TROISIÈME
SECTION
AFFAIRE MANOLACHI c. ROUMANIE
(Requête
no 36605/04)
ARRÊT
STRASBOURG
5 mars
2013
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions
définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des
retouches de forme.
En l’affaire Manolachi c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième
section), siégeant en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Alvina Gyulumyan,
Ján Šikuta,
Luis López Guerra,
Kristina Pardalos,
Johannes Silvis,
Valeriu Griţco, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12
février 2013,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette
date :
PROCÉDURE
. A l’origine de
l’affaire se trouve une Requête (no 36605/04) dirigée contre la
Roumanie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Petrică Manolachi
(« le requérant »), a saisi la Cour le 1er septembre 2004
en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme
et des libertés fondamentales (« la Convention »).
. Le requérant a
été représenté par Mme O. A. Manolachi. Le gouvernement roumain
(« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Răzvan-Horaţiu
Radu, du ministère des Affaires étrangères.
. Le requérant allègue
en particulier l’iniquité de la procédure pénale à l’issue de laquelle il a été
condamné sans que les juridictions d’appel et de recours l’entendent en
personne alors qu’il avait été acquitté par la juridiction de premier ressort.
Il se plaint en outre qu’aucune suite n’a été donnée à ses allégations de
mauvais traitements dont il s’est plaint devant le parquet.
. Le 4 mars 2010,
la Requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1
de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la
recevabilité et le fond.
. A la suite du
déport de M. Corneliu Bîrsan, juge élu au titre de la Roumanie (article 28 du règlement
de la Cour), le président de la chambre a désigné Mme Kristina
Pardalos pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 26 § 4 de la
Convention et article 29 § 1 du Règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
. Le requérant
est né en 1979 et réside à Valea Lupului.
A. La procédure pénale pour vol avec
violences
. Le 27 avril
2002, le requérant, accusé de complicité de vol avec violences commis le
18 avril 2002, fut interpellé par la police. Il fut d’abord interrogé en
présence de son avocat de 7 h à 16 h et nia les faits qui lui étaient
reprochés. Ensuite, il fut amené au siège de la police de Iaşi où les
policiers lui demandèrent avec insistance, en l’absence de son avocat, de
reconnaître qu’il avait participé à l’infraction en question. Il fut ensuite conduit
dans plusieurs salles du poste de police. Dans l’une d’entre elle, une femme
âgée pointa son doigt dans sa direction en guise de reconnaissance. Selon le
requérant, en raison de son refus de reconnaître qu’il avait participé aux
faits qui lui étaient reprochés par les policiers, ces derniers se mirent à le
frapper. Le Gouvernement nie qu’il ait été frappé.
. Le 28 avril
2002, un procureur ordonna sa mise en détention provisoire pour une durée de
trente jours. Dans la déclaration qu’il fit ce jour-là devant le procureur, il
se plaignait d’avoir été frappé le jour d’avant par un policier qu’il aurait pu
identifier et demandait à être examiné par un médecin. Il nia toute
participation à l’infraction qui lui était reprochée et demanda l’audition de
six témoins qui pouvaient confirmer l’avoir vu le 18 avril 2002.
. Le procureur
chargé de l’enquête ne prit aucune mesure pour que le requérant soit examiné
par un médecin. Il accepta, par une ordonnance du 20 mai 2002, de procéder à l’audition
de deux des témoins à décharge indiqués par le requérant et rejeta sa demande
pour le surplus, estimant qu’il ne s’agissait pas de preuves pertinentes.
. Il ressort
des dépositions des deux témoins en question, qui étaient le père et la compagne
du requérant, qu’à la date à laquelle avait eu lieu le vol avec violences pour
lequel le requérant était poursuivi, soit le 18 avril 2002, celui-ci se
trouvait à son domicile.
. A une date
non précisée, la police organisa une reconstitution des faits. Le requérant n’était
pas présent. Selon lui, les policiers et le parquet cherchaient à dissimuler
les signes de violence sur son corps qu’auraient pu apercevoir les témoins
assistant à la reconstitution.
