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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> LATIPOV v. RUSSIA - 77658/11 - Chamber Judgment (French Text) [2013] ECHR 1278 (12 December 2013)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2013/1278.html
Cite as: [2013] ECHR 1278

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PREMIÈRE SECTION

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE LATIPOV c. RUSSIE

 

(Requête no 77658/11)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

STRASBOURG

 

12 décembre 2013

 

 

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Latipov c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Isabelle Berro-Lefèvre, présidente,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Julia Laffranque,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Erik Møse,
Ksenija Turković,
Dmitry Dedov, juges,
et de André Wampach, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 novembre 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouve une Requête (no 77658/11) dirigée contre la Fédération de Russie. M. Abdulvosi Khakimovich Latipov, un ressortissant tadjik, (« le requérant »), a saisi la Cour le 19 décembre 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant a été représenté par Me Yu.V. Aksenova, avocate à Volgograd. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M.G. Matiouchkine, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

3.  Le requérant allègue en particulier que la mise à exécution de la décision des autorités russes de l’extrader vers le Tadjikistan l’exposerait au risque d’être soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention.

4.  Le 22 décembre 2011, la Cour européenne des droits de l’homme a indiqué, en application de l’article 39 de son règlement, au gouvernement russe qu’il était souhaitable, dans l’intérêt des parties et du bon déroulement de la procédure devant la Cour, de suspendre la procédure d’extradition du requérant vers le Tadjikistan. En outre, il a également été décidé de réserver à cette Requête un traitement prioritaire en vertu de l’article 41 du règlement.

5.  Par une lettre du 16 janvier 2012, le gouvernement défendeur a informé la Cour qu’il avait pris les mesures nécessaires en vue de garantir que le requérant ne soit pas extradé vers le Tadjikistan.

6.  Le 9 mai 2012, la Requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

7.  Le requérant est né en 1968. Son lieu de résidence actuel est inconnu.

A.  Le passé du requérant au Tadjikistan, son arrivée en Russie et les poursuites pénales engagées à son encontre au Tadjikistan

8.  En 1992, une guerre civile a éclaté au Tadjikistan. Après une trêve en 1997, le 14 mai 1999, le Parlement tadjik adopta une loi générale d’amnistie pour les infractions commises entre 1992 et 1997.

9.  Le requérant soutient qu’il aurait travaillé en tant que garde du corps d’un leader d’opposition tadjike M. Khodji Akbar Touradjonzody entre 1992 et 2001, tant avant qu’après la trêve, et qu’il aurait été amnistié.

10.  En mai 2001, le requérant quitta le Tadjikistan et entra sur le territoire russe. En Russie le requérant résida sous une fausse identité à Tcheliabinsk, Saint-Pétersbourg, Oufa et Volgograd.

11.  Le 20 août 2001, le bureau du procureur de Douchanbé (Tadjikistan) délivra à l’égard du requérant un mandat d’arrêt (постановление об объявлении розыска обвиняемого) pour enlèvement et rançonnement commis en réunion en décembre 1998.

12.  Le 16 octobre 2007, le bureau du procureur de Douchanbé délivra à l’égard de l’intéressé un mandat d’arrêt international (постановление об объявлении международного розыска обвиняемого) pour les mêmes agissements.

13.  Par une décision du 10 janvier 2011, l’enquêteur du bureau du procureur général du Tadjikistan mit en examen le requérant. Selon ce document, le requérant était accusé d’avoir mis sur pied une bande criminelle ayant fonctionné entre juillet 1998 et mai 2001 et d’avoir commis, en tant que dirigeant de cette bande, les infractions suivantes : enlèvement du directeur adjoint de la banque nationale du Tadjikistan en décembre 1998, prise d’otage avec rançonnement en 2000, terrorisme, tentative de meurtre d’un homme politique et destruction intentionnelle de la propriété d’autrui en 2001.

B.  La détention, l’extradition du requérant et les demandes d’asile

14.  Le 4 novembre 2010, le requérant fut arrêté à son domicile à Volgograd en exécution du mandat d’arrêt.

1.  La détention sous écrou extraditionnel

15.  Le 6 novembre 2010, le tribunal du district Traktorozavodskiy de Volgograd examina la Requête du procureur visant à la mise en détention de l’intéressé sous écrou extraditionnel. Le tribunal établit que le requérant se trouvait clandestinement sur le territoire russe depuis 2001 et que, lorsqu’il s’était su accusé de délits graves par les autorités tadjikes, il avait pris la fuite. Le tribunal accueillit la demande du procureur.

16.  Le 29 décembre 2010, le tribunal du district Traktorozavodski de Volgograd examina une Requête du procureur visant à la prolongation de la détention du requérant. Il établit que le 1er décembre 2010, le procureur général de Russie avait reçu de son homologue tadjik une demande d’extradition visant le requérant. Le tribunal releva, d’autre part, que le requérant se trouvait en situation irrégulière sur le territoire russe depuis 2001, qu’il n’avait ni travail officiel ni lieu de résidence permanent et que, par conséquent, il y avait un risque qu’une fois élargi, le requérant prenne la fuite. Le tribunal prit note de la déclaration du procureur que la procédure d’extradition était en cours et nécessitait du temps. Le tribunal rejeta comme dénué de tout fondement l’argument du requérant selon lequel les poursuites pénales au Tadjikistan avaient été engagées pour des motifs politiques. Le tribunal prorogea la détention jusqu’au 4 mai 2011.

17.  Le requérant forma un recours contre cette décision, reprochant au tribunal de ne pas avoir examiné la question de la motivation politique des poursuites pénales au Tadjikistan.

18.  Le 18 janvier 2011, la cour régionale de Volgograd examina le recours. Elle jugea que la détention du requérant était régulière car fondée sur une décision de justice dûment motivée. La cour rejeta par ailleurs l’allégation du motif politique des poursuites pénales comme dénuée de tout fondement. Elle confirma la décision attaquée, en cassation.

19.  Le 3 mai 2011, le tribunal du district Traktorozavodski de Volgograd examina une demande du procureur visant à la prolongation de la détention du requérant. Il releva que le requérant avait introduit une demande du statut de réfugié en Russie, qui était en cours d’examen. Le tribunal prorogea la détention du requérant jusqu’au 4 novembre 2011. Cette décision fut confirmée par un arrêt de la cour régionale de Volgograd rendu le 18 mai 2011.

20.  Le 26 octobre 2011, se référant à une décision de l’adjoint du procureur général de Russie en date du 24 août 2011 autorisant l’extradition du requérant (voir infra), la cour régionale de Volgograd prorogea la détention provisoire de ce dernier jusqu’au 4 mai 2012.

21.  Le requérant interjeta appel de cette décision ; mais, par une décision du 8 novembre 2011, le recours fut rejeté pour vice de forme.

2.  La procédure extraditionnelle à l’égard du requérant

22.  Entre-temps, le 22 novembre 2010, le procureur général tadjik adressa à son homologue en Russie une demande d’extradition du requérant pour différentes infractions qui auraient été commises par ce dernier entre 2000 et 2001.

23.  Le 24 janvier 2011, le procureur général tadjik compléta sa demande d’extradition en précisant les infractions pour lesquelles l’extradition était demandée. Le procureur général garantit par ailleurs que, en cas d’extradition, l’intéressé ne serait pas soumis à la torture ou à des traitements inhumains ou dégradants, et que son extradition n’était pas sous‑tendue par des motifs politiques, religieux ou de nationalité. Le procureur nota, en outre, qu’en 2004 le Tadjikistan avait déclaré un moratoire sur la peine de mort et qu’ainsi, la peine de mort ne serait pas appliquée au requérant. Le procureur général mentionna, enfin, que le requérant serait poursuivi uniquement pour les faits pour lesquels l’extradition était demandée.

24.  Le 16 juin 2011, le procureur général tadjik compléta de nouveau sa demande d’extradition en mentionnant que la défense de l’intéressé serait assurée.

25.  Le 24 août 2011, le vice-procureur général de Russie accueillit partiellement la demande d’extradition du requérant. La décision d’extradition fut délivrée pour les faits de : banditisme, enlèvement, prise d’otage, rançonnement et tentative de meurtre d’un homme politique.

26.  Le requérant forma un recours contre cette décision, arguant notamment que la mise à exécution de la décision d’extradition l’exposerait à un risque de mauvais traitements au Tadjikistan. Il se référait à l’appui de sa thèse à des rapports d’organisations internationales et à la jurisprudence de la Cour. De même, le requérant objecta que les poursuites pénales engagées contre lui au Tadjikistan avaient un caractère politique ; il fit valoir notamment qu’il avait été amnistié pour les infractions alléguées.

27.  Le 4 octobre 2011, la cour régionale de Volgograd, dans une audience contradictoire, examina ce recours. Elle prit bonne note des assurances des autorités tadjikes ; selon celles-ci : l’intéressé ne serait pas soumis à la torture ou à des traitements inhumains ou dégradants, son extradition n’avait pas pour but de le poursuivre pour des motifs politiques, religieux ou de nationalité, et il ne serait poursuivi que pour les infractions mentionnées dans la demande d’extradition. Elle prit note également des informations fournies par l’État demandeur relativement au moratoire sur la peine de mort. La cour rejeta l’argument du requérant relatif à l’amnistie déclarée au Tadjikistan car les infractions visées par la demande d’extradition n’étaient pas couvertes par cette amnistie. La cour releva, par ailleurs, que les infractions imputées au requérant au Tadjikistan étaient également prévues par le code pénal russe et n’étaient prescrites ni en Russie, ni au Tadjikistan.

28.  En ce qui concerne le motif politique des poursuites, la cour releva tout d’abord que la demande du statut de réfugié avait été rejetée par les autorités russes. D’autre part, la cour observa ce que suit :

« Les documents qui ont servi de base à la décision d’extradition de M. Latipov ne contenaient pas d’informations attestant la présence d’un risque personnel pour l’intéressé d’être soumis, en cas d’extradition, à la torture ou à un traitement inhumain ou dégradant. »

Aux yeux de la cour, les arrêts de la Cour européenne rendus dans les affaires Gaforov (no 25404/09, 21 octobre 2010), Iskandarov (no 17185/05, 23 septembre 2010), et Khodzhayev (no 52466/08, 12 mai 2010) contre la Russie n’avaient constaté que des faits isolés de violation de la loi nationale et de la Convention à l’égard des intéressés, de sorte qu’ils ne pouvaient pas servir de base pour refuser l’extradition de M. Latipov. La cour conclut qu’étant donné l’absence d’autres preuves à l’appui de l’argument relatif à un risque de mauvais traitements, il lui était impossible de douter de la suffisance des garanties de la sécurité du requérant, présentées par l’État étranger. La cour confirma, ainsi, la décision contestée du procureur.

