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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> SULEYMAN EGE v. TURKEY - 45721/09 - Chamber Judgment (French Text) [2013] ECHR 591 (25 June 2013)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2013/591.html
Cite as: [2013] ECHR 591

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE SÜLEYMAN EGE c. TURQUIE

     

    (Requête no 45721/09)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

    STRASBOURG

     

    25 juin 2013

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

     


    En l’affaire Süleyman Ege c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Guido Raimondi, président,
              Danutė Jočienė,
              Peer Lorenzen,
              Dragoljub Popović,
              Işıl Karakaş,
              Nebojša Vučinić,
              Paulo Pinto de Albuquerque, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 juin 2013,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE


  1. .  A l’origine de l’affaire se trouve une Requête (no 45721/09) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Süleyman Ege (« le requérant »), a saisi la Cour le 12 août 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

  2. .  Le requérant a été représenté par Me E. Sansal, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

  3. .  Le 14 mai 2012, la Requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.
  4. EN FAIT


  5. .  Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

  6. .  Le 26 janvier 2001, le frère du requérant, M. Sedat Ege, se rendit à l’hôpital Gazi, à Ankara.

  7. .  Après avoir examiné Sedat Ege, les médecins évoquèrent la probabilité d’une sclérose latérale amyotrophique (SLA) et mirent en route un traitement médical en attendant de pouvoir établir un diagnostic définitif.

  8. .  Le 8 février 2001, Sedat Ege quitta l’hôpital.

  9. .  Le 25 février 2001, il fut admis aux urgences de l’hôpital Gazi pour une insuffisance respiratoire. Le pronostic vital étant engagé, il fut immédiatement transféré au centre hospitalier universitaire İbni Sina d’Ankara.

  10. .  Les médecins constatèrent que Sedat Ege souffrait d’une insuffisance respiratoire aiguë et décidèrent son admission en unité de soins intensifs, où il fut intubé et placé sous ventilation assistée.

  11. .  Ils diagnostiquèrent chez leur patient un syndrome de Guillain-Barré, une maladie auto-immune inflammatoire du système nerveux périphérique.

  12. .  Le 1er mars 2001, le personnel médical effectua chez l’intéressé un traitement par plasmaphérèse.

  13. .  Le 9 mars 2001, Sedat Ege décéda.

  14. .  A la demande du requérant et sur ordre du procureur, une autopsie fut pratiquée.

  15. .  Le requérant déposa une plainte pénale contre l’infirmière F.D. et le médecin D.T. pour négligence dans l’exercice de leurs fonctions à l’hôpital İbni Sina.
  16. I.  LES POURSUITES PÉNALES DILIGENTÉES CONTRE LE PERSONNEL MÉDICAL


  17. .  Le 4 octobre 2002, le Conseil d’Etat autorisa les poursuites pénales et transmit le dossier au parquet.

  18. .  Le requérant se constitua partie intervenante à la procédure pénale entamée devant le tribunal correctionnel d’Ankara contre F.D. et D.T.

  19. .  Le requérant, entendu par le tribunal, déclara notamment ce qui suit :
  20. « Mon frère était attaché à son lit par les poignets. D’après le personnel médical, il s’agissait d’une précaution pour éviter qu’il n’enlevât les sondes. D’après ce que j’ai compris, dans la nuit du 9 mars 2001, la sonde de ventilation n’était plus en place. L’appareil avait émis un signal d’alarme, mais le personnel médical ne l’avait entendu que tardivement. Lorsque les médecins sont intervenus, ils ont constaté que Sedat était mort. Les conclusions de l’autopsie, selon lesquelles mon frère est mort en raison d’une insuffisance respiratoire, confirment mes dires. Il y a bien eu un homicide involontaire du fait de cette négligence et je souhaite que les responsables soient poursuivis pénalement. »