. Par un
réquisitoire du 22 mai 2002, G. et D. furent renvoyé en jugement du chef de vol
avec violences et le requérant pour complicité.
. Le 13 juin
2002, lors de la première audience publique devant le tribunal départemental de
Iaşi (« le tribunal »), G. et D. retirèrent leurs déclarations
initiales faites devant les policiers, dans lesquelles ils avaient indiqué que
le requérant avait participé aux faits qui leur étaient imputés. Ils
reconnurent qu’ils étaient les auteurs des faits, mais nièrent toute
implication du requérant. G. et D. expliquèrent ce changement d’attitude par la
pression et les contraintes physiques exercées sur eux par les policiers lors
des premiers interrogatoires, lesquels avaient eu lieu à une heure tardive dans
la nuit, à un moment où ils étaient stressés, affamés et où ils n’étaient pas
assistés par un avocat. Ils faisaient valoir que leurs dépositions initiales
étaient justifiées par le fait que les policiers leur avaient indiqué que la
victime avait reconnu le requérant.
. Lors de la
même audience publique, le 13 juin 2002, le requérant réitéra qu’il n’avait pas
commis les faits qui lui étaient imputés ; il indiqua qu’il connaissait
les coïnculpés G. et D., qui étaient anciens amis qu’il ne voyait ces derniers
temps que très rarement.
. Par un
jugement du 19 décembre 2002, le tribunal départemental de Iaşi, acquitta
le requérant et ordonna sa remise en liberté. Le tribunal
releva que les allégations du requérant selon lesquelles il n’était pas présent
sur les lieux de l’infraction étaient crédibles. Le
tribunal se fonda sur les déclarations des témoins à décharge entendus devant
lui, de celles des témoins ayant assisté à la reconstitution des faits, de
celles des coïnculpés G. et D. faites également devant lui ainsi que sur les
déclarations de la victime et de son fils relevées par les organes d’enquête. Le tribunal nota plus particulièrement que la
reconstitution n’avait pas eu lieu en présence du requérant ; or, il
releva que le seul élément qui restait à clarifier en l’espèce était celui de
savoir si le requérant avait été ou non présent sur les lieux de l’infraction,
puisque les deux autres coïnculpés avaient reconnu les faits qui leur étaient
reprochés. Rappelant que la charge de la preuve de la culpabilité de l’accusé
incombait aux organes d’enquête et au tribunal, il conclut que la
responsabilité du requérant n’avait pas été établie sans équivoque par les
preuves qui avaient été versées au dossier. Il acquitta le requérant en
rappelant le principe in dubio pro reo.
. Dans les
motifs du jugement du 19 décembre 2002, le tribunal retint, à la suite d’une
erreur dactylographique, la date du 17 avril 2002 comme date à laquelle les
témoins à décharge avaient déclaré avoir vu le requérant, alors qu’ils avaient
indiqué la date du 18 avril 2002 dans leurs dépositions. Le requérant demanda
au tribunal la rectification de cette erreur matérielle (voir la procédure sous
2 ci-après).
. Le parquet
interjeta appel contre le jugement du 19 décembre 2002. Dans ses motifs d’appel
il soulignait qu’il était inexplicable que le tribunal, pour fonder sa décision
d’acquittement, ait pris en compte les déclarations des témoins qui auraient vu
le requérant le 17 avril 2002, alors que l’infraction qui lui était reprochée
avait eu lieu le 18 avril 2002.
. L’appel fut
enregistré devant la cour d’appel de Iaşi (« la cour d’appel »).
Le requérant comparut à toutes les audiences et y fut représenté par des
avocats de son choix. Lors de l’audience du 30 octobre 2003, la cour d’appel
entendit les plaidoiries de l’avocat, mais n’entendit pas le requérant. En
application des règles procédurales, ce dernier put prendre la parole en
dernier et clama son innocence. La cour d’appel ne procéda pas à l’audition des
témoins qui avaient déposé devant le parquet et la juridiction de premier
ressort.
