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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> PLESCA v. ROMANIA - 2158/08 - Chamber Judgment (French Text) [2013] ECHR 553 (18 June 2013)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2013/553.html
Cite as: [2013] ECHR 553

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    TROISIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE PLEŞCA c. ROUMANIE

     

    (Requête no 2158/08)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

    STRASBOURG

     

    18 juin 2013

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

     


    En l’affaire Pleşca c. Roumanie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

              Josep Casadevall, président,

              Alvina Gyulumyan,
              Ján Šikuta,
              Nona Tsotsoria,
              Kristina Pardalos,
              Johannes Silvis,
              Valeriu Griţco, juges,
    et de Santiago Quesada, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 mai 2013,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE


  1. .  A l’origine de l’affaire se trouve une Requête (no 2158/08) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Mihai Pleşca (« le requérant »), a saisi la Cour le 3 janvier 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

  2. .  Le requérant a été représenté par Me M. Fluturel, avocate à Iaşi. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par ses agents, Mme I. Cambrea, puis par Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.

  3. .  A la suite du déport de M. Corneliu Bîrsan, juge élu au titre de la Roumanie (article 28 du règlement), le président de la chambre a désigné Mme Kristina Pardalos pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 26 § 4 de la Convention et article 29 § 1 du règlement).

  4. .  Le requérant se plaint principalement de l’absence d’une enquête effective propre à déterminer les circonstances du décès de sa fille.

  5. .  Le 8 juillet 2011, la Requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.
  6. EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE


  7. .  Le requérant est né en 1956 et réside à Hârlău.

  8. .  Le matin du 19 juillet 2005, il se rendit au commissariat de police de la ville de Hârlău pour déposer plainte pour la disparition de sa fille, P.M.N., âgée de dix-sept ans. Il précisa qu’elle avait quitté le domicile le 17 juillet 2005 et qu’elle n’était pas rentrée depuis, et qu’il avait appris qu’elle s’était rendue le même jour, en compagnie de deux amies, à un barrage situé non loin de la ville.

  9. .  Toujours le 19 juillet 2005, le requérant rentra à son domicile vers 18 heures et découvrit sur le balcon de l’appartement le corps de sa fille décédée. Il enleva une ceinture qui se trouvait autour de son cou. Il se rendit à la police qui arriva sur les lieux à 18 h 45. Un officier de police, accompagné d’un expert criminaliste et de deux témoins, dressa un procès-verbal et prit plusieurs photos des lieux. Il mentionna que P.M.N. avait été retrouvée gisant sur le balcon, derrière plusieurs chaises, en position assise, avec la tête reposant sur une de ces chaises, que le corps ne présentait pas de traces de violence, mais que les jambes portaient jusqu’aux genoux des traces de boue séchée. Il nota la présence sur le cou d’un sillon de compression, d’une largeur d’environ 4 centimètres et d’une profondeur d’environ 3 ou 4 millimètres. Il indiqua que, à environ 1,80 mètre de hauteur, il y avait un piton fiché dans le mur et que la ceinture qui avait pu servir à la pendaison était large de 4 centimètres et avait un côté abîmé. L’officier de police emporta pour examen la ceinture ainsi que deux vêtements tachés de boue qui avaient été retrouvés dans le lave-linge. L’examen des lieux prit fin à 21 heures. Le requérant signa le procès-verbal.

