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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> Rappaz v. Switzerland (dec.) - 73175/10 - Chamber Judgment (French Text) [2013] ECHR 508 (26 March 2013) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2013/508.html Cite as: [2013] ECHR 508 |
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DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 73175/10
Bernard RAPPAZ
contre la Suisse
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant le 26 mars 2013 en une Chambre composée de :
Guido Raimondi, président,
Peer Lorenzen,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 14 décembre 2010,
Vu la décision adoptée le 15 décembre 2010 par le président de la section à laquelle l’affaire avait été attribuée de ne pas appliquer l’article 39 du règlement de la Cour,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
1. Le requérant, M. Bernard Rappaz, est un ressortissant suisse né en 1953 et domicilié à Saxon. Il est actuellement détenu en exécution d’une peine de prison qui lui a été infligée pour trafic de stupéfiants. Il a été représenté devant la Cour par Me Aba Neeman, avocat à Montreux.
A. Les circonstances de l’espèce
2. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit.
1. Contexte général
3. Par un arrêt du 22 août 2000, le tribunal cantonal du Valais le condamna à seize mois de prison ferme pour trafic de stupéfiants.
4. Incarcéré, le requérant entama une grève de la faim. Le 25 janvier 2002, le Département de l’économie ordonna sa libération pour trente jours. A l’issue de cette période, il fut à nouveau incarcéré et acheva de purger sa peine sans incident majeur.
5. Par un arrêt du 22 octobre 2008, le tribunal cantonal du Valais le condamna à une peine de prison ferme de cinq ans et huit mois pour lésions corporelles simples, gestion déloyale aggravée, blanchiment d’argent, violation grave des règles de la circulation routière, violation grave de la loi sur les stupéfiants et violation de diverses lois concernant les assurances sociales.
6. Le 20 mars 2010, le requérant fut incarcéré dans la prison de Sion pour y purger sa peine. Le même jour il entama une grève de la faim, d’une part, afin d’obtenir la légalisation de l’usage et de la vente du cannabis, d’autre part, en signe de protestation contre une condamnation qu’il considérait trop lourde.
7. S’estimant atteint dans sa santé, le requérant demanda à être libéré en application de l’article 92 du Code pénal.
8. Par décision du 7 mai 2010, le département de la sécurité, des affaires sociales et de l’intégration du canton du Valais (ci-après : le Département de la sécurité) ordonna sa libération pour une durée de quinze jours.
9. Le 21 mai 2010, le requérant fut à nouveau incarcéré et reprit sa grève de la faim. Il entreprit également une grève de la soif qu’il abandonna toutefois à une date indéterminée.
10. Le 10 juin 2010, il fut transféré à l’Hôpital Universitaire de Genève pour y purger sa peine sous surveillance médicale. Le lendemain, il établit des directives anticipées dans lesquelles il indiquait qu’il ne consentait pas à être nourri artificiellement et qu’il refusait qu’on lui administre du liquide par voie intraveineuse ou par sonde gastrique.
2. La demande de libération et l’arrêt du Tribunal fédéral ordonnant l’alimentation forcée du requérant
a. Procédure devant les autorités cantonales
11. Le 21 juin 2010, le requérant demanda à nouveau la suspension de l’exécution de sa peine sur la base de l’article 92 du Code pénal.
12. Par décision du 23 juin 2010, le Département de la sécurité rejeta la nouvelle demande de suspension de l’exécution de la peine, après avoir recueilli l’avis de plusieurs médecins. L’autorité administrative observa que l’interruption de l’exécution de peine ne devait intervenir qu’à titre exceptionnel et subsidiaire. Cette condition n’était en l’espèce pas remplie dans la mesure où le requérant « met[tait] sa vie en danger, par sa propre faute, en refusant de s’alimenter ou de boire ». En tout état de cause, l’intérêt public à ce qu’une peine de prison soit exécutée de manière ininterrompue l’emportait amplement sur l’intérêt du requérant « à ne pas subir une atteinte grave ou irrémédiable à sa santé du fait d’un jeûne de protestation librement décidé et dirigé contre un jugement considéré comme trop sévère et en contradiction avec ses convictions ».
13. Alléguant que sa grève de la faim pouvait être assimilée à un risque de suicide, le requérant saisit le tribunal cantonal du Valais qui le débouta par un arrêt du 8 juillet 2010. Les motifs pertinents se lisent ainsi :
ATTENDU
[...]
Qu’à teneur de l’art[icle] 92 [du Code pénal] l’exécution des peines peut être interrompue pour un motif grave, réquisit que ne vérifie ordinairement pas le risque d’un suicide du condamné, ce risque étant, par la force des choses, lié aux restrictions que le régime carcéral impose à ceux qui s’y trouvent et le législateur ne pouvant l’avoir ignoré quand il a prescrit aux tribunaux d’infliger, le cas échéant de longues peines privatives de liberté [...] ;
Que Rappaz soutient donc en vain [...] qu’un risque de suicide devrait être qualifié d’inaptitude médicale à subir une peine [...] ;
Que le suicide, dont le risque est allégué, s’inscrit [dans] la perspective d’une grève de la faim et/ou de la soif à issue fatale ;
Que le recourant se plaint à ce sujet d’une violation de l’art[icle] 49 du règlement du 10 décembre 1993 sur les établissements de détention du canton du Valais énonçant que, lorsqu’un détenu fait la grève de la faim, la direction prend contact avec médecin et agit selon les principes dictés par la conscience universelle et la morale traditionnelle ;
Qu’à l’écouter, ces principes commandent de ne pas laisser un prisonnier s’obstiner dans une grève de la faim équivalente à une tentative de suicide susceptible de s’achever sur une mort à bref délai, sans qu’un traitement médical puisse y parer efficacement pendant sa détention qui aurait donc dû être levée [...] ;
Que ces arguments sont inopérants [...] ;
Qu’à juste titre, Rappaz ne prétend pas que la direction des établissements ne se serait, à ce stade de l’affaire, pas acquittée des obligations prévues à l’art[icle] 49 al[inéa] 4 [du règlement du 10 décembre 1993 sur les établissements de détention du canton du Valais] ;
Qu’il faut présumer que cette autorité persistera à s’y conformer en exerçant de façon autonome le pouvoir d’appréciation et de décision que lui confère la règle en question, indépendamment des considérations de la décision attaquée sur la capacité de discernement de Rappaz qui, en l’état, n’a été évaluée que par des remarques sommaires dans les certificats médicaux du dossier, documents signés par des médecins non spécialisés en psychiatrie, ou sur la légalité, la faisabilité et l’exécutabilité d’une alimentation forcée de ce détenu, aspects non encore entièrement élucidés [...]
b. Procédure devant le Tribunal fédéral
14. Le requérant saisit alors le Tribunal fédéral. Il demanda également sa libération à titre de mesure provisoire pour la durée de la procédure devant la juridiction suprême. Par ordonnance du 15 juillet 2010, le juge instructeur auquel l’affaire avait été confiée refusa de libérer le requérant, mais invita le Département de la sécurité « à prendre, durant la litispendance, toutes les mesures conformes à la Constitution qui seraient nécessaires à la sauvegarde de la vie et de l’intégrité corporelle du recourant. » Le requérant fut alors soumis au régime des arrêts domiciliaires. Il cessa sa grève de la faim.
