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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> MUSTAFA ALDEMIR v. TURKEY - 53087/07 - Chamber Judgment (French Text) [2013] ECHR 631 (02 July 2013)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2013/631.html
Cite as: [2013] ECHR 631

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE MUSTAFA ALDEMİR c. TURQUIE

     

    (Requête no 53087/07)

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

     

    STRASBOURG

     

    2 juillet 2013

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Mustafa Aldemir c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Guido Raimondi, président,
              Danutė Jočienė,
              Dragoljub Popović,
              András Sajó,
              Işıl Karakaş,
              Paulo Pinto de Albuquerque,
              Helen Keller, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 juin 2013,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE


  1. .  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 53087/07) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Mustafa Aldemir (« le requérant »), a saisi la Cour le 30 novembre 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

  2. .  Le requérant a été représenté par Me M. Karaman, avocat à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

  3. .  Le 23 novembre 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.
  4. EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE


  5. .  Le requérant est né en 1954 et réside à Diyarbakır.

  6. .  Le 16 décembre 2005, vers 4 heures du matin, le requérant, muni d’une lampe de poche et d’un parapluie, partit du village d’Akdoruk pour se rendre au village voisin, Narlıca (Kulp/Diyarbakır).

  7. .  En chemin, il fut touché à la jambe droite, au niveau de la face latérale de la hanche.

  8. .  Peu après, il aperçut des militaires et leur expliqua qu’il était un simple villageois.

  9. .  Il fut transporté à l’hôpital militaire de Diyarbakır où il resta jusqu’au 26 décembre 2005.
  10. A.  Les rapports médicaux


  11. .  Le rapport médical délivré par l’institut médicolégal de Diyarbakır en date du 30 juin 2006 indiquait que la blessure du requérant ne présentait aucun risque pour sa vie, qu’elle n’avait cependant pas pu être soignée par une intervention médicale simple et que la fracture à la jambe était susceptible d’affecter l’état de santé de l’intéressé. Il mentionnait également que le médecin avait opté pour un établissement du rapport définitif après un traitement orthopédique de dix-huit mois.

  12. .  Le nouveau rapport médical, délivré par l’hôpital civil de Diyarbakır en date du 5 décembre 2007, indiquait que la jambe droite du requérant était restée plus courte de trois centimètres par rapport à la gauche et que l’intéressé, qui souffrait toujours, ne se déplaçait qu’avec des béquilles.

  13. .  Un troisième rapport médical, délivré par l’hôpital universitaire de Dicle en date du 29 juillet 2010, indiquait que le requérant marchait à l’aide d’une canne et que son taux d’invalidité était de 10 %.
  14. B.  L’enquête pénale


  15. .  Entre-temps, le 16 décembre 2005, le procureur de la République de Kulp avait ouvert d’office une enquête pénale.

  16. .  Un procès-verbal de constat sur les lieux avait été dressé. Il avait été établi que 36 soldats et 5 gardes de village avaient participé à l’opération du matin.

  17.   Un croquis de l’état des lieux avait été réalisé.

  18. .  Le procureur avait entendu le requérant dont les déclarations se lisent notamment comme suit :
  19. « A l’époque des faits, personne ne vivait à Akdoruk. Nous étions juste deux familles dans ce village. Je vivais avec ma famille dans une classe d’une école désaffectée.

    (...) je suis sorti deux fois de chez moi. Une fois, très tard dans la nuit, pour m’assurer que le toit de ma maison, que je réparais, n’avait pas été abîmé par la pluie et une autre fois, vers 4 heures du matin, pour me rendre à Kulp. Je devais y voir le procureur qui m’avait convoqué pour m’entendre au sujet d’une dispute avec F.T.

    Pour aller à Kulp, il fallait d’abord que je marche jusqu’à Narlıca, puis que je prenne un bus. J’ai emporté un parapluie et une lampe de poche. Je suis sorti de chez moi et, au bout de 100 ou 150 mètres à peine, j’ai entendu un bruit et je suis tombé par terre. J’ai compris que quelqu’un m’avait tiré dessus et que j’étais touché à la jambe. Les soldats sont arrivés et m’ont demandé où j’allais. Je le leur ai expliqué.

    J’avais la lampe de poche allumée et le parapluie ouvert. Il est possible que le parapluie se soit fermé au moment où je suis tombé.

    Les soldats m’ont emmené à l’hôpital où j’ai été soigné.

    Il y a eu un seul tir sans sommation.

    Je n’ai vu aucun terroriste ici depuis cinq ou six ans.

    Je demande que les responsables de cet incident soient punis. »


  20. .  Les témoignages de plusieurs personnes avaient également été recueillis. Leurs passages pertinents en l’espèce se lisent comme suit :
  21. V.T. : « Je vivais avec ma famille à Akdoruk, dans une classe de l’école désaffectée. Je savais que Mustafa devait aller à Kulp tôt le lendemain. Vers 4 h 20, j’ai entendu un coup de feu. Mustafa a crié à l’aide. Je suis aussitôt sorti pour voir ce qui se passait et j’ai vu des soldats dehors. Le capitaine m’a dit qu’ils avaient tiré sur Mustafa par erreur.

    Le parapluie de Mustafa était fermé mais je l’avais vu partir avec un parapluie ouvert car il pleuvait beaucoup.

    Mustafa a été transporté à l’hôpital pour être soigné.