29.  Le requérant se pourvut en cassation. Par un arrêt du 27 décembre 2011, la Cour suprême de Russie rejeta le recours formé par le requérant. Elle confirma l’argument de la cour régionale relatif à l’amnistie du requérant, en ajoutant que le requérant avait été amnistié conformément à la loi d’amnistie adoptée par le Parlement national tadjik le 14 mai 1999. Cette loi ne couvrait que les agissements commis entre 1992 et 1997 et non ceux imputés au requérant commis entre 1998 et 2001. La Cour suprême releva que les demandes du requérant visant à l’obtention du statut de réfugié et de l’asile « temporaire » en Russie avaient été rejetées. La Cour suprême réitéra l’argument de la cour régionale relatif à des arrêts rendus par la Cour européenne des droits de l’homme et ajouta que le requérant n’avait pas versé au dossier de documents de nature à prouver que les violations alléguées des droits de l’homme persistaient et que le requérant serait susceptible d’en pâtir.

30.  La Cour suprême observa que la nature des accusations portées contre le requérant – atteinte à l’ordre constitutionnel, à la sécurité des personnes, et à la propriété – ne permettait pas de conclure que les poursuites pénales engagées contre lui avaient un caractère politique. La Cour suprême retint par ailleurs que la procédure judiciaire concernant l’extradition n’était pas entachée d’arbitraire, que le requérant bénéficiait d’un procès contradictoire, qu’il avait pris part à l’audience, avait pu présenter des preuves et arguments, et qu’il bénéficiait de l’assistance d’un interprète et d’un avocat. La Cour suprême confirma ainsi la décision contestée.

3.  La procédure de demande du statut de réfugié et d’asile temporaire

a)  Demande du statut de réfugié

31.  Entre-temps, le 22 décembre 2010, le requérant sollicita auprès de la direction régionale du Service fédéral des migrations (SFM) de Volgograd l’octroi du statut de réfugié au motif qu’au Tadjikistan il courait un risque d’être poursuivi comme partisan de M. Touradjonzody. Il se référait également à la situation déplorable du pays, où la pratique de mauvais traitements était monnaie courante, invoquant différentes sources internationales et régionales à l’appui de ses arguments.

32.  Le 2 juin 2011, la direction régionale du SFM de Volgograd rendit sa décision sur cette demande.

Le SFM récapitula tout d’abord les explications du requérant, à savoir :

             qu’avant d’arriver en Russie, entre 1998 et 2001 il avait été garde du corps de M. Touradjonzody ; que contrairement à d’autres gardes du corps, D. et Kh., il l’avait fait à titre officieux, de sorte qu’il n’était pas en mesure de produire un document certifiant son service auprès de M. Touradjonzody ;

             qu’il n’avait fait partie d’aucun mouvement religieux ni politique ;

             qu’il avait quitté le Tadjikistan après plusieurs attentats à sa vie ; que ces tentatives auraient fait partie d’une campagne de persécution contre M. Touradjonzody ;

             qu’après avoir appris l’arrestation de D. et Kh. au Tadjikistan en 2009, il avait changé de passeport sous une fausse identité, à savoir Kholmourod Rouziyev ;

             que pendant son séjour en Russie, il n’avait pas fait de demande du statut de réfugié par crainte d’être extradé ;

             que les accusations portées contre lui au Tadjikistan avaient été falsifiées afin de permettre aux autorités d’obtenir son extradition ;

             qu’une fois de retour dans le pays, il serait forcé de témoigner contre M. Touradjonzody, et que, en cas de refus, des aveux lui seraient arrachés au moyen de la torture.

À l’appui de ses allégations, le requérant avait cité une interview de M. Touradjonzody donnée en 2009 dans laquelle il critiquait le président tadjik en exercice.

33.  Le SFM releva ensuite que, d’une part, la demande d’extradition portait sur les infractions d’atteinte à la vie, à la liberté et la propriété d’autrui, qui n’avaient pas un caractère politique. Ces infractions auraient été commises entre 1998 et 2001 et le requérant était conscient de ces accusations depuis 2001. D’autre part, le requérant, qui séjournait en Russie sous de fausses identités – Kholmourod Rouziyev et Bakhtior Saïdov –, n’avait jamais saisi les autorités russes d’une demande d’asile, ce qui, à leur avis, confortait l’idée qu’il cherchait à échapper à la justice et non à des représailles politiques.

34.  En outre, le SFM rappela que dans le cadre de la Convention de 1951 le fait d’avoir des opinions politiques différentes de celles du gouvernement en place n’est pas en soi un motif suffisant pour demander la reconnaissance du statut de réfugié : le demandeur doit montrer qu’il a lieu de craindre d’être persécuté de ce fait. Cela suppose que les autorités aient connaissance de ses opinions politiques ou qu’elles les supputent. Appliquant ce critère, le SFM observa que le requérant n’avait pas été impliqué dans la vie politique tadjike puisque, selon ses dires mêmes, il n’avait fait partie d’aucun mouvement politique ni religieux au Tadjikistan, et n’avait pas quitté la Russie depuis 2001.

35.  En ce qui concernait la persécution alléguée du requérant comme partisan de M. Touradjonzody, le SFM observa que l’intéressé n’était pas en mesure de préciser la date du début de la campagne supposée contre cet homme politique. Quant à l’interview citée par le requérant à l’appui de son allégation, elle n’avait été donnée par M. Touradjonzody qu’en 2009, c’est‑à‑dire plus de huit ans après le début des poursuites pénales fondant la demande d’extradition.

36.  Enfin, le SFM releva que, selon les informations présentées par le ministère russe des Affaires étrangères et le Service fédéral de sécurité, il n’y avait pas de raisons empêchant le renvoi du requérant vers le Tadjikistan. Le SFM releva également que l’État demandeur avait donné l’assurance que le requérant ne serait pas condamné à la peine de mort, étant donné le moratoire sur cette peine au Tadjikistan.

37.  Le SFM conclut ainsi qu’il ne disposait d’aucune information susceptible d’appuyer l’allégation d’un risque de représailles politiques au Tadjikistan et rejeta la demande du requérant.

38.  Le requérant forma un recours judiciaire contre cette décision, qui fut rejeté par une décision du 20 juillet 2011 rendue par le tribunal du district Tsentralniy de Volgograd.

39.  Le requérant se pourvut en cassation, se plaignant de ce que ni le SFM ni le tribunal n’avaient examiné sa demande en profondeur. En particulier, il contesta l’argument relatif à la date de l’interview de M. Touradjonzody : les autorités tadjikes auraient antidaté le mandat d’arrêt et auraient constitué un faux dossier pénal afin d’écraser l’opposition.

40.  Par un arrêt du 22 août 2011, la cour régionale de Volgograd confirma la décision du 20 juillet 2011. La cour réitéra la conclusion du SFM et du tribunal du district selon laquelle le requérant s’opposait à son retour au Tadjikistan non par crainte de persécutions du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, mais en raison des poursuites pénales dirigées à son encontre. La cour souligna que le requérant n’avait ni cité de faits concrets de persécution ou de menaces de la part des autorités tadjikes à raison des opinions politiques ou de l’appartenance à un groupe social, ni présenté à la justice des preuves de telles persécutions.

b)  Demande d’asile temporaire

41.  Entre-temps, le 27 juin 2011, le requérant fit une demande visant à l’obtention d’un «asile temporaire » (временное убежище). Il décrivit à cet égard la situation des droits de l’homme au Tadjikistan comme déplorable et allégua qu’il y risquait d’être soumis à des traitements inhumains et dégradants.

42.  Le 8 juillet 2011, la direction régionale du SFM de Volgograd rendit sa décision.

Elle observa que le requérant était accusé d’infractions pénales au Tadjikistan ; que ses coaccusés avaient déjà été condamnés le 14 octobre 2002 ; et que le dossier du requérant, vu l’absence de celui-ci dans le pays, avait alors été disjoint pour un examen ultérieur. Elle prit note des dires du requérant, à savoir : qu’il n’avait fait partie d’aucun mouvement politique ni religieux au Tadjikistan ; qu’il n’avait pas participé à la vie politique lors son séjour en Russie ; et que les persécutions contre les partisans de M. Touradjonzody avaient commencé en 2009 lorsque son mandat de député avait pris fin.

43.  Le SFM considéra que le risque de mauvais traitements à l’État demandeur était un facteur pertinent à prendre en compte pour accorder un « asile temporaire » ; qu’il incombait toutefois au requérant de présenter des preuves d’un tel risque ; et que, s’il était certes indispensable d’avoir égard à la situation dans le pays, la situation instable du pays ne pouvait pas, en tant que telle, être une preuve d’usage de la torture ou des traitements inhumains. Le SFM releva que ni le ministère russe des Affaires étrangères, ni le Service fédéral de sécurité, ni le SFM ne disposaient d’informations objectives relatives à l’enquête pénale contre le requérant, ou à d’éventuels obstacles au retour de l’intéressé au Tadjikistan. Le requérant, quant à lui, n’avait pas présenté de preuves à l’appui de sa thèse d’un risque de mauvais traitements au Tadjikistan.

Ainsi, le SFM rejeta la demande d’« asile temporaire ».

44.  Par une décision du 15 août 2011, le tribunal du district Tsentralniy de Volgograd refusa d’examiner au fond le recours formé contre la décision du SFM au motif que le requérant n’avait pas présenté de preuves d’un risque de mauvais traitements au Tadjikistan.

4.  Procédure de refoulement administratif

45.  Le 4 mai 2012, le requérant fut élargi au motif que la durée de la détention sous écrou extraditionnel avait atteint la limite de dix-huit mois prévue par le code de procédure pénale. Toutefois, dans la cour de la maison d’arrêt, il fut arrêté à nouveau pour violation de la législation sur l’immigration, infraction prévue par l’article 18.8 du code des infractions administratives.

46.  Le jour même, le tribunal du district Tsentralniy de Volgograd condamna le requérant de ce chef à une peine d’amende accompagnée de son refoulement administratif. En vue de l’exécution de cette mesure, le tribunal ordonna la mise en détention du requérant dans un centre de rétention des expulsés (спецприемник). Le tribunal motiva sa décision comme suit :

« Le juge rejette, comme dénué de tout fondement, l’argument (...) selon lequel l’extradition du requérant vers le Tadjikistan serait impossible au motif qu’une Requête de Latipov est en cours d’examen par la Cour européenne des droits de l’homme. La lettre présentée à l’audience ne comportait pas, [en effet], la description de l’objet et du contenu de cette Requête. »

47.  Le 16 mai 2012, la cour régionale de Volgograd modifia la décision du 4 mai 2012 en supprimant la mesure de refoulement au motif que le tribunal du district n’en avait pas donné de justification. La cour confirma la décision pour le reste et ordonna la libération du requérant du centre de rétention.