  10. .  Une enquête fut ouverte pour « décès suspect » de la fille du requérant. La police de la ville de Hârlău à laquelle l’enquête fut confiée interrogea, dès le 19 juillet 2005, deux filles, D.A. et D.C., qui avaient passé la journée du 17 juillet 2005 en compagnie de la fille du requérant. Elles déclarèrent qu’elles avaient décidé de se rendre en début d’après-midi à un barrage situé en dehors de la ville. Elles s’y seraient rendues en taxi et puis elles auraient cherché un endroit isolé pour se reposer et se baigner. Au retour, elles auraient décidé de prendre un raccourci à travers la forêt. Pendant le trajet, la fille du requérant aurait perdu son téléphone portable, ce qui l’aurait beaucoup affectée. De plus, en s’éloignant pour un court instant, elle se serait blessée et aurait sali ses vêtements en glissant dans la boue. Ses deux amies lui auraient mis une couverture sur les épaules pour la protéger. Se rendant compte que le chemin emprunté n’était pas le bon, elles auraient décidé de faire demi-tour et, pour arriver plus vite en ville, elles auraient demandé de l’aide et une personne les auraient emmenées en charrette jusqu’en ville. Elles auraient accompagné D.C. jusqu’à son immeuble. Puis D.A. aurait accompagné la fille du requérant jusqu’au domicile de cette dernière, où elles seraient arrivées vers 21 heures. Elle l’aurait aidée à monter l’escalier et la fille du requérant y aurait laissé une chaussure abîmée. Ensuite, elle l’aurait aidée à se déshabiller et à se mettre au lit. Elle aurait mis les vêtements sales dans le lave-linge et aurait quitté l’appartement après environ un quart d’heure, sans fermer la porte, et se serait rendue à son domicile puis en ville. D.A. et D.C. déclarèrent qu’elles n’avaient pas bu d’alcool pendant la journée, mais seulement des jus de fruits achetés avant leur départ pour le barrage. Enfin, elles mentionnèrent que la fille du requérant avait exprimé par le passé des idées suicidaires liées à des échecs scolaires.

  11. .  Sur demande du requérant, le parquet ordonna une autopsie qui fut effectuée le 20 juillet 2005. Dans le rapport rendu le 1er août 2005, le médecin légiste conclut que le décès avait eu lieu le 17 ou le 18 juillet 2005 et qu’il était dû à une asphyxie provoquée par une pendaison atypique. Il fit état de traces de violences, à savoir de multiples excoriations linéaires sur la cuisse et le mollet gauche et, autour du cou, un sillon de pendaison d’une largeur de 2,5 centimètres avec empreinte d’une boucle de ceinture. Une analyse de sang mit en évidence une alcoolémie de 2 grammes d’alcool par litre de sang. Les prélèvements de tissus de l’estomac, du foie et des reins ne contenaient pas d’autres substances toxiques. L’examen des secrétions du vagin ne révéla pas la présence de spermatozoïdes.

  12. .  Le 22 juillet 2005, le requérant fut entendu pour la première fois par la police. Il mentionna l’existence de tensions avec sa fille, qui étaient dues selon lui à ses échecs scolaires. Il précisa que, le 17 juillet 2005, il avait été absent du domicile entre 18 heures et 21 h 30. A son retour, il aurait trouvé la porte ouverte et, plus tard, il serait ressorti pour chercher sa fille. Le lendemain, il se serait rendu à son travail et aurait rencontré D.A. et D.C. ainsi que d’autres amis de sa fille qui n’auraient pas pu lui fournir de renseignements sur l’endroit où elle pouvait se trouver.

  13. .  Toujours le 22 juillet 2005, M.D., une personne que la fille du requérant connaissait, fut interrogée par la police. M.D. déclara qu’il avait rencontré la jeune fille la nuit du 15 au 16 juillet 2005, vers 2 heures du matin, dans le parc de la ville. Ils auraient discuté ensemble pendant environ un quart d’heure avant d’être rejoints par un ami commun.

  14. .  Le 23 juillet 2005, un des fils du requérant apporta à la police le téléphone portable de sa sœur ainsi qu’une bouteille en plastique remplie aux trois quarts d’un liquide jaune. Il déclara qu’il avait trouvé ces objets dans la forêt, à proximité du barrage, et demanda à ce qu’ils fussent soumis à des examens de laboratoire. Le 1er septembre 2005, la police restitua au requérant la ceinture, la bouteille, les vêtements et le téléphone portable de sa fille. Le procès-verbal dressé à l’occasion de la restitution des objets ne faisait état d’aucun examen.