    Je n’ai entendu qu’un seul tir sans aucune sommation préalable. »

    M.E. : « Je suis le lieutenant du commandement de la sécurité intérieure de la première compagnie. La nuit de l’incident, nous avons été informés du passage d’un groupe de terroristes dans la région. Suite à cette information, nous avons été chargés de nous tenir en embuscade autour du village d’Akdoruk. Vers 3 heures du matin, un groupe de trois personnes a été aperçu dans la caméra thermique autour d’une maison qui était chauffée. Cela nous a paru suspect. Deux des personnes ont commencé à marcher dans notre direction. Celle qui était devant avait une lampe de poche allumée. Elle la tenait braquée dans notre direction. Elle avait quelque chose sous le bras. Le soldat chargé de la caméra thermique m’a dit que cela pouvait être une arme. Comme il faisait nuit et qu’il pleuvait, nous n’arrivions pas à savoir exactement ce que c’était. Nous ne pouvions pas savoir que c’était simplement un parapluie. Je lui ai crié de s’arrêter mais la personne a continué à marcher dans notre direction. J’ai tiré un coup de sommation en l’air. La personne ne s’est toujours pas arrêtée. J’ai alors tiré dans ses jambes. Quand nous avons vu qu’elle était blessée, nous l’avons conduite à l’hôpital. »

    A.İ. : « Je suis le commandant de cette compagnie. Nous avons été informés de la présence de terroristes du PKK dans cette région. Le but de l’opération du 16 décembre 2005 était de sécuriser le village d’Akdoruk. Nous pensions que le village était désert mais, une fois sur place, nous avons constaté qu’il y avait des gens qui vivaient dans une école désaffectée. Comme nous ne savions pas s’il s’agissait de terroristes ou de civils, nous ne sommes pas intervenus tout de suite. Ce soir-là, il pleuvait et il y avait du brouillard, et la visibilité était mauvaise ; on ne voyait pas au-delà de cinquante mètres. A un moment donné, deux personnes ont commencé à marcher dans la direction du lieutenant M.E. Celle qui était devant semblait être armée. Elle voulait contourner la tranchée. Cela pouvait être dangereux pour la sécurité des soldats. Le lieutenant M.E. a pris un gros risque et s’est levé pour lui ordonner de s’arrêter immédiatement. Elle a continué à marcher dans notre direction. M.E. a alors tiré un coup de sommation en l’air. La personne a été prise de panique et a continué à marcher. M.E. a alors tiré dans ses jambes pour l’arrêter. Ensuite nous avons compris qu’il s’agissait d’un villageois qui tenait un parapluie et non une arme. Son parapluie était bien fermé malgré la pluie. C’est d’ailleurs ce qui nous a induits en erreur. »

    M.K. : « Je faisais partie des soldats embusqués. J’avais pour mission de surveiller la zone avec la caméra thermique. J’ai vu trois personnes autour d’une maison. L’une d’elle s’est beaucoup approchée de nous. Elle tenait un objet sous son bras et une lampe de poche qu’elle braquait sur nous. J’ai cru qu’elle était armée mais, comme il y avait du brouillard et qu’il pleuvait, je n’arrivais pas à distinguer précisément l’objet qu’elle portait. J’ai dit à notre commandant que cela pouvait être une arme. Il a ordonné en criant à la personne de s’arrêter et a fait un tir de sommation en l’air, mais l’individu ne s’est pas arrêté et a continué à se diriger vers nous. Notre commandant a alors tiré une fois. L’individu a été blessé au niveau de la jambe droite. Il a été transporté à l’hôpital. Nous avons constaté que l’objet qu’il tenait n’était pas une arme mais un parapluie qu’il n’avait pas ouvert malgré la pluie. »

    İ.D. : « Je suis sous-officier du commandement de la sécurité intérieure de la première compagnie. Le 16 décembre 2005, nous avons pris position autour du village d’Akdoruk. Nous avions pour mission de nous assurer que le village était sécurisé. Nous pensions que ce village était désert, mais nous nous sommes vite rendu compte qu’il y avait des gens qui vivaient dans l’école désaffectée. Il pleuvait et neigeait en même temps. Le brouillard réduisait la visibilité de manière significative. Nous avons vu un individu sortir de l’école, suivi peu après par une autre personne. Celui qui était devant semblait porter une arme. Notre commandant lui a ordonné d’une voix forte de s’arrêter. Après un tir en l’air en guise d’avertissement, il a tiré en le visant aux jambes. L’individu est tombé par terre. Nous pensions à ce moment-là qu’il s’agissait d’un terroriste. Ensuite nous avons compris que c’était un villageois. Malgré la pluie, il portait un parapluie fermé au moment de l’incident, c’est ce qui nous a induits en erreur. »

    M.K.O. : « Je fais partie du corps de la gendarmerie. Le 16 décembre 2005, nous avons été informés de la présence de terroristes dans le village d’Akdoruk. Nous avons sécurisé les lieux vers 2 h 30 du matin. Il était prévu que nous resterions en embuscade jusqu’au matin puis que nous ferions une recherche sur les lieux. L’école, qu’on croyait déserte, abritait des personnes et était chauffée. Nous avons aperçu deux personnes marcher vers nous. Celle qui était devant tenait un objet qui ressemblait à une arme. Comme il neigeait et qu’il pleuvait très fort, on ne distinguait pas bien ce que c’était. Notre commandant, le lieutenant M.E., a ordonné à l’individu de s’arrêter de suite mais il a continué à s’approcher. Après un tir de sommation, notre commandant a tiré sur lui. L’individu est tombé par terre. Il a été blessé au niveau de la jambe droite. Il ne portait pas d’arme mais un parapluie fermé. Nous avons compris seulement après ses explications qu’il s’agissait d’un villageois. »

    H.Y. : « Je suis le chef des gardes de village. Nous sommes arrivés dans le village d’Akdoruk vers 1 heure, 1 h 30 du matin. Il pleuvait et neigeait en même temps. Nous avons constaté qu’il y avait des personnes dans l’école désaffectée. Deux individus en sont sortis avec des lampes de poche. L’un d’entre eux a commencé à marcher dans notre direction. Je ne voyais que la lumière de la lampe de poche. Je ne voyais pas si son parapluie était ouvert ou non. Les militaires pouvaient voir mieux que nous car ils étaient équipés d’une caméra thermique. Nous, nous n’avions que nos jumelles. Lorsque cet individu s’est approché encore plus de nous, le lieutenant lui a dit trois ou quatre fois : « Halte ! N’avance plus ! » Il a également fait un tir de sommation en l’air. L’individu ne s’est pas arrêté et le lieutenant lui a tiré dessus. »


  22. .  Les gardes de village M.C. et R.Ç. confirmèrent les dires de leur chef, H.Y.