15. Par un arrêt du 26 août 2010, le Tribunal fédéral débouta le requérant. La juridiction rappela, tout d’abord, qu’en vertu de l’article 75 du Code pénal suisse l’exécution d’une peine de prison devait avoir en principe lieu de manière ininterrompue, car le condamné était soumis à un régime progressif d’emprisonnement qui impliquait le passage par plusieurs étapes successives.
16. L’interruption de la peine ne pouvait avoir lieu qu’en présence de motifs graves. Les autorités devaient suivre un raisonnement en deux temps. Après avoir vérifié si le détenu pouvait se fonder sur des « motifs graves », elles devaient décider « s’il y a[vait] lieu d’interrompre l’exécution de la peine, ou, seulement, de tenir compte du motif d’une autre manière dans le cadre de l’exécution de la peine. » Sur ce point, le Tribunal fédéral reconnaissait aux juridictions inférieures « un pouvoir d’appréciation qui découl[ait] de la formule potestative de la règle, d’après laquelle l’exécution des peines "peut" être interrompue pour un motif grave. » Une fois l’existence d’un « motif grave » établie, ce que la juridiction suprême revoyait librement, elle n’examinait qu’« avec retenue » si une interruption de l’exécution de la peine s’imposait, en raison de l’« importante marge de manœuvre » concédée aux autorités cantonales, et ne censurait leurs décisions que si « le refus opposé au condamné malgré l’existence d’un tel motif constitue un abus du pouvoir d’appréciation. » Ces principes généraux établis, le Tribunal fédéral se tourna vers les circonstances du cas d’espèce, plus particulièrement sur la situation concrète du requérant.
17. S’agissant de l’existence de « motifs graves », la juridiction suprême releva d’emblée qu’aucune liste ne pouvait être établie de manière abstraite, la situation devant être appréciée au regard de la situation concrète du condamné et en fonction des structures médicales disponibles. La solution adoptée dans un cas d’espèce n’avait donc en principe pas valeur de précédent à l’égard d’une autre affaire. Etant donné que le requérant se trouvait désormais dans une phase médicalement critique de sa grève de la faim, notamment en raison du risque de lésions irréversibles, il y avait lieu d’admettre qu’il pouvait faire valoir un motif grave susceptible de conduire à la suspension de l’exécution de la peine de prison.
18. Restait encore à vérifier si, en refusant la libération du requérant, les autorités cantonales avaient excédé leur pouvoir d’appréciation. Sur ce point, le Tribunal fédéral estima qu’il fallait s’assurer que l’interruption de la peine était subsidiaire, par rapport à d’autres traitements au sein de la prison ou d’un hôpital, et que le refus de libérer un détenu respectait le principe de proportionnalité. Lorsque celui-ci se livrait à une grève de la faim, la nécessité de sauvegarder la crédibilité de la justice pénale impliquait que la libération ne soit envisagée que s’il était strictement impossible d’empêcher l’apparition de séquelles irréversibles par un traitement médical approprié.
19. Le fait que l’Académie suisse des sciences médicales s’oppose à l’alimentation forcée en présence de directives anticipées claires du détenu, ne « saurait empêcher les autorités cantonales d’ordonner l’alimentation forcée du recourant, ni dispenser les médecins requis d’y procéder, si les conditions juridiques d’une telle mesure sont remplies », car les directives en questions « ne constituent en principe qu’une source matérielle du droit, en ce sens qu’il est peut-être opportun que le Parlement s’en inspire, ou au moins en tienne compte, lorsqu’il légifère sur une question médicale », sans toutefois créer « par elles-mêmes de véritables normes juridiques. »
20. Le Tribunal fédéral estima, ensuite, que la liberté d’expression protégeait « tous les moyens propres à établir la communication, y compris le geste et l’adoption de comportements symboliques » tels que « les jeûnes de protestation ou grèves de la faim. » L’alimentation forcée constituait donc une atteinte à cette liberté, ainsi qu’à la liberté personnelle. La juridiction suprême considéra toutefois qu’il n’était pas nécessaire qu’elle soit prévue par la loi. A son avis, la grève de la faim constituait une situation « atypique et imprévisible », car le « pays n’est confronté ni à une contestation politique radicale ni à des revendications sécessionnistes ». Dès lors, l’alimentation forcée pouvait être justifiée par la « clause générale de police » figurant à l’article 36 § 1 de la Constitution fédérale et autorisant l’État à « restreindre sans base légale un droit fondamental pour écarter un danger grave, direct et imminent. » Par ailleurs, le Tribunal fédéral considéra que l’alimentation forcée n’était, en l’espèce, pas disproportionnée, vu la situation du requérant.
21. Fondé sur ce qui précède, le Tribunal fédéral arriva à la conclusion qu’il serait ainsi possible d’écarter tout risque d’atteinte à la santé du requérant par le biais de l’alimentation forcée et que le refus de le libérer ne procédait donc d’aucun excès du pouvoir d’appréciation reconnu aux autorités cantonales.
3. Développements ultérieurs
22. Le 26 août 2010, le requérant fut réincarcéré et il reprit sa grève de la faim. Le 21 octobre 2010, il fut transféré à l’Hôpital Universitaire de Genève. Il établit, le 25 octobre 2010, de nouvelles directives anticipées, en employant les termes suivants :
Directives anticipées de santé
Destinées aux médecins et personnel médical
1. En toute conscience et au bénéfice de toute ma capacité de discernement, je maintiens mon choix, à savoir :
- de ne pas être nourri artificiellement, ni par liquide par voie intraveineuse, ni par sonde gastrique
- de ne recevoir aucun médicament (glucose, potassium, vitamines ou autres)
2. En cas de perte de discernement, je n’autorise personne à me représenter
Tel est mon choix qui devra donc être respecté dans tous les cas. Seul mon avocat, Maître Neeman en reçoit copie et peut dans mon intérêt, l’utiliser.