  15. .  Le 27 juillet 2005, le requérant fut soumis au test du polygraphe. Il ressort du rapport établi à cette occasion qu’aucun élément caractéristique d’un comportement simulé n’avait été détecté. Le 25 octobre 2005, il prit connaissance du rapport d’autopsie et déclara que sa fille ne consommait pas d’alcool. Il précisa qu’habituellement il y avait du vin à la maison, mais qu’il n’avait pas remarqué s’il en manquait le 17 juillet 2005. Il exprima également des doutes quant à la sincérité de D.A. et de D.C. dans leurs déclarations. Interrogé à nouveau le 27 juillet 2005, ainsi que le 24 février et le 21 juin 2006, le requérant maintint ses déclarations et réitéra ses doutes.

  16. .  La mère de la jeune fille décédée fut interrogée deux fois. Elle contesta la réalité des faits présentés par D.A. et D.C. et demanda des investigations quant au rôle joué dans le suicide de sa fille par son ex-époux, le requérant, qui avait la garde de leur fille et qui, selon la mère, la négligeait et se montrait violent à son égard.

  17. .  La police interrogea deux voisines du requérant, A.A. et T.M., qui déclarèrent que le 17 juillet 2005, vers 20 h 30, elles avaient vu la fille du requérant, l’air souffrante, monter dans l’immeuble avec l’aide d’une autre jeune fille. Elles précisèrent n’avoir pas vu le requérant rentrer le soir du 17 juillet 2005.

  18. .  Deux autres personnes, U.C. et P.I., présentes au barrage, et I.D., qui avait transporté les jeunes filles en charrette, déclarèrent que la fille du requérant avait une couverture sur elle et qu’elle ne semblait pas avoir consommé d’alcool.

  19. .  En novembre 2005, M.I. et R.R.C. dénoncèrent à la police une tentative de viol dont elles avaient été victimes le soir du 16 novembre 2005 dans la ville de Hârlău. D’après elles, l’agresseur était M.D., la personne qui avait rencontré la fille du requérant la veille de son décès (paragraphe 12 ci-dessus). M.I. déclara que l’agresseur les avait accostées dans la rue et les avait forcées à se rendre dans la cage d’escalier d’un immeuble. Il aurait commencé à déshabiller R.R.C. et l’aurait menacée en lui disant : « Tu veux que je te tue comme P.M.N. [la fille du requérant] ? » L’arrivée d’un voisin aurait mis fin à la tentative de viol et permis aux victimes de s’enfuir.

  20. .  A l’issue des investigations, la police conclut que la fille du requérant s’était suicidée et proposa au parquet de clore l’enquête. Le 2 décembre 2005, le parquet rendit un non-lieu, estimant qu’il ne s’agissait pas de faits de nature pénale.

  21. .  Le requérant et son ex-épouse contestèrent le non-lieu et demandèrent la réouverture de l’enquête. Ils alléguaient que les investigations avaient été superficielles et qu’elles n’avaient pas permis d’établir les événements qui avaient eu lieu avant le décès ni les circonstances exactes dans lesquelles celui-ci était survenu.

  22. .  Le 18 janvier 2006, le procureur en chef du parquet près le tribunal de première instance de Hârlău accueillit la plainte et renvoya le dossier au parquet près le tribunal départemental de Iaşi pour la poursuite de l’enquête du chef de meurtre. Le procureur estima qu’il subsistait des doutes quant aux circonstances du décès et, notamment, quant à la position du corps et à la possibilité pour la jeune fille de se pendre au mur avec la ceinture trouvée sur les lieux. Il releva également une contradiction entre la largeur de cette ceinture, qui mesurait 4 centimètres, et le sillon présent tout autour du cou qui mesurait 2,5 centimètres selon le rapport d’autopsie.

  23. .  Le parquet entendit à nouveau D.A. et D.C. qui présentèrent la même version des faits. Les deux voisines, A.A. et T.M., maintinrent également leurs déclarations. Une autre personne, C.F., déclara que, le soir du 17 juillet 2005, elle avait croisé les trois jeunes filles en ville et que la fille du requérant pleurait et qu’elle marchait soutenue par ses deux amies.