48.  Le jour même, le procureur régional de Volgograd demanda l’annulation de la décision du 16 mai 2012 par la voie de contrôle en révision.

49.  Toujours le même jour, le juge Tch. de la cour régionale de Volgograd annula la décision du 16 mai 2012 et confirma la décision du 4 mai 2012. Le requérant attaqua cette décision par la voie du contrôle en révision.

50.  Le 21 août 2012, la Cour suprême de Russie annula la décision du juge Tch. pour vice de procédure.

51.  Le 15 octobre 2012, le procureur du district Traktorozavodski de Volgograd rendit une décision interdisant au requérant de quitter sa ville de résidence et lui imposant une obligation de « bonne conduite » (подписка о невыезде и надлежащем поведении). Par la même décision, il ordonna l’élargissement du requérant.

C.  L’enlèvement du requérant et l’enquête pénale y relative

1.  L’enlèvement du requérant

52.  Selon la version présentée par la représentante du requérant, le 20 octobre 2012, à 18 heures, des inconnus cagoulés et armés firent irruption au domicile du requérant et frappèrent ses deux invités, S. et D., à tel point que ces derniers perdirent connaissance. Lorsque S. et D. reprirent connaissance, le requérant et les inconnus avaient disparu.

53.  Le 23 octobre 2012, la concubine du requérant, M., porta plainte auprès de la police, demandant l’ouverture d’une enquête sur l’enlèvement forcé du requérant.

2.  L’enquête pénale relative à l’enlèvement

54.  Le 1er novembre 2012, Mme Ts., enquêtrice du Comité d’investigation de Russie, ordonna l’ouverture d’une enquête pénale pour enlèvement, en vertu de l’article 146 du code de procédure pénale. Elle envisagea d’examiner trois hypothèses comme pistes : un enlèvement commis par des agents des forces de l’ordre, un enlèvement commis par des inconnus et, enfin, une simulation d’enlèvement.

55.   Dans le cadre de cette enquête, les enquêteurs du Comité d’investigation interrogèrent les témoins D. et S., travailleurs saisonniers Tadjiks présents sur place au moment des faits, l’avocate du requérant, Me Aksenova, des voisins du requérant – propriétaires de maisons dans la copropriété horticole à laquelle appartenait la maison du requérant – et des gardiens à l’entrée de cette copropriété. Ils examinèrent le lieu du crime et prélevèrent des échantillons de sang ainsi qu’un morceau de la bande adhésive utilisée par les agresseurs pour attacher D. et S.. Ils firent des demandes auprès du ministère de l’Intérieur, du Service fédéral de sécurité, du Service fédéral de l’exécution des peines, du Bureau central national d’Interpol, en vue de savoir où se trouvait l’intéressé et, plus particulièrement, s’il avait traversé la frontière russe. En outre, ils firent une demande auprès des autorités tadjikes pour savoir si le requérant était retourné au Tadjikistan. Enfin, les enquêteurs élaborèrent une hypothèse supplémentaire : celle du décès du requérant. Ces actes d’instructions furent effectués les deux mois suivants l’incident.

56.  Selon les témoins D. et S., interrogés par les enquêteurs avec l’assistance d’un interprète, des hommes cagoulés, habillés en « uniforme » noir, armés de mitraillettes, avaient fait irruption dans la maison. Ils parlaient russe sans aucun accent, et communiquaient entre eux au moyen d’une radio. Après l’intrusion, ils avaient mis les témoins par terre, et leur avaient enroulés des chiffons autour de leurs têtes, qu’ils avaient fixé avec du ruban adhésif. Ensuite, ils avaient porté des coups de crosse à la tête de D. et S. pour les assommer. D. et S. affirmèrent n’avoir rien vu après ce moment – ni les visages des agresseurs, ni l’enlèvement du requérant. Après avoir repris connaissance, ils avaient constaté que les agresseurs avaient emmené le requérant et volé un ordinateur portable.  L’expertise médicolégale, effectuée le 25 octobre 2012, avait noté des lésions corporelles sur la tête, le dos et le visage de ces témoins. Selon l’expert, ces lésions dataient de quatre ou cinq jours avant l’examen.

57.  Les voisins, propriétaires des maisons adjacentes à celle du requérant, avaient déclaré n’avoir vu ni policiers, ni personnes habillées en noir, ni véhicules inhabituels. Les gardiens à l’entrée de la propriété horticole l’avaient confirmé. Les expertises criminalistiques des échantillons prélevés sur les lieux ne permirent pas d’obtenir des empreintes digitales des agresseurs. Afin d’établir une relation entre les échantillons de sang prélevés sur place et le requérant, les enquêteurs demandèrent aux autorités tadjikes de prélever des échantillons de sang de personnes de la famille du requérant.

58.  Les ministères concernés avaient répondu aux enquêteurs que le requérant n’avait ni traversé la frontière russe, ni été mis en détention dans des établissements pénitentiaires russes, ni voyagé sur le territoire russe, et qu’il ne figurait pas parmi les personnes inconnues récemment enterrées aux frais de l’État.

59.  L’avocate indiqua dans sa déposition qu’elle avait vu le requérant pour la dernière fois le 15 octobre 2012 à la sortie du bureau du procureur. Le requérant lui avait communiqué ses coordonnées, avait dit qu’il souhaitait travailler et s’installer avec sa concubine, après l’arrivée de celle‑ci, dans un autre appartement. L’avocate précisa qu’elle avait appris la nouvelle de la disparation de son client par sa concubine.

60.  Selon les informations données par le Gouvernement le 21 mars 2013, l’enquête était toujours pendante, et aucune décision définitive n’a été prise. Les autorités russes étaient toujours en attente d’une réponse des autorités tadjikes à la demande d’informations des enquêteurs.

D.  La lettre du greffier de la Cour et la déclaration d’Amnesty International

61.  Le 25 janvier 2012, le greffier de la Cour a adressé au gouvernement russe une lettre exprimant la profonde inquiétude du président de la Cour à propos des allégations répétées de transferts de requérants en secret depuis la Russie vers le Tadjikistan, en violation des mesures provisoires ordonnées en vertu de l’article 39 du Règlement de la Cour. Par cette lettre, les autorités russes ont été invitées à fournir à la Cour des informations exhaustives en ce qui concerne la suite donnée à ces incidents en Russie. Cette lettre a également attiré l’attention sur le fait que des mesures provisoires ont été appliquées dans vingt-cinq affaires d’extradition et d’expulsion, y compris la présente. Pour souligner l’importance qu’il attache à cette situation, le président de la Cour a demandé que le président du Comité des Ministres, le président de l’Assemblée Parlementaire et le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe soient informés immédiatement (voir le texte intégral de la lettre dans l’arrêt Savriddin Dzhurayev c. Russie, no 71386/10, §§ 104-07, 25 avril 2013). Par une lettre du 25 octobre 2012, la Cour a rappelé le contenu de cette lettre et attiré l’attention du Gouvernement sur le cas du requérant.

62.  Le 5 novembre 2012, Amnesty International a fait la déclaration suivante :

« Amnesty International craint pour la sécurité d’Abdoulvossi Latipov (également connu sous le nom de Kori Vosit), ancien membre de l’opposition tadjike unifiée qui aurait été renvoyé de force depuis la Russie vers le Tadjikistan à la fin du mois d’octobre 2012. Son avocat au Tadjikistan a déclaré à Amnesty International qu’il pensait qu’Abdoulvossi Latipov était détenu au secret par les forces de l’ordre dans la capitale du Tadjikistan, Douchanbé. Il craint que son client ne soit soumis à des tortures et à d’autres mauvais traitements visant à lui extorquer des aveux ou à le forcer à accuser d’autres personnes.

Abdoulvossi Latipov a été arrêté en novembre 2010 par le Service fédéral de sécurité en Russie, à la suite d’une demande d’extradition émise par les autorités tadjikes. Selon Mémorial, une organisation russe de défense des droits humains, cette personne est accusée de différents crimes (enlèvement, dégradation de biens de l’Etat et actes terroristes). En août 2011, le procureur général de la Fédération de Russie a ordonné son extradition. Lorsque la demande d’asile d’Abdoulvossi Latipov a été refusée par la Russie, son représentant légal a adressé un recours à la Cour européenne des droits de l’homme. En décembre 2011, la Cour a ordonné des mesures provisoires [en vertu de l’article 39 de son règlement] impliquant que la Fédération de Russie ne devait pas extrader Abdoulvossi Latipov tant que son cas n’aurait pas été examiné de manière exhaustive par la Cour. Cette personne aurait été libérée le 15 octobre 2012 et, quelques jours plus tard, enlevée d’un appartement où elle séjournait par des hommes armés masqués et non identifiés.

Au vu des précédentes affaires de disparition et de retour forcé de Tadjiks depuis la Russie vers le Tadjikistan, où ces personnes ont subi des tortures et d’autres mauvais traitements, Amnesty International craint qu’Abdoulvossi Latipov n’ait été transféré vers le Tadjikistan et soit actuellement détenu dans un lieu inconnu par les forces de sécurité tadjikes.

Amnesty International pense qu’Abdoulvossi Latipov risque d’être torturé ou de subir des mauvais traitements lors de sa détention au secret au Tadjikistan. L’organisation appelle donc les autorités de ce pays à :

-  révéler où se trouve Abdoulvossi Latipov ;

-  veiller à ce qu’il ne soit ni torturé, ni soumis à d’autres formes de mauvais traitements ;

-  veiller à ce qu’il soit autorisé à entrer en contact avec un avocat désigné par sa famille.

Complément d’information

D’après les recherches menées par Amnesty International, les actes de torture et d’autres formes de mauvais traitements sont fréquents au Tadjikistan. Les personnes accusées de crimes contre la sécurité publique risquent particulièrement d’être torturées et de subir d’autres violations des droits humains de la part des responsables de l’application des lois. Amnesty International a recensé un certain nombre de cas où des Tadjiks demandant asile en Russie ont été enlevés et renvoyés de force vers le Tadjikistan, puis torturés ou soumis à d’autres mauvais traitements et emprisonnés à l’issue de procès inéquitables.

Savriddin Jouraïev a été relâché en Russie le 20 mai 2011 et aurait été enlevé le 31 octobre 2011. Le 1er novembre 2011, il aurait pris un vol de Moscou au Tadjikistan sans avoir de passeport, il n’avait qu’un certificat d’asile temporaire sur lui. Le 19 avril 2012, il a été condamné à 26 années d’emprisonnement, mais continue de clamer son innocence. Il aurait également été torturé et soumis à d’autres formes de mauvais traitements en détention.