Je déclare signer cette directive de mon plein gré et déclare être conscient des conséquences qu’elle peut occasionner sur ma santé et ma vie.
Je ne cesserai pas ma grève de la faim, ceci d’autant plus que ma détermination demeure intacte.
Seule une décision de la Cheffe du Département de la Sécurité peut m’amener à une réalimentation.
Parmi mes propositions, il y a la suspension de peine, l’assignation à domicile avec bracelet électronique ou la mise en semi-liberté anticipée ceci pour au moins 4 mois.
Fait à Genève, le 25. 10. 2010
Ces directives annulent et remplacent les précédentes
[signature]
23. Par codicille du 26 octobre 2010, le requérant déclara préciser ses directives anticipées de la manière suivante :
Point 2, phrase 5 :
« Seule une décision de la Cheffe du Département de la Sécurité peut m’amener à une réalimentation »
Complétée comme suit :
Il s’agit d’une décision favorable, mais, en aucun cas d’une réalimentation forcée, mais de réalimentation de mon plein gré, découlant d’une de mes propositions qui serait acceptée.
Fait à Genève, le 26. 10. 2010
[signature]
24. Dans un certificat médical du même jour, les médecins de l’Hôpital Universitaire de Genève chargés de suivre le requérant résumèrent son état de santé. S’agissant de l’alimentation forcée, ils déclarèrent ce qui suit :
Monsieur Bernard Rappaz a été informé et a compris les risques liés à sa grève de la faim. Ces risques sont essentiellement liés à l’hypokaliémie (trouble du rythme cardiaque, arrêt cardiaque), à l’hypoglycémie (état confusionnel, crise épileptique, coma), et aux risques d’atteinte neurologiques permanentes en cas d’hypoglycémie prolongée.
Nous évaluons régulièrement la capacité de discernement que nous considérons totale. Monsieur Bernard Rappaz est capable de discernement face aux risques encourus, des problèmes somatiques aigus et chroniques permanents en cas de prolongation du jeûne de protestation et de non-adhésion au traitement. Le patient comprend les tenants et aboutissants et n’exprime pas d’idéation suicidaire dans sa démarche. Monsieur Bernard Rappaz a rédigé de nouvelles directives anticipées le 25 octobre 2010 (cf. copie ci-jointe).
Monsieur Bernard Rappaz – capable de discernement – poursuit donc un jeûne de protestation dans le contexte d’une démarche volontaire de sa part à l’encontre de la décision à l’origine de son placement actuel en détention (condamnation à une peine privative de liberté).
Sur le plan général, nous constatons un ralentissement psycho-moteur accentué depuis son admission et depuis son précédent séjour, ainsi qu’une asthénie croissante et une faiblesse généralisée. Monsieur Bernard Rappaz se mobilise très peu et reste confiné dans le lit presque toute la journée, parfois en position assise. Les tensions artérielles systoliques chez ce patient connu pour une tendance à l’hypertension artérielle sont aux alentours de 100 mmHg. La perte pondérale est importante et se situe actuellement à environ 30% en dessous de son poids habituel. Ces éléments témoignent de la dégradation de son état général et de la consommation de ses réserves. Si l’interruption complète de la prise d’alimentation solide se poursuit, nous pouvons raisonnablement craindre une péjoration de l’état de santé de Monsieur Bernard Rappaz dans un avenir proche.
En raison des directives anticipées établies par le patient, capable de discernement, et sous réserve d’un changement d’attitude à cet égard, peu probable semble-t-il, le personnel médical et soignant en charge du patient devra limiter son intervention à assurer le confort de Monsieur Bernard Rappaz en respectant le choix du patient quant à la fin de vie envisagée par celui-ci.
25. Le 28 octobre 2010, le requérant demanda à nouveau sa libération, prétendant que toute alimentation forcée était désormais impossible en raison du refus opposé par le corps médical.
26. Par décision du 3 novembre 2010, le Département de la sécurité rejeta la demande. Se fondant sur un avis médical, le Département de la sécurité constata que « les complications les plus importantes surviennent en principe passé le 40ème jour de jeûne », si bien qu’il y avait lieu d’admettre que la situation du requérant constituait un cas grave au sens de l’article 92 du Code pénal suisse. Cela étant, et au vu de l’arrêt du Tribunal fédéral du 26 août 2010, l’alimentation forcée constituait une mesure suffisante pour empêcher l’apparition de séquelles, si bien que la libération n’était pas nécessaire. Finalement, l’autorité administrative rappela aux médecins chargés du traitement du requérant « leur devoir de procéder à l’alimentation forcée [du requérant], telle que prescrite par le Tribunal fédéral ».
27. Le requérant saisit le tribunal cantonal du Valais, qui le débouta par un arrêt du 10 novembre 2010, confirmant intégralement la décision attaquée. De surcroît, la juridiction intima formellement l’ordre à l’un des médecins qui l’avaient pris en charge à l’Hôpital Universitaire de Genève de procéder à l’alimentation forcée du requérant sous peine de poursuites pénales pour contravention à l’article 292 du Code pénal. Dans son arrêt, le tribunal cantonal précisa que les médecins n’avaient fait état d’aucune contre-indication médicale s’opposant à l’alimentation forcée.
28. Le requérant contesta cet arrêt devant le Tribunal fédéral qui rejeta son recours par un arrêt du 16 novembre 2010, constatant que « les faits pertinents en droit n’[avaient] pas changé » depuis le précédent arrêt du 26 août 2010.
29. A une date non précisée, le médecin auquel il avait été enjoint de procéder à l’alimentation forcée du requérant interjeta un recours en matière pénale auprès du Tribunal fédéral contre l’arrêt cantonal du 10 novembre 2010.
30. Le 23 novembre 2010, le requérant déposa une troisième requête d’interruption de peine. Celle-ci fut rejetée par décision du Département de la sécurité du 30 novembre 2010. La décision fut confirmée par le tribunal cantonal, puis par le Tribunal fédéral les 2 et 7 décembre 2010.
31. Par requête parvenue au Greffe le 14 décembre 2010, le requérant saisit la Cour à qui il demanda également d’ordonner sa libération à titre de mesure provisoire, ou, à défaut, de prendre toutes mesures utiles pour sauvegarder sa vie.
32. Par décision du 15 décembre 2010, le Président de la section à laquelle l’affaire avait été attribuée rejeta la demande en tant qu’elle portait sur la libération du requérant. En revanche, il fit droit aux conclusions subsidiaires et l’invita à mettre fin à sa grève de la faim pour la durée de la procédure devant la Cour.