. Par un arrêt
du 4 novembre 2003, la cour d’appel de Iaşi fit droit à l’appel du parquet,
annula le jugement rendu par le tribunal de première instance et condamna le
requérant à une peine de cinq ans d’emprisonnement pour complicité de vol avec
violence. Sans administrer de nouveaux éléments de preuve et se fondant
exclusivement sur ceux qui avaient été versés au dossier par les autorités de l’enquête
et par le tribunal départemental, la cour d’appel estima que les premiers
juges avaient fait une interprétation erronée des éléments de preuve qui
avaient été versés au dossier. La cour d’appel écarta notamment les
déclarations du père et de la concubine du requérant, aux motifs qu’ils
voulaient fournir un alibi au requérant et qu’ils n’avaient pas démontré comment
ils s’étaient rappelé exactement la date de l’incident du
18 avril 2002.
. Le requérant se
pourvut en cassation contre ce jugement, alléguant qu’il n’avait pas commis les
faits qui lui étaient reprochés.
. Par un arrêt
définitif du 18 mai 2004, la Haute Cour de cassation et de justice (« la
Haute Cour ») rejeta le pourvoi en recours et confirma la décision rendue
en appel, sans administrer d’autres éléments de preuve. Devant cette
juridiction, le requérant était présent et il fut représenté par un avocat.
Lors de l’audience publique du 18 mai 2004, l’avocat du requérant plaida pour que
la décision d’acquittement soit maintenue, l’estimant correcte et conforme aux
preuves du dossier. La Haute Cour ne posa pas de questions au requérant et ne
procéda pas à une nouvelle audition des témoins. Le requérant eut la parole en
dernier et déclara qu’il n’était pas coupable.
B. Demande de rectification de l’erreur
matérielle
. Par un
jugement du 27 octobre 2004, le tribunal rejeta la demande du requérant visant
la rectification de l’erreur matérielle qui s’était glissée dans les motifs du
jugement du 19 décembre 2002 du tribunal départemental de Iaşi, qui avait
retenu la date de 17 avril 2002, au lieu du 18 avril 2002, comme date à
laquelle les témoins à décharge auraient vu le requérant à son domicile.
. Ce jugement
fut infirmé par un arrêt du 23 novembre 2004 de la cour d’appel de Iaşi,
qui fit droit à la demande du requérant.
. Le requérant
fit recours, demandant l’annulation de la demande d’appel formulée par le
parquet contre le jugement du 19 décembre 2002 du tribunal départemental de
Iaşi. Il faisait valoir que, s’il n’y avait pas eu l’erreur matérielle qui
s’était glissée dans le jugement du 19 décembre 2002, le parquet n’aurait eu
aucun argument pour interjeter appel contre cette décision.
. Les parties n’ont
pas précisé quelles ont été les suites de cette procédure.
C. Enquête concernant les allégations de
mauvais traitement
. Le 5 août
2002, les parents du requérant saisirent le parquet militaire de Iaşi d’une
plainte contre quatre policiers de la police de Iaşi qu’ils accusaient d’avoir
frappé le requérant le 27 avril 2002.
. Le parquet
militaire de Iaşi procéda à l’audition du requérant et de ses parents
ainsi que des policiers. Le procès-verbal du 28 avril 2002 dressé lors de l’arrestation
du requérant et qui ne faisait état d’aucune trace de violence sur son corps
fut également versé au dossier du parquet militaire.
. Par une
ordonnance du 4 septembre 2002, confirmée le 11 septembre 2002, le
parquet militaire de Iaşi prononça un non-lieu, au motif que les éléments
de preuve versés au dossier ne prouvaient pas que les policiers avaient frappé
le requérant.
. Ni ses
parents ni le requérant lui-même n’ont contesté l’ordonnance de non-lieu.
