours progressif vers l’arme à feu. Il faut d’abord pointer l’arme sur la cible, puis procéder à tirs de sommation en l’air, ensuite à des tirs à hauteur des pieds et enfin seulement à des tirs libres.

    L’usage d’armes autres que les armes à feu se fait conformément à l’ordre qui a été donné.

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 2 ET 3 DE LA CONVENTION QUANT À LA CONDUITE DE L’OPÉRATION « RETOUR À LA VIE »


  76. .  Les requérantes se plaignent d’avoir été blessées au cours de l’opération « retour à la vie » menée dans la prison de Çanakkale et elles dénoncent l’usage de la force, qu’elles estiment avoir été excessif et disproportionné, par les autorités, lors de cette opération. Elles reprochent aux autorités d’avoir délibérément mis en danger leurs vies par des tirs d’armes à feu et d’explosifs. Elles se plaignent également d’avoir été soumises à un emploi abusif de gaz lacrymogène, ainsi qu’à une utilisation de jets d’eau à haute pression et de mousse anti-feu. Elles allèguent la violation de l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
  77. « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »


  78. .  S’agissant de la requérante Meral Kıdır, la Cour estime devoir se placer, pour les raisons exposées ci-après (paragraphes 64-67 ci-dessous), sous l’angle de l’article 2 de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :
  79. « 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

    2.  La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

    a)  pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

    (...)

    c)  pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

    A.  Sur le non-épuisement des voies de recours internes


  80. .  Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il fait remarquer que les requérantes ont saisi la Cour sans attendre l’issue de la procédure pénale dirigée contre les agents de l’Etat mis en cause. Il ajoute que, cette procédure n’ayant pas encore abouti, la présente requête est prématurée et doit donc être déclarée irrecevable.

  81. .  Par ailleurs, le Gouvernement reproche aux requérantes d’avoir omis d’engager les procédures judiciaires administratives pertinentes en vue d’obtenir une indemnisation.

  82. .  Les requérantes contestent les arguments du Gouvernement.

  83. .  Au vu des faits dénoncés par les requérantes, la Cour estime que la voie pénale constitue un recours efficace et suffisant et que, l’ayant dûment empruntée, les intéressées n’étaient pas tenues de mettre en œuvre les procédures d’indemnisation citées par le Gouvernement (voir, parmi beaucoup d’autres, Perişan et autres c. Turquie, no 12336/03, § 65, 20 mai 2010).

  84. .  En ce qui concerne la première branche de l’exception préliminaire, selon laquelle l’introduction de la requête serait prématurée en raison de l’inachèvement du procès des agents mis en cause, la Cour estime qu’il s’agit là d’une question étroitement liée à l’effectivité du procès en question, donc au fond des griefs tirés du manquement allégué des autorités au respect des obligations procédurales que leur impose l’article 3 de la Convention (voir, par exemple, Keser et Kömürcü c. Turquie, no 5981/03, § 55, 23 juin 2009, et Perişan et autres, précité, § 66). Partant, la Cour joint au fond la première branche de l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement.
  85. B.  Sur le volet matériel de l’article 2 de la Convention

    1.  Sur la question de savoir si les faits de la cause appellent un examen sur le terrain de l’article 2 de la Convention en ce qui concerne la requérante Meral Kıdır


  86. .  La Cour note que la requérante Meral Kıdır a été blessée au niveau des lombaires et que cette blessure, causée par une arme à feu selon le rapport médical établi le 21 décembre 2000 (paragraphe 19 ci-dessus), n’a pas engagé son pronostic vital. Il n’est pas contesté par le Gouvernement que l’intéressée a été blessée par un tir des forces de l’ordre.