33. Le 24 décembre 2010, le requérant mit fin à sa grève de la faim.
34. Par un arrêt du 18 février 2011, dont la Cour a pris connaissance motu proprio, le Tribunal fédéral raya du rôle le recours du médecin auquel le tribunal cantonal du Valais avait enjoint de procéder à l’alimentation forcée du requérant, considérant que ce recours était sans objet, le requérant ayant entre temps recommencé à s’alimenter normalement.
35. La Cour a également appris qu’en août 2012 le requérant a été admis au régime de la semi-liberté, ce qui lui permet d’aller travailler pendant la journée et de rentrer dormir en prison, et que, à la date même de la présente décision, le Tribunal fédéral a confirmé une ultérieure condamnation à 12 mois de réclusion, prononcée contre le requérant par le Tribunal de Martigny (Valais), le 10 mai 2011.
B. Le droit et la pratique internes
1. La Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999
Article 36 – Restriction des droits fondamentaux
« 1. Toute restriction d’un droit fondamental doit être fondée sur une base légale. Les restrictions graves doivent être prévues par une loi. Les cas de danger sérieux, direct et imminent sont réservés.
2. Toute restriction d’un droit fondamental doit être justifiée par un intérêt public ou par la protection d’un droit fondamental d’autrui.
3. Toute restriction d’un droit fondamental doit être proportionnée au but visé.
4. L’essence des droits fondamentaux est inviolable. »
2. Le Code pénal suisse du 21 décembre 1937
Article 75 – Exécution des peines privatives de liberté
(...)
3. Le règlement de l’établissement prévoit qu’un plan d’exécution est établi avec le détenu. Le plan porte notamment sur l’assistance offerte, sur la possibilité de travailler et d’acquérir une formation ou un perfectionnement, sur la réparation du dommage, sur les relations avec le monde extérieur et sur la préparation de la libération.
4. Le détenu doit participer activement aux efforts de resocialisation mis en oeuvre et à la préparation de sa libération.
(...) »
Article 92 – Interruption de l’exécution
« L’exécution des peines et des mesures peut être interrompue pour un motif grave. »
Article 292 – Insoumission à une décision de l’autorité
« Celui qui ne se sera pas conformé à une décision à lui signifiée, sous la menace de la peine prévue au présent article, par une autorité ou un fonctionnaire compétents sera puni d’une amende. »
3. Le Règlement sur les établissements de détention du canton du Valais du 10 décembre 1993
Article 49 – Alimentation
« 1. Les détenus doivent recevoir le matin, à midi et le soir une nourriture saine et suffisante. Chaque détenu disposera d’eau potable.
2. Une alimentation diététique ou particulière est servie sur prescription médicale.
3. Pour le surplus, il sera tenu compte de l’état de santé des détenus et, dans la mesure du possible, de leurs convictions culturelles, philosophiques et religieuses dûment établies.
4. Lorsqu’un détenu fait la grève de la faim, la direction prend contact avec le médecin et agit selon les principes dictés par la conscience universelle et la morale traditionnelle.
5. Le gaspillage est interdit. »
4. Directives médico-éthiques de l’Académie Suisse des Sciences Médicales concernant l’exercice de la médecine auprès de personnes détenues du 28 novembre 2002
36. S’agissant des grèves de la faim, le texte de la directive se lit ainsi :
Chiffre 9 – Grève de la faim
« 9.1 En cas de grève de la faim, la personne détenue doit être informée par le médecin de manière objective et répétée des risques inhérents à un jeûne prolongé.
9.2 Sa décision doit être médicalement respectée, même en cas de risque majeur pour la santé, lorsque sa pleine capacité d’autodétermination a été confirmée par un médecin n’appartenant pas à l’établissement.
9.3 Si elle tombe dans le coma, le médecin intervient selon sa conscience et son devoir professionnel à moins que la personne n’ait laissé des directives explicites s’appliquant en cas de perte de connaissance pouvant être suivie de mort.
9.4 Tout médecin qui fait face à un jeûne de protestation doit faire preuve d’une stricte neutralité à l’égard des différentes parties et doit éviter tout risque d’instrumentalisation de ses décisions médicales.
9.5 Malgré le refus d’alimentation formulé, le médecin s’assure que de la nourriture est quotidiennement proposée au gréviste. »
C. La pratique internationale pertinente
1. La Recommandation No R (98) 7 du Comité des Ministres aux Etats membres relative aux aspects éthiques et organisationnels des soins de santé en milieu pénitentiaire (adoptée le 8 avril 1998)
37. La recommandation indique notamment ce que suit :
« Le Comité des Ministres, en vertu de l’article 15.b du statut du Conseil de l’Europe,
(...)
C. Consentement du malade et secret médical
(...)
15. Le consentement éclairé devrait être obtenu (...) dans des situations où les obligations médicales et les règles de sécurité ne coïncident pas nécessairement, par exemple en cas de refus de traitement ou de nourriture.
16. Toute dérogation aux principes de la liberté de consentement du malade devrait être fondée sur la loi et être guidée par les principes qui s’appliquent à la population générale.
(...)
E. Refus de traitement, grève de la faim
(...)
62. Les grévistes de la faim devraient être informés de manière objective des effets nuisibles de leur action sur leur état de santé afin de leur faire comprendre les dangers que comporte une grève de la faim prolongée.
63. Si le médecin estime que l’état de santé d’une personne en grève de la faim se dégrade rapidement, il lui incombe de le signaler à l’autorité compétente et d’entreprendre une action selon la législation nationale (y inclus les normes professionnelles).
(...). »
2. Rapports du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT)
38. Les extraits pertinents du chapitre II des Normes du CPT (CPT/Inf/E (2002) 1 – Rev. 2010), intitulé « Services de santé dans les prisons » sont libellés comme suit :
« c. Consentement du patient et confidentialité
i) consentement du patient
(...)
47. Tout patient capable de discernement est libre de refuser un traitement ou toute autre forme d’intervention médicale. Toute dérogation à ce principe fondamental doit avoir une base légale et se rapporter uniquement à des circonstances exceptionnelles, définies de manière claire et stricte, applicables à la population toute entière.
Une situation classiquement difficile apparaît lorsque la décision du patient contredit la mission générale de soins qui incombe au médecin. Tel est le cas lorsque le patient est inspiré par des convictions personnelles (refus de transfusion de sang, par exemple), ou lorsqu’il entend utiliser son corps ou même se mutiler pour appuyer des exigences, protester contre une autorité ou témoigner en faveur d’une cause.
En cas de grève de la faim, les autorités publiques ou organisations professionnelles de certains pays demandent au médecin d’intervenir dès que le malade présente une altération grave de la conscience. Dans d’autres pays, la règle est de laisser les décisions cliniques au médecin-traitant, lorsque celui-ci a pu s’entourer d’avis et tenir compte de l’ensemble des éléments en cause.