  23. .  Le père, la mère et l’épouse du requérant furent également entendus par le procureur. Ils affirmèrent que leur proche était sorti tôt le matin pour arriver à l’heure à Kulp et se présenter au procureur. Selon eux, il faisait encore nuit et il avait pris sa lampe de poche, et, comme il aurait plu, il aurait également pris un parapluie. Le père et la mère déclarèrent que, lorsqu’ils avaient entendu les cris de leur fils, ils avaient pensé qu’il était attaqué par un sanglier. L’épouse du requérant affirma quant à elle avoir entendu un seul tir puis les cris de douleur de son mari.

  24. .  Le 4 juillet 2006, le procureur de la République de Kulp se déclara incompétent ratione materiae et renvoya le dossier devant le parquet militaire de Diyarbakır.

  25.   Le procureur militaire de Diyarbakır ordonna qu’il fût procédé à une expertise.

  26.   Le 22 novembre 2006, le capitaine G.B., expert militaire, fut entendu par le procureur. Il déclara que, au regard des circonstances, le lieutenant M.E. n’avait commis aucune faute. Il dit notamment être établi que le lieutenant M.E. avait crié « halte ! » et qu’il avait tiré une fois en l’air en guise de sommation avant de tirer dans les jambes de Mustafa Aldemir, lequel aurait persisté à marcher en direction des militaires en braquant sur eux une lampe de poche et en tenant un parapluie fermé malgré la pluie.

  27. .  A l’issue de l’instruction pénale, le 4 décembre 2006, le procureur militaire rendit une ordonnance de non-lieu en application des articles 24, 27 et 30 du code pénal. Il estima établi que le lieutenant M.E. était convaincu de la légitimité de son acte, et qu’il avait agi dans le seul but de se défendre et de protéger les autres soldats. Cependant, en raison notamment des conditions climatiques, il aurait tiré par erreur sur un villageois portant non pas une arme, comme l’avait cru M.E., mais un parapluie, et l’aurait blessé à la jambe.

  28. .  Le requérant fit opposition à cette ordonnance de non-lieu par l’intermédiaire de son avocat.

  29.   Le 4 avril 2007, le tribunal militaire de Diyarbakır confirma, à la majorité, l’ordonnance de non-lieu attaquée.

  30. .  Dans son opinion dissidente, un juge du collège estima que le requérant aurait pu être arrêté sain et sauf. A son avis, dans les circonstances de la cause, rien ne justifiait le recours à la force et le procureur aurait dû entamer une action pénale à l’encontre du lieutenant M.E. devant la juridiction compétente.
  31. C.  La procédure administrative d’indemnisation


  32. .  Le 16 mai 2008, par l’intermédiaire de son avocat, le requérant saisit le tribunal administratif de Diyarbakır d’une action en dommages et intérêts contre le ministère de la Défense.

  33.   Cette procédure est toujours pendante devant ce même tribunal administratif.
  34. II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT


  35. .  Les passages pertinents en l’espèce de l’article 17 de la Constitution turque disposent :
  36. « Chacun a droit à la vie (...)

    La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de l’alinéa premier si elle résulte de l’usage de la force meurtrière dans les cas de nécessité absolue où la loi l’autorise [:] état de légitime défense, exécution d’une arrestation ou d’une décision de placement en détention, prévention de l’évasion d’un détenu ou d’un condamné, répression d’une émeute ou d’une insurrection (...) »


  37. .  La partie pertinente en l’espèce de l’article 24 du code pénal se lit comme suit :
  38. « N’est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte prescrit par la loi. »


  39. .  L’article 27 du code pénal est ainsi libellé :
  40. « Dépassement des limites [de l’état de légitime défense]

    Lorsqu’un acte [dépassant les limites de l’état de légitime défense] commis par imprudence est punissable, la peine prononcée est celle prévue pour un délit non intentionnel, réduite d’un sixième à un tiers, si le dépassement des limites [de l’état de légitime défense] est non intentionnel et s’est produit dans une situation correspondant à une cause objective d’irresponsabilité.

    Lorsque le dépassement des limites de l’état de légitime défense a été provoqué par une émotion, une peur ou une panique excusables, l’auteur de l’acte est dispensé de peine. »


  41. .  Aux termes de l’article 30 du code pénal, une personne qui commet un acte illicite en raison d’une erreur d’appréciation qu’elle n’était pas en mesure d’éviter n’est pas pénalement responsable.
  42. EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 2, 3 ET 13 DE LA CONVENTION


  43. .  Le requérant se plaint d’une violation des articles 2, 3 et 13 de la Convention.

  44. .  Le Gouvernement combat les thèses du requérant.

  45. .  Eu égard aux circonstances de la cause, en particulier au degré et au type de force utilisés ainsi qu’à l’intention ou au but sous-jacents à l’usage d’une telle force, et au regard de sa jurisprudence en la matière, la Cour considère que les faits appellent un examen sous l’angle de l’article 3 de la Convention (voir, dans le même sens, Parlak c. Turquie, no 22459/04, § 45, 19 juillet 2011, et Perişan et autres c. Turquie, no 12336/03, § 91, 20 mai 2010 ; comparer avec Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, §§ 49-55, CEDH 2004-XI, Olteanu c. Roumanie, no 71090/01, § 59, 14 avril 2009, et Evrim Öktem c. Turquie, no 9207/03, §§ 39-43, 4 novembre 2008).
  46. A.  Sur la recevabilité


  47. .  Le requérant se plaint de l’usage envers lui d’une force excessive et disproportionnée ayant causé sa blessure ainsi que de la manière dont l’enquête relative à cet incident aurait été conduite.

  48. .  Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient que le requérant aurait pu emprunter les voies de réparation administratives ou intenter, avec succès selon lui, une action en dommages-intérêts fondée sur le code des obligations. A cet égard, citant l’article 53 de ce code, il indique que la non-condamnation d’un accusé au pénal ne lie pas la juridiction civile.

  49.   La Cour rappelle que la finalité de l’article 35 § 1 de la Convention, qui énonce la règle de l’épuisement des voies de recours internes, est de ménager aux Etats contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que la Cour n’en soit saisie (voir, entre autres, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 74, CEDH 1999-V). La règle de l’article 35 § 1 se fonde sur l’hypothèse, incorporée dans l’article 13 (avec lequel elle présente d’étroites affinités), que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 152, CEDH 2000-XI).