  87. .  La Cour rappelle qu’elle s’est déjà prononcée sur les opérations des forces de l’ordre menées dans d’autres prisons, dans le cadre de l’opération « retour à la vie », et qu’elle a conclu à l’applicabilité de l’article 2 de la Convention alors même que les blessures des victimes n’avaient pas engagé leur pronostic vital (Peker c. Turquie (no 2), no 42136/06, §§ 41-42, 12 avril 2011, Düzova c. Turquie, no 40310/06, §§ 67-73, 5 juin 2012, et, dernièrement, Erol Arıkan et autres c. Turquie, no 19262/09, §§ 70-71, 20 novembre 2012, ces affaires concernant des requérants blessés aux jambes ; ou bien Şat c. Turquie, no 14547/04, §§ 58-64, 10 juillet 2012, cette affaire concernant un requérant touché au coude ; voir aussi, Evrim Öktem c. Turquie, no 9207/03, §§ 43-43, 4 novembre 2008, et Trévalec c. Belgique, no 30812/07, § 61, 14 juin 2011). Pour ce faire, elle a pris en compte les circonstances qui avaient entouré l’intervention des forces de l’ordre, notamment le degré et le type de force utilisés. Elle a en outre considéré que l’utilisation d’armes à feu en milieu carcéral était potentiellement mortelle et qu’elle avait pu mettre en danger la vie du requérant (Peker no 2, précité, § 41). Elle note ici que l’absence d’intention de tuer est sans incidence sur l’applicabilité de l’article 2 de la Convention (voir, entre autres, Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 55, CEDH 2004-XI).

  88. .  La Cour relève par ailleurs que le Gouvernement ne conteste pas l’applicabilité de l’article 2 de la Convention dans la présente affaire.
  89. 67.  Aussi, la Cour estime-t-elle que la force utilisée à l’encontre de la requérante Meral Kıdır était potentiellement meurtrière et que l’article 2 de la Convention trouve à s’appliquer la concernant.

    2.  Sur la question de savoir si l’usage de la force par les autorités lors de l’opération « retour à la vie » était une réponse adéquate à la situation, compte tenu des exigences de l’article 2 de la Convention


  90. .  La requérante Meral Kıdır se plaint d’une atteinte à son droit à la vie et estime qu’elle a survécu uniquement par chance. De plus, elle conteste l’existence d’une insurrection et affirme que l’intervention des forces de sécurité, constitutive d’une agression à ses yeux, n’était pas justifiée. Elle ajoute que cette intervention était contraire au droit interne.

  91. .  Le Gouvernement fait remarquer que les forces de sécurité, avant de faire usage d’armes à feu, ont eu recours à des armes non létales, tels les grenades lacrymogènes et le jet d’eau. Il ajoute que des ouvertures ont été pratiquées dans les murs extérieurs de la prison pour permettre l’accès aux prisonniers. Il souligne que, dans le but de réduire au minimum les atteintes au droit à la vie des prisonniers, l’opération s’est étalée sur trois jours.

  92. .  Le Gouvernement fait également observer que, au cours de cette opération, les insurgés ont tiré sur les forces de sécurité et qu’un soldat a trouvé la mort à cause de ces tirs. Il affirme que les prisonniers, parmi lesquels figuraient les requérantes, ont participé à la rébellion et qu’ils ont transformé les dortoirs en camps de formation d’organisations terroristes. Il ajoute que les prisonniers avaient en leur possession des armes à feu et des explosifs, et que les insurgés ont poursuivi leurs actions malgré les tentatives des autorités de mettre fin à cette situation pacifiquement. Il en conclut que le recours à la force était inévitable et justifié par le comportement des insurgés et proportionné à la violence manifestée par les intéressés. Ainsi, selon le Gouvernement, la force utilisée était absolument nécessaire pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection conformément à l’article 2 c) de la Convention.

  93. .  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

  94. .  La Cour relève que, le 19 décembre 2000, les forces de l’ordre sont intervenues dans la prison de Çanakkale pour reprendre le contrôle de cet établissement, ainsi que pour mettre un terme à la rébellion des détenus et au « jeûne de la mort » suivi par nombre d’entre eux. Il n’est pas contesté par le Gouvernement que la requérante Meral Kıdır, alors détenu dans cette prison, a été blessée par un tir des forces de l’ordre au cours de cette opération.