Un autre Tadjik, Nizomkhon Jouraïev, a disparu après avoir été libéré de sa détention temporaire en Russie le 29 mars 2012 et est réapparu plusieurs jours après à Douchanbé, alors que la Cour européenne des droits de l’homme examinait encore son cas. Anna Stavitskaïa, l’avocate russe qui a porté l’affaire de Nizomkhon Jouraïev devant la Cour européenne des droits de l’homme, a déclaré qu’elle doutait que cet homme (...) soit retourné volontairement au Tadjikistan étant donné qu’il se battait pour ne pas être renvoyé dans ce pays, où il risquait d’être victime de torture et autres mauvais traitements. L’avocate a en outre précisé que c’est encore elle qui a le passeport de son client. Sans passeport ni suffisamment d’argent, il aurait été extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible, pour Nizomkhon Jouraïev de retourner au Tadjikistan. »

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

63.  Le droit interne et international pertinent est exposé dans les arrêts récents de la Cour concernant l’extradition et l’expulsion depuis la Russie vers le Tadjikistan et l’Ouzbékistan (Abdulkhakov c. Russie, no 14743/11, §§ 94‑98, 2 octobre 2012).

Les rapports relatifs à la situation au Tadjikistan sont résumés dans les arrêts Khodzhayev (précité, §§ 72-75) et Gaforov (précité, §§ 93-100), ainsi que dans l’arrêt le plus récent Savriddin Dzhurayev (précité, §§ 104‑07).

EN DROIT

I.  ÉTABLISSEMENT DES FAITS

64.  Étant donné que les parties sont en désaccord en ce qui concerne l’événement ayant eu lieu le 20 octobre 2012 (voir les paragraphes 79 et 81 ci-dessous), la Cour doit se pencher sur la question de l’établissement des faits pertinents.

65.  Dans les affaires où il existe des versions divergentes des faits, la Cour se trouve inévitablement aux prises, lorsqu’il lui faut établir les circonstances de la cause, avec les mêmes difficultés que celles auxquelles toute juridiction de première instance doit faire face. À cet égard, la Cour, sensible à la nature subsidiaire de sa mission, reconnaît qu’elle ne peut sans de bonnes raisons assumer le rôle de juge du fait de première instance lorsque cela n’est pas rendu inévitable par les circonstances de l’affaire dont elle se trouve saisie. Toutefois, lorsque des allégations sont formulées sur le terrain de l’article 3 de la Convention, elle doit se livrer à un « examen particulièrement attentif », quand bien même certaines procédures et investigations auraient déjà été menées au plan interne (El Masri c. « l’ex‑République yougoslave de Macédoine » [GC], no 39630/09, § 151, CEDH 2012, et Iskandarov, précité, § 106).

66.  Pour l’appréciation des éléments de preuve, la Cour retient le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable ». Elle n’a toutefois jamais eu pour dessein d’emprunter la démarche des ordres juridiques nationaux qui appliquent ce critère. Il lui incombe de statuer non pas sur la culpabilité en vertu du droit pénal ou sur la responsabilité civile, mais sur la responsabilité des États contractants au regard de la Convention. La spécificité de la tâche que lui attribue l’article 19 de la Convention – assurer le respect par les Hautes Parties contractantes de leur engagement consistant à reconnaître les droits fondamentaux consacrés par cet instrument ‑ conditionne sa façon d’aborder les questions de preuve. Dans le cadre de la procédure devant elle, il n’existe aucun obstacle procédural à la recevabilité d’éléments de preuve ni de formules prédéfinies applicables à leur appréciation. Elle adopte les conclusions qui, à son avis, se trouvent étayées par la libre appréciation de l’ensemble des éléments de preuve, y compris les déductions qu’elle peut tirer des faits et des observations des parties. Conformément à sa jurisprudence constante, la preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. En outre, le degré de conviction nécessaire pour parvenir à une conclusion particulière et, à cet égard, la répartition de la charge de la preuve sont intrinsèquement liés à la spécificité des faits, à la nature de l’allégation formulée et au droit conventionnel en jeu (Iskandarov, précité, § 107, et El Masri, précité, § 151).

67.  La Cour rappelle que la procédure prévue par la Convention ne se prête pas toujours à une application rigoureuse du principe affirmanti incumbit probatio (la preuve incombe à celui qui affirme). En effet, dans certaines circonstances, lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, la charge de la preuve pèse selon la Cour sur les autorités, qui doivent fournir une explication satisfaisante et convaincante (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000‑VII). En l’absence d’une telle explication, la Cour est en droit de tirer des conclusions pouvant être défavorables au gouvernement défendeur (Orhan c. Turquie, no 25656/94, § 274, 18 juin 2002).

Lorsqu’une partie reste en défaut de produire les preuves ou informations requises par la Cour ou de divulguer de son propre chef des informations pertinentes, ou lorsqu’elle témoigne autrement d’un manque de participation effective à la procédure, la Cour peut tirer de son comportement les conclusions qu’elle juge appropriées (Abdulkhakov, précité, § 119).

68.  La Cour note qu’en l’absence de récit du requérant lui-même et d’exposé cohérent et détaillé de ses proches relatif à l’incident du 20 octobre 2012, il convient de s’appuyer sur les faits établis par l’enquête nationale et la version de la représentante du requérant.

69.  La représentante du requérant, se fondant sur les dépositions des témoins présents sur place au moment de l’incident, affirme que le requérant a été enlevé. Se référant à la déclaration d’Amnesty International (voir le paragraphe 62 ci-dessus), l’avocate estime qu’il est fort possible qu’après avoir été enlevé, le requérant ait été transféré clandestinement au Tadjikistan et détenu au secret par les forces de l’ordre tadjikes. Ces événements – l’enlèvement et l’éventuel transfert – corroborent, selon l’avocate, l’allégation du requérant d’un risque de mauvais traitements au Tadjikistan.

70.  La Cour note, tout d’abord, que les dépositions des témoins D. et S. relatifs à l’enlèvement du requérant sont cohérentes et circonstanciées. La Cour observe que ces témoignages n’ont pas été mis en doute par les autorités russes chargées de l’enquête. Ils ont apporté du poids à l’hypothèse de l’enlèvement du requérant et cette version a été par la suite élaborée par les enquêteurs. Qui plus est, cette version n’est pas contestée par le Gouvernement.

71.  En second lieu, la Cour observe que la déclaration d’Amnesty International ne contient pas d’informations confirmant le lieu de séjour du requérant, mais expose plutôt une opinion de son avocat tadjik (voir le paragraphe 62 ci-dessus). Ce dernier, comme d’ailleurs l’avocate russe et la famille du requérant, n’a eu aucun contact avec l’intéressé depuis le 20 octobre 2012. La Cour relève, d’autre part, que depuis ledit 20 octobre, soit depuis plus d’un an, le requérant n’est apparu nulle part – ni au Tadjikistan, ni en Russie. De même, l’enquête pénale menée par les autorités russes en vertu de l’article 146 du code de procédure pénale n’a pas permis d’établir que le requérant ait traversé la frontière russe via l’un des points de contrôle. Le gouvernement russe s’est exprimé dans le même sens (voir le paragraphe 58 ci-dessus). Ce cas de figure se distingue des affaires similaires dans lesquelles la réapparition des requérants au Tadjikistan très peu après leur enlèvement en Russie (deux-trois jours) a amené la Cour à conclure à l’implication des autorités russes dans l’enlèvement (voir, par exemple, Iskandarov, précité, §§ 110-15, et Savriddin Dzhurayev, précité, § 137).

72.  La Cour relève que le dossier n’a pas d’autres informations qui pourraient l’amener à conclure « au-delà de tout doute raisonnable » que le requérant a été transféré et se trouve actuellement au Tadjikistan.

73.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour est d’avis que les éléments présentés par la partie requérante sont suffisants pour conclure que le requérant a été enlevé sur le territoire russe ; ils ne permettent pas pour autant de conclure qu’il est parti ou a été transféré au Tadjikistan ou dans un autre pays.

74.  En ce qui concerne l’allégation de la représentante du requérant selon laquelle les autorités russes ont été impliquées dans l’enlèvement du requérant, la Cour considère que ce point est intimement lié aux autres aspects du grief tiré de l’article 3 ; par conséquent, il sera examiné ci‑dessous conjointement avec les autres questions soulevées sous l’angle de cet article (Savriddin Dzhurayev, précité, § 139).

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 3 ET 13 DE LA CONVENTION

75.  Dans sa Requête, le requérant alléguait d’abord, sous l’angle de l’article 3 de la Convention, que, s’il était extradé vers le Tadjikistan, il risquerait d’y être torturé et soumis à des mauvais traitements. Après la disparition du requérant en octobre 2012, son avocate a complété le grief, en ajoutant que l’enlèvement de l’intéressé à Volgograd aurait été accompli avec la participation des services secrets russes. Se référant à la déclaration d’Amnesty International, l’avocate estime que vu les circonstances de son enlèvement, il est probable que le requérant se trouve actuellement au Tadjikistan, et qu’il y a des raisons de croire qu’il pourrait y être détenu incommunicado par les autorités tadjikes.

76.  À la suite de cet enlèvement, la Cour a demandé au Gouvernement de présenter des observations supplémentaires sur trois points. Le premier point concernait le respect par les autorités russes de leur obligation positive de faire tout ce que ce l’on pouvait raisonnablement exiger d’elles pour protéger le requérant contre un risque réel et immédiat de transfert au Tadjikistan. Le deuxième point concernait leur obligation de mener une enquête effective relative à l’enlèvement du requérant et à son éventuel transfert au Tadjikistan. Enfin, le troisième point concernait la présence d’un recours interne permettant d’examiner l’allégation selon laquelle le requérant encourrait un risque de mauvais traitements au Tadjikistan. L’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

L’article 13 de la Convention se lit comme suit :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

A.  Thèse des parties

77.  Le Gouvernement s’oppose aux thèses sous-tendant le présent grief. D’une part, le Gouvernement affirme qu’avant d’autoriser l’extradition du requérant vers le Tadjikistan, les autorités russes ont obtenu des assurances des autorités tadjikes selon lesquelles le requérant ne serait pas soumis à des traitements inhumains ou dégradants et aurait toutes les possibilités pour assurer sa défense. Les assurances données par les autorités tadjikes, conjuguées avec les informations livrées par le ministère russe des Affaires étrangères et par le Service fédéral de sécurité, selon lesquelles il n’y avait pas d’obstacles à l’extradition du requérant au Tadjikistan, ont été jugées suffisantes par le bureau du procureur général de Russie pour conclure que M. Latipov ne serait pas soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Le Gouvernement fait également valoir que les autorités tadjikes n’ont jamais manqué à honorer les assurances données par elles en matière d’extradition.

