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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> MIMTAS v. TURKEY - 23698/07 - HEJUD (French text) [2013] ECHR 235 (19 March 2013)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2013/235.html
Cite as: [2013] ECHR 235

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE MİMTAŞ c. TURQUIE

     

    (Requête no 23698/07)

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

     

     

    STRASBOURG

     

    19 mars 2013

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

     


    En l’affaire Mimtaş c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Guido Raimondi, président,
              Danutė Jočienė,
              Peer Lorenzen,
              Dragoljub Popović,
              Işıl Karakaş,
              Nebojša Vučinić,
              Paulo Pinto de Albuquerque, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 février 2013,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE


  1. .  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 23698/07) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Ayhan Mimtaş (« le requérant »), a saisi la Cour le 31 mai 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

  2. .  Le requérant a été représenté par Mes M. Kırdök et M. Hanbayat, avocats à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

  3. .  Devant la Cour, le requérant se plaignait en particulier d’une violation des articles 3 et 13 de la Convention.

  4. .  Le 2 novembre 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.
  5. EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE


  6. .  Le requérant est né en 1971. Lors de l’introduction de sa requête, il était détenu à la prison de type F de Kandıra (Kocaeli).
  7. A.  La genèse de l’affaire


  8. .  A l’époque des faits, de nouveaux établissements pénitentiaires de haute sécurité, dits de type F, venaient d’être mis en service. Ces établissements, d’une structure uniforme dans tout le pays, prévoyaient des unités de vie d’une à trois personnes au lieu des dortoirs existant dans les établissements ordinaires, dont ceux de type E (pour une description plus complète des prisons de type F, voir par exemple, Tekin Yıldız c. Turquie, no 22913/04, § 36, 10 novembre 2005). Face au projet des autorités visant au transfert de certaines catégories de détenus dans les prisons de type F, des mouvements de grève et des actes de mutinerie furent déclenchés dans les prisons concernées en signe de protestation contre le nouveau régime carcéral, qui restreignait notamment les contacts entre les détenus. Le mouvement toucha la prison de type E d’Üsküdar à Ümraniye (İstanbul). Le 19 décembre 2000, vers 4 h 30, les forces de sécurité y effectuèrent une opération anti-émeute, appelée « Retour à la vie (Hayata dönüş) », qui dura trois jours et qui fut marquée par des montées de violence sporadiques. Au terme de l’opération, l’administration pénitentiaire d’Ümraniye procéda au transfèrement des détenus, dont le requérant, dans la prison de type F de Kandıra (Keser et Kömürcü c. Turquie, no 5981/03, §§ 8-10, 23 juin 2009).
  9. B.  La situation individuelle du requérant


  10. .  Le 22 décembre 2000, le requérant fut transféré de la prison de type E d’Üsküdar à la prison de type F de Kandıra.

  11. .  Le rapport médical du 23 décembre 2000, établi à 3 heures par le médecin de la prison de Kandıra, indiquait que le requérant présentait des égratignures hémorragiques au-dessous et au-dessus de l’œil gauche, une égratignure sur la pommette droite, des égratignures et des ecchymoses sur le dos, et des œdèmes sur les deux poignets.

  12. .  Le 31 janvier 2001, le requérant déposa une plainte pénale devant le procureur de la République de Kocaeli en raison des mauvais traitements qu’il accusait les gardiens de la prison et les gendarmes de lui avoir infligés au cours de son transfert et lors de son admission à la prison de Kandıra. En particulier, il alléguait qu’il avait été frappé à la tête et que ses poignets avaient été entravés de manière très serrée.

  13. .  Le 1er février 2001, le procureur de la République de Kocaeli se déclara incompétent ratione loci et transmit la plainte du requérant au procureur de la République de Kandıra.

  14. .  Le 23 février 2001, celui-ci entendit le requérant, qui déclara avoir été frappé par les gendarmes et les gardiens à coups de poing, à coups de pied et à coups de matraque.