  95. .  En ce qui concerne les circonstances ayant entouré l’intervention menée en décembre 2000, la Cour observe que la réaction des forces de l’ordre pourrait se justifier au regard du paragraphe 2 a) et c) de l’article 2 (Düzova, précité, § 82).
  96. La Cour rappelle que le recours à la force doit être rendu « absolument nécessaire » pour atteindre l’un des objectifs mentionnés aux alinéas a), b) et c) du paragraphe 2 de l’article 2 de la Convention. A cet égard, l’emploi des termes « absolument nécessaire » dans cette disposition indique qu’il faut appliquer un critère de nécessité plus strict et impérieux que celui normalement employé pour déterminer si une intervention de l’Etat était « nécessaire dans une société démocratique » au titre du paragraphe 2 des articles 8 à 11 de la Convention. En particulier, la force utilisée doit être strictement proportionnée aux buts mentionnés au paragraphe 2 a), b) et c) de l’article 2 de la Convention. Reconnaissant l’importance de cette disposition dans une société démocratique, la Cour doit, pour se forger une opinion, examiner de façon extrêmement attentive les cas où la mort a été infligée, notamment lorsqu’il a été fait un usage délibéré de la force meurtrière, et prendre en considération non seulement les actes des agents de l’Etat ayant eu recours à la force mais également l’ensemble des circonstances de l’affaire, notamment la préparation et le contrôle des actes en question (voir parmi d’autres, McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, §§ 148-150, série A no 324).


  97. .  La Cour rappelle également que, dans le cas de personnes blessées alors qu’elles se trouvaient sous le contrôle d’autorités ou d’agents de l’Etat - par exemple pendant des opérations policières ou militaires -, la charge de la preuve incombe principalement au gouvernement défendeur. Ainsi, c’est à celui-ci qu’il appartient de réfuter, par des moyens appropriés et convaincants, les allégations formulées contre lui, et ce a fortiori lorsque les autorités ou les agents en question sont réputés être les seuls à avoir, d’une part, connaissance du déroulement exact des faits incriminés et, d’autre part, accès aux informations susceptibles, précisément, de confirmer ou de réfuter de telles allégations (Mansuroğlu c. Turquie, no 43443/98, §§ 77-78, 26 février 2008, et les références qui y sont citées, et, plus récemment, Keser et Kömürcü, précité, § 60). Ces principes s’appliquent également aux opérations des forces de l’ordre qui se déroulent dans les centres pénitentiaires placés sous le strict contrôle de l’Etat (voir, entre autres, İsmail Altun c. Turquie, no 22932/02, § 69, 21 septembre 2010, et Makbule Akbaba et autres c. Turquie, no 48887/06, § 37, 10 juillet 2012).

  98. .  Pour vérifier si le Gouvernement s’est acquitté de manière satisfaisante de la charge de la preuve, la Cour examinera l’enquête et la procédure menées à l’échelle nationale pour déterminer si celles-ci ont permis d’établir si la force utilisée était justifiée dans les circonstances de l’espèce.

  99. .  A cet égard, sensible à la nature subsidiaire de sa mission, la Cour reconnaît qu’elle ne peut sans de bonnes raisons assumer le rôle de juge du fait de première instance lorsque cela n’est pas rendu inévitable par les circonstances de l’affaire dont elle se trouve saisie. Ainsi, lorsqu’une procédure interne a été menée, il n’entre pas dans les attributions de la Cour de substituer sa propre vision des choses à celle des cours et tribunaux internes auxquels il appartient en principe d’apprécier les données recueillies par eux (Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 29, série A n269, et Jasar c. « l’ex-République yougoslave de Macédoine », n69908/01, § 49, 15 février 2007). Même si les observations des juridictions nationales ne lient pas la Cour, il lui faut habituellement des éléments convaincants pour pouvoir s’écarter des constatations auxquelles elles sont parvenues.

  100. .  En l’espèce, la Cour note que les démarches entreprises par les autorités chargées de l’enquête préliminaire à la suite de l’opération litigieuse et par les juges du fond pendant le procès ne prêtent pas à controverse. Elle constate en effet que, aussitôt après l’incident, une enquête a été diligentée sous l’autorité du parquet et que de nombreux actes d’enquête visant à recueillir des preuves et à établir le déroulement des évènements ont été adoptés. Elle relève que, au terme de cette enquête, un procès a eu lieu devant la cour d’assises de Çanakkale, laquelle a rendu sa décision le 16 septembre 2008. Les faits de l’espèce ont donc été établis judiciairement au niveau interne.