  50.   Au vu des faits dont le requérant se plaint, la Cour estime que la voie pénale constitue sans nul doute un recours effectif et suffisant (voir, dans le même sens, Ülüfer c. Turquie, no 23038/07, § 46, 5 juin 2012). Par ailleurs, elle note que l’intéressé a saisi les tribunaux administratifs d’un recours de pleine juridiction mais qu’il n’a pas obtenu la moindre décision depuis 2008.

  51.   La Cour conclut que le requérant a donné l’opportunité aux juridictions nationales de constater et de redresser les griefs qu’il développe sur le terrain des dispositions de la Convention et qu’il ne peut en conséquence se voir reprocher de ne pas avoir dûment épuisé les voies de recours internes à cet égard.
  52. Constatant par ailleurs que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

    B.  Sur le fond


  53. .  Le requérant soutient avoir été blessé à la suite d’un emploi de la force inutile et excessif à ses yeux. Il reproche aux autorités nationales de n’avoir pas mené une enquête effective et déplore que le responsable de l’acte litigieux n’ait pas été poursuivi pénalement.

  54. .  Le Gouvernement expose que, à la date de l’incident, le village habité par le requérant était désert et que l’opération militaire avait été déclenchée en raison de mouvements de terroristes dans la région. S’appuyant sur ces considérations, il estime qu’il convient de prendre dûment en considération le contexte factuel particulier de l’espèce. Pour le Gouvernement, il ressort de la jurisprudence de la Cour (il cite l’arrêt Bubbins c. Royaume-Uni, no 50196/99, § 139, CEDH 2005-II) que, dans les circonstances de la cause, la Cour ne peut substituer sa propre appréciation de la situation à celle du lieutenant M.E. qui, selon le Gouvernement, a dû réagir dans le feu de l’action à ce qu’il aurait perçu de bonne foi comme une situation dangereuse.

  55.   Par ailleurs, de l’avis du Gouvernement, l’usage de la force en l’espèce était conforme à la loi. M.E. aurait effectué un acte commandé par l’état de légitime défense de lui-même et des autres soldats. Il aurait d’abord averti le requérant à voix haute puis il aurait fait un tir d’avertissement. Le requérant n’aurait pas obtempéré aux sommations et M.E. aurait eu recours à la force d’une manière contrôlée et sans mettre en danger la vie de l’intéressé.

  56.   Le Gouvernement reconnaît que M.E. a fait erreur en tirant sur un villageois qui portait un parapluie et non une arme. Il estime cependant que la responsabilité pénale du soldat ne pouvait être légalement retenue en application de l’article 30 du code pénal car, selon lui, le recours à la force déployée découlait d’une conviction sincère et considérée comme légitime au moment des événements, dont le caractère erroné s’était révélé par la suite.

  57.   Le Gouvernement soutient aussi qu’une enquête a été ouverte immédiatement après l’incident et que tous les actes d’enquête permettant de faire la lumière sur les circonstances de cet incident ont été accomplis. Selon lui, l’enquête pénale menée en droit interne a été minutieuse et l’effectivité de celle-ci ne prête le flanc à aucune critique.

  58.   En ce qui concerne d’abord le volet matériel de l’article 3 de la Convention, la Cour considère, à la lumière de l’ensemble des documents qui lui ont été présentés, qu’elle dispose de suffisamment d’éléments factuels lui permettant d’apprécier les circonstances de l’affaire.

  59.   A cet égard, elle note que nul ne conteste que le requérant a été blessé par balle par un militaire qui a tiré sur lui intentionnellement pour l’arrêter. Or elle considère que le comportement du requérant ne justifiait pas l’utilisation d’une telle force. En effet, il s’agissait d’un villageois qui ne représentait aucune menace pour la vie ou l’intégrité physique d’autrui et qui n’était pas soupçonné d’avoir commis une infraction. Rien dans son comportement ne donnait à penser qu’il fuyait. Il marchait normalement, sans se cacher ou ramper, et n’était pas armé.

  60.   Par ailleurs, les militaires étaient équipés d’une caméra thermique ; ils ont commis l’erreur de penser que le requérant était un terroriste et qu’il était armé alors qu’en réalité il s’agissait d’un villageois qui portait un simple parapluie.

  61.   A cet égard, la Cour rappelle que l’usage de la force par des agents de l’Etat pour atteindre l’un des objectifs énoncés au paragraphe 2 de l’article 2 de la Convention peut se justifier au regard de cette disposition lorsqu’il se fonde sur une conviction honnête considérée, pour de bonnes raisons, comme valable à l’époque des événements mais qui se révèle ensuite erronée (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 200, série A no 324, et, notamment, Giuliani et Gaggio, précité, §§ 178-179). Or cela n’a pas été établi. Dès lors, la Cour ne peut que conclure qu’il n’y avait pas de bonnes raisons pour considérer valable la conviction du lieutenant M.E. que sa propre vie et son intégrité physique, de même que celles de ses collègues, se trouvaient en péril, car l’erreur sur l’existence d’une menace et le dépassement des limites de l’état de légitime défense étaient inexcusables en vue des qualités psychologiques et physiques et des devoirs spéciaux des membres des forces de l’ordre et des militaires de minimiser le risque de dommages inutiles (Aydan c. Turquie, no 16281/10, §§ 97-103, 12 mars 2013).

  62.   Sur la question de savoir s’il y a eu ou non un tir de sommation préalable, il y a lieu de rappeler que la charge de la preuve incombe au gouvernement défendeur. Ainsi, c’est à celui-ci qu’il appartient de réfuter les allégations formulées à son endroit par des moyens appropriés et convaincants, et ce a fortiori lorsque les autorités ou les agents en question sont réputés être les seuls, d’une part, à connaître le déroulement exact des faits incriminés et, d’autre part, à avoir accès aux informations susceptibles, justement, de confirmer ou de réfuter de telles allégations (Keser et Kömürcü c. Turquie, no 5981/03, §§ 59 et 60, 23 juin 2009, ainsi que les références qui s’y trouvent citées ; et, pour les principes à caractère plus général, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 120, CEDH 2000-IV, Pantea c. Roumanie, no 33343/96, § 180, CEDH 2003-VI, et Berktay c. Turquie, no 22493/93, §§ 62-65, 1er mars 2001).