(...) »
3. Déclaration de l’Association médicale mondiale : Directives à l’intention des médecins en ce qui concerne la torture et autres peines ou traitement cruels, inhumains ou dégradants en relation avec la détention ou l’emprisonnement (adoptée par la 29e Assemblée Médicale Mondiale à Tokyo (Japon), Octobre 1975 et révisée par la 170e Session du Conseil, Divonne-les-Bains, France, Mai 2005 et par la 173e Session du Conseil, Divonne-les-Bains, France, Mai 2006)
39. L’extrait pertinent de la Déclaration de 1975 se lit comme suit :
« (...)
6. Lorsqu’un prisonnier refuse toute nourriture et que le médecin estime que celui-ci est en état de formuler un jugement conscient et rationnel quant aux conséquences qu’entraînerait son refus de se nourrir, il ne devra pas être alimenté artificiellement. La décision en ce qui concerne la capacité du prisonnier à exprimer un tel jugement devra être confirmée par au moins un deuxième médecin indépendant. Le médecin devra expliquer au prisonnier les conséquences que sa décision de ne pas se nourrir pourrait avoir sur sa santé. »
4. Déclaration de l’Association médicale mondiale sur les grévistes de la faim (adoptée par la 43e Assemblée Médicale Mondiale, Malte, Novembre 1991, révisée sur le plan rédactionnel par la 44e Assemblée Médicale Mondiale, Marbella, Espagne, Novembre 1992, et révisée par la 57e Assemblée Générale de l’AMM, Pilanesberg, Afrique du Sud, Octobre 2006)
40. La Déclaration de l’Association médicale mondiale sur les grévistes de la faim est ainsi libellée :
PREAMBULE
PRINCIPES
DIRECTIVES POUR LA PRISE EN CHARGE DES GREVISTES DE LA FAIM
41. Extraits du document du Comité International de la Croix Rouge du 4 mars 2009 sur les centres de détentions gérés par les Etats-Unis d’Amérique à Bagram, Afghanistan, Guantanamo Bay, Cuba, et Charleston, Caroline du Sud, Etats-Unis :
“The ICRC believes the report [of the review panel created by Executive Order by President Obama] makes many valuable recommendations for further improving the conditions of detention at Guantanamo. It supports these recommendations, particularly those dealing with increased socialization for all detainees, and measures to reduce tension caused by uncertainty. The ICRC disagrees, however, with the report’s recommendation supporting forced-feeding of detainees [...]”
42. Extraits de Maltreatment and Torture, in the series Research in Legal Medicine - Volume 19 / Rechtsmedizinische Forschungsergebnisse - Band 19. M. Oehmichen, ed., Verlag Schmidt-Römhild, Lübeck, 1998. Republié sur le site Internet du Comité International de la Croix Rouge le 1er janvier 1998 :
“Doctors should never be party to actual coercive feeding, with prisoners being tied down and intravenous drips or oesophageal tubes being forced into them. Such actions can be considered a form of torture, and under no circumstances should doctors participate in them, on the pretext of “saving the hunger striker’s life”. Heeding the informed consent of a hunger striker, confirmed within the trust of the doctor-patient relationship, and respecting the intrinsic dignity of the fasting prisoner he is treating is certainly part of the doctor’s duty in looking after the patient’s welfare.”
GRIEFS
43. Invoquant l’article 2 de la Convention, le requérant soutient qu’en refusant de le libérer, malgré sa décision de poursuivre sa grève de la faim, les autorités nationales ont mis sa vie en danger.
44. Invoquant l’article 3 de la Convention, le requérant allègue que le refus litigieux de le libérer constituait un traitement inhumain et dégradant.
EN DROIT
A) Le grief tiré de la violation de l’article 2 de la Convention
45. Le requérant allègue une violation de son droit à la vie garanti par l’article 2 de la Convention, dont la partie pertinente est libellée ainsi :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi. »
Il reproche aux autorités nationales de ne pas avoir pris, au vu de l’aggravation de son état de santé, la mesure qui s’imposait pour l’empêcher de mourir, à savoir, l’interruption de l’exécution de sa peine. A cet égard, il soutient que la décision de l’alimenter de force, qui avait permis aux autorités nationales d’écarter la possibilité d’interrompre l’exécution de la peine et qui, par ailleurs, ne semble pas avoir été mise à exécution (voir paragraphe 69 ci-dessous), n’avait pas de base légale en droit suisse. Le requérant considère enfin que, de toutes manières, le refus des médecins traitants de procéder à un tel acte, pour des motifs déontologiques, rendait de facto cette mesure inefficace. Selon lui, l’alimentation forcée était donc une solution impraticable qui laissait aux autorités, comme seule possibilité réelle de lui sauver la vie, celle de lui concéder une interruption de peine, solution à ses yeux plus proportionnée et moins invasive.
46. La Cour relève que ce grief se décompose en deux branches, la première portant sur le rejet de la demande d’interruption de l’exécution de la peine en raison de la possibilité de recourir à l’alimentation forcée, la deuxième portant sur l’impraticabilité, de jure et de facto, de cette alternative. Maîtresse de la qualification juridique des faits (Halil Yüksel Akıncı c. Turquie, no 39125/04, § 54, 11 décembre 2012 ; Aksu c. Turquie [GC], nos 4149/04 et 41029/04, § 43, CEDH 2012 ; Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I), la Cour décide de renvoyer cette deuxième branche à l’examen du grief tiré de l’article 3 de la Convention.
1. Rappel des principes généraux
47. La Cour rappelle que la première phrase de l’article 2 § 1 astreint l’Etat non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil 1998-III, et Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 115, Recueil 1998‑VIII).
48. Si cette obligation implique de la part de l’Etat le devoir primordial d’assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations ainsi que, dans certaines circonstances, le devoir de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu dont la vie est menacée par les agissements criminels d’autrui (arrêts Osman précité, § 115, Branko Tomašić et autres c. Croatie, no 46598/06, § 50, 15 janvier 2009, et Opuz c. Turquie, no 33401/02, § 128, 9 juin 2009), elle implique également le devoir de protéger les personnes qui se trouvent dans une situation particulière de vulnérabilité, comme les détenus, contre des agissements par lesquels ils menaceraient leur propre vie (Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, §§ 91-93, CEDH 2001-III ; Renolde c. France, no 5608/05, § 81 CEDH 2008 (extraits)).