  21. .  L’infirmière F.D. se défendit en ces termes :
  22. « M. Ege souffrait d’une sclérose latérale amyotrophique. J’étais de garde le soir du 9 mars 2001. Je devais m’occuper des salles 1201 et 1210. Alors que j’étais occupée dans la salle 1201, j’ai entendu l’alarme de la salle 1210. Je me suis aussitôt rendue au chevet de M. Ege. Puis j’ai appelé le médecin D.T., qui a constaté que la sonde respiratoire n’était plus en place. Au moment où il essayait de la réintroduire, le patient a eu un arrêt cardiaque. Malheureusement, malgré notre intervention, nous n’avons pas pu le sauver. »


  23. .  Le docteur D.T. déposa en ces termes :
  24. « Le 8 mars 2001, un des patients qui était dans la salle de réanimation est décédé. M. Sedat Ege a été très affecté par cet événement. Il nous a assuré qu’il respirait bien et il a voulu quitter l’unité de soins intensifs. Comme en réalité il n’arrivait pas à respirer suffisamment sans l’assistance de la ventilation artificielle, nous avons refusé. Nous avons essayé de le calmer, mais il était agité. Il a demandé à voir sa famille. Nous avons accepté. Nous avons renforcé les attaches de la sonde respiratoire. Par la suite, par précaution, pour éviter tout risque d’auto-extubation, nous avons attaché le malade à son lit au niveau des poignets. Le 9 mars 2001, vers 3 h 50 du matin, j’ai entendu l’alarme du respirateur des soins intensifs. J’ai aussitôt couru vers la salle des soins intensifs et j’ai constaté que le patient Sedat Ege était pâle. Il avait les yeux fermés et ne répondait pas. La sonde endotrachéale et le fixateur de sonde endotrachéale étaient toujours en place. Lors de mon intervention, j’ai remarqué que le ventre du patient gonflait. J’ai tout de suite compris que la sonde respiratoire s’était déplacée vers l’œsophage. Dès lors, j’ai fait en sorte que la ventilation assistée soit assurée, mais le patient a eu un arrêt cardiaque. Nous avons appliqué le protocole de réanimation cardio-pulmonaire avec un autre médecin urgentiste mais, malgré tous nos efforts, le patient est décédé à 5 h 5. »


  25. .  La responsable de l’unité de soins intensifs de l’hôpital fut également entendue en tant que témoin. Elle affirma notamment ce qui suit :
  26. « (...) Pendant les heures de travail, deux assistants et deux infirmières sont en service tandis que, pendant les heures de garde, une seule infirmière est présente de façon permanente dans l’unité de soins intensifs. Au besoin, une deuxième infirmière vient aider l’infirmière de garde. Les auxiliaires de soin sont également présentes dans le service pour les aider à changer les patients de position et à faire leur toilette, mais aussi pour effectuer des actes tels que vider les sondes vésicales des patients.

    L’unité de soins intensifs de neurologie est constituée de huit lits et, la plupart du temps, le service est presque plein. Les patients sont en général des malades plongés dans le coma qui nécessitent une surveillance permanente.

    (...) La sonnerie des appareils reliés aux patients peut aisément être entendue par le personnel médical. Il n’est pas possible de ne pas entendre l’alarme lorsqu’elle sonne. Si elle se déclenche, même si on n’est pas au chevet du patient, on peut intervenir en quelques secondes. Sedat Ege était dans la salle 1210 qui se trouve juste en face du bureau des infirmières. Elle est équipée d’une vitre teintée normale et la porte reste constamment ouverte. L’état du patient nécessitait une surveillance et une observation permanentes. Il souffrait d’une infection pulmonaire causée par sa maladie. C’est la ventilation artificielle qui maintenait Sedat Ege en vie.

    (...) Dès son admission dans l’unité de soins intensifs, l’intéressé a refusé d’accepter sa maladie et notamment sa difficulté à respirer. Il prétendait fréquemment pouvoir respirer sans assistance. Il l’a écrit plusieurs fois sur des bouts de papiers qu’il nous montrait. A plusieurs reprises, pour nous prouver qu’il respirait tout seul, il a essayé d’enlever la sonde respiratoire. On a dû intervenir à chaque fois pour vérifier et au besoin rebrancher la sonde. Une fois, sous ma surveillance, on lui a retiré la sonde respiratoire un court instant pour qu’il puisse comprendre qu’il avait besoin de la ventilation assistée, en vain.