  63.   La Cour n’est pas en mesure de dire s’il y a eu effectivement ou non un tir de sommation car ce point n’a pas été suffisamment examiné en droit interne par le parquet, qui s’est contenté d’accréditer des témoignages alors qu’il avait la possibilité de vérifier matériellement combien de coups avaient été tirés par l’arme du lieutenant M.E.

  64.   D’ailleurs, même s’il y avait effectivement eu un tir de sommation, la Cour considère qu’il n’a pas été établi que la situation eût rendu l’usage de la force absolument nécessaire. Un tel usage dans ces circonstances a donc été excessif et injustifié.

  65.   Il est indéniable qu’à la suite de cet incident le requérant a enduré des douleurs physiques et que, quelle qu’en ait été la nature, le traitement dont il a été victime a atteint le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention (Perişan et autres, précité, § 94, et Gömi et autres c. Turquie, no 35962/97, § 76, 21 décembre 2006).

  66.   Partant, il y a eu violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention.

  67.   S’agissant ensuite du volet procédural de l’article 3 de la Convention, la Cour renvoie à sa jurisprudence bien établie concernant l’obligation positive qui incombe aux autorités de conduire une « enquête officielle et effective » propre à mener à l’identification et à la punition des responsables lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi un traitement contraire à l’article 3 de la Convention (Slimani c. France, no 57671/00, §§ 30 et 31, CEDH 2004-IX, et Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII).

  68.   En l’espèce, elle constate que les autorités chargées de l’enquête n’ont pas examiné certains points pertinents. En particulier, elles n’ont pas vérifié le nombre de tirs effectués avec l’arme de M.E. Cette vérification aurait permis de savoir s’il y avait réellement eu un tir de sommation. Elles n’ont pas non plus pris en compte le fait que la victime n’était pas armée et qu’elle ne représentait aucune menace pour qui que ce fût. Après avoir considéré comme établi que le requérant n’avait pas pris en compte les avertissements de M.E., le procureur a conclu que celui-ci avait fait usage de son droit d’utiliser son arme, conformément aux règles en la matière. Il n’a aucunement examiné la question de la nécessité d’un tel recours à la force.

  69.   Ainsi, aux yeux de la Cour, l’ensemble des circonstances matérielles n’a pas été soumis à un contrôle rigoureux (voir, dans le même sens, Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 114, CEDH 2005-VII).

  70.   Dès lors, il y a eu également violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention.
  71. II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    A.  Dommage

    58.  Le requérant demande 30 000 euros (EUR) pour dommage matériel, montant qui correspondrait aux frais entraînés par les soins et à la perte de revenus résultant de sa blessure. Il réclame en outre 20 000 EUR pour préjudice moral.

    59.  Le Gouvernement conteste ces prétentions.

    60.  Pour le dommage matériel, la Cour relève que le requérant n’a présenté aucune pièce justificative à l’appui de sa demande. Par conséquent, elle rejette cette demande. En revanche, s’agissant du dommage moral, la Cour, eu égard à sa jurisprudence en la matière et statuant en équité, accorde au requérant 19 500 EUR.

    B.  Frais et dépens


  72. .  Le requérant demande également 1 170 EUR pour les frais et dépens engagés pour la procédure devant la Cour. A l’appui de sa demande, il fournit un décompte horaire et une facture de frais de traduction d’un montant de 260,78 livres turques (soit environ 110 EUR).

  73. .  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, et compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable d’accorder au requérant 1 000 EUR.
  74. C.  Intérêts moratoires


  75. .  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
  76. PAR CES MOTIFS, LA COUR

    1.  Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

     

    2.  Dit, par 5 voix contre 2, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel ;

     

    3.  Dit, par 5 voix contre 2, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural ;

     

    4.  Dit, par 5 voix contre 2,

    a)  que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :

    i.  19 500 EUR (dix-neuf mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

    ii.  1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    5.  Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 juillet 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

    Stanley Naismith                                                                 Guido Raimondi
            Greffier                                                                               Président

    Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées des juges Sajó et Keller.

    G.R.A.
    S.H.N.


    OPINION DISSIDENTE COMMUNE
    AUX JUGES SAJÓ ET KELLER

    (Traduction)

    64.  Nous regrettons de ne pouvoir souscrire au constat de violation de l’article 3 de la Convention auquel sont parvenus nos collègues de la majorité. La présente affaire requiert un examen des normes à appliquer dans les affaires relatives à des allégations de recours excessif à la force contraire à l’article 3. Or la majorité, pour justifier ses conclusions en l’espèce, ne fonde pas son raisonnement sur la jurisprudence relative à l’article 3 mais, implicitement, sur celle qui se rapporte à l’article 2.

          I.  LE DROIT APPLICABLE

    a.  Il ne s’agit pas seulement d’une question d’application des lois

    65.  En l’espèce, le requérant soutient qu’il y a eu violation par l’Etat turc des droits que lui reconnaît l’article 3 en raison des souffrances et de l’invalidité physique qu’il a endurées à la suite de l’incident. Il n’allègue pas que les militaires aient eu l’intention de le tuer ou que sa vie ait été sérieusement en danger ; l’affaire relève donc de l’article 3, et non de l’article 2 (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 51, CEDH 2004-XI ; İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 76, CEDH 2000-VII).