  15. .  Dans sa décision du 23 mars 2001, le procureur de la République se déclara incompétent ratione materiae en ce qui concernait la plainte pénale engagée contre les gendarmes en service à la prison de type F de Kandıra. Il renvoya cette partie de la plainte au préfet de Kocaeli. Celui-ci chargea le commandant de la gendarmerie de mener une enquête préliminaire au sujet des allégations du requérant selon lesquelles il avait subi des mauvais traitements lors de son transfert d’Üsküdar à Kandıra. Dans son rapport du 31 mai 2001, le commandant conclut que les blessures constatées sur le corps du requérant étaient la conséquence de sa résistance aux forces de l’ordre qui avaient mené l’opération du 19 décembre 2000 et que l’intéressé n’avait pas subi de mauvais traitements lors de son transport à Kandıra. En conséquence, le préfet de Kocaeli n’autorisa pas l’ouverture de poursuites contre les gendarmes incriminés. Le procureur de la République contesta cette décision devant le tribunal administratif régional de Sakarya, lequel confirma, le 21 janvier 2002, la décision du préfet de Kocaeli.

  16. .  Par un acte d’accusation du 28 mars 2001, le procureur de la République, se fondant sur l’article 245 de l’ancien code pénal, intenta une action pénale contre cinq gardiens de la prison de type F de Kandıra pour usage de la force contre quinze personnes, dont le requérant. Dans son acte d’accusation, il précisait que, le 22 décembre 2000, à la suite des événements survenus à la prison de type E d’Üsküdar, le requérant avait été transféré à la prison de type F de Kandıra et que, au cours de ce transfert, il avait subi des mauvais traitements.

  17. .  Le tribunal correctionnel de Kandıra fut chargé d’examiner l’action publique ouverte contre cinq gardiens de la prison.

  18. .  A l’audience du 16 mai 2001, le requérant déclara qu’à son arrivée à la prison de Kandıra on l’avait maintenu la tête baissée et qu’il n’avait pas pu voir ceux qui l’avaient frappé. Il précisa qu’il y avait des fonctionnaires en uniforme et en civil, qu’il n’avait pas vu leur visage et qu’il n’était donc pas en mesure de les identifier parmi les personnes présentes à l’audience. Il déclara en outre qu’il avait également été frappé dans la cellule par un gardien en présence du directeur de la prison et du directeur adjoint et que ce gardien n’était pas non plus présent à l’audience.

  19. .  Le 13 mai 2002, le requérant se constitua partie intervenante dans la procédure pénale engagée contre les gardiens. Il réserva ses droits civils.

  20. .  Lors de l’audience du même jour, le tribunal correctionnel de Kandıra accepta la constitution de partie intervenante du requérant. A la demande de celui-ci, le tribunal réclama au procureur de la République et à la direction de la prison de type F de Kandıra une copie des enregistrements de vidéo-surveillance de la prison correspondant au moment de l’arrivée du requérant ainsi que la copie de toute autre pièce utile.

  21. .  Le 15 novembre 2002, la direction de la prison de type F de Kandıra informa le procureur de la République que les enregistrements vidéo étaient effacés tous les trois mois et que la copie demandée ne pouvait être fournie.

  22. .  A l’audience du 25 septembre 2002, le tribunal correctionnel demanda au procureur de la République quelle était l’issue de la procédure engagée contre les gendarmes par le préfet de Kandıra.

  23. .  Par un jugement du 5 novembre 2003, le tribunal correctionnel de Kandıra acquitta les gardiens de la prison. Dans ses attendus, il mentionnait qu’il n’y avait pas d’éléments de preuve autres que les allégations des plaignants. S’agissant du rapport médical faisant état des blessures du requérant, le tribunal indiquait que, lors de l’opération « Retour à la vie » conduite dans la prison d’Üsküdar, les condamnés et les détenus avaient résisté aux gardiens et aux forces de l’ordre, que des affrontements avaient ainsi eu lieu et que le requérant avait vraisemblablement été blessé au cours de cette opération. Il précisait que les enregistrements vidéo de la prison de type F de Kandıra, effacés tous les trois mois, n’étaient plus disponibles. Il ajoutait que le contenu de la déposition de l’intéressé n’était pas corroboré par le rapport médical le concernant quant aux traitements qu’il alléguait s’être vu infliger à son arrivée dans la prison de type F de Kandıra. Ce jugement fut prononcé en l’absence du requérant et de son représentant.