49. Cependant, il faut interpréter cette obligation positive de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif (Osman précité ; § 116, Keenan, précité § 90 ; Renolde, précité § 82). Dès lors, toute menace présumée contre la vie n’oblige pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation et, dans le cas spécifique de la menace que certains individus représentent pour eux-mêmes, la Cour doit rechercher si, au moment des faits, les autorités savaient ou auraient dû savoir qu’il y avait un risque réel et immédiat pour la vie de la personne concernée et, dans l’affirmative, si elles ont fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour prévenir ce risque (Keenan, précité § 93).
50. En ce qui concerne les détenus qui mettent, volontairement ou involontairement, leur propre vie en danger, la Cour rappelle que les autorités pénitentiaires doivent s’acquitter de leurs tâches de manière compatible avec les droits et libertés des individus concernés (Keenan, précité § 92 ; Renolde, précité § 83). Cela étant, la Convention n’implique en principe pas l’obligation de libérer un détenu pour raisons de santé (Tekin Yıldız c. Turquie, no 22913/04, § 72, 10 novembre 2005 ; Horoz c. Turquie, no 1639/03, § 22, 31 mars 2009) et la Cour ne peut substituer son point de vue à celui des juridictions internes lorsque les autorités nationales ont largement satisfait à leur obligation de protéger l’intégrité physique de l’intéressé, notamment par l’administration de soins médicaux appropriés (Sakkopoulos c. Grèce, no 61828/00, § 44, 15 janvier 2004 ; Horoz, précité § 28).
51. Concernant le cas spécifique des détenus qui mettent volontairement leur vie en danger en entamant une grève de la faim, la Cour rappelle que des faits suscités par des actes de pression envers les autorités ne sauraient entraîner une violation de la Convention, dans la mesure où ces autorités ont dûment examiné et géré la situation (Horoz, précité, § 30). Il en va notamment ainsi lorsqu’un détenu en grève de la faim refuse clairement toute intervention, alors même que son état de santé menacerait sa vie (Horoz, précité, § 28 ; Gurbuz et Colak c. Turquie (déc.), no 22614/04, 26 janvier 2010). Enfin, la Cour rappelle que lorsqu’elle examine s’il existe un lien de causalité entre le décès d’un détenu en grève de la faim et le refus des autorités de le libérer, elle regarde si, en milieu carcéral, l’intéressé a été privé des soins médicaux dont il aurait pu bénéficier en liberté (Rüzgar c. Turquie,(déc.) no 28489/04, 21 novembre 2006 ; Horoz, précité, § 29).
2. Application de ces principes au cas d’espèce
52. La Cour relève d’emblée que le requérant n’est pas décédé en détention et que la grève de la faim qu’il avait entamée n’était pas motivée par la volonté de mettre fin à ses jours mais par la volonté de faire pression sur les autorités nationales afin d’obtenir un changement de la législation sur les stupéfiants ainsi qu’une réduction de sa peine de prison. Il ne s’agit donc pas ici pour la Cour d’examiner si le gouvernement a violé le droit du requérant de décider de quelle manière et à quel moment sa vie devait prendre fin, comme elle pourrait le faire dans le cadre de l’article 8 de la Convention (Haas c. Suisse, no 31322/07, § 51, CEDH 2011), mais de s’assurer que les autorités nationales aient bien respecté l’obligation positive, qui leur incombait en vertu de l’article 2 de la Convention, de préserver la vie du requérant.
53. Comme la Cour l’a rappelé plus haut (voir paragraphe 51 ci-dessus), lorsqu’un détenu entame une grève de la faim, les conséquences que cela peut avoir sur son état de santé ne sauraient entraîner une violation de la Convention à partir du moment où les autorités nationales on dûment examiné et géré la situation. Ceci est particulièrement vrai lorsque l’intéressé persiste dans son refus de s’alimenter, malgré la dégradation de son état de santé. La Cour rappel que dans l’affaire Horoz précitée, le fils de la requérante était décédé, à l’unité carcérale de l’hôpital où il avait été hospitalisé, des suites d’un jeûne de protestation qu’il avait refusé d’interrompre. Considérant que les autorités avaient dûment examiné et géré la situation, que l’intéressé avait refusé tout traitement et que rien d’indiquait qu’il n’avait pas bénéficié en milieu carcéral des soins médicaux qu’il aurait pu recevoir en liberté, la Cour avait conclu que le refus de le libérer n’avait pas emporté violation de l’article 2.
54. Dans le cas d’espèce, la Cour note que les autorités administratives et judiciaires concernées reconnurent immédiatement les risques que la grève de la faim comportait pour l’état de santé et la vie même du requérant et prirent les dispositions qu’elles estimèrent utiles afin de pallier ces risques. Pendant la première procédure devant le Tribunal fédéral, le juge instructeur auquel l’affaire avait été confiée invita d’ailleurs expressément le Département de la sécurité à prendre toutes les mesures nécessaires à la sauvegarde de la vie et de l’intégrité physique du requérant (voir paragraphe 14 ci-dessus).
55. Ainsi, dans un premier temps, le requérant fut libéré pour une durée de 15 jours (voir paragraphe 8 ci-dessus). Il fut ensuite réincarcéré et, après avoir repris sa grève de la faim, hospitalisé à l’Hôpital Universitaire de Genève pour y purger sa peine sous surveillance médicale, puis soumis au régime des arrêts domiciliaires (voir paragraphes 10 et 14 ci-dessus). Incarcéré de nouveau, suite à l’arrêt du Tribunal fédéral du 26 août 2010 reconnaissant l’alimentation forcée comme une alternative valable à la libération, le requérant reprit son jeûne et fut une nouvelle fois transféré à l’Hôpital Universitaire de Genève (voir paragraphe 22 ci-dessus).
56. La situation médicale du requérant devint alarmante à compter du 26 octobre 2010, date à laquelle un certificat établi par les médecins traitants fit état d’une « dégradation complète de son état général » et de la « consommation de ses réserves ». A cette date, le requérant ne se trouvait déjà plus en prison mais était hospitalisé dans le quartier carcéral de l’Hôpital Universitaire de Genève. Il y était suivi en permanence par une équipe médicale qui tenait les autorités informées de l’évolution de la situation et qui s’était déclarée prête, selon les propres termes du certificat médical susmentionné, à « assurer le confort » du requérant au cas où celui-ci aurait décidé de poursuivre son choix de fin de vie. De surcroît, afin d’éviter une ultérieure dégradation de l’état de santé du requérant, le 3 novembre 2010, l’autorité administrative, suivie en cela par le Tribunal cantonal du Valais, ordonna que le requérant fût alimenté de force. Face au refus du médecin traitant de pratiquer un tel acte contre la volonté de son patient, le tribunal cantonal du Valais alla même jusqu’à lui signifier une injonction formelle et personnelle, sous peine de poursuites pénales.