    66.  En l’espèce, il importe de noter que les forces gouvernementales en cause étaient des militaires en train de mener une opération antiterroriste, et non de policiers ordinaires remplissant leurs devoirs en matière d’application des lois. Le Gouvernement soutient que l’incident est survenu dans le contexte d’opérations militaires, ce dont la Cour ne disconvient pas. Toutefois, la référence à l’affaire Aydan c. Turquie (no 16281/10, §§ 97-103, 12 mars 2013 ; paragraphe 48 de l’arrêt) implique que la Cour a estimé qu’il s’agissait d’une situation d’application des lois, qui était donc régie par les « Principes de base sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois », adoptés par le huitième Congrès des Nations Unies sur la prévention du crime et le traitement des délinquants (La Havane, Cuba, 27 août au 7 septembre 1990). Pour appliquer ces principes, il faut également prendre note du sens attribué dans cet instrument au terme « responsable de l’application des lois »: selon la note de bas de page explicative, cette expression « englobe tous les représentants de la loi, qu’ils soient désignés ou élus, qui exercent des pouvoirs de police et en particulier des pouvoirs d’arrestation ou de détention. Dans les pays où des pouvoirs de police sont exercés par des autorités militaires, en uniforme ou en civil, ou par des forces de sécurité de


    l’Etat, la définition des responsables de l’application de la loi s’étend également aux agents de ces services ».

    b.  La prise en compte du droit international humanitaire

    67.  La Cour n’a pas examiné si le droit international humanitaire était applicable en l’espèce. Alors que la Turquie a ratifié les Conventions de Genève en 1954, elle n’a jamais adhéré aux premier et second Protocoles additionnels à ces Conventions. La situation en l’espèce doit donc être examinée sous l’angle de l’article 3 commun aux Conventions de Genève, qui s’applique à tout « conflit armé ne présentant pas un caractère international et surgissant sur le territoire de l’une des Hautes Parties contractantes ». On sait que, pour la Turquie, les agressions armées menées contre les groupes armés du PKK ne relèvent pas des Conventions de Genève ; celles sont du reste réputées difficilement applicables à des situations où l’une des parties combattantes se considère comme une force d’insurrection et dispose d’une chaîne de commandement identifiable, sans pour cela que ses partisans ne portent un uniforme identifiable.

    68.  Toutefois, la nature de la situation est telle qu’il convient pour le moins d’envisager l’existence d’un conflit armé.

    69.  Il conviendrait tout d’abord de déterminer si le conflit armé présumé était international ou interne. Etant donné que ce conflit se déroulait essentiellement à l’intérieur du pays à l’époque des faits, nous estimons qu’il s’agissait d’un conflit interne. Pour distinguer un conflit armé d’autres formes de violence moins graves, telles des émeutes ou des tensions internes, la situation doit atteindre un certain niveau d’affrontement. Le Tribunal international pour l’ex-Yougoslavie a estimé qu’un conflit armé interne existait « chaque fois qu’il y a[vait] (...) un conflit armé prolongé entre les autorités gouvernementales et des groupes armés organisés ou entre de tels groupes au sein d’un Etat » (TPIY, Le Procureur c. Dusko Tadic, arrêt relatif à l’appel de la défense concernant l’exception préjudicielle d’incompétence, IT-94-1-A, 2 octobre 1995, § 70).

    70.  Pour déterminer si un trouble interne atteint le seuil requis pour constituer un conflit armé interne, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a recours à deux critères : les hostilités doivent atteindre un niveau minimal d’intensité, et les groupes non gouvernementaux impliqués dans le conflit doivent être considérés comme des « parties au conflit ». La première condition est remplie lorsque, par exemple, le gouvernement est obligé d’avoir recours à la force militaire contre les insurgés, plutôt qu’aux simples forces de police. La deuxième condition est remplie lorsque les groupes non gouvernementaux disposent de forces armées organisées, qui sont soumises à une certaine structure de commandement et qui ont la capacité de mener des opérations militaires durables (CICR, « Comment le terme « conflit armé » est-il défini en droit international humanitaire ? », Prise de position, mars 2008, p. 3).

    71.  Dans le cas du PKK, l’existence du degré minimal d’intensité requis est démontrée par le nombre de morts et de blessés ainsi que par les dommages survenus dans le cadre du conflit, et par la mobilisation par le gouvernement turc de ses forces armées pour lutter contre les activités du PKK. Si la région concernée dans la présente affaire n’est plus soumise aux lois d’urgence, comme elle l’était dans les années 1990, c’est une région dans laquelle la présence du PKK est forte et où les attaques terroristes surviennent avec une certaine régularité. Un nombre important d’actions militaires sont donc entreprises dans cette région en vue de combattre le PKK et de prévenir d’autres attaques. A nos yeux, la première condition est sans conteste remplie.

    72.  Quant à la qualification du PKK en tant que « partie au conflit », son organisation et sa structure de commandement, ainsi que sa capacité à mener les opérations armées dans lesquelles il s’est engagé depuis 1978 démontrent que cette deuxième condition est également remplie (Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, §§ et 49, CEDH 2005-IV). Le PKK peut donc être considéré comme une « partie au conflit » au sens de l’article 3 commun.

    73.  Il est important de rappeler que la définition du conflit armé non international au sens de l’article 3 commun n’exige aucune forme de contrôle territorial, à la différence du Protocole additionnel II - et que la portée de l’article 3 n’a pas été ultérieurement réduite par le Protocole ultérieur (Korbely c. Hongrie [GC], no 9174/02, § 87, CEDH 2008). L’exigence de contrôle territorial n’intervient donc que pour la détermination de l’étendue de l’application du Protocole additionnel II (CICR, document précité, p. 4)

    74.  Toutes les conditions pertinentes sont donc satisfaites, ce qui entraîne que le conflit entre le PKK et le gouvernement turc peut être qualifié de conflit armé. Ce point de vue est soutenu par la conclusion de la Cour en 2001 selon laquelle « [d]epuis 1985 environ, le Sud-Est de la Turquie connaît de graves troubles, notamment des conflits armés entre les forces de l’ordre et les membres du PKK (...) » (Avşar c. Turquie, n25657/94, § 285, CEDH 2001-VII (extraits)).

    75.  En bref, s’agissant d’évaluer le recours à la force, il convient de prendre en considération la réalité de la situation dans le contexte d’un conflit armé. La présente affaire ne concerne pas les obligations liées à l’application des lois. Les normes applicables devraient comprendre le respect tant de la protection intégrale des civils que des règles applicables aux combats militaires.

          II.  le critère de « l’absolue nécessité » au regard de l’article 3

    76.  Nous en venons donc à la jurisprudence pertinente relative à l’article 3. La Cour a dit précédemment que « tout usage de la force physique qui n’est pas rendu absolument nécessaire par le propre comportement de la personne concernée porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 de la Convention » (El Masri c. ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 207, CEDH 2012, avec une référence à Ribitsch c. Autriche, 4 décembre 1995, § 38, série A no 336). Pour examiner une allégation de recours excessif à la force au regard de l’article 3, la Cour doit d’abord déterminer si le recours à la force était absolument nécessaire dans les circonstances de la cause.