78.  Le Gouvernement argue que le requérant et son défenseur se sont bornés à se référer à la jurisprudence de la Cour européenne et à des rapports d’organisations internationales pour attirer l’attention sur la situation générale des droits de l’homme dans le pays, sans fournir de preuves étayant l’allégation d’un risque individuel de mauvais traitements. En effet, le requérant n’a pas mentionné de circonstances personnelles de nature à corroborer cette allégation. La situation du requérant, qui n’était accusé au Tadjikistan que d’infractions de droit commun, est différente de celles des requérants dans les affaires Ismoilov, Muminov et Yuldashev, dont les Requêtes ont précédemment été examinées par la Cour, qui eux étaient accusés de crimes « extrémistes ». Se référant à l’arrêt Puzan c. Ukraine (no 51243/08, 18 février 2010), le Gouvernement souligne qu’une simple possibilité de mauvais traitements en raison d’une conjoncture instable dans un pays n’entraîne pas en soi une violation de l’article 3. En outre, le Gouvernement affirme que l’allégation de risque de mauvais traitements a été soigneusement examinée, à la fois par le Service fédéral des migrations et par les tribunaux, qui sont arrivés à la conclusion unanime qu’elle était sans fondement. En effet, à part quelques articles parus sur Internet, le requérant n’a présenté aucun élément corroborant son allégation. Les juridictions nationales ont estimé que ces articles étaient douteux, n’exprimant que l’avis personnel de leurs auteurs.

79.  Dans ses observations supplémentaires présentées après la disparition du requérant, le Gouvernement a informé la Cour qu’il ne disposait d’aucune information quant à l’actuel lieu de séjour du requérant, mais qu’une enquête pénale relative à son enlèvement avait été engagée. Selon le Gouvernement, les autorités russes ne portent aucune responsabilité dans l’enlèvement du requérant, car, selon les informations recueillies par les organes chargés de l’enquête, ni le Service fédéral de sécurité ni le ministère de l’Intérieur n’y étaient impliqués en aucune façon. Selon les informations obtenues par le Gouvernement, le requérant n’a pas traversé la frontière russe. Le bureau central national d’Interpol a adressé plusieurs demandes de renseignements aux autorités tadjikes pour savoir si le requérant était entré au Tadjikistan. Ces demandes sont restées sans réponse.

80.  De son côté, le requérant argue que les autorités nationales ont omis d’examiner les preuves, émanant de sources indépendantes, relatives à la situation des droits de l’homme au Tadjikistan. De même, en décidant d’extrader le requérant, les autorités nationales ont manqué à leur devoir d’évaluer le risque qu’il soit soumis à de mauvais traitements au Tadjikistan en tenant compte à la fois de la situation générale du pays et des circonstances propres à sa situation personnelle. Se référant à l’arrêt Yakubov c. Russie, no 7265/10, § 99, 8 novembre 2011, le requérant estime qu’en lui demandant de fournir des « preuves incontestables » d’un risque de mauvais traitements au Tadjikistan, la cour régionale de Volgograd a placé sur lui un fardeau disproportionné consistant à prouver l’existence d’un événement futur. Le requérant estime que les assurances diplomatiques données par le Tadjikistan selon lesquelles il ne serait pas soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention et sur lesquelles les autorités russes ont fondé leur décision d’extradition ne fournissent pas une garantie suffisante de protection contre un tel risque.

81.  En ce qui concerne l’enlèvement du requérant, son avocate produit la déclaration publique d’Amnesty International dans laquelle cette organisation a exprimé la crainte que, au vu des précédentes affaires de disparition et de retour forcé de Tadjiks depuis la Russie vers le Tadjikistan, où ces personnes avaient subi des tortures et d’autres mauvais traitements, le requérant ait lui aussi été transféré de force vers le Tadjikistan et y soit actuellement détenu dans un lieu secret par les forces de sécurité tadjikes. L’avocate s’est ralliée à cette déclaration. À ses yeux, l’enlèvement du requérant constitue une preuve supplémentaire à l’appui de son allégation d’un risque de mauvais traitements au Tadjikistan.

B.  Appréciation de la Cour

1.  Sur la recevabilité

82.  La Cour constate que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.

2.  Sur le fond

83.  La Cour note que cette affaire présente des aspects distincts sous l’angle de l’article 3 de la Convention : l’allégation d’un risque de mauvais traitements en cas d’extradition ; la question du respect de l’obligation positive de protéger le requérant en cas de risque immédiat et avéré d’enlèvement ; l’allégation d’une participation des autorités russes à l’enlèvement du requérant, ainsi que la question de l’obligation positive de mener une enquête effective relative à cet enlèvement. La Cour doit commencer son analyse par l’évaluation de l’existence d’un risque de mauvais traitements au Tadjikistan (a). Elle examinera ensuite la question du respect des deux obligations positives (b) et, enfin, l’allégation de l’implication des autorités russes dans l’enlèvement du requérant (c).

a)  En ce qui concerne l’existence d’un risque de mauvais traitements au Tadjikistan

i.  Principes généraux

84.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’extradition ou l’expulsion d’une personne par un État contractant peut soulever un problème au regard de l’article 3, et donc engager la responsabilité de l’État en cause au titre de la Convention, lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on l’éloigne vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3. Dans ce cas, l’article 3 implique l’obligation de ne pas expulser la personne en question vers ce pays (Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, §§ 90-91, série A no 161, Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni, 30 octobre 1991, § 103, série A no 215, et Salah Sheekh c. Pays-Bas, no 1948/04, § 135, 11 janvier 2007).

85.  Afin de déterminer s’il est établi que le requérant court un risque réel, en cas d’extradition, de subir des traitements contraires à l’article 3, la Cour s’appuie sur l’ensemble des éléments qu’on lui fournit ou, au besoin, qu’elle se procure d’office (H.L.R. c. France, 29 avril 1997, § 37, Recueil des arrêts et décisions 1997‑III). Pour apprécier l’existence de ce risque, il faut se référer par priorité aux circonstances dont l’Etat en cause avait ou devait avoir connaissance au moment de l’expulsion (Riabikine c. Russie, no 8320/04, § 111, 19 juin 2008). Toutefois, si l’extradition ne s’est pas produite au moment où la Cour examine l’affaire, elle doit effectuer cette appréciation à la lumière des circonstances présentes, tout en tenant compte des faits précédents dans la mesure où ils permettent d’éclairer la situation actuelle (voir Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, §§ 85-86, Recueil 1996-V).

86.  L’examen de la question doit se concentrer sur les conséquences prévisibles du renvoi du requérant vers le pays demandant l’extradition, compte tenu de la situation générale dans le pays en question et des circonstances propres au cas du requérant (Vilvarajah et autres, précité, § 108).

87.  En ce qui concerne la situation générale dans un pays particulier, la Cour peut accorder une certaine importance aux informations contenues dans des rapports récents d’organisations indépendantes de défense des droits de l’homme ou aux informations issues des sources gouvernementales (voir, par exemple, Chahal, précité, §§ 99-100, Müslim c. Turquie, no 53566/99, § 67, 26 avril 2005, et Said c. Pays-Bas, no 2345/02, § 54, CEDH 2005‑VI).

88.  En même temps, une simple possibilité de mauvais traitements en raison d’une conjoncture instable dans un pays n’entraîne pas en soi une infraction à l’article 3 (Vilvarajah et autres, précité, § 111, et Saadi c. Royaume‑Uni, no 13229/03, § 131, 11 juillet 2006). Lorsque les sources dont la Cour dispose décrivent une situation générale, les allégations spécifiques d’un requérant dans un cas d’espèce doivent être corroborées par d’autres éléments de preuve (Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, § 73, CEDH 2005‑I, et Müslim, précité, § 68).

89.  En principe, il appartient au requérant de produire des éléments susceptibles de démontrer qu’il y a des raisons sérieuses de penser que, si la mesure dénoncée était mise à exécution, il serait exposé à un risque réel de se voir infliger des traitements contraires à l’article 3 (N. c. Finlande, no 38885/02, § 167, 26 juillet 2005). Lorsque de tels éléments sont produits, il incombe au Gouvernement de dissiper les doutes éventuels qu’ils pourraient faire naître (Riabikine, précité, § 112, et Saadi, précité, § 129).

ii.  Application des principes précités au cas d’espèce

90.  La Cour observe que la décision du procureur russe ordonnant l’extradition du requérant vers le Tadjikistan n’a pas été mise à exécution. De même, la Cour n’estime pas établi au-delà de tout doute raisonnable que le requérant ait quitté le territoire russe (voir le paragraphe 58 ci-dessus). Il n’est pas exclu que le lieu de séjour du requérant soit découvert et, dans ce cas, celui‑ci serait sous le coup de la décision d’extradition (Riabikine, précité, § 115). Au vu de ces circonstances, la Cour estime que le grief sous l’angle de l’article 3 reste d’actualité. Il sera donc examiné, à la lumière de la jurisprudence exposée ci-dessous, en tenant compte des circonstances présentes dans le pays de destination.

α)  L’examen du grief par les autorités nationales

91.  La Cour examinera tout d’abord la question de savoir si le grief du requérant a été dûment examiné par les autorités nationales. La Cour note à cet égard que le requérant a mis en avant le risque de mauvais traitements qu’il estimait courir au Tadjikistan aussi bien dans la procédure d’extradition que dans celle relative au statut de réfugié.

92.  Dans le cadre de la procédure d’extradition, le requérant, s’appuyant sur des rapports d’organisations internationales, a allégué de façon générale l’existence de violations des droits de l’homme au Tadjikistan, notamment l’usage de la torture à l’égard des opposants politiques. Le requérant n’a été en mesure ni de produire des preuves de mauvais traitements qu’il aurait subis par le passé au Tadjikistan, ni de corroborer les risques censés selon lui peser sur sa personne en alléguant son lien avec l’opposition tadjike (voir les paragraphes 32 et 34 ci-dessus), ni de présenter des éléments attestant l’existence d’un tel risque dans son chef au vu de sa situation personnelle.

93.  En ce qui concerne la procédure relative au statut de réfugié ou à l’asile « temporaire », la Cour observe, encore une fois, que le Service fédéral des migrations puis les tribunaux ont soigneusement examiné les arguments du requérant, notamment ceux relatifs à sa situation personnelle, et les ont rejetés comme mal fondés (voir les paragraphes 3240 ci-dessus).