  101. .  S’il est vrai que la procédure demeure toujours pendante devant la juridiction de première instance après renvoi, la Cour estime que cette circonstance ne remet pas en cause l’établissement des faits réalisé par les juges du fond étant donné que l’infirmation de la décision de la cour d’assises par la Cour de cassation repose uniquement sur la qualification juridique des faits et non sur ledit établissement des faits.

  102. .  Aussi, même si certains points de fait demeurent encore incertains, la Cour considère qu’il existe suffisamment d’éléments factuels lui permettant d’apprécier l’affaire en prenant pour point de départ les constatations définitives des faits, évoquées ci-avant (paragraphes 45-50 et 52 ci-dessus).

  103. .  La Cour observe que l’opération litigieuse a été conduite dans le cadre d’une série d’interventions menées de façon coordonnée et simultanée dans une vingtaine de prisons turques. Elle note que cette opération a été décidée et planifiée après des concertations entre les ministères et les autorités pénitentiaires, et qu’un plan d’intervention a été préparé. Elle constate également que le niveau de formation des forces de l’ordre ayant pris part à l’opération n’a pas été sujet à discussion.

  104. .  La Cour note en outre que les éléments du dossier permettent de penser que les forces de l’ordre ont conduit l’opération litigieuse de manière à réduire au minimum les risques mortels pour les détenus. Elle relève que, avant le début de l’intervention, celles-ci ont transféré vers un endroit sécurisé les prisonniers qui n’étaient pas concernés par l’opération et qu’elles ont lancé des appels à la reddition aux insurgés. Elle constate aussi que les autorités ont essentiellement eu recours à des moyens neutralisants et non létaux pour briser la résistance de ces derniers et les contraindre à l’évacuation, tels les grenades lacrymogènes, les jets d’eau et la mousse anti-feu, et qu’elles ont par ailleurs pratiqué des ouvertures de brèches dans les murs des dortoirs en vue de faciliter l’évacuation de ces insurgés.

  105. .  La Cour constate que, au cours de leur intervention à la prison de Çanakkale - laquelle a duré trois jours -, les forces de sécurité se sont heurtées à une violente résistance armée et à l’intransigeance des insurgés ; ces forces de l’ordre ont essuyé des tirs intensifs de la part des prisonniers, le nombre d’armes retrouvées dans la prison après l’opération ainsi que celui de douilles correspondant à ces armes en témoignant (paragraphes 22 et 44 ci-dessus).

  106. .  La Cour observe ainsi que, au cours de cette opération, les forces de sécurité étaient investies d’une mission difficile et dangereuse ; un gendarme a d’ailleurs trouvé la mort à la suite du tir d’un insurgé dès le premier jour de l’intervention. Elle constate cependant que, malgré le décès de ce militaire, les forces de l’ordre semblent avoir fait preuve d’une certaine retenue dans l’usage d’armes à feu et avoir ainsi privilégié l’utilisation d’armes non létales tels les jets d’eau et le gaz lacrymogène, qu’elles n’ont pas non plus cherché à terminer l’opération dans la précipitation en lançant un assaut final et que, au contraire, elles ont suspendu l’opération à la tombée de la nuit et qu’elles ont poursuivi les appels à la reddition ainsi que l’utilisation d’armes non létales. Elle observe également que les forces de l’ordre ont progressivement réussi à isoler les insurgés dans une partie de la prison, qu’elles n’ont intensifié leur utilisation de gaz lacrymogène, de jets d’eau et de mousse anti-feu qu’au troisième jour de l’opération, et ce pour contraindre les insurgés à sortir par les ouvertures pratiquées dans les murs des dortoirs, et qu’elles semblent ainsi avoir gardé la maîtrise de l’opération pendant toute sa durée.

  107. .  Enfin, la Cour ne peut ignorer ni l’extrême violence des évènements qui se sont déroulés à la prison de Çanakkale le 19 décembre 2000, ni le potentiel de violence qui existe dans un établissement pénitentiaire, ni que la désobéissance de détenus est susceptible de dégénérer rapidement en une mutinerie nécessitant l’intervention des forces de l’ordre (Gömi et autres c. Turquie, no 35962/97, § 77, 21 décembre 2006).