  24. .  Le parquet interrogea M.D., qui était en détention provisoire dans le cadre d’une autre enquête. Il maintint ses déclarations et nia toute implication dans le décès de la fille du requérant. Il ajouta qu’il était en conflit avec les fils du requérant et que c’était la raison pour laquelle ce dernier le soupçonnait du meurtre de sa fille.

  25. .  Le 14 août 2006, le parquet près le tribunal départemental de Iaşi rendit un non-lieu, estimant que la jeune fille s’était suicidée en raison de problèmes personnels. Il indiqua qu’elle avait bu de l’alcool après le départ de D.A. et que, étant déprimée, elle s’était pendue à l’aide de la ceinture qu’elle avait accrochée au piton fiché dans le mur. Sous le poids, la ceinture se serait rompue et le corps serait tombé dans la position dans laquelle il avait été trouvé.

  26. .  Le procureur en chef du parquet rejeta la plainte du requérant et de son ex-épouse. Il considéra que le suicide était la conséquence d’un déséquilibre psychique dont les parents divorcés étaient partiellement responsables en raison de l’absence de protection et d’affection à l’égard de leur fille et de la sévérité du père.

  27. .  Le requérant contesta le non-lieu devant le tribunal départemental de Iaşi. Il dénonça la superficialité de l’enquête, le défaut d’examen scientifique des objets saisis, l’absence d’explications plausibles quant au moment auquel la jeune fille avait consommé de l’alcool et l’absence de recherches sur l’éventuelle implication de M.D. dans les causes du décès.

  28. .  Par un jugement du 18 janvier 2007, le tribunal rejeta la plainte. Il jugea qu’il ressortait des déclarations des témoins que, dans la période ayant précédé le décès, il y avait eu des tensions entre le requérant et sa fille en raison des échecs scolaires de cette dernière. Il jugea également que ces déclarations permettaient de reconstituer les événements de la journée du 17 juillet 2005. Ainsi, le tribunal estima que, après avoir fait en compagnie de ses amies une promenade au cours de laquelle elle avait perdu son téléphone et s’était légèrement blessée, ce qui aurait augmenté son état dépressif, la fille du requérant était restée seule dans l’appartement au maximum pendant trente minutes, entre 21 heures et 21 h 30. Pendant ce temps, elle aurait décidé de mettre à exécution son plan de suicide, dont elle aurait fait part auparavant à ses amies, et aurait consommé du vin que le requérant avait à la maison. Elle aurait enroulé une ceinture autour de son cou, l’aurait attachée au piton fiché dans le mur et aurait laissé son corps pendre dans le vide, réalisant ainsi une « pendaison atypique ». Le tribunal jugea que rien ne permettait de conclure à une « pendaison criminelle » dès lors que les objets se trouvant sur le balcon étaient à leur place et que le corps ne présentait aucune lésion indiquant que la jeune fille aurait essayé de résister à un acte criminel.

  29. .  Le requérant forma un pourvoi contre ce jugement. Il réitéra ses critiques quant à la conduite de l’enquête et rappela que les enquêteurs n’avaient pas prélevé d’empreintes dans l’appartement ou sur le corps et qu’ils n’avaient trouvé dans l’appartement aucune bouteille qui aurait pu accréditer la thèse de la consommation d’alcool après le départ de D.A. Il indiqua que l’établissement des faits aurait nécessité une reconstitution. Enfin, il soutint que plusieurs zones d’ombre subsistaient. Il allégua qu’il était impossible qu’une quantité si importante d’alcool fût passée dans le sang en l’espace des trente minutes maximum pendant lesquelles sa fille serait restée seule. Il estima également qu’il était invraisemblable que le corps eût été suspendu dans le vide eu égard à sa taille (1,67 mètre), à la hauteur à laquelle était fixé le piton (1,80 mètre) et à la longueur de la ceinture (1,10 mètre). Enfin, il souligna qu’il y avait une différence considérable entre la largeur de la ceinture (4 centimètres) et la largeur du sillon de pendaison constaté à l’autopsie (2,5 centimètres).