  24. .  Le 25 décembre 2003, le jugement du tribunal correctionnel de Kandıra fut notifié à l’avocat du requérant à son cabinet, à Istanbul.

  25. .  Le 29 décembre 2003, le requérant se pourvut en cassation contre ce jugement. Pour ce faire, il déposa son pourvoi devant le tribunal correctionnel de Beyoğlu chargé de le transmettre au tribunal correctionnel de Kandıra. Le 26 janvier 2004, le pourvoi fut inscrit au rôle du greffe du tribunal correctionnel de Kandıra en vue d’être transmis à la Cour de cassation.

  26. .  Dans son pourvoi, le requérant indiquait que, le 19 décembre 2000, une opération avait été menée à la demande du ministre de la Justice à la prison de type E d’Üsküdar. Le 22 décembre 2000, il aurait été transféré de cette prison à la prison de type F de Kandıra. Il réitérait qu’il avait été frappé dans la prison d’Üsküdar et dans celle de Kandıra ainsi que dans le véhicule dans lequel il avait été transporté. A son arrivée à la prison de Kandıra, il aurait été dévêtu complètement et fouillé, puis il aurait reçu des coups de poing, des coups de pied et des coups de matraque. A l’appui de ses dires, il fournissait le rapport médical du 23 décembre 2000. Il précisait qu’il n’avait pas été donné suite à sa demande visant à l’examen des enregistrements des caméras de surveillance de la prison dans la mesure où ces enregistrements avaient été effacés.

  27. .  Les autres plaignants se pourvurent également en cassation.

  28. .  Par un arrêt du 4 décembre 2006, la Cour de cassation rejeta le pourvoi présenté par le requérant pour dépassement du délai légal. Elle rejeta également le pourvoi du requérant au motif que les moyens invoqués par l’intéressé n’étaient pas fondés et confirma le jugement du tribunal de première instance. Quant à l’action engagée par les autres plaignants contre les forces de l’ordre, la Cour de cassation conclut qu’elle était éteinte pour cause de prescription. Cet arrêt fut déposé au greffe du tribunal correctionnel de Kandıra le 19 janvier 2007.

  29. .  Le 4 mai 2007, à la demande du requérant, le greffe du tribunal correctionnel de Kandıra lui envoya copie de l’arrêt de la Cour de cassation.
  30. II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT


  31. .  Les dispositions pertinentes en l’espèce de la législation en vigueur à l’époque des faits quant aux poursuites pour des actes de mauvais traitements infligés par des agents de l’Etat et quant aux voies de droit ouvertes en la matière figurent, entre autres, dans la décision Şahmo c. Turquie (no 37415/97, ler avril 2003) et dans l’arrêt Sunal c. Turquie (no 43918/98, §§ 35-37, 25 janvier 2005).

  32. .  L’article 365 du code de procédure civile, concernant le lieu où le pourvoi en cassation doit être présenté, dispose dans son deuxième alinéa que le pourvoi peut être déposé devant un tribunal autre que celui qui a rendu son jugement, et dans ce cas, le pourvoi est immédiatement envoyé au tribunal compétent.

  33. .  L’article 92 du règlement no 25832 du 1er juin 2005 relatif à la procédure judicaire, modifiant le règlement no 2992 du 29 mars 1984, dispose que sauf disposition contraire l’article cité au paragraphe 28 ci-dessus s’applique également pour la procédure judiciaire.
  34. EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 1, 3, 6 ET 13 DE LA CONVENTION


  35. .  Le requérant allègue que des gardiens de prison et des gendarmes lui ont infligé des mauvais traitements lors de son transfert depuis la prison d’Üsküdar et à son arrivée dans la prison de type F de Kandıra. Il se plaint également de la durée de la procédure pénale engagée contre les auteurs présumés de ces mauvais traitements. Il dénonce enfin une insuffisance de l’enquête menée par les autorités nationales quant à ses allégations. Il invoque les articles 1, 3, 6 et 13 de la Convention.