D. Plainte pénale contre le procureur
. A une date
non précisée en 2005, le requérant saisit le parquet près la cour d’appel d’une
plainte pénale contre M., le procureur du parquet près le tribunal
départemental qui avait rédigé les motifs d’appel du parquet contre le jugement
d’acquittement. Le requérant l’accusait d’abus et négligence car son appel
était essentiellement fondé sur l’erreur matérielle contenue dans le jugement. Par
ordonnances des 25 mars et 3 juin 2005, le parquet près la Haute Cour de
cassation et de justice rejeta sa plainte, au motif que M. avait accompli son
devoir professionnel et indiqué plusieurs motifs d’appel en dehors de celui
soulevé par le requérant.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
. Le Code de
procédure pénale règlementait, à l’époque des faits, à l’article 341, l’exercice
par l’inculpé de son droit de prendre la parole en dernier (« ultimul
cuvânt al inculpatului ») comme le moment final de la phase de l’enquête
judiciaire (« cercetare judecătorească »). Le second
paragraphe de cet article disposait plus précisément que :
« Lorsque l’inculpé prend la parole en
dernier, on ne peut pas lui poser des questions. Si l’inculpé expose des faits
ou des circonstances nouveaux, essentiels pour la solution de l’affaire, le
tribunal procède à la réouverture de l’enquête judiciaire ».
. Les
dispositions pertinentes du Code de procédure pénale relatives aux pouvoirs de
la juridiction d’appel étaient ainsi libellées à l’époque des faits :
Article 378
« (1) La juridiction qui juge l’appel
vérifie la décision contestée sur la base des éléments du dossier et de tout
nouveau document écrit présenté devant la juridiction d’appel.
(2) En vue de décider de l’appel, la juridiction
peut faire une appréciation nouvelle des éléments de preuve dans le dossier de
l’affaire et peut administrer tout nouvel élément de preuve qu’elle estime
nécessaire (...) »
Article 379
« La juridiction qui juge l’appel prononce
une des décisions suivantes :
(...) 2. fait droit à l’appel et :
a) casse la décision de la juridiction de premier
ressort en prononçant une nouvelle décision et procède selon l’article 345 et
suiv. sur le jugement au fond (...) »
. Les
dispositions pertinentes du Code de procédure pénale en vigueur à l’époque des
faits relatives aux pouvoirs de la juridiction de recours ainsi que les
modifications qui ont été apportées en septembre 2006 sont décrites dans l’affaire
Găitănaru c.
Roumanie (no 26082/05, §§ 17-18, 26 juin 2012).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
6 § 1 DE LA CONVENTION
. Le requérant se
plaint de l’iniquité de la procédure pénale à l’issue de laquelle il a été
condamné après un premier jugement qui l’a acquitté, sans que les juridictions
d’appel et de recours n’entendent en personne, ni lui, ni les témoins. Il
invoque l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause
soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du
bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
A. Sur la recevabilité
. Le
Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes, au motif
que le requérant n’a pas expressément demandé aux juridictions d’appel et de
recours de l’entendre en personne ou d’entendre à nouveau les témoins.
. Le requérant combat
cette thèse. Il fait valoir qu’il a épuisé les voies de recours qui étaient
disponibles en droit interne et qu’il revenait à la Haute Cour de cassation et
de justice de vérifier à nouveau les éléments du dossier.
. La Cour considère que l’exception soulevée par le Gouvernement comporte
des questions étroitement liées à celles posées par le grief du requérant sur
le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention. Elle estime donc qu’il y a lieu
de joindre
cette exception
au fond (paragraphe 52 ci-dessous).
. La Cour constate ensuite que ce
grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article
35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité.
Il convient donc de le déclarer recevable
B. Sur le fond
. Le requérant allègue
que les juridictions qui l’ont condamné avaient l’obligation légale de l’entendre
en personne et que, de plus, elles n’ont ni entendu les témoins ni administré de nouveaux éléments de preuve. Il affirme que ces
juridictions ont exploité de manière formaliste l’erreur matérielle qui était
apparue dans le jugement de la juridiction de premier ressort pour écarter les
dépositions de certains témoins alors qu’elles auraient dû les entendre en
personne.