  30. .  M.D. comparut plusieurs fois assisté par un avocat, mais il ne fut pas interrogé par la cour d’appel. Il déposa un mémoire dans lequel il réitéra n’être nullement impliqué dans le décès de la fille du requérant.

  31. .  Le requérant versa au dossier des attestations scolaires selon lesquelles sa fille avait un comportement équilibré, qu’elle n’avait jamais manifesté de signes de dépression et que son père s’impliquait dans son éducation et son suivi scolaire.

  32. .  Par un arrêt définitif du 5 juillet 2007, la cour d’appel rejeta la plainte et confirma le non-lieu. Elle observa que les déclarations des témoins et les conclusions de l’autopsie ne fournissaient aucun indice permettant d’accréditer la thèse selon laquelle la fille du requérant avait été victime d’une agression qui aurait provoqué son suicide. Elle estima que le suicide était la conséquence d’un état dépressif provoqué par la difficulté des relations de la jeune fille avec son père, et amplifié par l’existence d’échecs scolaires et la survenue d’un événement mineur, à savoir la perte de son téléphone. Elle conclut qu’on ne pouvait accuser quelqu’un de meurtre dans le seul but de consoler le requérant de la mort de sa fille.
  33. II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT


  34. .  L’article 62 du code de procédure pénale (CPP) impose aux enquêteurs et aux juridictions internes de prendre des mesures pour assurer l’obtention des preuves afin d’éclaircir tous les aspects de l’affaire. L’article 63 du CPP n’attribue aucune valeur probante particulière aux éléments de preuve versés au dossier de l’enquête. L’article 64 du CPP liste les éléments de preuve, parmi lesquels : les déclarations de l’accusé, de la victime et des témoins, les écrits, les enregistrements, les photographies, des objets, les rapports d’expertise et les constatations médicolégales. L’article 94 du CPP précise que les objets qui comportent une trace de l’infraction ainsi que tout objet qui pourrait servir à la découverte de la vérité constituent des éléments matériels de preuve. Ils peuvent être soumis, sur demande des enquêteurs, à un examen par la police scientifique et technique. L’article 114 du CPP dispose qu’en cas de mort violente un examen médicolégal est obligatoire.
  35. EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION


  36. .  Invoquant les articles 6 et 8 de la Convention, le requérant se plaint de l’absence d’enquête effective au sujet du décès de sa fille.

  37. .  La Cour rappelle que, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, elle ne se considère pas comme liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements. En vertu du principe jura novit curia, elle a, par exemple, examiné d’office des griefs sous l’angle d’un article ou d’un paragraphe que les parties n’avaient pas invoqué. Elle rappelle en outre qu’un grief se caractérise par les faits qu’il dénonce et non par les simples moyens ou arguments de droit invoqués (voir, mutatis mutandis, Eugenia Lazăr c. Roumanie, no 32146/05, § 60, 16 février 2010, Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, et Berktay c. Turquie, no 22493/93, § 167, 1er mars 2001). A la lumière de ces principes, la Cour estime nécessaire, dans les circonstances de la présente affaire, d’examiner l’ensemble des griefs du requérant sous l’angle de l’article 2 de la Convention, ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce :
  38. « 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque (...) »

    A.  Sur la recevabilité


  39. .  Constatant que la présente Requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
  40. B.  Sur le fond


  41. .  Le requérant allègue qu’il n’y a pas eu d’enquête effective sur les causes du décès de sa fille. Il critique le caractère incomplet de l’enquête ouverte par les autorités à la suite de sa plainte. Il dénonce en particulier le refus des enquêteurs de procéder à des prélèvements d’empreintes dans l’appartement, sur le corps de sa fille et sur les divers objets saisis, de soumettre ceux-ci à des examens en laboratoire et de procéder à une reconstitution des faits. Il estime que ces omissions alliées à la négligence des enquêteurs auraient laissé non résolues de nombreuses questions liées aux circonstances du décès de son enfant.