94.  Compte tenu des documents présentés, la Cour observe que les autorités nationales – en particulier le SFM et les tribunaux sur deux degrés de juridiction, – ont fait une analyse approfondie des éléments présentés par le requérant, ainsi que des preuves recueillies par les autorités proprio motu (voir le paragraphe 36 ci-dessus), et ont rejeté ses thèses comme dénuées de tout fondement. Chaque élément a été débattu contradictoirement et a reçu une réponse détaillée et adéquate. Rien au dossier ne permet de conclure que l’évaluation par les juridictions nationales des éléments présentés quant au risque de mauvais traitements au Tadjikistan ait été superficielle ou erronée (voir, a contrario, Iskandarov, précité, § 33, et Zokhidov c. Russie, no 67286/10, §§ 130-31, 5 février 2013). Partant, la Cour examinera l’affaire en se référant aux décisions rendues par les autorités nationales (voir les paragraphes 95103 ci-dessous).

ß)  L’appréciation de la Cour

95.  La Cour note à titre liminaire que le Gouvernement attache une importance particulière aux assurances qui avaient été données par les autorités tadjikes, à savoir que l’intéressé ne serait pas soumis à la torture ou à des traitements inhumains ou dégradants, que son extradition n’avait pas pour but de le poursuivre pour des motifs politiques, religieux ou de nationalité, et que l’intéressé ne serait poursuivi que pour les infractions mentionnées dans la demande d’extradition (voir les paragraphes 27 et 77 ci-dessus).

La Cour rappelle à cet égard que les assurances diplomatiques ne sont pas en elles-mêmes suffisantes : il faut vérifier qu’elles fournissent, dans leur application pratique, une garantie suffisante que le requérant sera effectivement protégé contre le risque de mauvais traitements (Othman (Abu Qatada) c. Royaume‑Uni, no 8139/09, § 187, CEDH 2012 (extraits).

96.  En l’espèce, la Cour note que le Gouvernement a accordé une place disproportionnée aux assurances données par les autorités tadjikes. Formulées en termes généraux, ces assurances ne prévoient pas de mécanismes, diplomatiques ou reposant sur l’intervention d’observateurs, qui permettraient d’assurer un contrôle objectif de leur respect (Othman (Abu Qatada), précité, §§ 199 et 203-04). La déclaration du Gouvernement selon laquelle les autorités tadjikes n’ont jamais manqué à se conformer à leurs assurances (voir le paragraphe 77 ci-dessus) ne convainc pas la Cour (voir Kozhayev c. Russie, no 60045/10, § 84, 5 juin 2012).

97.  En ce qui concerne la situation dans le pays de destination, qui n’est pas membre du Conseil de l’Europe, la Cour ne perd pas de vue les rapports relatifs à la situation des droits de l’homme au Tadjikistan qui décrivent une situation préoccupante (voir le paragraphe 63 ci-dessus). Toutefois, la Cour réitère que le principe selon lequel la simple référence à un problème général pouvant exister quant au respect des droits de l’homme dans un pays ne suffit pas pour interdire toute extradition vers ce pays (Kamyshev c. Ukraine, no 3990/06, § 44, 20 May 2010, et Shakurov c. Russie, no 55822/10, § 135, 5 juin 2012).

98.  La Cour rappelle qu’elle a conclu à la violation de l’article 3 de la Convention dans des affaires relatives au renvoi de requérants vers le Tadjikistan. Toutefois, elle note que dans ces affaires les requérants étaient accusés d’infractions à caractère politique ou religieux ayant trait à la « sécurité nationale » (Savriddin Dzhurayev, précité, § 173), ou bien que les accusations pénales en cause pouvaient s’apparenter à des représailles politiques à leur égard (Iskandarov, précité, §§ 11-13). Cela plaçait les intéressés dans une situation de particulière vulnérabilité et accentuait le risque de mauvais traitements ou d’un recours à la torture dans le but de leur extorquer des aveux.

99.  Or, dans le cas présent, le requérant est accusé de délits de droit commun – enlèvements, dégradation de biens, vols. Les décisions des autorités tadjikes décrivant les circonstances des infractions et exposant les accusations contre le requérant sont détaillées et ne sont pas à première vue mal fondées. Par ailleurs, il n’y a pas de raisons de mettre en doute la conclusion faite par les juridictions nationales selon laquelle les infractions reprochées au requérant n’étaient prescrites ni en Russie, ni au Tadjikistan (voir le paragraphe 27 ci-dessus). Quant à l’allégation selon laquelle ces accusations seraient sous-tendues par des motifs politiques, la Cour observe avec les autorités nationales qu’aucun élément de preuve n’avait été présenté à l’appui de cette thèse. Si Amnesty International a qualifié le requérant d’opposant politique (voir le paragraphe 62 ci-dessus), ce dernier a toujours soutenu devant les autorités nationales russes qu’il n’était membre d’aucun mouvement politique.

100.  En ce qui concerne la situation personnelle du requérant, il y a lieu d’observer également que celui-ci n’a livré aucune donnée de nature à en faire un élément pertinent à l’appui de ses allégations, que ce soit au niveau national ou devant la Cour. En effet, il n’a jamais fait partie d’aucun mouvement, politique ou religieux, dont la proximité l’exposerait à être poursuivi ou soumis à de mauvais traitements (voir le paragraphe 32 ci‑dessus).

101.  En ce qui concerne le risque allégué par le requérant d’être inquiété pour avoir été partisan d’un opposant politique Touradjonzody, la Cour prend note de la conclusion tirée par le Service fédéral des migrations, qui a souligné une contradiction entre l’année 2001, lorsque les poursuites pénales ont été engagées contre lui (voir le paragraphe 33 ci-dessus) et l’année 2009, lorsque la première interview de cet homme politique prétendument critique à l’égard des autorités tadjikes (voir le paragraphe 35 ci-dessus). Au demeurant, le requérant n’a présenté de preuves ni de son appartenance au parti de cet homme politique, ni de ses services envers lui ‑ en se bornant à expliquer sur ce dernier point l’absence de document certifiant son statut par le fait que, contrairement à d’autres gardes du corps, il n’avait été employé qu’à titre officieux (voir le paragraphe 32 ci-dessus). La Cour observe également que l’allégation selon laquelle le requérant aurait été victime d’un attentat contre sa personne au Tadjikistan n’est appuyée par aucune preuve tangible.

102.  L’argument du requérant selon lequel les mandats d’arrêt auraient été antidatés est mis à mal par le fait que le mandat d’arrêt international a été lancé en 2007, c’est-à-dire bien avant l’interview à laquelle il se réfère (voir le paragraphe 35 ci-dessus). En ce qui concerne l’argument selon lequel les infractions reprochées au requérant auraient été couvertes par la loi d’amnistie du 14 mai 1999, la Cour prend note de la position des juridictions nationales selon lesquelles les agissements visés par la demande d’extradition n’étaient pas couvertes par l’amnistie (voir les paragraphes 27 et 29 ci-dessus). Cette position est également confirmée par la décision de mise en examen du requérant rendue par le bureau du procureur de Douchanbé le 10 janvier 2011, par laquelle ce sont les agissements commis entre 1998 et 2001 qui ont été imputés au requérant (voir le paragraphe 13 ci‑dessus). L’intéressé, de son côté, n’a pas réfuté cette conclusion.

103.  Enfin, la Cour n’est pas convaincue par l’argument du requérant selon lequel la justice nationale lui aurait imposé un fardeau disproportionné en lui demandant de fournir des « preuves incontestables » d’un risque de mauvais traitements au Tadjikistan. La Cour est d’avis qu’en l’occurrence, cette demande revenait simplement à attendre du requérant qu’il fournisse des éléments relatifs à sa situation personnelle donnant à penser qu’un tel risque existait et pourrait, en cas de renvoi, se matérialiser – et non pas, comme il s’en plaint, à lui imposer la charge de prouver l’existence d’un événement futur.

104.  La Cour conclut que le requérant n’a pas apporté d’éléments de nature à corroborer la réalité des risques personnels que comportait pour lui un retour au Tadjikistan (Shakurov, précité, §§ 137‑38, et Puzan, précité, § 34). En effet, des informations générales sur la situation déplorable en matière de droits de l’homme au Tadjikistan ne suffisent pas à elles seules pour justifier l’interdiction de toute extradition vers ce pays (Dzhaksybergenov c. Ukraine, no 12343/10, § 37, 10 février 2011).

105.  Par conséquent, il n’y aurait pas de violation de l’article 3 en cas de mise à exécution de la mesure de renvoi du requérant au Tadjikistan.

106.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner séparément le grief tiré de l’article 13 de la Convention, dans la mesure où il repose sur les mêmes arguments que ceux déjà examinés sous l’angle de l’article 3.

b)  En ce qui concerne l’obligation positive de l’Etat de protéger le requérant et celle de mener une enquête effective sur l’enlèvement

i.  Principes généraux

107.  La Cour rappelle que l’obligation que l’article 1 de la Convention impose aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention et leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des tortures ou à des traitements inhumains ou dégradants, même administrés par des particuliers (Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 73, CEDH 2001‑V).

108.  La responsabilité de l’Etat peut donc se trouver engagée lorsque les autorités n’ont pas pris des mesures raisonnables pour empêcher la matérialisation d’un risque de torture ou de mauvais traitements dont elles avaient ou auraient dû avoir connaissance (Mahmut Kaya c. Turquie, no 22535/93, § 115, CEDH 2000‑III, et, mutatis mutandis, Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 115, Recueil 1998‑VIII).

109.  En même temps, vu les difficultés pour la police d’exercer ses fonctions dans les sociétés contemporaines, l’imprévisibilité du comportement humain et les choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources, il faut interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif. Dès lors, les autorités d’un État contractant ne sont tenues, au regard de la Convention, de prendre des mesures concrètes pour prévenir la réalisation d’un risque d’enlèvement et/ou de transfert forcé dans un autre État que lorsqu’elles sont informées que ce risque est réel et immédiat (mutadis mutandis, Osman, précité, § 116, et Savriddin Dzhurayev, précité, § 180).

110.  Par conséquent, il faut se convaincre que les autorités savaient ou auraient dû savoir sur le moment que le risque pour le requérant était réel et immédiat.

111.  L’enquête qu’exigent des allégations de mauvais traitements doit être à la fois rapide et approfondie, ce qui signifie que les autorités doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête ou fonder leur décisions (Savriddin Dzhurayev, précité, §§ 188-190, Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 103, Recueil 1998‑VIII, et Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 136, CEDH 2004‑IV). Il en va de même pour le cas d’une disparition suspecte. Les autorités doivent prendre toutes les mesures raisonnables à leur disposition pour obtenir les preuves relatives à l’incident en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires et les expertises criminalistiques (Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, § 104, CEDH 1999‑IV, Gül c. Turquie, no 22676/93, § 89, 14 décembre 2000, et El Masri, précité, § 183).