    77.  Nous relevons que les Principes de base, même dans un contexte d’application des lois, sont moins exigeants que ne l’est la Cour dans sa jurisprudence[1]. De plus, celle-ci, au détour d’une phrase figurant au paragraphe 48 de son arrêt, étend à la responsabilité professionnelle des responsables de l’application des lois les normes qui ont été récemment appliquées dans l’affaire Aydan à une situation d’affrontement armé. Nous rappelons que, dans l’affaire Aydan, la Cour a estimé que la responsabilité professionnelle des forces armées, du fait de leur formation spéciale, pouvait être mise en cause dans le contexte de troubles violents à l’ordre public (ce qui représente une situation d’application des lois au sens des Principes de base). Or en l’espèce la règle a été transposée sans autre explication à des opérations militaires. Nous ne contestons pas que la formation professionnelle de l’armée et une préparation adéquate des opérations militaires représentent des considérations valables pour déterminer la responsabilité de l’Etat, mais de telles attentes judiciaires exigent un certain degré de précision. Certes, « la formation et les instructions reçues par les agents de l’Etat et la nécessité d’un contrôle opérationnel » sont des questions qui « posent au regard de l’article 2 § 2 (...) le problème de la proportionnalité de la riposte de l’Etat à la menace d’un attentat terroriste telle qu’elle était perçue » (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 156, série A no 324). Ces considérations semblent tout aussi pertinentes dans le contexte de l’article 3, même dans le cadre de conflits armés et d’opérations militaires spécifiques. Mais la Cour n’évoque même pas un domaine de formation ou d’opérations où un tel manque de professionnalisme aurait pu être un élément à prendre en considération. Au moins, en l’absence de conclusions d’un expert allant en sens contraire, nous ne voyons pas comment le fait d’avoir confondu un parapluie et un pistolet appartenant à un terroriste potentiel peut constituer une faute professionnelle, ce que n’affirme, du reste, ni la Cour ni le requérant.

    78.  Le fait qu’il ne s’agisse pas d’une affaire d’application des lois au sens strict ne change pas la norme : le recours à la force doit être absolument nécessaire. Pour déterminer la nécessité, sont considérés comme des éléments pertinents dans la jurisprudence de la Cour : a) les circonstances plus générales entourant le recours à la force ; b) la conviction honnête ; c) la proportionnalité ; d) la nature du préjudice en cause ; et e) le comportement après les événements en cause.

    a)  Pour déterminer si le recours à la force était strictement nécessaire, la Cour doit prendre en considération « le climat (...) qui régnait à l’époque », y compris le niveau d’activité terroriste (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 65, CEDH 2004-XI) et « le contexte d’extrême tension » dans lequel baignaient les militaires (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], n23458/02, § 191, CEDH 2011 (extraits)). Bien que ces affaires mettent toutes deux en jeu l’article 2, l’analyse qui est faite dans ces arrêts de la question de savoir si un recours initial à la force est autorisé demeure pertinente, même si le raisonnement concernant le degré de la force utilisée diffère de celui évoqué dans la jurisprudence issue de l’article 3. La norme peut être plus stricte pour des blessures découlant de l’omission intentionnelle du recours à la force que dans des affaires d’homicide intentionnel ou par négligence.

    b)  Même dans une situation où l’on avait « tiré pour tuer », la Cour a estimé que « le recours à la force par des agents de l’Etat pour atteindre l’un des objectifs énoncés au paragraphe 2 de l’article 2 (...) de la Convention peut se justifier au regard de cette disposition (...) lorsqu’il se fonde sur une conviction honnête considérée, pour de bonnes raisons, comme valable à l’époque des événements mais qui se révèle ensuite erronée.  Affirmer le contraire imposerait à l’Etat et à ses agents chargés de l’application des lois une charge irréaliste qui risquerait de s’exercer aux dépens de leur vie et de celle d’autrui » (McCann et autres c. Royaume-Uni, précité, §§ 199-200). La logique de ce raisonnement s’applique bien évidemment à des erreurs en situation de conflit armé où il n’y a ni intention de tuer ni décès à déplorer.

    Les militaires étaient informés que des terroristes passeraient par cette région durant la nuit, et la visibilité médiocre leur a fait prendre le parapluie du requérant pour une arme. Selon la version des faits présentée par le Gouvernement, les militaires ont d’abord traité les trois suspects comme des civils, jusqu’à l’erreur décrite ci-dessus. Pour apprécier si le recours à la force était nécessaire, la Cour « ne saurait (...) substituer sa propre appréciation de la situation à celle de l’agent qui a dû réagir, dans le feu de l’action, à ce qu’il percevait sincèrement comme un danger afin de sauver sa vie » (Bubbins c. Royaume-Uni, no 50196/99, § 139, CEDH 2005-II (extraits)). Or nous ne pouvons discerner en l’espèce suffisamment d’éléments qui permettraient de passer outre à l’appréciation du militaire. La Cour parvient à la conclusion inverse sans donner de raisons précises.

    c)  Dans des circonstances dangereuses où il est question de recours à la force rendu absolument nécessaire, la Cour doit rechercher si cet usage de la force a été proportionné à la menace perçue (Günaydın c. Turquie, no 27526/95, § 30, 13 octobre 2005). La proportionnalité constitue une condition préalable à toute conclusion selon laquelle l’usage de la force était absolument nécessaire. Plusieurs éléments entrent en ligne de compte en l’espèce pour apprécier la proportionnalité. Premièrement, comme souligné ci-dessus, les militaires opéraient dans un contexte tendu, disposaient d’informations limitées, et ont cru que le requérant portait une arme. Eu égard à cette conviction et au fait que le requérant continuait à avancer vers eux, les militaires ne disposaient d’aucune solution réaliste autre que l’utilisation d’une arme à feu pour assurer leur sécurité de manière adéquate.