    (...) Nous n’avons pas choisi d’appliquer le protocole de la sédation car un tel procédé risquait de provoquer une détérioration de la fonction respiratoire du patient et d’empêcher le suivi de son état neurologique. Pour éviter qu’il n’enlève la sonde respiratoire, nous avons été obligés de lui attacher les mains. Cependant, même dans cette position, le patient est parvenu de temps en temps à atteindre la sonde respiratoire pour tenter de l’enlever mais nous sommes intervenus à chaque fois pour l’en empêcher. »


  27. .  La déposition de F.T.E., l’épouse de Sedat Ege, fut recueillie :
  28. « (...) Le 8 mars 2001, un décès est survenu dans le service où se trouvait mon mari. Afin de calmer mon mari qui avait été très affecté par ce décès, le médecin m’a autorisé à entrer dans l’unité de soins intensifs pour le réconforter psychologiquement. Le tube mis dans sa bouche sortait de temps en temps. Le médecin a demandé qu’on lui attachât les mains pour qu’il n’arrache pas le tube en se débattant. C’est dans ce but qu’on lui a attaché les mains (...) »


  29. .  E.Ç., une proche d’une autre patiente hospitalisée dans l’unité de soins intensifs avec Sedat Ege, fut entendue. Elle affirma avoir été témoin le 8 mars 2001 de l’état d’agitation de M. Ege et de ses tentatives d’arracher les tubes de la ventilation artificielle. Elle ajouta que le personnel médical s’était immédiatement rendu à son chevet.

  30. .  Le 26 avril 2004, les juges décidèrent de saisir le Conseil supérieur de la santé pour expertise.

  31. .  Le 26 mai 2004, l’institut médicolégal rendit un rapport d’expertise relatif au frère du requérant. Le passage pertinent en l’espèce de ce rapport se lit comme suit :
  32. « Selon l’évolution clinique figurant dans les documents médicaux et le résultat de l’autopsie, il a été conclu à l’unanimité que le décès du patient Sedat Ege, atteint du syndrome de Guillain-Barré, résultait d’une insuffisance respiratoire due au fait qu’il avait arraché la sonde d’intubation. »


  33. .  A la suite de deux réunions tenues le 7 et le 8 septembre 2006, le Conseil supérieur de la santé rendit son rapport le 28 novembre 2006, dans lequel il concluait que le médecin D.T. et l’infirmière F.D. n’avaient commis aucune faute professionnelle. Il ajoutait néanmoins que l’unité de soins intensifs de neurologie au centre hospitalier universitaire d’Ankara ne fonctionnait pas dans des conditions adaptées, qu’il y avait eu un certain nombre de dysfonctionnements dans le service et que ceux-ci avaient joué un rôle dans le décès du patient Sedat Ege. Trois médecins du Conseil supérieur de la santé rédigèrent une opinion dissidente, dont la partie pertinente en l’espèce se lit comme suit :
  34. « Le diagnostic posé et le traitement médical proposé étaient conformes aux règles médicales. En revanche, il ressort du dossier que le patient était particulièrement agité et cherchait à enlever la sonde respiratoire. Par exemple, le 2 mars 2001, il l’a enlevée deux fois. Les médecins sont intervenus pour la remettre en place. Le comportement du patient mettait sa vie en danger, car il avait besoin de la ventilation assistée pour pouvoir respirer. Il ne suffit pas d’attacher ce type de patients à leur lit par les poignets. La preuve en est que, dans les circonstances de la cause, cette pratique n’a pas suffi. D’ailleurs, le choix d’une telle pratique n’est pas éthique. C’est pour cela que, avec certains patients, il n’y a pas d’autre solution que de procéder à la sédation sans se préoccuper de l’influence des sédatifs sur l’examen neurologique. A l’examen du dossier, nous voyons que le responsable de l’unité de soins intensifs a choisi de ne pas administrer des sédatifs à ce patient en raison de contre-indications neurologiques. Dès lors, il est compréhensible que le médecin urgentiste de garde n’ait pas, lui non plus, mis le patient sous sédatifs. Cela étant, l’intéressé aurait dû faire l’objet d’une surveillance beaucoup plus attentive, ce qui aurait permis d’éviter l’incident litigieux. En conclusion, selon nous, le patient, vu son état agressif et agité, aurait dû tout de même bénéficier d’une sédation. Nous estimons que les médecins mis en cause sont fautifs à hauteur de 2/8e. »