112.  De plus, l’enquête doit être menée en toute indépendance par rapport au pouvoir exécutif (Oğur c. Turquie [GC], no 21594/93, §§ 91-92, CEDH 1999‑III). Enfin, la victime doit être en mesure de participer effectivement, d’une manière ou d’une autre, à l’enquête (Denis Vassiliev c. Russie, no 32704/04, § 157, 17 décembre 2009, et El Masri, précité, § 185).

ii.  Application de ces principes à la présente affaire

113.  En l’espèce, la Cour relève que le requérant a été remis en liberté le 15 octobre 2012. Assisté de son avocate au bureau du procureur de Volgograd, il a signé un document par lequel il prenait acte de son obligation de ne pas quitter la ville (voir le paragraphe 51 ci-dessus). À ce stade, ni l’avocate ni le requérant n’ont signalé au procureur de l’existence d’un risque d’enlèvement et/ou de transfert forcé au Tadjikistan.

114.  En outre, le requérant a quitté sans entraves le centre de rétention et a regagné son domicile à Volgograd, où il a séjourné plusieurs jours sans aucun incident. Entre le moment de l’élargissement et le 15 octobre 2012, il a entretenu des contacts réguliers avec ses proches et son avocate et n’a exprimé aucune crainte ni demandé de mesures quelconques de protection aux autorités (voir, a contrario, Nizomkhon Dzhurayev c. Russie, no 31890/11, § 67, 3 octobre 2013, non définitif. Dans cette affaire la disparition du requérant eut lieu immédiatement après l’élargissement de la cour de la maison d’arrêt).

115.  La Cour conclut que l’on ne saurait affirmer que, au vu des circonstances qui ont précédé la disparation du requérant, les autorités russes savaient ou auraient dû savoir que le requérant courait un risque réel et immédiat d’enlèvement. Dès lors, même si l’attention desdites autorités avait été attirée par la Cour (voir le paragraphe 61 ci-dessus), la situation du requérant ne comportait pas de risque imminent et avéré d’enlèvement jusqu’aux évènements du 15 octobre 2012. Si l’attention des autorités russes aurait pu être attirée par la lettre du 25 janvier 2012, cette lettre visait essentiellement à fournir à la Cour des informations en ce qui concerne la suite donnée à des incidents avec d’autres personnes enlevées. Quant à la lettre du 25 octobre 2012, elle a été envoyée après l’enlèvement du requérant.

116.  En revanche, lorsque les autorités ont été averties par les proches du requérant de son enlèvement par des inconnus, les autorités ont immédiatement pris des mesures pour faire la lumière sur les circonstances de l’infraction (voir le paragraphe 54 ci-dessus). La Cour est d’avis que c’est à partir de ce moment-là que le cas du requérant a réuni les caractères nécessaires pour que naisse à la charge des autorités une obligation positive d’engager une enquête pénale relative à cet incident.

117.  La Cour relève que les autorités russes chargées d’enquêter sur l’enlèvement ont engagé immédiatement une enquête pénale officielle en vertu de l’article 146 du code de procédure pénale (voir, a contrario, l’affaire Savriddin Dzhurayev, précitée, § 193, dans laquelle les autorités s’étaient limitées à des enquêtes préliminaires et superficielles en vertu de l’article 144 du code de procédure pénale).

118.  La Cour observe, en outre, que l’enquête a été approfondie. En effet, les enquêteurs ont accompli des actes d’instruction propres à permettre de recueillir des preuves relatives à l’incident. En particulier, elles ont interrogé des témoins oculaires, inspecté le lieu de l’infraction, dressé un procès-verbal et prélevé des échantillons pour des expertises criminalistiques. En outre, différentes autorités nationales susceptibles d’avoir des informations sur le lieu de séjour ou de détention du requérant ont été interrogées (voir les paragraphes 55-59 ci-dessus).

119.  Soumettant la cause au critère de célérité, la Cour est satisfaite qu’une enquête pénale ait été engagée immédiatement après l’incident et que les mesures d’instruction mentionnées ci-dessus aient été prises dans un délai de deux mois après l’incident (voir le paragraphe 55 ci-dessus). La Cour constate que l’enquête est toujours pendante et que les autorités compétentes continuent leurs démarches. L’absence de décision définitive s’explique non pas par l’inertie des enquêteurs mais plutôt par la nécessité d’élucider les circonstances objectives de l’affaire.

120.  La Cour conclut que l’enquête menée par les autorités d’investigation, rapide et approfondie, répond aux critères d’effectivité présentés dans les paragraphes 111-112 ci-dessus. De même, cette enquête a apporté une réponse satisfaisante à la demande, adressée par la Cour à l’État défendeur dans sa lettre du 25 octobre 2012, de mener une enquête approfondie afin d’élucider les circonstances de l’incident (voir le paragraphe 61 ci-dessus in fine).

c)  Sur l’allégation de l’implication des autorités russes dans l’enlèvement

121.  En ce qui concerne l’allégation de la représentante du requérant selon laquelle les autorités russes auraient été impliquées dans l’enlèvement de celui-ci, la Cour note que cette allégation se fonde principalement sur la déclaration d’Amnesty International, qui a comparé le cas du requérant avec les cas, supposés similaires, d’autres Tadjiks, et notamment de Savriddin et Nizomkhon Dzhurayev, qui auraient été enlevés et renvoyés de force au Tadjikistan, où ils auraient subi des mauvais traitements (voir le paragraphe 62 ci-dessus).

122.  La Cour estime que même s’il y a des traits communs entre ces affaires, ils ne permettent pas, à eux seuls, de tirer des conclusions de similarité de ces différents cas du fait de la nationalité identique des personnes enlevées.

123.  La Cour relève que les témoins présents sur place au moment de l’infraction n’ont pas été en mesure d’identifier les agresseurs comme appartenant aux forces de l’ordre russes. En effet, l’indication par D. et S. à « l’uniforme » des agresseurs n’est guère informative, car elle ne fournit ni la description exacte de cette uniforme, ni ne permet d’identifier une éventuelle appartenance à des forces de l’ordre russes. En outre, les témoins D. et S. qui sont travailleurs saisonniers Tadjiks – dont la maitrise de la langue et de la culture russes est très modeste (lors de l’enquête, ils se servaient même de l’assistance d’un interprète pour leur témoignage (voir le paragraphe ci-dessus) – pourraient ignorer les distinctions des uniformes des forces de l’ordre russes et les confondre très facilement avec des habits paramilitaires, dont se servent par exemple plusieurs agences privées de sécurité. De même, l’absence chez les agresseurs de tout accent en russe ne permet pas de tirer une conclusion qu’ils appartenaient aux forces de l’ordre russes. Dès lors, ni les habits de ces agresseurs, ni leurs conversations, ni aucune autre caractéristique ne corroborent une telle supputation. Les autres mesures d’instruction, en particulier, l’interrogatoire des voisins et les expertises biologiques n’ont pas permis d’identifier les agresseurs ni de confirmer ou d’infirmer leur appartenance, quelle qu’elle puisse être (voir les paragraphes 56-57 ci‑dessus).

124.  Dans certaines affaires relatives à des requérants qui, quoique démunis de documents de voyage, avaient été transférés au Tadjikistan par la voie aérienne via les points de contrôle des aéroports, la Cour a présumé l’implication des autorités russes dans ces transferts, étant donné qu’il était impossible à une personne dépourvue de tels documents de passer les contrôles de sécurité – notamment le contrôle des passeports – et d’accéder à un avion (Abdulkhakov, précité, §§ 125‑27, et Iskandarov, précité, §§ 113‑15) sans consentement des officiers russes.

Toutefois, la Cour ne saurait suivre le même raisonnement dans le cas d’espèce. En effet, il n’a pas été établi que le requérant ait été transféré par‑delà la frontière russe, que ce soit par la voie aérienne ou par la voie terrestre.

125.  La Cour juge que les circonstances de l’enlèvement du requérant, telles qu’elles ont été présentées par la partie requérante et établies par l’enquête nationale, ne permettent pas de conclure au-delà de tout doute raisonnable à une participation, directe ou indirecte, des autorités russes dans cet incident.

d)  Conclusion

126.  La Cour conclut à la non-violation de l’article 3 de la Convention sous tous les aspects examinés ci-dessus.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION

127.  Le requérant dénonce une violation de l’article 5 § 1 de la Convention dans la mesure où sa détention sous écrou extraditionnel était irrégulière. En particulier, le requérant allègue que sa détention entre le 4 novembre 2010 et le 4 mai 2012, bien qu’ordonnée par les décisions de justice, n’a pas été justifiée. En revanche, la détention du 4 mai 2012 au 15 octobre 2012 n’était fondée sur aucune décision judiciaire.

128.  Le Gouvernement argue, d’une part, que la détention sous écrou extraditionnel a été régulière dans la mesure où elle se fondait sur les décisions rendues par les juridictions compétentes, de manière conforme aux textes nationaux pertinents – notamment les articles 108, 109 et 466 du code de procédure pénale et la directive no 11 du 11 juin 2012 de la Cour suprême russe relative à l’application de la loi en matière d’extradition.

129.  Le Gouvernement affirme, d’autre part, que le requérant a été remis en liberté le 4 mai 2012 étant donné que la loi nationale limite la détention sous écrou extraditionnel à dix-huit mois.

130.  Le Gouvernement argue en outre que le 4 mai 2012 le requérant a été arrêté pour infraction aux règlements sur l’immigration, et que sa détention entre le 4 mai et le 21 août 2012 était régulière, ayant été autorisée par les jugements du 4 et du 16 mai 2012.

131.  Le Gouvernement note, enfin, que le requérant a été relâché le 15 octobre 2012, immédiatement après la réception par l’établissement pénitentiaire de l’arrêt rendu par la Cour suprême de Russie le 21 août 2012. Le Gouvernement explique un tel retard par un « problème technique ».

132.  Le requérant insiste sur le fait que sa détention ne saurait être considérée comme ayant été ordonnée « selon les voies légales » au sens de l’article 5 § 1 de la Convention.

A.  Sur la recevabilité

133.  La Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas d’écarter l’application de la règle des six mois au seul motif qu’un gouvernement n’a pas formulé d’exception préliminaire sur le terrain de celle-ci (Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 68, CEDH 2006‑III).