. Le
Gouvernement estime que le requérant a bénéficié, dans l’ensemble, d’un procès
équitable car il a été entendu par la juridiction de premier ressort et qu’il a
pu déposer devant elle tous les éléments de preuve qu’il avait jugé utiles à sa
défense. S’agissant des procédures d’appel et de recours, il fait valoir que le
requérant n’a sollicité ni son audition en personne ni celle des témoins, alors
qu’il avait bénéficié des conseils d’un avocat. Lors de ces procédures, le
requérant a pu soutenir son point de vue dès lors qu’il a pris la parole en
dernier. Enfin, le Gouvernement soutient que la condamnation du requérant n’était
pas fondée uniquement sur sa déclaration ou sur celles des témoins, mais sur un
ensemble d’éléments de preuve.
. La Cour
rappelle les modalités d’application de l’article 6 aux
procédures d’appel dépendent des caractéristiques de la procédure dont il s’agit ;
il convient de tenir compte de l’ensemble de la procédure interne et du rôle
dévolu à la juridiction d’appel dans l’ordre juridique national. Lorsqu’une
audience publique a eu lieu en première instance, l’absence de débats publics
en appel peut se justifier par les particularités de la procédure en question,
eu égard à la nature du système d’appel interne, à l’étendue des pouvoirs de la
juridiction d’appel, à la manière dont les intérêts du requérant ont réellement
été exposés et protégés devant elle, et notamment à la nature des questions qu’elle
avait à trancher (Lacadena Calero c. Espagne, no 23002/07, § 36, 22 novembre 2011).
. En outre, la Cour a déclaré que
lorsqu’une instance d’appel est amenée à connaître d’une affaire en fait et en
droit et à étudier dans son ensemble la question de la culpabilité ou de l’innocence,
elle ne peut, pour des motifs d’équité du procès, décider de ces questions sans
appréciation directe des témoignages présentés en personne par l’accusé qui
soutient qu’il n’a pas commis l’acte tenu pour une infraction pénale (Ekbatani c. Suède, 26 mai 1988, § 32,
série A no 134 et Constantinescu c. Roumanie, no 28871/95, § 55, CEDH 2000-VIII).
. La Cour rappelle qu’elle a d’ores et déjà souligné que, si le
droit de l’accusé à parler le dernier revêt une importance certaine, il ne
saurait se confondre avec son droit d’être entendu, pendant les débats, par un
tribunal (Constantinescu précité,
§ 58). Se tournant vers les faits de
l’espèce, la Cour note, tout d’abord, que si le requérant a pu prendre
la parole en dernier devant la cour d’appel de Iaşi et la Haute Cour de
cassation et de justice, il n’a pas été formellement entendu par ces
juridictions.
. En effet, il ressort du dossier que
le requérant a été condamné sans que ni lui ni les témoins fussent entendus en
personne par la cour d’appel de Iaşi et par la Haute Cour. Dès lors, afin
de déterminer s’il y a eu violation de l’article 6, il y a lieu d’examiner le
rôle des deux juridictions ainsi que la nature des questions dont elles avaient
à connaître (Popa et Tănăsescu c. Roumanie, no 19946/04, § 47, 10 avril 2012).
. Selon les dispositions du Code de procédure pénale en vigueur à l’époque des faits, la
juridiction saisie de l’appel n’était pas tenue de rendre un nouveau jugement
sur le fond, mais elle avait cette possibilité (paragraphe 32 ci-dessus). En l’espèce,
la cour d’appel de Iaşi s’en est prévalue et a annulé la décision d’acquittement
du requérant. Les aspects que cette juridiction a dû analyser pour se prononcer
sur la culpabilité du requérant avaient, en l’occurrence, un caractère factuel
prédominant, ce qui aurait justifié qu’elle entende l’accusé, d’autant plus qu’elle
a été la première à le condamner. Or, il ressort des pièces du dossier que le
requérant n’a pas été entendu en personne en appel. Il en ressort également que
la cour d’appel n’a pas entendu à nouveau les témoins et a utilisé les
déclarations que ces derniers avaient faites devant la
police et le parquet alors que certains avaient retiré ces déclarations devant
le tribunal départemental.
. S’agissant du
rôle de la Haute Cour de cassation et de justice comme juridiction de recours dans une procédure pénale
comme celle de l’espèce, la Cour a déjà eu l’occasion de se prononcer sur ce
point. Dans les affaires Dănilă c.