  35. .  Le requérant contesta les conclusions du Conseil supérieur de la santé. Le tribunal demanda alors une contre-expertise à la chambre spécialisée de l’institut médicolégal.

  36. .  La chambre spécialisée de l’institut médicolégal rendit son rapport définitif le 5 septembre 2007. Après examen du rapport d’autopsie, elle considéra que le décès avait été provoqué par une insuffisance respiratoire due au syndrome de Guillain-Barré dont le patient souffrait. Elle estimait que le diagnostic établi et les soins prodigués au patient étaient conformes aux règles médicales. Elle observa que l’auto-extubation par le patient Sedat Ege avait eu lieu à plusieurs reprises, à des dates différentes, à savoir le 2 mars 2001, le 4 mars 2001, le 6 mars 2001 - date à laquelle le patient avait été attaché à son lit par les poignets - et enfin le 9 mars 2001. Elle notait que la sédation n’était pas indiquée pour tous les patients intubés. Elle ajoutait que, chez certains patients sous sédatifs, il arrivait aussi qu’il y ait des extubations accidentelles, voire des auto-extubations. Elle concluait que le médecin et l’infirmière mis en cause n’avaient commis aucune faute lors de l’application de la procédure de réanimation, mais qu’il y avait eu un manquement administratif le jour de l’incident, une seule infirmière de garde ne pouvant suffire pour huit patients en soins intensifs.

  37. .  Par un jugement du 12 novembre 2007, le tribunal correctionnel d’Ankara se fondant essentiellement sur les rapports d’expertises médicales, relaxa les prévenus.

  38. .  Le 4 décembre 2007, le requérant se pourvut en cassation contre ce jugement.

  39. .  Par un arrêt du 14 novembre 2008, notifié au requérant le 4 mars 2009, la Cour de cassation confirma en toutes ses dispositions le jugement attaqué.
  40. II.  LA PROCÉDURE ADMINISTRATIVE EN INDEMNISATION


  41. .  Le 7 mai 2001, le requérant saisit l’administration d’une demande en dommages et intérêts.

  42. .  En l’absence de réponse positive, il intenta une action en justice devant le tribunal administratif.

  43. .  Le 5 novembre 2004, le tribunal administratif d’Ankara le débouta.

  44. .  Le 24 septembre 2007, le Conseil d’Etat, estimant que le requérant devait être indemnisé, cassa le jugement de première instance.

  45. .  Le passage pertinent en l’espèce de l’arrêt du Conseil d’Etat se lit comme suit :
  46. « Lorsqu’il s’agit d’établir la responsabilité de l’administration, la faute lourde n’est recherchée que dans les interventions et opérations risquées. Ce n’est pas l’objet de la Requête en l’espèce. A l’analyse du dossier, il convient d’observer que le frère du requérant avait essayé à plusieurs reprises d’enlever la sonde respiratoire de la ventilation artificielle. Le personnel médical le savait, pourtant il n’a pas pris les mesures supplémentaires qui s’imposaient pour que le patient n’enlevât pas cette sonde qui le maintenait en vie. Autrement dit, l’administration défenderesse n’a pas été suffisamment attentive et diligente (...) Cela est une faute professionnelle. Le requérant doit être indemnisé. »


  47. .  Le 24 octobre 2008, le Conseil d’Etat rejeta le recours en rectification de l’arrêt formé par l’administration.