  36. .  Eu égard à la formulation des griefs du requérant, la Cour estime qu’il convient de les examiner sous l’angle de l’article 3 de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 147, CEDH 2004-IV, Fahriye Çalışkan c. Turquie, no 40516/98, § 45, 2 octobre 2007, et Karaman et autres c. Turquie, no 60272/08, § 37, 31 janvier 2012). Cette disposition est ainsi libellée :
  37. « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »


  38. .  Le Gouvernement combat la thèse du requérant.
  39. A.  Sur la recevabilité


  40. .  Le Gouvernement présente une exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes. Il reproche en effet au requérant de ne pas s’être pourvu en cassation conformément aux formes et délais prévus par le droit national. Il rappelle à cet égard que la Cour de cassation a rejeté le pourvoi que le requérant avait formé contre le jugement du tribunal correctionnel de Kandıra du 5 novembre 2003 au motif que ce pourvoi n’avait pas été introduit dans un délai d’une semaine à partir de la date de la notification du jugement. Pour le Gouvernement, le requérant a déposé son pourvoi devant le tribunal correctionnel de Beyoğlu le 29 décembre 2003 pour transmission au tribunal correctionnel de Kandıra. Il ressortirait de la signature du juge ayant accusé réception du pourvoi que le tribunal de Kandıra a reçu le pourvoi le 26 janvier 2004. Le Gouvernement est d’avis que le pourvoi aurait dû être déposé devant le tribunal correctionnel de Kandıra dans un délai d’une semaine à partir de la date du 25 décembre 2003. Or il a été enregistré par le tribunal correctionnel de Kandıra le 26 janvier 2004, soit, d’après le Gouvernement, plus de trois semaines après la date limite.

  41. .  Le Gouvernement soutient par ailleurs que le requérant aurait pu, sur le fondement de l’article 308 de la loi no 5271, saisir le procureur général près la Cour de cassation pour contester devant les chambres pénales réunies de la Cour de cassation l’arrêt de la Cour de cassation du 4 décembre 2006 rejetant son pourvoi.

  42. .  Enfin, le Gouvernement attire l’attention de la Cour sur les articles 41 à 44 de l’ancien code pénal et les articles 39 à 42 du nouveau code de procédure pénale portant sur le non-respect des délais légaux en raison d’un cas de force majeure. Il ajoute que le nouveau code de procédure pénale prévoit même le cas où une partie n’a pas respecté le délai légal en l’absence de faute. Il reproche au requérant de ne pas avoir utilisé ces voies de recours internes.

  43. .  Le requérant combat les thèses du Gouvernement. Il expose que le jugement du tribunal correctionnel de Kandıra a été notifié à son avocat le 25 décembre 2003 et qu’il a formé son pourvoi le 29 décembre 2003 devant le tribunal correctionnel de Beyoğlu. Il indique que la Cour de cassation a rejeté son pourvoi d’une part pour tardiveté et, d’autre part, au motif que les moyens qu’il avait développés à l’appui de son pourvoi n’étaient pas fondés. Quant aux recours évoqués par le Gouvernement, le requérant soutient qu’il s’agit de recours extraordinaires. Il se réfère à l’article 35 de la Convention, alléguant qu’au sens de cette disposition pareils recours n’ont pas à être épuisés.

  44. .  En l’espèce, la Cour constate d’abord que la Cour de cassation a rejeté le pourvoi du requérant pour tardiveté et qu’elle a confirmé le jugement de première instance au motif que les moyens soulevés par le requérant n’étaient pas fondés. La Cour considère dès lors que le pourvoi du requérant a été examiné au fond (Keser et Kömürcü, précité, § 54).
  45. 38.  Ensuite, la Cour rappelle avoir déjà, dans des circonstances similaires à celles de l’espèce, jugé, sur le terrain de l’article 6 de la Convention, que si le droit d’exercer un recours est bien entendu soumis à des conditions légales, les tribunaux doivent, en appliquant des règles de procédure, éviter à la fois un excès de formalisme qui porterait atteinte à l’équité de la procédure et une souplesse excessive qui aboutirait à supprimer les conditions de procédure établies par les lois (Uslu c. Turquie, no 33168/03, § 50, 12 avril 2007). Ces considérations valent a fortiori pour l’article 3 de la Convention, dans la mesure où la Cour a toujours dit qu’un accès effectif du plaignant à la procédure d’enquête est indispensable (voir, mutatis mutandis, Batı et autres, précité, § 137) lorsqu’il s’agit d’enquêter sur des allégations de mauvais traitements.