57. On ne peut donc pas reprocher aux autorités nationales de ne pas avoir dûment examiné et géré la situation comme l’exigeait l’article 2 de la Convention (Horoz, précité, § 30) et leur volonté de préserver la vie du requérant ne saurait être mise en doute. Au surplus, il n’est nullement établi que, pendant son hospitalisation à l’Hôpital Universitaire de Genève, le requérant ait été privé des soins dont il aurait pu bénéficier s’il avait entamé une grève de la faim en liberté (Rüzgar, précité et Horoz, précité, § 29).
58. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que le grief tiré de la violation de l’article 2 de la Convention, doit être rejeté pour défaut manifeste de fondement en application de l’article 35 §§ 3a) et 4 de la Convention.
B) Le grief tiré de l’article 3 de la Convention
59. Le requérant s’estime victime d’un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 3 de la Convention résultant, d’une part, des souffrances physiques liées à la dégradation de son état de santé pendant les cent dix jours de sa grève de la faim et, d’autre part, des souffrances psychiques liées à l’angoisse d’une mort certaine. La disposition précitée est libellée ainsi :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
1. Rappel des principes généraux
60. La Cour rappelle que, pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, entre autres, Price c. Royaume-Uni, no 33394/96, § 24, CEDH 2001-VII ; Mouisel c. France, no 67263/01, § 37, CEDH 2002-IX, et Gennadi Naumenko c. Ukraine, no 42023/98, § 108, 10 février 2004).
61. S’agissant des interventions médicales auxquelles une personne détenue est soumise contre sa volonté, la Cour rappelle que l’article 3 de la Convention impose à l’Etat une obligation de protéger l’intégrité physique des personnes privées de liberté, notamment par l’administration des soins médicaux requis par leur état médical. Les personnes concernées n’en demeurent pas moins protégées par l’article 3 lui-même, dont les exigences ne souffrent aucune dérogation (Bogumil c. Portugal, no 35228/03, § 69, 7 octobre 2008).
62. En ce qui concerne plus particulièrement les détenus en grève de la faim, la Cour rappelle que, quel que soit le mal que ces personnes aient pu s’infliger en décidant d’entamer une grève de la faim, cela ne dispense aucunement l’Etat de ses obligations au regard de l’article 3 (Tekin Yildiz, précité, § 82).
63. En outre, bien que la Convention n’implique en principe pas l’obligation de libérer un détenu pour des raisons de santé (voir paragraphe 50 ci-dessus), la décision d’ordonner la réincarcération d’une personne en grève de la faim peut s’avérer contraire à l’article 3 de la Convention si cette personne est atteinte de séquelles durables, telles que le syndrome de Wernicke-Korsakoff (voir parmi tant d’autres Uyan c. Turquie, no 7454/04, §§ 44-54, 10 novembre 2005 et Balyemez c. Turquie, no 32495/03, §§ 90-96, 22 décembre 2005).
64. La Cour rappelle également que des faits suscités par des actes de pression envers les autorités ne sauraient entraîner une violation de la Convention, dans la mesure où ces autorités ont dûment examiné et géré la situation. Il en va notamment ainsi en cas de refus clair de toute intervention exprimé par un gréviste de la faim, alors même que son état de santé menacerait sa vie (voir paragraphe 51 ci-dessus).
65. Concernant, finalement, la question spécifique de l’alimentation forcée d’un détenu en grève de la faim, la Cour rappelle que, s’agissant d’une mesure dictée par une nécessité thérapeutique selon les conceptions médicales établies, elle ne saurait en principe passer pour inhumaine ou dégradante, moyennant le respect des conditions énumérées dans son arrêt Nevmerjitski c. Ukraine (no 54825/00, § 94, CEDH 2005‑II (extraits)). A cet égard, la Cour doit tout d’abord s’assurer que la nécessité médicale ait été démontrée de manière convaincante. Il lui incombe ensuite de vérifier qu’il existe des garanties procédurales accompagnant la décision d’alimentation de force et que celles-ci aient en l’espèce été respectées. Enfin, la manière dont un requérant est alimenté de force pendant sa grève de la faim ne doit pas représenter un traitement dépassant le seuil minimum de gravité exigé par l’article 3 de la Convention.
2. Application de ces principes au cas d’espèce
66. La Cour relève d’emblée que les souffrances physiques et psychiques dont se plaint le requérant sont la conséquence directe de son choix de ne plus s’alimenter, choix sur lequel il pouvait revenir en tout moment. Elle ne s’estime pas pour autant relevée de l’obligation de s’assurer que les autorités nationales aient bien respecté les obligations leur incombant au titre de l’article 3 de la Convention en garantissant au requérant des conditions de détention compatibles avec son état de santé.
67. Concernant, tout d’abord, les décisions de réincarcérer le requérant, une première fois, le 21 mai 2010 et, une deuxième fois, le 26 août 2010, la Cour relève que le requérant ne prétend pas qu’il était atteint, à ces moments-là, de séquelles durables telles que le syndrome de Wernicke-Korsakoff. La Cour en déduit que ces réincarcérations n’étaient pas en elles-mêmes contraires à l’article 3 de la Convention (mutatis mutandis, Balyemez précité, §§ 90-96).
68. La Cour doit ensuite vérifier si, à compter de la date de sa réincarcération définitive, soit le 26 août 2010, le requérant bénéficia de l’assistance médicale dont il avait besoin compte tenu de la dégradation de son état de santé. A cet égard, elle renvoie à ses conclusions sous l’angle de l’article 2 de la Convention (voir paragraphes 55 et 56 ci-dessus) et considère qu’aucun élément ne lui permet de dire que les conditions de détention du requérant à l’Hôpital Universitaire de Genève ont constitué en elles-mêmes un traitement inhumain et dégradant. D’ailleurs, le requérant ne se plaint pas de la nature ou de l’insuffisance du suivi médical dont il a fait l’objet.
69. S’agissant enfin de la décision d’alimenter le requérant de force, la Cour relève qu’il n’est pas établi - et le requérant ne soutient pas - que cette décision ait effectivement été mise à exécution.
70. En tout état de cause, il n’y a pas de motifs de croire que, dans l’hypothèse où elle aurait été mise à exécution, les conditions établies par la Cour dans son arrêt Nevmerjitski précité (voir paragraphe 65 ci-dessus), à savoir, la nécessité médicale, l’existence de garanties procédurales et des modalités d’exécution ne dépassant pas le seuil minimum de gravité exigé par l’article 3 de la Convention, n’auraient pas été remplies.