  42. .  Le Gouvernement combat cette thèse. Il soutient que l’enquête menée en l’espèce a été prompte, effective et complète. Il indique que, dès la découverte du corps, la police s’est rendue sur place et a procédé à des investigations approfondies dans les lieux et sur le corps. Il soutient que le prélèvement d’empreintes n’était pas nécessaire en l’absence de traces d’effraction ou de violences.

  43. .  Il expose ensuite que la police a interrogé le même jour les deux amies qui avaient accompagné la jeune fille et, les jours suivants, toute personne susceptible de l’avoir vue ou de fournir des informations. Il soutient que l’autopsie a été effectuée rapidement et qu’elle a établi la cause du décès, à savoir une « pendaison atypique » qui expliquerait la position dans laquelle le corps avait été trouvé. Il soutient en outre que les autorités ont effectué des investigations quant à la question de la consommation d’alcool et souligne que le requérant a lui-même déclaré qu’il y avait du vin à la maison. Quant au requérant, il aurait été étroitement associé à l’enquête, mais se serait borné à contester l’efficacité de celle-ci et n’aurait pas fourni d’éléments concrets permettant d’orienter l’enquête sur la piste du meurtre. Partant, le Gouvernement conclut que l’obligation de moyens qui découle du volet procédural de l’article 2 a été respectée.

  44. .  La Cour rappelle que, en astreignant l’Etat à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction, l’article 2 § 1 impose à celui-ci le devoir d’assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations (L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil 1998-III).

  45. .  Se plaçant sous l’angle des faits de l’espèce, la Cour estime que ladite obligation requiert, par implication, qu’une enquête officielle effective soit menée en cas de décès survenu dans des conditions suspectes (Mantog c. Roumanie, no 2893/02, § 63, 11 octobre 2007). L’effectivité exige que les autorités prennent les mesures raisonnables dont elles disposent pour assurer l’obtention des preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les responsabilités risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à cette norme (Slimani c. France, no 57671/00, § 32, CEDH 2004-IX, et Pereira Henriques c. Luxembourg, no 60255/00, § 57, 9 mai 2006)

  46. .  Il convient donc de chercher si, en l’espèce, une enquête répondant aux exigences du volet procédural de l’article 2 § 1 de la Convention a été effectuée.

  47. .  La Cour note que, le jour même de la découverte du corps, le 19 juillet 2005, un policier et un expert criminaliste se sont rendus sur les lieux et qu’ils ont dressé un procès-verbal mentionnant les premiers constats. Une enquête a été aussitôt ouverte au sujet du décès en question, qualifié de « suspect ».

  48. .  Ainsi, les autorités d’enquête peuvent passer pour avoir agi d’office aussitôt l’affaire portée à leur attention. Reste à savoir si elles ont pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour permettre l’établissement des circonstances ayant entouré le décès, et l’identification et la sanction des éventuels responsables.

  49. .  L’autopsie qui a eu lieu le lendemain de la découverte du corps a établi que la cause du décès était une asphyxie survenue après une « pendaison atypique ». L’examen du corps a mis par ailleurs en évidence la présence de 2 grammes d’alcool par litre de sang et celle de traces de blessures sur une jambe, ainsi que d’un sillon de pendaison autour du cou d’une largeur de 2,5 centimètres.

  50. .  Les enquêteurs ont entendu les personnes ayant été en contact avec la fille du requérant. Il ressort notamment de ces témoignages que la jeune fille avait passé la journée en compagnie de deux amies et qu’elle était affectée par ses mauvais résultats scolaires et la perte de son téléphone. Ces témoignages ont permis également d’établir la succession des principaux événements de la journée du 17 juillet 2005.

  51. .  Sur la base de ces éléments, les autorités d’enquête ont considéré que le décès de la fille du requérant n’était pas la conséquence d’un acte criminel, mais qu’il s’agissait d’un acte volontaire de suicide, non imputable à autrui.