Roumanie (no 53897/00, § 38, 8 mars 2007) et Găitănaru (arrêt précité, § 30), elle a constaté que la procédure devant la juridiction de recours
était une procédure complète qui suivait les mêmes règles qu’une procédure au
fond et que la Haute Cour pouvait décider, soit de confirmer l’acquittement du requérant
prononcé en premier ressort, soit de le déclarer coupable, après s’être livrée
à une appréciation complète de la question de la culpabilité ou de l’innocence
de l’intéressé, en administrant le cas échéant de nouveaux moyens de preuve.
. Ces constats s’imposent également
dans la présente affaire, dans la mesure où les aspects que la cour d’appel et la
Haute Cour ont dû analyser afin de se prononcer sur la culpabilité du requérant
avaient un caractère essentiellement factuel. Il s’agissait de statuer plus
précisément sur la présence réelle du requérant sur les lieux de l’infraction
le 18 avril 2002. De plus, cet élément factuel était décisif pour la
détermination de la culpabilité du requérant (mutatis mutandis, Igual Coll c.
Espagne, no 37496/04, § 35, 10 mars 2009).
. Le requérant a été reconnu coupable
sur la base des témoignages mêmes qui avaient suffisamment fait douter le tribunal
du bien-fondé de l’accusation à son encontre pour motiver son acquittement (Găitănaru précité, § 34). Dans ces conditions, l’omission de la cour d’appel
et de la Haute Cour d’entendre le requérant et les témoins avant de déclarer le
requérant coupable a sensiblement réduit les droits de la défense, d’autant
plus que l’appel du parquet était motivé par la différence entre la date
retenue dans les transcriptions des déclarations des témoins à décharge et la
date de l’incident. Or, le requérant avait fait valoir que cette différence
était une erreur matérielle, comme la cour d’appel
de Iaşi l’a, d’ailleurs, reconnu dans son arrêt du 23 novembre 2004 (paragraphe 23 ci-dessus).
. La Cour observe
que lorsque la cour d’appel et la Haute Cour ont substitué une décision de condamnation
à la décision initiale d’acquittement, elles ne disposaient d’aucune donnée
nouvelle. La jurisprudence de la Cour souligne à cet égard que la possibilité
pour l’accusé de se confronter avec un témoin en la présence du juge appelé à
statuer en dernier lieu sur l’accusation est une garantie d’un procès équitable,
dans la mesure où les observations du juge en ce qui concerne le comportement
et la crédibilité d’un témoin peuvent avoir des conséquences pour l’accusé
(voir P.K. c. Finlande (déc.), no 37442/97, 9 juillet
2002 et mutatis mutandis, Pitkänen c. Finlande no
30508/96, §§ 62-65, 9 mars 2004 ainsi que Milan c. Italie (déc.), no
32219/02, 4 décembre 2003).
. Pour autant que le Gouvernement
souligne le fait que le requérant n’a pas demandé son audition ni celle des
témoins, la Cour estime que la juridiction de recours était tenue de prendre d’office
des mesures positives à cette fin, même si le requérant ne l’avait pas
sollicitée expressément en ce sens (Dănilă,
§ 41 et Găitănaru, § 34, précités). En tout état de cause, la Cour note que l’on ne
saurait reprocher au requérant un manque d’intérêt pour son procès (a
contrario, Bragadireanu c. Roumanie, no 22088/04, § 110, 6 décembre 2007).
. Ces éléments
suffisent à la Cour pour conclure que la condamnation du requérant sans qu’il
soit entendu en personne par les juridictions d’appel et de recours et sans que
les témoins ne soient non plus entendus, alors que le requérant avait été
acquitté en premier ressort ne correspond pas aux exigences d’un procès
équitable.