71. En ce qui concerne la nécessité médicale, la Cour relève qu’il n’est pas contesté que l’alimentation forcée du requérant avait été ordonnée au moment où son état de santé était devenu alarmant et qu’elle devait être pratiquée par une équipe médicale qualifiée, à l’intérieur d’un établissement hospitalier vraisemblablement équipé pour faire face à ce type de situations (voir paragraphes 24 et 56 ci-dessus). Par ailleurs, il n’est pas établi que les médecins qui avaient pris en charge le requérant eussent soulevé des objections d’ordre médical à l’administration d’un tel traitement (voir paragraphe 27 ci-dessus), les seules objections qu’ils avaient soulevées étant d’ordre déontologique.
72. La Cour considère par conséquent, que la décision d’alimenter de force le requérant, adoptée par les autorités nationales, obéissait à une nécessité médicale avérée.
73. En ce qui concerne l’existence de garanties procédurales, la Cour relève que, même si l’article du Règlement sur les établissements de détention du canton du Valais régissant la situation des détenus en grève de la faim ne contient pas de dispositions spécifiques règlementant l’alimentation forcée, le Département de la sécurité, d’abord, et le Tribunal cantonal du Valais, ensuite, ordonnèrent au médecin qui avait pris en charge le requérant de procéder à l’alimentation forcée de ce dernier (voir paragraphes 26 et 27 ci-dessus). Ces décisions se fondaient sur l’arrêt du Tribunal fédéral du 26 août 2010.
74. La Cour note que, dans cet arrêt, le Tribunal fédéral avait examiné en détail la question de l’alimentation forcée du requérant (voir paragraphes 14 à 21 ci-dessus), établissant, à cette occasion, plusieurs principes jurisprudentiels qui fixent désormais l’état du droit suisse en la matière. Le Tribunal fédéral avait reconnu que la gravité de l’état de santé du requérant constituait un motif pouvant déterminer l’interruption de sa peine au sens de l’article 92 du Code pénal. Il avait considéré cependant que la justice cantonale bénéficiait d’une importante marge d’appréciation pour déterminer si la libération du requérant s’imposait, au vu de la gravité de sa situation, et qu’elle n’avait pas usé de ce pouvoir de manière abusive. Selon le Tribunal fédéral, d’une part, le choix de procéder à l’alimentation forcée plutôt qu’à l’interruption de l’exécution de la peine du requérant visait à préserver la crédibilité de la justice pénale, d’autre part, même si l’alimentation forcée constituait une atteinte à la liberté d’expression du requérant, au sens du droit suisse, cette atteinte, atypique et imprévisible en Suisse, était justifiée au regard de la clause générale de police prévue par l’article 36 § 1 de la Constitution fédérale, qui autorise la restriction des droits fondamentaux par des voies autres que la voie législative, en cas de danger sérieux, direct et imminent. Enfin, le Tribunal fédéral avait considéré que les directives pertinentes de l’Académie Suisse des Sciences Médicales, qui s’opposent à ce que les médecins procèdent à l’alimentation forcée d’un détenu contre son gré, ne créaient pas, par elles-mêmes, de normes juridiques.
75. Or, le requérant conteste la portée de cet arrêt et soutient que la clause de police prévue par l’article 36 § 1 de la Constitution ne pouvait pas être interprétée comme une base légale suffisante autorisant les autorités nationales à l’alimenter de force. De surcroît, il souligne que l’arrêt du Tribunal fédéral se heurte aux directives médico-éthiques de l’Académie Suisse des Sciences Médicales susmentionnées.
76. Sur ce point, la Cour rappelle que c’est au premier chef aux juridictions nationales et notamment aux cours et tribunaux qu’il incombe d’interpréter le droit interne (Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, 19 décembre 1997, § 31, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VIII) et ne voit aucun motif, en l’espèce, de se substituer au Tribunal fédéral pour interpréter le droit suisse ni, a fortiori, pour trancher d’éventuels conflits entre la jurisprudence de cette juridiction et les règles déontologiques émanant d’un organisme professionnel.
77. En tout état de cause, la Cour rappelle qu’elle a déjà eu à connaître d’une disposition analogue à la clause de police prévue par l’article 36 § 1 de la Constitution fédérale, et qu’elle l’a considérée comme réunissant les qualités de prévisibilité, de clarté et de proportionnalité exigées pour éviter de conférer un pouvoir arbitraire aux autorités qui s’en prévalaient (Schneiter c. Suisse (déc.), no 63062/00, 31 mars 2005).
78. Par ailleurs, s’il est vrai que les directives de l’Académie Suisse des Sciences Médicales s’inscrivent dans un mouvement international qui préconise que les médecins respectent la volonté clairement établie d’un détenu en grève de la faim, quelles qu’en soient les conséquences sur son état de santé (voir paragraphes 37 et suivants), ces directives, comme l’a rappelé le Tribunal fédéral dans son arrêt du 26 août 2010 (voir paragraphe 19 ci-dessus), n’ont pas force de loi et ne sauraient donc relever les médecins de leurs obligations légales.
79. Considérant que la loi suisse, telle qu’elle fut interprétée par le Tribunal fédéral, autorisait, au moment des faits, les autorités nationales à ordonner l’alimentation forcée du requérant dans le but de lui sauver la vie et que, tout comme l’arrêt du Tribunal fédéral du 26 août 2010, toutes les décisions qui furent adoptées vis-à-vis du requérant sur la base de cet arrêt furent amplement motivées et rendues au bout de procédures contradictoires au cours desquelles le requérant avait été dûment représenté, et dont la régularité n’est d’ailleurs pas contestée, la décision litigieuse, aux yeux de la Cour, était clairement accompagnée de garantie procédurales adéquates.
80. Enfin, en ce qui concerne les modalités pratiques d’exécution de l’alimentation forcée, la Cour relève qu’au moment où la décision litigieuse fut adoptée, le requérant était hospitalisé au quartier carcéral de l’Hôpital Universitaire de Genève et l’ordre de procéder avait été imparti aux membres du corps médical qui l’avaient pris en charge. A supposer même que cette décision eût été exécutée, au cas où le requérant n’aurait pas interrompu sa grève de la faim, aucun élément du dossier ne permet d’affirmer a priori que cela aurait donné lieu à des traitements dépassant le seuil minimum de gravité exigé par l’article 3 de la Convention. Toute affirmation en ce sens ne serait, à ce stade, que pure spéculation.
81. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que le grief tiré de la violation de l’article 3 de la Convention doit être rejeté pour défaut manifeste de fondement en application de l’article 35 §§ 3a) et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à la majorité,
Déclare la requête irrecevable.
Stanley Naismith Guido
Raimondi
Greffier Président