134.  La Cour observe à cet égard que le grief à propos de la détention du requérant entre le 4 novembre 2010 et le 4 mai 2012 n’a été formulé pour la première fois que le 14 novembre 2012, soit plus de six mois après la décision définitive pertinente, rendue le 8 novembre 2011 (voir le paragraphe 21 ci-dessus). Il s’ensuit que le grief relatif à cette période de détention est tardif et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

135.  La Cour constate, d’autre part, que la détention du requérant entre le 4 mai 2012 et le 21 août 2012 a été ordonnée par une décision du 4 mai 2012 rendue par le tribunal du district Tsentralny de Volgograd, et ensuite par une décision du 16 mai 2012 rendue par un juge de la cour régionale de Volgograd, conformément au code des infractions administratives. La décision du 16 mai 2012 est restée en vigueur jusqu’au 21 août 2012, où elle a été annulée par la voie d’un contrôle en révision. Le requérant n’allègue pas que ces décisions soient entachées de nullité.

Il s’ensuit que le grief relatif à cette période est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

136.  La Cour constate en dernier lieu que le grief relatif à la détention du requérant entre le 21 août et le 15 octobre 2012 n’est, quant à lui, pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B.  Sur le fond

137.  La Cour rappelle qu’en matière de « régularité » d’une détention, y compris l’observation des « voies légales », la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure, mais exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but de l’article 5 : protéger l’individu contre l’arbitraire (voir, parmi beaucoup d’autres, Lebedev c. Russie, no 4493/04, § 53, 25 octobre 2007).

138.  L’article 5 § 1 impose ainsi en premier lieu que toute arrestation ou détention ait une base légale en droit interne. L’absence de toute base légale à la détention sur une période longue est incompatible avec le principe de la protection contre l’arbitraire consacré par l’article 5 § 1 (Stepanov c. Russie, no 33872/05, § 73, 25 septembre 2012, Khoudoyorov c. Russie, no 6847/02, § 135 in fine, CEDH 2005‑X (extraits), et Niyazov c. Russie, no 27843/11, § 124, 16 octobre 2012).

139.  La Cour doit donc rechercher si la privation de liberté subie par l’intéressé après l’arrêt de la Cour suprême russe du 21 août 2012, qui a annulé la décision du 16 mai 2012 en vertu de laquelle l’intéressé était détenu, relevait des exceptions autorisées par l’article 5 § 1 et, en particulier, si cette privation de liberté répondait à la condition de « régularité ».

140.  À titre liminaire, la Cour prend note de la déclaration du Gouvernement, selon laquelle la libération du requérant ordonnée par l’arrêt du 21 août 2012 n’a pas été immédiate en raison d’un « problème technique ». Cette déclaration équivaut, aux yeux de la Cour, à la reconnaissance implicite que la détention du requérant n’avait alors plus aucune base légale en droit russe.

141.  La Cour observe que la détention du requérant sous écrou extraditionnel a pris fin le 4 mai 2012. Quant au titre de détention de l’intéressé au centre de rétention des expulsés, à savoir, la décision du 4 mai 2012 ordonnant son refoulement administratif, il a été annulé le 21 août 2012 (voir le paragraphe 50 ci-dessus). Ainsi, la privation de liberté après cette date ne relevait d’aucun des cas admis par l’article 5 § 1 de la Convention.

142.  En conclusion, la Cour estime que la détention du requérant, en tant qu’elle s’est poursuivie entre le 21 août 2012 et le 15 octobre 2012, n’était pas « régulière » au sens de l’article 5 § 1 de la Convention. Dès lors, il y a eu violation de cette disposition.

IV.  LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 34 DE LA CONVENTION

143.  La représentante du requérant soutient que la Russie a manqué aux obligations qui découlent pour elle de l’article 34 de la Convention, le requérant ayant été transféré au Tadjikistan en dépit de la mesure indiquée par la Cour en application de l’article 39 de son règlement.

L’article 34 de la Convention dispose :

« La Cour peut être saisie d’une Requête par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace de ce droit. »

L’article 39 du règlement de la Cour dispose :

« 1.  La chambre ou, le cas échéant, son président peuvent, soit à la demande d’une partie ou de toute autre personne intéressée, soit d’office, indiquer aux parties toute mesure provisoire qu’ils estiment devoir être adoptée dans l’intérêt des parties ou du bon déroulement de la procédure.

2.  Le cas échéant, le Comité des Ministres est immédiatement informé des mesures adoptées dans une affaire.

3.  La chambre peut inviter les parties à lui fournir des informations sur toute question relative à la mise en œuvre des mesures provisoires indiquées par elle. »

144.  Le Gouvernement affirme que les autorités russes se sont conformées à la mesure provisoire ordonnée par la Cour, étant donné que la décision d’extrader le requérant vers le Tadjikistan n’a pas été mise à exécution. En outre, le Gouvernement nie toute implication des autorités russes dans la disparition du requérant à Volgograd. Enfin, le Gouvernement affirme ne pas disposer d’informations corroborant l’idée que le requérant aurait traversé la frontière russe.

145.  La partie requérante a maintenu son grief.

146.  La Cour rappelle que l’obligation énoncée à l’article 34 exige que les États contractants non seulement s’abstiennent d’exercer des pressions sur les requérants, mais aussi se gardent de tout acte ou omission qui, en détruisant ou faisant disparaître l’objet d’une Requête, rendrait celle‑ci inutile ou empêcherait la Cour de toute autre manière de l’examiner selon sa méthode habituelle. L’inobservation par un État défendeur de mesures provisoires met en péril l’efficacité du droit de recours individuel (Mamatkoulov et Askarov, précité, §§ 102 et 125).

147.   Dans des affaires telles que la présente, où l’existence d’un risque de préjudice irréparable à la jouissance par le requérant de l’un des droits qui relèvent du noyau dur des droits protégés par la Convention est alléguée de manière plausible, une mesure provisoire a pour but de maintenir le statu quo en attendant que la Cour statue sur la justification de la mesure. Dès lors qu’elle vise à prolonger l’existence de la question qui forme l’objet de la Requête, la mesure provisoire touche au fond du grief tiré de la Convention. Par sa Requête, le requérant cherche à protéger d’un dommage irréparable le droit énoncé dans la Convention qu’il invoque (Mamatkoulov et Askarov, précité, § 108, et Aoulmi c. France, no 50278/99, § 103, CEDH 2006‑I (extraits)).

148.  La Cour réitère également que les faits de la cause ne seront souvent pas établis dans leur intégralité avant l’arrêt de la Cour sur le fond du grief auquel se rapporte la mesure. C’est précisément afin de préserver la capacité de la Cour à rendre cet arrêt après un examen effectif du grief que de telles mesures sont indiquées. Jusque-là, la Cour peut se voir contrainte d’indiquer des mesures provisoires sur la base de faits qui, tout en appelant a priori l’application de telles mesures, sont par la suite complétés ou contestés au point de remettre en question la justification de celles-ci (Paladi c. Moldova [GC], no 39806/05, § 89, 10 mars 2009.)

149.  En l’espèce, les autorités russes ont renoncé à mettre à exécution la décision d’extrader le requérant vers le Tadjikistan, ainsi que de l’éloigner du territoire russe de toute autre manière.

150.  En outre, la Cour a écarté la version des faits selon laquelle les autorités russes auraient été impliquées dans l’enlèvement du requérant (voir les paragraphes 121-125 ci-dessus).

151.  Compte tenu des éléments en sa possession, la Cour conclut que rien n’indique que la Russie ne s’est pas conformée aux mesures provisoires indiquées en vertu de l’article 39 de son règlement. Partant, elle ne saurait conclure que l’État défendeur n’a pas manqué à ses obligations qui lui incombaient en l’espèce au regard de l’article 34 de la Convention.

152.  La Cour considère que la mesure provisoire qu’elle a indiquée au Gouvernement en application de l’article 39 de son règlement (voir le paragraphe 4 ci-dessus) doit demeurer en vigueur jusqu’à ce que le présent arrêt devienne définitif ou que la Cour rende une autre décision à cet égard.

V.  SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

153.  S’agissant des autres griefs soulevés, eu égard au contenu du dossier et dans la mesure où ils relèvent de sa compétence, la Cour estime que ces griefs ne révèlent pas de violations des droits consacrés par la Convention et ses Protocoles.

154.  Il s’ensuit que cette partie de la Requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

VI.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

155.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

156.  Le requérant réclame 30 000 euros au titre du préjudice moral qu’il aurait subi du fait de s’être trouvé placé dans une situation d’exposition continue à une extradition immédiate vers le Tadjikistan et, partant, au risque de subir des mauvais traitements dans ce pays. Ce dommage moral tiendrait, selon la partie requérante, au fait que la menace d’extradition a été mise à exécution.

157.  Le Gouvernement argue que la somme demandée au titre du préjudice moral allégué est excessive et ne correspond pas à la jurisprudence de la Cour.

158.  La Cour rappelle qu’il doit y avoir un lien de causalité manifeste entre le préjudice moral allégué et la violation de la Convention constatée (Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 118, CEDH 2002‑VI). En l’occurrence, la Cour constate que le requérant demande réparation d’un dommage moral causé par une violation de l’article 3 de la Convention. Or, la Cour n’a pas constaté de violation de cette disposition. En conséquence, la Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation de l’article 5 § 1 de la Convention, seule constatée en l’espèce, et le dommage allégué. Partant, elle rejette cette demande.

B.  Frais et dépens

159.  Le requérant ne demande aucune somme à ce titre. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui en accorder une.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Déclare la Requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 3 combiné avec l’article 13 ainsi que de l’article 5 § 1 de la Convention en ce qui concerne la détention entre le 21 août et le 15 octobre 2012, et irrecevable pour le surplus ;

 

2.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention en ce qui concerne le respect par la Russie de son obligation positive de protéger le requérant contre le risque d’un enlèvement, de mener une enquête effective sur l’enlèvement du requérant, ainsi qu’une éventuelle implication des autorités russes dans celui-ci ;

 

3.  Dit qu’il n’y aurait pas de violation de l’article 3 de la Convention en cas de mise à exécution de la mesure d’éloignement du requérant vers le Tadjikistan ;

 

4.  Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 13 de la Convention ;

 

5.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;

 

6.  Dit que le Gouvernement défendeur n’a pas manqué à ses obligations au titre de l’article 34 de la Convention ;

 

7.  Rejette la demande de satisfaction équitable ;

 

8.  Décide que la mesure provisoire qu’elle a indiquée au Gouvernement en application de l’article 39 de son règlement doit demeurer en vigueur jusqu’à ce que le présent arrêt devienne définitif ou que la Cour rende une autre décision à cet égard.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 décembre 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

André Wampach Isabelle Berro-Lefèvre
Greffier adjoint Présidente


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