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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> DEMBELE v. SWITZERLAND - 74010/11 - Chamber Judgment (French text) [2013] ECHR 856 (24 September 2013) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2013/856.html Cite as: [2013] ECHR 856 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE DEMBELE c. SUISSE
(Requête no 74010/11)
ARRÊT
STRASBOURG
24 septembre 2013
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Dembele c. Suisse,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Guido Raimondi, président,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 27 août 2013,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est un ressortissant burkinabé, né en 1975 et résidant à Genève.
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit. Le 2 mai 2005, le requérant fut approché par deux gendarmes pour un contrôle d’identité alors qu’il attendait un ami sur le site d’Artamis, à Genève. Il allègue avoir subi, lors de ce contrôle, de mauvais traitements physiques ainsi que des injures à caractère raciste et des menaces de mort. Alors même qu’il aurait obtempéré aux demandes des gendarmes en présentant ses papiers d’identité, ces derniers lui auraient enjoint de se coucher par terre et, face à son refus, auraient commencé à le frapper avec leurs matraques, dont l’une se brisa. En tentant de s’éloigner, le requérant aurait été rattrapé par l’un des gendarmes qui l’aurait saisi au cou provoquant sa chute. Le gendarme l’aurait ensuite maintenu au sol en l’étranglant, en le menaçant de mort et en proférant des injures à caractère raciste, tandis que son collègue aurait continué à le frapper.
Afin de faire lâcher prise au gendarme qui l’immobilisait, le requérant lui aurait mordu l’avant-bras. Les deux gendarmes auraient finalement réussi à menotter le requérant et à l’embarquer dans leur voiture de service, rejoints, entre-temps, par d’autres gendarmes. Pendant le transport au poste de police, l’un des gendarmes aurait continué à frapper le requérant, notamment en lui tapant fortement la tête contre une vitre de la voiture, et à proférer des insultes à caractère raciste à son encontre. Les coups et les injures auraient continué même après l’arrivée au poste de police.
6. Après que le requérant se fut plaint de douleurs à l’épaule, il fut emmené à l’Hôpital Universitaire de Genève où il fut examiné par un médecin urgentiste. Un constat médical daté du 4 mai 2005 indique que, lors de la consultation du 2 mai 2005, le requérant avait fait état de violences policières subies lors d’un contrôle d’identité et s’était plaint « de douleurs et d’une impotence de l’épaule droite ». Le constat relève une fracture distale de la clavicule droite mais ne fait référence à aucun autre type de blessure ou contusions sur aucune autre partie du corps. Une copie de ce même certificat, réédité le 30 mars 2009 à la demande de la juge d’instruction saisie de l’enquête visant les deux gendarmes (voir paragraphes 22-25 ci-dessous), fait également état d’une dermabrasion sur la face postérieure de l’épaule droite.
7. Lors de son retour au poste de police, le requérant fut interrogé, sans la présence d’un avocat.
8. Les deux gendarmes qui avaient procédé à l’interpellation du requérant portèrent plainte contre lui pour opposition aux actes de l’autorité et lésions corporelles simples. Dans leurs dépositions respectives, qui divergent sensiblement de celle du requérant, ils allèguent que le requérant aurait refusé de présenter ses papiers d’identité, aurait à trois reprises refusé de jeter la cigarette allumée qu’il tenait en main et se serait énervé en vociférant et gesticulant dès que l’un d’entre eux eut saisi la cigarette pour la jeter. Face à cette résistance, l’un des gendarmes aurait tenté d’effectuer un balayage des jambes avec sa matraque ainsi qu’une prise « de transport » au bras du requérant pour l’emmener au véhicule de police. Cette manœuvre, ainsi qu’une deuxième de même nature auraient échoué et le requérant aurait réussi à se dégager. Après plusieurs tentatives, au cours desquelles la matraque de l’un d’entre eux se serait brisée, les deux gendarmes, ensembles, seraient enfin parvenus à maîtriser le requérant. C’est à ce moment-là que celui-ci aurait mordu à l’avant-bras le gendarme qui le plaquait au sol.