  46. .  Dans la présente affaire, la Cour note qu’il ressort des informations fournies par les parties et de leurs observations que le jugement du tribunal correctionnel de Kandıra a été rendu le 5 novembre 2003 en l’absence du requérant et de son représentant. Ce jugement a été notifié à l’avocat du requérant le 25 décembre 2003. L’intéressé a présenté son pourvoi quatre jours plus tard, le 29 décembre 2003, soit dans le délai légal imparti, devant le tribunal correctionnel de Beyoğlu, qui l’a transmis au tribunal correctionnel de Kandıra le 26 janvier 2004, conformément au droit et à la pratique nationale pertinente en matière d’introduction de pourvoi en cassation (paragraphe 28 et 29 ci-dessus). Partant, il convient de rejeter cette exception du Gouvernement.

  47. .  Le Gouvernement soulève une seconde exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient que le requérant n’a pas utilisé les voies de recours administrative et civile contre l’Etat ou bien les forces de l’ordre, qui seraient prévues en droit interne pour obtenir des dommages et intérêts. Il ajoute que, indépendamment de la solution adoptée par les tribunaux répressifs, l’intéressé pouvait engager de telles actions.

  48. .  Le requérant combat cette thèse du Gouvernement et, se référant à la jurisprudence de la Cour, il soutient que les voies de recours indiquées par le Gouvernement ne sont pas effectives concernant des griefs tirés de l’article 3 de la Convention.

  49. .  La Cour rappelle avoir déjà, dans des circonstances similaires à celles de l’espèce, rejeté une telle exception (voir, entre autres, Mete et autres c. Turquie, no 294/08, § 96, 4 octobre 2011). Ayant examiné la présente affaire, elle considère que le Gouvernement n’a fourni en l’espèce aucun fait ni argument convaincant pouvant mener à une conclusion différente. Partant, elle rejette cette exception du Gouvernement.

  50. .  Constatant que la présente requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
  51. B.  Sur le fond

    1.  Arguments des parties


  52. .  Le Gouvernement indique que, lors des audiences tenues devant le tribunal correctionnel, le requérant n’a pas pu identifier les agents des forces de l’ordre auteurs des prétendus mauvais traitements. Il précise que, selon les déclarations mêmes de l’intéressé et des autres plaignants, ils avaient, à l’époque des faits, eu la tête recouverte ou été contraints de la maintenir baissée. Le Gouvernement renvoie à cet égard à la genèse de l’affaire (paragraphe 6 ci-dessus). Par ailleurs, il soutient que l’opération des forces de l’ordre avait pour but d’apporter une aide médicale aux prisonniers et de transférer ceux-ci dans les nouvelles prisons.

  53. .  En outre, pour le Gouvernement, il ressort du rapport médical du 23 décembre 2000 que le requérant a été blessé au cours de l’intervention menée par les forces de l’ordre pour rétablir l’ordre dans la prison d’Üsküdar. Selon lui, la force utilisée pour transférer les détenus de la prison d’Üsküdar à celle de Kandıra était absolument nécessaire face à la résistance rencontrée. Le Gouvernement indique ensuite que le tribunal correctionnel a acquitté les forces de l’ordre poursuivies, estimant qu’il n’avait pas été établi au-delà de tout doute raisonnable que les blessures constatées sur le corps du requérant eussent été infligées par des personnels de la prison de Kandıra. Il soutient que, lors de leur transport, ni le requérant ni les autres prisonniers n’ont été maltraités ou torturés.

  54. .  Le requérant conteste les thèses du Gouvernement et réitère ses allégations. En particulier, il soutient que le rapport médical le concernant n’a pas été établi conformément au Protocole d’İstanbul.