  108. .  A la lumière des éléments dont elle dispose et au vu de ce qui précède, la Cour considère qu’aucune donnée convaincante susceptible de l’amener à s’écarter des constations et conclusions des juridictions nationales n’a été portée à sa connaissance. Aussi estime-t-elle comme établi que l’usage de la force employée lors de la conduite de l’opération n’a pas été disproportionné au but recherché, à savoir « la répression d’une émeute » et/ou « la défense de toute personne contre la violence ».

  109. .  La Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation du volet matériel de l’article 2 de la Convention dans le chef de la requérante Meral Kıdır.
  110. C.  Sur le volet matériel de l’article 3 de la Convention


  111. .  Les autres requérantes se plaignent d’avoir été blessées au cours de l’opération litigieuse et d’avoir été soumises à un emploi excessif de gaz lacrymogène ainsi qu’à une utilisation de jets d’eau et de mousse anti-feu.
  112. 1.  S’agissant des requérantes Leyla Alp, Süreyya Bulut, Elif Yaş, Filiz Uyan et Gülay İncesu


  113. .  La Cour estime que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

  114. .  La Cour note que les rapports médicaux concernant les requérantes Leyla Alp, Süreyya Bulut et Elif Yaş, établis après leur évacuation, indiquent, pour chacune d’elles, l’absence de trace de coups sur le corps avec cependant prescription d’une incapacité de travail de deux jours (paragraphe 18 ci-dessus). Par ailleurs, le dossier ne contient pas de rapport médical concernant les requérantes Filiz Uyan et Gülay İncesu. A cet égard, les requérantes ne donnent aucune indication sur la nature et la gravité des blessures qu’elles disent avoir subies. Cependant, il ressort clairement de l’arrêt de la Cour de cassation (paragraphe 52 ci-dessus) que ces cinq requérantes ont été blessées au cours de l’opération, ce qui n’est du reste pas contesté par le Gouvernement.

  115. .  La Cour estime cependant, à la lumière des constatations faites par elle sous l’angle de l’article 2 de la Convention, que les blessures occasionnées à ces requérantes lors de l’opération peuvent être considérées comme étant le résultat d’un recours légitime à la force et qu’à ce titre elles ne constituent pas un traitement contraire à l’article 3 de la Convention.
  116. 91.  Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention dans le chef des requérantes Leyla Alp, Süreyya Bulut, Elif Yaş, Filiz Uyan et Gülay İncesu.

    2.  S’agissant des autres requérantes


  117. .  La Cour relève qu’il ne ressort nullement du dossier qu’elles ont été blessées lors de l’opération litigeuse.

  118. .  Enfin, en l’absence d’un quelconque rapport médical attestant de séquelles causées par l’usage du gaz lacrymogène au cours de l’opération ou bien de la survenance ultérieure de complications médicales, la Cour ne saurait admettre que le traitement infligé aux requérantes par l’utilisation du gaz lacrymogène a atteint le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention. Il s’ensuit que cette partie du grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de son article 35 § 3 a) et qu’il doit être rejeté en application de son article 35 § 4.
  119. D.  Sur le volet procédural des articles 2 et 3 de la Convention


  120. .  Les requérantes estiment que l’enquête et la procédure menées en droit interne étaient ineffectives. Elles allèguent notamment que tous les enregistrements vidéo n’ont pas été versés au dossier. Elles se plaignent également du rejet de leur demande de reconstitution, de la non-production devant la cour d’assises des échanges téléphoniques et des communications radio, ainsi que du défaut d’interrogation des gendarmes sur le type et la quantité d’armes utilisées lors de l’opération. Elles se plaignent aussi de ce que les gendarmes n’ont pas été soumis à des interrogatoires menés avec présentation d’un croquis des lieux, et elles dénoncent le rejet de leur demande visant à l’audition du commandant de l’opération et du secrétaire d’Etat comme témoins. Enfin, faisant observer que les recherches dans la prison ont été effectuées par des gendarmes, elles reprochent à ces derniers d’avoir détruit des preuves.