9. Le soir du 2 mai 2005, les deux gendarmes furent examinés par un médecin à la clinique de Carouge. Les constats médicaux établis à cette occasion font état de lésions à un bras et au cou pour l’un des gendarmes et d’une plaie superficielle avec réaction inflammatoire à l’avant-bras pour l’autre gendarme. Les blessures occasionnées par l’intervention des gendarmes ont causé un arrêt de travail du requérant, qui était initialement fixé à 21 jours.
10. Le 3 mai 2005, une procédure pénale fut ouverte contre le requérant pour opposition aux actes d’autorité et lésions corporelles simples. Le même jour, le requérant fut entendu par le juge d’instruction, sans l’assistance d’un avocat, et remis en liberté.
11. Le 10 mai 2005, le requérant de son côté porta plainte, pour mauvais traitements, contre les deux gendarmes qui l’avaient interpellé.
12. Le 6 juin 2005, une audience d’instruction eut lieu dans le cadre de la procédure pénale contre le requérant, à laquelle le requérant assista avec son avocat.
13. Par ordonnance du 14 juin 2005, le procureur général ordonna la suspension de la procédure dirigée contre les gendarmes dans l’attente du dénouement de la procédure visant le requérant.
14. En octobre 2005, après cinq mois d’arrêt de travail, le requérant reprit son activité de bagagiste dans l’hôtel où il travaillait. Le 14 décembre 2005 il reçut toutefois une lettre de licenciement faisant expressément référence aux nombreuses absences occasionnées par la dégradation de son état physique suite à l’incident du 2 mai. Le licenciement prit effet au 31 janvier 2006 et le requérant resta sans emploi jusqu’au 6 septembre 2007. Pendant cette période, il perçut régulièrement des indemnités de chômage et bénéficia d’un « placement en emploi temporaire » auprès du Canton de Genève.
15. Le 31 juillet 2006, la juge d’instruction
convoqua une audience d’instruction dans le cadre de la procédure contre le
requérant pour le
13 septembre 2006. Le 10 août 2006, l’audience du 13 septembre 2006 fut
annulée et reportée au 5 octobre 2006.
16. Le 5 octobre 2006, une seconde audience d’instruction eut lieu en présence du requérant et de son avocat, ainsi que des deux gendarmes. Suite à cette audience, le 6 novembre 2006, la juge d’instruction communiqua la procédure contre le requérant au procureur général.
17. Le 11 janvier 2007, le procureur général ordonna la suspension de la procédure contre le requérant, dans l’attente du résultat de la procédure contre les gendarmes sans rouvrir cette deuxième procédure.
18. Par ordonnance du 27 août 2007, le Procureur général classa la procédure contre les gendarmes, faute de preuves suffisantes, se fondant sur les informations récoltées dans le cadre de la procédure contre le requérant.
19. Le 9 janvier 2008, la Chambre d’accusation rejeta le recours formé par le requérant contre la décision de classement du Procureur général.
20. Le 11 février 2008, le requérant saisit le Tribunal fédéral et invoqua une violation des articles 12, 13 et 16 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains et dégradants du 10 décembre 1984 ainsi que de l’article 3 la Convention.
21. Par arrêt du 27 novembre 2008, le Tribunal fédéral annula l’ordonnance de la Chambre d’accusation en constatant que l’enquête exigée par l’article 3 de la Convention n’avait pas été suffisamment approfondie dans la mesure où les preuves ayant amené au classement de l’enquête étaient insuffisantes. Le Tribunal fédéral ordonna la réouverture de l’enquête estimant qu’il « y avait notamment lieu de contrôler si les médecins ayant constaté la blessure à l’épaule avaient aussi examiné les autres parties du corps. »
22. Le 16 décembre 2008, le Procureur général transmit le dossier à la juge d’instruction, lui demandant de procéder à des compléments d’enquête.
23. Le 12 octobre 2009, en présence du requérant et de son avocat, qui put poser des questions, la juge d’instruction entendit, en qualité de témoin assermenté, le médecin qui avait examiné le requérant à l’Hôpital Universitaire de Genève le 2 mai 2005 et qui avait établi le constat médical. En ce qui concerne la fracture de la clavicule, dont avait été victime le requérant, le médecin déclara que ces fractures étaient le plus souvent dues à des coups reçus perpendiculairement et qu’elles étaient fréquentes chez les adeptes des deux-roues lors de chutes en avant. Il confirma par ailleurs que s’il avait remarqué d’autres blessures, y compris « un œil au beurre noir », ou si le requérant s’était plaint d’autres douleurs, il en aurait fait mention dans le constat. L’infirmier qui avait accueilli le requérant, également entendu en qualité de témoin assermenté, confirma lui aussi que si le requérant s’était plaint de douleurs au dos ou aux jambes, il en aurait informé le médecin et l’aurait indiqué sur le document d’admission à l’hôpital. Une deuxième infirmière fut également entendue le même jour.