  55. .  En ce qui concerne l’aspect procédural de l’article 3, le Gouvernement estime que le procureur de la République a engagé promptement une action pénale contre le personnel de la prison de Kandıra. Il en veut pour preuve que, après le dépôt d’une plainte par le requérant le 31 janvier 2001, le procureur a inculpé le personnel pénitencier mis en cause le 28 mars 2001 ; le tribunal correctionnel de Kandıra a tenu sa première audience le 16 mai 2001 et a demandé l’avis de l’institut médicolégal de Kocaeli au sujet du rapport médical initial présenté par le requérant ; enfin, les parties ont été entendues par le tribunal correctionnel.

  56. .  Le Gouvernement ajoute que la procédure n’a duré que deux ans et sept mois, et ce malgré le nombre des parties - dix-huit au total - et la difficulté d’assurer la sécurité des parties lors des auditions, et qu’elle n’a dès lors pas dépassé le délai raisonnable. Il souligne en outre que le requérant, dans le cadre de son action pénale visant à la condamnation des agents des forces de l’ordre poursuivis, n’a pas présenté de demande de dommages et intérêts.

  57. .  Le requérant combat les thèses du Gouvernement et réitère ses allégations.
  58. 2.  Principes généraux pertinents


  59. .  La Cour rappelle que, lorsqu’un individu se trouve privé de sa liberté, l’utilisation à son égard de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue nécessaire par son comportement constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3, étant entendu que l’interdiction posée par cette disposition est absolue et vaut dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation (Gömi et autres c. Turquie, no 35962/97, §§ 71-72, 21 décembre 2006, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, §§ 95 et 99, CEDH 1999-V, et Tekin c. Turquie, 9 juin 1998, §§ 52 et 53, Recueil 1998-IV).

  60. .  La Cour rappelle également que, dans le cas de personnes blessées alors qu’elles se trouvaient sous le contrôle d’autorités ou d’agents de l’Etat - par exemple pendant des opérations policières ou militaires -, la charge de la preuve incombe au gouvernement défendeur ; ainsi, c’est à celui-ci qu’il appartient de réfuter les allégations formulées à son endroit par des moyens appropriés et convaincants, et ce a fortiori lorsque les autorités ou les agents en question sont réputés êtres les seuls, d’une part, à connaître le déroulement exact des faits incriminés et, d’autre part, à avoir accès aux informations susceptibles, justement, de confirmer ou de réfuter de telles allégations (Keser et Kömürcü, précité, § 60, Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000-VII, et Ahmet Engin Şatır c. Turquie, no 17879/04, § 40, 1er décembre 2009).
  61. 3.  Application de ces principes à la présente espèce


  62. .  La Cour a bien noté les faits à l’origine de la présente requête. Toutefois, au vu des éléments soumis à son appréciation, elle estime ne pas être en mesure de déterminer avec exactitude si le requérant a pris part aux affrontements violents opposant les détenus aux forces de l’ordre dans la prison de type E d’Üsküdar, lors de l’opération anti-émeute qui s’y est déroulée du 19 au 23 décembre 2000. Même si le Gouvernement a fait une présentation générale du déroulement des émeutes ayant eu lieu dans une vingtaine de prisons de Turquie, la Cour note qu’aucun élément du dossier ne permet de conclure avec certitude que le requérant ait activement participé à l’émeute en question ou bien qu’il ait attaqué les forces de l’ordre.

  63. .  Elle constate que le requérant a été transféré de la prison de type E d’Üsküdar à la prison de type F de Kandıra au cours de la nuit du 22 au 23 décembre 2000. A cet égard, elle relève qu’il ne semble pas avoir été examiné par un médecin avant sa sortie de la prison de type E d’Üsküdar.

  64. .  Le rapport médical du 23 décembre 2000, établi à 3 heures par le médecin de la prison de type F de Kandıra, indique que le requérant présentait des égratignures hémorragiques au-dessous et au-dessus de l’œil gauche, une égratignure sur la pommette droite, des égratignures et des ecchymoses sur le dos, et des œdèmes sur les deux poignets (paragraphe 8 ci-dessus). A la lumière des constats figurant dans ce rapport médical, la Cour considère que les traitements dont le requérant a été victime tombent sous le coup de l’article 3 de la Convention.

  65. .  A cet égard, la Cour rappelle qu’il incombe au Gouvernement de produire des preuves établissant des faits qui font peser un doute sur le récit de la victime (Turan Çakır c. Belgique, no 44256/06, § 54, 10 mars 2009, et Mete et autres, précité, § 112).