  121. .  Le Gouvernement soutient que, après l’opération litigieuse, les autorités ont procédé à tous les actes d’enquête nécessaires à l’établissement de son déroulement.
  122. 1.  S’agissant des requérantes Meral Kıdır, Leyla Alp, Süreyya Bulut, Elif Yaş, Filiz Uyan et Gülay İncesu


  123. .  La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle le déclare donc recevable.

  124. .  La Cour rappelle que l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 de la Convention, combinée avec le devoir général incombant à l’Etat en vertu de l’article 1 de la Convention de « reconnaît[re] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », implique et exige de mener une forme d’enquête effective lorsque le recours à la force, notamment par des agents de l’Etat, a entraîné mort d’homme (McCann et autres, précité, § 161, et Kaya c. Turquie, 19 février 1998, § 105, Recueil des arrêts et décisions 1998-I).

  125. .  La Cour rappelle également qu’une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (voir, parmi d’autres, McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, §§ 113-114, CEDH 2001-III). Force est d’admettre qu’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière. Toutefois, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur le recours à la force meurtrière peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance des justiciables dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux.

  126. .  La Cour rappelle de plus que les obligations énoncées ci-dessus s’appliquent également lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi un traitement contraire à l’article 3 de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Keser et Kömürcü, précité, § 69).

  127. .  En l’espèce, la Cour note que, aussitôt après l’incident, une enquête concernant la conduite de l’opération et les allégations de mauvais traitements a été diligentée sous l’autorité du parquet ; de nombreux actes d’enquête ont été adoptés en vue de recueillir des preuves et d’établir le déroulement des évènements. Elle observe que, au terme de cette enquête, un procès a eu lieu devant la cour d’assises de Çanakkale, laquelle a rendu sa décision le 16 septembre 2008, et que la Cour de cassation a ensuite censuré cette dernière décision et renvoyé l’affaire devant cette même juridiction pour cause d’erreur dans la qualification juridique des faits.

  128. .  S’agissant des allégations des requérantes sur l’enquête et la procédure litigieuses, la Cour constate que certaines d’entre elles sont infondées. Elle note ainsi que la cour d’assises a fait droit, dans la mesure où cela était encore possible, aux demandes de compléments d’enquête présentées par les requérantes (paragraphes 36-39 ci-dessus). Quant aux allégations d’altération de preuves lors des recherches menées après l’opération dans la prison, elle observe que celles-ci ont été effectuées en présence de procureurs (paragraphe 22 ci-dessus). Par ailleurs, elle estime que les autres manquements avancés par les requérantes ne sauraient avoir d’incidence sur le caractère sérieux et approfondi de l’enquête et de la procédure menées à l’échelle nationale.

  129. .  La Cour note cependant que, plus de douze ans après les évènements, la procédure pénale diligentée contre les agents mis en cause demeure pendante devant la cour d’assises. Tout en reconnaissant les difficultés rencontrées par les autorités dans la conduite de cette procédure en raison notamment du nombre important de personnes impliquées et de la complexité de l’affaire, elle estime que l’enquête et la procédure menées à l’échelle nationale ne répondent pas à l’exigence de célérité et de diligence raisonnable, implicite dans le contexte des obligations positives en jeu (voir, parmi d’autres, McKerr c. Royaume-Uni, précité, §§ 113-114).

  130. .  Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement sur ce point et conclut à la violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention concernant la requérante Meral Kıdır et à la violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention concernant les requérantes Leyla Alp, Süreyya Bulut, Elif Yaş, Filiz Uyan et Gülay İncesu.
  131. 2.  S’agissant des autres requérantes


  132. .  Au vu du constat auquel elle est parvenue quant au volet matériel de l’article 3 de la Convention s’agissant de ces requérantes (paragraphes 92-93 ci-dessus), la Cour estime que cette partie de la requête est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et doit être rejetée en application de l’article 35 § 4.
  133. II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION QUANT AUX CONDITIONS D’ÉVACUATION ET DE TRANSFÈREMENT DES REQUÉRANTES


  134. .  Les requérantes se plaignent d’avoir subi des traitements contraires à l’article 3 de la Convention lors de leur évacuation et pendant leur transfert vers d’autres prisons. Elles soutiennent avoir été insultées, humiliées, et également contraintes de rester déshabillées pendant des heures dans la cour de la prison, malgré le froid. S’agissant des conditions de leur transfert, elles affirment avoir été entassées dans des fourgonnettes pénitentiaires et menottées tout au long du trajet sans pouvoir ni manger ni boire. Elles affirment enfin qu’elles n’ont pas subi d’examen médical lors de leur admission dans les prisons et que leurs demandes en ce sens sont restées sans réponse.