    Une autre considération importante à cet égard tient aux modalités de l’usage de la force. En l’espèce, le soldat a tiré une seule fois en visant la jambe du requérant. Dans des affaires précédentes, des constats de violation de l’article 3 ont été justifiés par le fait que des militaires avaient visé des organes vitaux alors que cela n’était pas indispensable (Günaydın c. Turquie, précité, §§ 32-33) ou qu’ils avaient tiré à plusieurs reprises sans que ce soit justifié (Naboyshchikov c. Russie, no 21240/05, §§ 62-64, 27 octobre 2011). Ces facteurs sont absents en l’espèce ; au contraire, la force utilisée semble avoir été soigneusement calibrée pour immobiliser le requérant sans mettre sa vie en danger ou lui causer plus de souffrances que nécessaire dans les circonstances. Pour apprécier si l’utilisation d’une arme à feu était appropriée, il convient aussi de déterminer s’il y a eu un tir de sommation (voir, par exemple, Giuliani et Gaggio c. Italie, précité, § 177 ; Kallis et Androulla Panayi c. Turquie, no 45388/99, § 62, 27 octobre 2009). Plusieurs dépositions de témoins corroborent la version selon laquelle il avait eu sommation. Elles émanent de soldats, et cela peut soulever une question de crédibilité, mais il appartient avant tout aux autorités nationales d’apprécier la crédibilité des témoins oculaires. La Cour affirme qu’il y a des lacunes procédurales dans l’affaire, mais n’exprime ni objection ni doute concernant l’appréciation des dépositions des témoins. En conséquence, et contrairement à la conclusion de la majorité, nous ne pouvons ignorer les éléments de preuve contradictoires à cet égard. Plus important, la Cour estime que le recours à la force n’était pas absolument nécessaire même s’il y avait eu sommation, ce qui, de l’avis de la majorité, pourrait être le cas ou pas (paragraphes 50-51 de l’arrêt). La position de la majorité consiste à dire que la situation en soi rendait le recours à la force inutile, sans considération de la situation à la lumière de la jurisprudence citée ci-dessus ni des circonstances concrètes d’une opération de nuit dans une zone de combat.

    d)  Des blessures par balles infligées pendant des conflits armés par les forces gouvernementales ne dénotent pas nécessairement le degré de gravité requis pour trouver une violation de l’article 3, comme l’illustre par exemple l’affaire Hamiyet Kaplan et autres c. Turquie (no 36749/97, 13 septembre 2005), dans laquelle la Cour a examiné une allégation de violation de l’article 3 relativement à une situation où plusieurs membres de la famille des requérants avaient été tués et un des requérants avait été gravement blessé par balles lors d’une descente de la police antiterroriste dirigée contre le PKK. Il est indéniable que les blessures du requérant en l’espèce et son invalidité ultérieure lui causent des souffrances, et la justice requiert qu’il soit indemnisé étant donné que c’est l’absence persistante de la loi et de l’ordre qui lui ont valu son épreuve actuelle. En fait, le requérant a introduit une procédure administrative, mais en vain, ce qui peut soulever des questions au regard de la Convention. Cela dit, la douleur subie par l’intéressé n’était pas sans rapport avec sa conduite, elle n’a pas été infligée arbitrairement, au mépris de son humanité, et elle n’était pas le fruit d’une action militaire dans le cadre de laquelle des êtres humains auraient été traités comme des choses sans âme. Le tir était motivé par un réflexe d’autodéfense (pas même par l’intention de mettre un ennemi armé hors d’état de nuire) et pareille situation ne dénote pas forcément un degré de gravité tel que l’on peut la qualifier de traitements inhumains ou dégradants, eu égard en particulier au fait que les soldats ont délibérément évité de viser les organes vitaux et ont transporté le requérant rapidement à l’hôpital.

    e)  De plus, le comportement des militaires après la fusillade doit être pris en compte pour déterminer si leur conduite a emporté violation de l’article 3. Dans l’affaire İlhan c. Turquie, par exemple, le requérant et son frère, après avoir tenté d’échapper en se cachant aux gendarmes venus les arrêter, ont ensuite été roués de coups par ceux-ci. La Cour a constaté une violation de l’article 3 mais elle s’est fondée à la fois sur la gravité des blessures et sur les circonstances générales, « notamment l’important laps de temps s’étant écoulé avant que des soins médicaux appropriés ne fussent prodigués à l’intéressé » (paragraphe 87). En l’espèce, il n’est pas contesté que les autorités ont immédiatement essayé de dispenser des soins médicaux pour le requérant ni que les soins médicaux étaient adéquats. Cet élément milite fortement contre l’allégation du requérant selon laquelle il aurait été traité de manière inhumaine et dégradante.

    79.  Pour les raisons exposées ci-dessus, nous ne partageons pas l’avis de la majorité selon lequel il y a eu une violation matérielle de l’article 3. Quant à la violation procédurale alléguée du même article, nous ne pouvons pas davantage souscrire à l’avis de nos collègues selon lequel l’enquête sur l’incident était insuffisante. Nos collègues estiment que la question de


    savoir s’il y a eu ou non tir de sommation n’est pas pertinente en l’espèce (§ 51 de l’arrêt), puis concluent pourtant que l’enquête était insuffisante parce qu’elle a failli à établir s’il y avait réellement eu un tir de sommation (paragraphes 55-57). Nous ne pouvons souscrire à ce raisonnement.

    Dès lors, nous estimons que l’article 3 n’a pas été violé ni sous son volet matériel ni sous son volet procédural.



    [1]   Dans des circonstances où ils sont autorisés à utiliser des armes à feu, « les responsables de l'application des lois doivent se faire connaître en tant que tels et donner un avertissement clair de leur intention d'utiliser des armes à feu, en laissant un délai suffisant pour que l'avertissement puisse être suivi d'effet, à moins qu'une telle façon de procéder ne compromette indûment la sécurité des responsables de l'application des lois, qu'elle ne présente un danger de mort ou d'accident grave pour d'autres personnes ou qu'elle ne soit manifestement inappropriée ou inutile vu les circonstances de l'incident » (paragraphe 10 des Principes de base des Nations Unies, précités - italique ajouté).


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