. Dès lors, la Cour rejette l’exception du Gouvernement (paragraphe 37 ci-dessus) et dit
qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE
3 DE LA CONVENTION
. Le requérant
dénonce une violation de l’article 3 de la Convention en raison du fait qu’aucune
suite n’a été donné à ses allégations de mauvais traitements faites devant le
parquet, où il a demandé d’être vu en consultation par un médecin. Il soutient
également qu’il a saisi le parquet militaire de Iaşi, qui lui a demandé de
fournir un certificat médico-légal à l’appui de ses allégations, bien qu’il ait
soutenu que les policiers lui avaient refusé la consultation médicale.
. Le Gouvernement
soulève une exception de non-épuisement des voies de recours interne, au motif
que le requérant n’a pas déposé de plainte pénale contre les policiers et fait
valoir que le requérant n’a pas formellement été partie à la plainte formée par
ses parents. A titre subsidiaire, le Gouvernement soutient que ce grief est
tardif, du fait que le requérant n’a pas saisi la Cour dans un délai de six
mois à compter de l’ordonnance du 11 septembre 2002 du parquet
militaire de Iaşi.
. Sur le fond,
le Gouvernement fait valoir que les parents du requérant ont déposé leur
plainte avec retard et que les autorités ont néanmoins réagi en entendant le
requérant, ses parents et les policiers et en analysant plusieurs autres
éléments de preuve et il conclut que l’enquête a été effective.
. La Cour note
que le requérant n’a pas formé de plainte pénale contre les policiers qu’il
accusait de l’avoir frappé dans la nuit du 27 avril 2002 et qu’il n’a
pas fourni de justification pour son manque de diligence. La Cour note que lors
de son interrogatoire initial, le 27 avril 2002, et ultérieurement pendant la
procédure judiciaire, le requérant a eu accès aux conseils de plusieurs avocats
de son choix. De même, il a pu former une plainte pénale contre le procureur
qui avait rédigé les motifs d’appel contre le jugement d’acquittement.
. A supposer
même que le requérant ait indirectement saisi les autorités par l’intermédiaire
de la plainte pénale déposée par ses parents, la Cour note que ce grief est
irrecevable pour les raisons qui suivent.
. La Cour
relève que le parquet militaire de Iaşi a rendu une ordonnance de non-lieu
le 11 septembre 2002 et qu’à partir du 1er janvier 2004, le
Code de procédure pénale prévoyait une nouvelle voie de recours contre les
actes du procureur, plus précisément celle introduite par l’article 2781. En
vertu de ces modifications législatives, le requérant disposait d’un délai d’une
année à partir du 1er janvier 2004 pour contester l’ordonnance de non-lieu du
11 septembre 2002 devant les juridictions. La Cour rappelle avoir déjà conclu
au caractère effectif de cette voie de recours, nonobstant le fait qu’elle soit
devenue disponible après l’introduction d’une Requête devant elle (Stoica c. Roumanie, no 42722/02, §§ 105-109, 4 mars 2008 et Chiriţă c. Roumanie, no
37147/02, § 99, 29 septembre 2009).
. En l’espèce, le requérant n’a pas
allégué qu’il n’avait pas eu connaissance de la décision du parquet militaire de Iaşi ou que lui-même ou ses parents avaient été
empêchés pour des raisons objectives de former une contestation devant le juge
(a contrario, Chiriţă précité, § 100).
. De plus, la Cour note que la
nouvelle voie de recours est devenue disponible, comme dans les affaires Stoica et Chiriţă précitées, moins de trois ans après la date des
incidents ; or une telle période n’est pas suffisamment longue pour
altérer sérieusement la capacité des témoins et personnes impliqués dans les
incidents à se souvenir des événements en cause (a contrario, Dumitru Popescu
c. Roumanie (no 1), no 49234/99,
§ 56, 26
avril 2007).
. Au vu de ce qui précède, la Cour
estime qu’il y a lieu de déclarer cette partie de la Requête irrecevable en
vertu de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS
ALLÉGUÉES
. Le requérant
se plaint également d’avoir été maltraité par la police et invoque l’article 3
de la Convention. Sous l’angle de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention, il se
plaint de sa mise en détention provisoire décidée par un procureur et non pas
par un magistrat. Il allègue aussi une violation de l’article 7 § 1 de la
Convention en raison du fait qu’il a été condamné pour une infraction à
laquelle il affirme ne pas avoir participé. Citant enfin les articles 7, 8 et
14 de la Convention, il se plaint que sa condamnation prétendument injuste a
porté atteinte à son honneur et à sa dignité, ainsi qu’à celle de sa famille.