  48. .  Le 2 juillet 2009, le tribunal administratif d’Ankara se conforma à l’arrêt du Conseil d’Etat et condamna l’administration à payer au requérant, pour dommage moral, 5 000 livres turques (soit environ 2 325 euros (EUR) à l’époque des faits), somme assortie d’intérêts moratoires au taux légal à compter du 7 mai 2001.

  49. .  Le 16 novembre 2009, le Conseil d’Etat cassa le jugement du 2 juillet 2009 au motif que le montant de l’indemnité accordée au requérant était insuffisant.

  50. .  Le 15 avril 2011, le tribunal administratif d’Ankara se conforma à l’arrêt du Conseil d’Etat et condamna l’administration à payer au requérant, pour dommage moral, 20 000 livres turques (soit environ 10 000 EUR à l’époque des faits), somme assortie d’intérêts moratoires au taux légal à compter du 7 mai 2001.

  51. .  L’administration se pourvut en cassation.

  52. .  Le 20 mai 2012, dans le cadre de l’exécution du jugement du 15 avril 2011, l’administration paya au requérant la somme de 73 250 livres turques (soit environ 31 000 euros).

  53. .  A la date du 18 février 2013, la procédure est toujours pendante devant le Conseil d’Etat.
  54. EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION


  55. .  Le requérant allègue que les circonstances du décès de son frère au centre hospitalier universitaire d’Ankara ont emporté violation de l’article 2 de la Convention. Invoquant en outre l’article 6 § 1 de la Convention, il soutient que la procédure pénale engagée contre le personnel médical n’était pas équitable. Il déplore également la durée des procédures engagées devant les juridictions nationales, qu’il juge contraire aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention.

  56. .  Le Gouvernement combat ces thèses.

  57. .  La Cour estime qu’il convient d’examiner sous l’angle de l’article 2 de la Convention les griefs formulés par le requérant, étant entendu que, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, elle n’est pas liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements. Dans sa partie pertinente en l’espèce, cette disposition se lit ainsi :
  58. « 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...) »

    A.  Sur la recevabilité


  59. .  Le Gouvernement soutient que, ayant obtenu gain de cause devant le tribunal administratif d’Ankara, le requérant ne peut se prétendre victime de la violation alléguée.

  60. .  Plaidant que cette procédure est toujours pendante devant le Conseil d’Etat, le Gouvernement excipe également du non-épuisement des voies de recours internes.
  61. 1.  Qualité de victime


  62. .  Sur la question de la qualité de victime du requérant, la Cour observe que la procédure entamée en 2001 devant les juridictions administratives est toujours pendante devant le Conseil d’Etat (paragraphe 42 ci-dessus). Elle estime par ailleurs que, dans les circonstances de la présente affaire, le fait que l’intéressé a perçu une indemnité le 20 mai 2012, à l’issue de la procédure du tribunal administratif d’Ankara (paragraphe 41 ci-dessus), n’a pas d’incidence sur cette question d’autant que la procédure est pendante devant le Conseil d’Etat et qu’en cas de cassation du jugement de première instance, le requérant peut être amené à rembourser la somme qu’il a perçue. Dès lors, le requérant peut se prétendre victime au sens de l’article 34 de la Convention. Partant, la Cour rejette l’exception du Gouvernement.
  63. 2.  Epuisement des voies de recours internes

    a)  Grief relatif à l’aspect matériel


  64. .  La Cour estime que le grief du requérant fondé sur le volet matériel de l’article 2 de la Convention est prématuré dans la mesure où la procédure est toujours pendante en droit interne. Il convient donc de retenir l’exception du Gouvernement sur ce point et de déclarer cette partie de la Requête irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes, au sens de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
  65. b)  Grief concernant l’aspect procédural


  66.   La Cour considère que, dans les circonstances de la cause, l’exception de non-épuisement des voies de recours internes est étroitement liée à la substance du grief du requérant tiré du volet procédural de l’article 2 de la Convention et que son examen doit donc être joint à l’examen au fond.
  67. Elle relève en outre que ce grief ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité.