  135. .  La Cour relève que les requérantes n’ont pas produit, devant elle, d’éléments de preuve concluants à l’appui de leurs allégations.

  136. .  Elle note en outre que, dans leur requête initiale adressée le 26 décembre 2000 au parquet d’İzmir, les requérantes se plaignaient de manière générale des traitements subis lors de leur évacuation et de leur transfert, sans apporter aucune explication (paragraphe 29 ci-dessus). Ce n’est que le 8 janvier 2004, lors de leur opposition formée contre l’ordonnance de non-lieu, que les intéressées se plaignirent spécifiquement d’attente prolongée dans le froid après leur évacuation, de menottes trop serrées, d’entassement dans les fourgonnettes de transfert et qu’elles remirent en cause les examens médicaux (paragraphe 31 ci-dessus).

  137. .  Enfin, il ne ressort aucunement du dossier que les intéressées aient, à un quelconque moment de leur détention, entrepris des démarches pour voir un médecin.
  138. 109.  Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

    III.  SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES


  139. .  Invoquant l’article 6 de la Convention, les requérantes se plaignaient initialement d’un défaut d’équité de la procédure menée devant la cour d’assises.

  140. .  En outre, elles se plaignent de l’absence d’un recours effectif, au sens de l’article 13 de la Convention, qui leur eût permis de dénoncer les agissements des forces de l’ordre.

  141. .  De plus, elles allèguent avoir été victimes d’une discrimination au sens de l’article 14 de la Convention en raison de poursuites engagées contre elles et/ou de condamnations prononcées à leur encontre pour des infractions terroristes.

  142. .  Enfin, sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, elles reprochent aux forces de sécurité de leur avoir confisqué, sans procéder à une quelconque consignation, leurs argent et objets précieux qu’elles disent avoir emportés avec elles lors de leur évacuation. Elles se plaignent également de ce que, malgré leurs demandes en ce sens, leurs effets personnels qui, selon elles, se trouvaient dans leur dortoir ne leur ont pas été restitués.

  143. .  S’agissant du grief tiré de l’article 6 de la Convention, la Cour note que, dans leurs observations sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire, les requérantes ont informé le greffe qu’elles ne souhaitaient pas maintenir ce grief car la procédure engagée devant la cour d’assises était toujours pendante. A la lumière de ce qui précède et en l’absence de circonstances particulières touchant au respect des droits garantis par la Convention ou ses Protocoles, la Cour, conformément à l’article 37 § 1 a) de la Convention, considère qu’il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de ce grief.

  144. .  Pour ce qui est du grief tiré de l’article 13 de la Convention, la Cour note que les intéressées ne se plaignent pas de l’impossibilité pour elles de se prévaloir du système de réparation pécuniaire qui doit être mis en place au titre de cette disposition combinée avec les articles 2 et 3 de la Convention (voir, notamment, Fahriye Çalışkan c. Turquie, no 40516/98, § 45, 2 octobre 2007, et Ölmez c. Turquie, no 39464/98, § 67, 20 février 2007). C’est pourquoi elle estime que ce grief n’appelle pas un examen séparé du grief tiré du volet procédural des articles 2 et 3 de la Convention, ni quant à la recevabilité ni quant au bien-fondé.

  145. .  Enfin, pour le restant des griefs, la Cour a procédé à leur examen tels qu’ils ont été présentés par les requérantes. A la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose, elle n’a relevé aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles ; ces griefs sont donc manifestement mal fondés et ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
  146. IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    117.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage


  147. .  Les requérantes réclament chacune 8 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’elles disent avoir subi.