. Compte tenu
de l’ensemble des éléments en sa possession, et dans la mesure où elle est
compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour ne relève aucune
apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention. La
Cour conclut donc que cette partie de la Requête est manifestement mal fondée
et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a)
et 4 de la Convention.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE
41 DE LA CONVENTION
64. Aux termes de l’article 41 de la
Convention,
« Si la Cour
déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le
droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement
les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y
a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
. Le requérant
réclame 1 400 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’il
aurait subi en raison de l’impossibilité de finir ses études, d’avoir un
contrat de travail en bonne et due forme et de subvenir aux besoins de son
enfant mineur ainsi que des tortures et traitements inhumains dont il aurait
été victime. De plus, il réclame 1 500 000 euros (EUR) au titre du
préjudice moral que lui-même et sa famille auraient subi.
. Le
Gouvernement estime ces sommes exorbitantes. S’agissant du montant réclamé au
titre du préjudice matériel, il fait valoir qu’il n’y a pas de lien de
causalité entre le préjudice allégué et l’objet de la présente affaire. S’agissant
de la somme sollicitée au titre du préjudice moral, il considère qu’un éventuel
arrêt de condamnation pourrait constituer une réparation satisfaisante en
lui-même et qu’en tout état de cause les sommes réclamées ne reflètent pas la
jurisprudence de la Cour en la matière.
. La Cour
relève que le seul fondement à retenir, pour l’octroi d’une satisfaction
équitable, réside en l’espèce dans le fait que le requérant n’a pas bénéficié d’un
procès équitable devant la cour d’appel de Iaşi et la Haute Cour de
cassation et de justice. Dès lors, elle n’aperçoit pas de lien de causalité entre la
violation constatée et le préjudice matériel allégué par le requérant.
. En revanche, la Cour considère que le requérant a subi un dommage moral certain et, statuant en équité, comme le veut l’article 41
de la Convention, elle alloue au requérant la somme de 3 000 EUR au
titre du préjudice moral.
. En outre, la
Cour rappelle que lorsqu’un particulier, comme en l’espèce, a été condamné à l’issue
d’une procédure entachée de manquements aux exigences de l’article 6 de la
Convention, un nouveau procès ou une
réouverture de la procédure à la demande de l’intéressé représente en principe
un moyen approprié de redresser la violation constatée (voir Gençel c. Turquie, no 53431/99,
§ 27, 23 octobre 2003 et Tahir Duran
c. Turquie, no 40997/98, § 23, 29 janvier
2004). A cet égard, elle note que l’article 4081 du
Code roumain de procédure pénale permet la révision d’un procès sur le plan
interne lorsque la Cour a constaté la violation des droits et libertés fondamentaux
d’un requérant (voir, également, Mircea c. Roumanie, no 41250/02, §
98, 29 mars 2007).
B. Frais et dépens
. Le requérant ne demande pas le remboursement des frais et dépens encourus
devant les juridictions internes et la Cour.
. En l’absence de demande du
requérant, la Cour décide de ne lui allouer aucune somme de ce chef.
C. Intérêts moratoires
. La Cour juge
approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de
la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois
points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Joint au fond l’exception
préliminaire soulevée par le Gouvernement relative au non-épuisement des voies
de recours internes concernant le grief tiré de l’article 6 § 1 et la rejette ;
2. Déclare
la Requête recevable quant au grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention et
irrecevable pour le surplus ;
3. Dit qu’il y a eu violation
de l’article 6 § 1 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser au
requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu
définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la
somme de 3 000 EUR (trois mille euros), pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt,
somme à convertir à convertir dans la monnaie de l’Etat défendeur au taux
applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit
délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple
à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de
pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction
équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit
le 5 mars 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Santiago Quesada Josep
Casadevall
Greffier Président