  66. .  En l’espèce, la Cour n’est pas convaincue par les arguments avancés par le Gouvernement selon lesquels le requérant aurait été blessé au cours de l’affrontement qui serait survenu dans la prison où il était détenu initialement. Elle doit se prononcer sur le point de savoir si le requérant a subi des mauvais traitements pendant son transfert puis lors de son admission dans la prison de type F de Kandıra. Elle constate que le rapport médical établi par le médecin de cette prison fait état de lésions qui confirment plutôt la version des faits donnée par le requérant. Ainsi, par exemple, ce rapport médical mentionne l’existence d’œdèmes sur les deux poignets du requérant, ce qui corrobore les dires de l’intéressé selon lesquels les forces de l’ordre lui avaient entravé les poignets de manière serrée. La Cour note encore que ce rapport a été établi par le médecin de la maison d’arrêt de Kandıra dès l’admission du requérant. Or le Gouvernement n’a pas été en mesure d’établir que l’intéressé avait été soumis à un examen médical avant son départ de la prison de type E d’Üsküdar.

  67. .  Par conséquent, la Cour est d’avis que la force employée contre le requérant lors de son transfert et de son admission à la prison de type F de Kandıra est à l’origine des lésions dénoncées. Celles-ci ont causé au requérant une souffrance s’analysant en un traitement dont l’Etat défendeur porte la responsabilité.

  68. .  Partant, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel.

  69. .  Ensuite, la Cour constate que, dans sa plainte présentée devant le procureur de la République, le requérant a indiqué avoir subi des mauvais traitements au cours de son transport et à son admission à la maison d’arrêt de Kandıra. Lors de l’audience tenue devant le tribunal correctionnel, l’intéressé a soutenu qu’il avait été frappé par un gardien en présence du directeur de la prison et du directeur adjoint et que ce gardien n’était pas présent à l’audience. Or la Cour note que les autorités compétentes n’ont pas cherché à confirmer ou infirmer les dires du requérant en entendant ces personnes. Par ailleurs, elle relève que les autorités judiciaires saisies au sujet des allégations du requérant n’ont pas non plus apporté d’explication plausible sur les lésions constatées sur le corps de l’intéressé.

  70. .  S’agissant de la demande adressée par le procureur de la République au préfet compétent quant à l’autorisation d’ouverture de poursuites pénales contre les gendarmes, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle une telle enquête menée par des organes administratifs ne saurait être considérée comme une enquête menée par un organe indépendant (voir, par exemple, Nazif Yavuz c. Turquie, no 69912/01, § 49, 12 janvier 2006, Ümit Gül c. Turquie, no 7880/02, §§ 53-57, 29 septembre 2009, et Mete et autres, précité, § 114).

  71. .  Partant, la Cour conclut qu’il y eu violation de l’article 3 de la Convention également sous son volet procédural.
  72. II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    62.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage


  73. .  Le requérant réclame 40 000 euros (EUR) pour préjudice moral.

  74. .  Le Gouvernement conteste le montant réclamé.

  75. .  La Cour estime qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 9 750 EUR pour dommage moral.
  76. B.  Frais et dépens


  77. .  Le requérant demande également 7 080 livres turques (TL) (soit environ 3 062 EUR) pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et pour ceux engagés devant la Cour. Il présente à l’appui de sa demande un décompte horaire ainsi qu’une facture datée du 11 août 2011. Il réclame également 500 TL pour les frais de traduction, d’expédition et de petites fournitures. Il ne présente aucun justificatif à l’appui de cette dernière demande.

  78. .  Le Gouvernement conteste les prétentions du requérant.

  79. .  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 3 000 EUR tous frais confondus et l’accorde au requérant.
  80. C.  Intérêts moratoires


  81. .  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
  82. PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel ;

     

    3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural ;

     

    4.  Dit

    a)  que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques, au taux applicable à la date du règlement :

    i.  9 750 EUR (neuf mille sept cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

    ii.  3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 mars 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

     

    Stanley Naismith                                                                 Guido Raimondi
            Greffier                                                                               Président


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