    B.  Sur le fond


  68. .  Le requérant allègue n’avoir pas pu obtenir un examen prompt et effectif de sa cause. Il réclame la reconnaissance et la réparation de la négligence médicale dont son frère aurait été victime.

  69. .  Le Gouvernement combat la thèse du requérant. Il évoque l’enquête, minutieuse selon lui, menée en droit interne, et soutient que l’effectivité des voies pénales et administratives ne prête le flanc à aucune critique.

  70.   La Cour rappelle que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention impose aux Etats l’instauration d’un système judiciaire efficace et indépendant capable, en cas de décès d’un individu se trouvant sous la responsabilité de professionnels de la santé - qu’ils relèvent du secteur public ou du secteur privé - d’établir la cause du décès et d’obliger les responsables éventuels à répondre de leurs actes (Powell c. Royaume-Uni (déc.), no 45305/99, CEDH 2000-V, et Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 49, CEDH 2002-I).

  71.   Si l’atteinte au droit à la vie ou à l’intégrité physique n’a pas été commise de manière volontaire, l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de mettre en place un système judiciaire efficace n’exige pas nécessairement dans tous les cas un recours de nature pénale (Mastromatteo c. Italie [GC], n37703/97, §§ 89-90, CEDH 2002-VIII).

  72.   Dans le contexte spécifique des négligences médicales, pareille obligation positive peut aussi être réputée remplie si, par exemple, le système juridique en cause offre aux intéressés un recours devant les juridictions civiles, seul ou combiné avec un recours devant les juridictions pénales, propre à permettre l’établissement de la responsabilité éventuelle des médecins en cause et, le cas échéant, l’application de toute sanction civile appropriée, tels le versement de dommages-intérêts et la publication de l’arrêt. Des mesures disciplinaires peuvent également être envisagées (Calvelli et Ciglio, précité, § 51, Vo c. France [GC], no 53924/00, § 90, CEDH 2004-VIII, et Lazzarini et Ghiacci c. Italie (déc.), no 53749/00, 7 novembre 2002).

  73.   La Cour rappelle en outre qu’une exigence de promptitude et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte. L’obligation de l’Etat au regard de l’article 2 de la Convention ne peut être réputée satisfaite si les mécanismes de protection prévus en droit interne n’existent qu’en théorie : il faut surtout qu’ils fonctionnent effectivement en pratique, ce qui suppose un examen de l’affaire prompt et sans retards inutiles (Calvelli et Ciglio, précité, § 53, et Byrzykowski c. Pologne, no 11562/05, § 117, 27 juin 2006). En effet, la connaissance des faits et des erreurs éventuellement commises dans l’administration de soins médicaux est essentielle pour permettre aux établissements concernés et au personnel médical de remédier aux défaillances potentielles et de prévenir la survenue d’erreurs similaires. Le prompt examen de telles affaires est donc important pour la sécurité des usagers de l’ensemble des services de santé.

  74.   En l’espèce, la Cour relève que, dans le but de faire établir les circonstances du décès de son frère et les responsabilités liées à ce décès, le requérant a fait usage de deux voies de droit : la procédure pénale et la procédure administrative.

  75.   La Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de s’attarder sur la procédure pénale, car, comme il a été précédemment souligné (paragraphe 54 ci-dessus), l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention n’exige pas nécessairement de l’Etat qu’il assure des poursuites pénales dans de telles affaires. Elle se bornera donc à relever que la procédure pénale, en particulier les expertises, a connu une durée excessive que ni le comportement du requérant ni la complexité de l’affaire ne suffisent à expliquer, et qu’il a fallu aux tribunaux nationaux plus de sept ans pour statuer sur l’action pénale. Ce délai n’est assurément pas « raisonnable » dans les circonstances de la cause.