  148. .  Le Gouvernement s’oppose à ces prétentions.

  149. .  La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer 8 000 EUR à la requérante Meral Kıdır et 5 000 EUR à chacune des requérantes Leyla Alp, Süreyya Bulut, Elif Yaş, Filiz Uyan et Gülay İncesu au titre du préjudice moral.
  150. B.  Frais et dépens


  151. .  Les requérantes demandent également 6 739 livres turques (environ 3 200 EUR) pour les frais et dépens engagés par elles devant les juridictions internes et devant la Cour. A titre de justificatifs, elles fournissent des quittances relatives à des frais postaux et à des frais de déplacement, ainsi que des notes d’honoraires.

  152. .  Le Gouvernement conteste ce montant.

  153. .  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.
  154. En l’espèce et compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme réclamée par les requérantes et l’accorde dans sa globalité.

    C.  Intérêts moratoires


  155. .  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
  156. PAR CES MOTIFS, LA COUR À L’UNANIMITÉ

    1.  Joint au fond la première branche de l’exception préliminaire du Gouvernement et la rejette ;

     

    2.  Déclare recevable le grief tiré de l’article 2 de la Convention, sous ses volets matériel et procédural, s’agissant de la requérante Meral Kıdır ;

     

    3.  Déclare le grief tiré de l’article 3 de la Convention relatif à la conduite de l’opération, sous ses volets matériel et procédural, recevable concernant les requérantes Leyla Alp, Süreyya Bulut, Elif Yaş, Filiz Uyan et Gülay İncesu et irrecevable pour les autres requérantes ;

     

    4.  Déclare irrecevables les griefs des requérantes relatifs aux conditions d’évacuation et de transfèrement (article 3 de la Convention) ainsi que leurs griefs tirés de l’article 14 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 ;

     

    5.  Décide de rayer la requête du rôle en application de l’article 37 § 1 a) de la Convention pour autant qu’elle concerne le grief tiré de l’article 6 de la Convention ;

     

    6.  Dit qu’il n’y a pas eu violation du volet matériel des articles 2 et 3 de la Convention ;

     

    7.  Dit qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention dans le chef de la requérante Meral Kıdır et violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention dans le chef des requérantes Leyla Alp, Süreyya Bulut, Elif Yaş, Filiz Uyan et Gülay İncesu ;

     

    8.  Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 13 de la Convention ;

     

    9.  Dit

    a)  que l’Etat défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques, au taux applicable à la date du règlement :

    i.  8 000 EUR (huit mille euros) à la requérante Meral Kıdır, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

    ii.  5 000 EUR (cinq mille euros) à chacune des requérantes Leyla Alp, Süreyya Bulut, Elif Yaş, Filiz Uyan et Gülay İncesu , plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

    iii.  3 200 EUR (trois mille deux cents euros) aux requérantes Meral Kıdır, Leyla Alp, Süreyya Bulut, Elif Yaş, Filiz Uyan et Gülay İncesu  conjointement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les intéressées, pour frais et dépens,

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    10.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 décembre 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

    Stanley Naismith                                                                 Guido Raimondi
            Greffier                                                                               Président


     

    ANNEXE

     

     

    Liste des requérantes

     

    1.      Leyla Alp, née en 1974

    2.      Gülay İncesu née en 1971

    3.      Sakine Çakmak, née en 1965

    4.      Sakine Işık, née en 1973

    5.      Aysel Sürücü, née en 1970

    6.      Ayşe Cabadak, née en 1971

    7.      Meral Kıdır, née en 1959

    8.      Duriye Demir, née en 1974

    9.      Nazmiye Köle, née en 1971

    10.  Ünzile Karabük, née en 1972

    11.  Hülya Aydoğan, née en 1973

    12.  Meral Kaşoturacak, née en 1970

    13.  Birgül İbiş, née en 1971

    14.  Filiz Uyan, née en 1966

    15.  Fidan Yıldırım, née en 1959

    16.  Türkan İpek, née en 1966

    17.  Safiye Sel, née en 1970

    18.  Süreyya Bulut, née en 1975

    19.  Berna Ünsal, née en 1971

    20.  Elif Yaş, née en 1974


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