  52. .  La Cour constate qu’en procédant ainsi les autorités d’enquête ont fourni une explication sur les circonstances ayant mené au décès de la fille du requérant. Pour autant, la Cour estime qu’il ne suffit pas d’avancer une hypothèse sur les raisons de la mort. Encore faut-il qu’une telle hypothèse soit suffisamment étayée par des preuves, de sorte que le décès ne puisse plus être considéré comme étant survenu dans des conditions suspectes (voir, mutatis mutandis, Mantog, précité, § 68).

  53. .  A cet égard, la Cour note que le requérant a été informé de l’enquête en cours et qu’il a été interrogé à plusieurs reprises. Cependant, ses demandes et celles de son fils concernant l’administration des preuves ont été systématiquement ignorées (paragraphes 13, 26 et 28 ci-dessus). La Cour constate que les autorités d’enquête n’ont ni analysé ni conservé les vêtements et le téléphone portable de la jeune fille, la ceinture censée avoir été utilisée pour la pendaison et la boisson que l’intéressée aurait consommé le jour du décès. Elle note également que l’examen médicolégal s’est borné à constater la cause immédiate du décès, sans qu’il ait été demandé au médecin de valider ou d’infirmer du point de vue médicolégal la thèse concernant l’origine des blessures sur la jambe et le moment auquel l’alcool avait été consommé. Par ailleurs, aucune explication n’a été fournie pour la contradiction relevée par le médecin légiste à propos de la différence entre la largeur de la ceinture et la marque que celle-ci avait laissée sur le cou de la jeune fille (voir, mutatis mutandis, M.B. c. Roumanie, no 43982/06, §§ 58 et 59, 3 novembre 2011).
  54. 49.  Au surplus, la Cour constate que le procureur en chef du parquet a lui-même estimé que le procès-verbal dressé sur les lieux, le rapport d’autopsie et les témoignages recueillis au cours de l’enquête préliminaire n’étaient pas suffisants pour écarter de nombreux doutes concernant les circonstances ayant entouré le décès de la fille du requérant. Or force est de constater qu’au lieu d’essayer d’obtenir des preuves relatives aux faits en question au moyen d’expertises et, le cas échéant, d’un complément de rapport médicolégal, les autorités d’enquête se sont bornées à interroger à nouveau les mêmes témoins qui ont réitéré leurs premières déclarations.


  55. .  Au vu de ces éléments, la Cour estime que les autorités d’enquête, en décidant de ne pas donner suite aux demandes d’expertise, ont empêché la clarification des zones d’ombre qui subsistaient dans le dossier à l’issue de l’enquête. Les autorités internes ne sauraient ainsi passer pour avoir permis d’établir de manière suffisamment précise les circonstances qui ont mené au décès de la fille du requérant (voir, mutatis mutandis, Pereira Henriques, précité, § 62 et Tsintsabadze c. Géorgie, no 35403/06, §§ 77 et suiv., 15 février 2011).

  56. .  Partant, la Cour conclut qu’il y a eu, en l’espèce, violation des obligations positives qui incombent à l’Etat défendeur en vertu du volet procédural de l’article 2 de la Convention.
  57. II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    52.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage


  58. .  Le requérant réclame 50 000 euros (EUR) pour préjudice moral. Il affirme qu’il est toujours profondément affecté par le caractère superficiel de l’enquête. Il soutient à cet égard qu’un parent a le droit de connaître la vérité concernant le décès de son enfant et que ce droit a été bafoué.

  59. .  Le Gouvernement considère que la somme réclamée est excessive. Il se réfère à cet égard à la jurisprudence de la Cour en la matière.

  60. .  Dans les circonstances spécifiques de l’affaire, la Cour estime que le constat de violation de l’article 2 de la Convention constitue en soi une satisfaction équitable suffisante pour réparer le dommage moral subi par le requérant.
  61. B.  Frais et dépens


  62. .  Le requérant ne demande pas le remboursement de frais et dépens.
  63. PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la Requête recevable ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural ;

    3.  Dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le préjudice moral subi par le requérant.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 juin 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

    Santiago Quesada                                                                Josep Casadevall
            Greffier                                                                               Président

     


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