  76.   Quant à la procédure administrative, elle se déroule devant les juridictions nationales depuis le 7 mai 2001 (paragraphes 31 et 42 ci-dessus). Cette durée de presque douze ans ne répond pas non plus à l’exigence du délai raisonnable. La Cour ne saurait admettre qu’une procédure engagée aux fins de faire la lumière sur les accusations de négligence médicale puisse durer aussi longtemps en droit interne (Kudra c. Croatie, no 13904/07, § 120, 18 décembre 2012). Elle tient à rappeler que la prompte réaction des autorités est capitale pour maintenir la confiance du public et son adhésion à l’Etat de droit et pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration (Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 72, CEDH 2002-II). Il en va de même pour les affaires de négligences médicales relevant de l’article 2 de la Convention (Oyal c. Turquie, no 4864/05, §§ 74-76, 23 mars 2010). Il appartient à l’Etat d’agencer son système judiciaire de manière à permettre à ses tribunaux de répondre aux exigences de la Convention, notamment celles consacrées par les obligations découlant de l’article 2 (voir, mutatis mutandis, R.M.D. c. Suisse, 26 septembre 1997, § 54, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI).

  77.   En l’espèce, la Cour estime, eu égard aux éléments qui précèdent, que les autorités nationales n’ont pas traité la cause du requérant liée au décès de son frère avec le niveau de diligence requis par l’article 2 de la Convention. En conséquence, elle conclut à la violation de cette disposition sous son volet procédural et rejette l’exception préliminaire du Gouvernement relative au non-épuisement des recours administratifs internes en ce qui concerne le volet procédural de l’article 2 (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 211, 9 avril 2009).
  78. II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION


  79. .  Invoquant l’article 3 de la Convention, le requérant se plaint que son frère ait été attaché à son lit par les poignets à l’unité de soins intensifs.

  80. .  La Cour observe que le frère du requérant  avait été  admis en unité de soins intensifs, où il avait été intubé et placé sous ventilation assistée. Les témoignages permettent de comprendre que l’intéressé  avait refusé d’accepter sa difficulté à respirer et  qu’il avait, à plusieurs reprises,  tenté d’arracher les tubes de la ventilation artificielle (voir les paragraphes 17-22 ci-dessus). Les médecins ont été obligés de l’attacher à son lit par les poignets pour éviter qu’il n’enlevât les sondes de l’assistance respiratoire qui le maintenait en vie. La Cour estime que cette précaution avait été prise dans le but de protéger la santé de M. Ege. En conséquence, le grief du requérant fondé sur l’article 3 de la Convention est manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et il doit être rejeté, en application de l’article 35 § 4 de la Convention.
  81. III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    63.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »


  82. .  Le requérant réclame 60 000 euros (EUR) pour préjudice moral.

  83. .  Le Gouvernement estime ce montant excessif et invite la Cour à rejeter les prétentions du requérant. Il fait notamment observer que l’intéressé a été indemnisé en droit interne à l’issue de la décision du tribunal administratif d’Ankara à hauteur d’environ 31 000 EUR.

  84.   La Cour admet que la violation de l’article 2 sous son volet procédural a causé au requérant un préjudice moral certain que le simple constat de violation ne suffit pas à compenser. Dès lors, statuant en équité, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer à l’intéressé la somme de 20 000 EUR pour dommage moral.
  85. PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Joint au fond l’exception de non-épuisement des voies de recours internes administratives soulevée par le Gouvernement relativement à l’article 2 de la Convention sous son volet procédural, et la rejette ;

     

    2.  Déclare recevable le grief tiré de l’article 2 de la Convention sur son volet procédural et  irrecevable le restant de la Requête ;

     

    3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural ;

     

    4.  Dit,

    a)  que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 20 000 EUR (vingt mille euros) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, somme à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

    5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 25 juin 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

    Stanley Naismith                                                                 Guido Raimondi
            Greffier                                                                               Président

     


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