24. Les 2 et 12 mars 2010, la juge d’instruction entendit, en qualité de témoins assermentés, respectivement l’épouse et un ami du requérant qui était arrivé sur la scène de l’interpellation au moment où le requérant était déjà dans la voiture de police. La déposition de l’épouse du requérant fait état de blessures diverses au visage, à la tête, au dos et à une jambe, dont il n’y a pas de trace dans le constat médical établi à l’Hôpital Universitaire de Genève. Selon le deuxième témoin, après les faits, le requérant ne se plaignait que de la fracture à la clavicule. Les deux dépositions, recueillies en l’absence du requérant ou de son avocat, sont particulièrement circonstanciées.
25. Enfin, à la demande de l’avocat du requérant, la juge d’instruction ordonna la production des dossiers personnels des deux gendarmes visés par l’enquête, dont il ressortait qu’aucun d’entre eux n’avait jamais fait l’objet de plaintes pour violences ou injures à caractère raciste.
26. Le 28 juillet 2010, la juge d’instruction communiqua la procédure, sans inculpation. Le 22 novembre 2010, le Procureur général classa l’affaire sans suite en constatant que l’instruction complémentaire n’avait pas permis d’établir que le requérant avait subi d’autres lésions que la fracture de la clavicule.
27. Le 4 février 2011, la Chambre d’accusation confirma la décision du Procureur général. Selon elle, les gendarmes avaient agi dans le cadre de leurs prérogatives et usé de la contrainte de manière justifiée et proportionnée. Le comportement du requérant, notamment son opposition au contrôle et le fait qu’il avait mordu l’un des gendarmes, justifiait le recours à la force et la conduite au poste. La fracture de la clavicule était due à une chute du requérant dans la mêlée, d’autres blessures n’ayant pas été constatées lors de l’examen médical à l’hôpital. De surcroît, un gendarme stagiaire présent sur les lieux aurait démenti les insultes et mauvais traitements. Par ailleurs, les autorités judiciaires avaient traité l’affaire sans relâche et n’avaient pas tardé à procéder aux actes d’enquêtes nécessaires. Quant aux autres actes d’instruction sollicités par le requérant, la Chambre d’accusation considéra qu’ils n’étaient pas nécessaires, au vu des éléments dont elle disposait. En particulier, elle ne jugea pas nécessaire une contre-expertise de la matraque brisée. Cet aspect de l’incident avait déjà fait l’objet d’un rapport officiel de la cellule Tactique et Technique d’Intervention de la Police genevoise qui avait conclu à un défaut de fabrication. Pour la Chambre d’accusation, une expertise indépendante était inutile car elle n’aurait pas permis de déterminer le nombre et l’intensité des coups prétendument portés contre le requérant.
28. Le 7 mars 2011, le requérant saisit à nouveau le Tribunal fédéral en invoquant une violation des articles 12 et 13 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains et dégradants du 10 décembre 1984 et des articles 3, 6 et 13 de la Convention. D’une part, il reprocha à la cour cantonale d’avoir mélangé les faits et le droit et d’avoir établi les faits pertinents de manière arbitraire et/ou manifestement inexacte, notamment en ce qui concerne le prétendu refus du requérant de présenter ses papiers d’identité et les coups qu’il déclarait avoir subi de la part des gendarmes, d’autre part, il contesta, à nouveau, l’immédiateté, la célérité et l’efficacité de l’enquête pénale.
29. Le 14 septembre 2011, le Tribunal fédéral rejeta le recours du requérant considérant que l’arrêt de la Chambre d’accusation respectait les garanties de formes, ne mélangeait nullement le fait et le droit et était suffisamment motivé. Le Tribunal fédéral rejeta également le grief selon lequel la cour cantonale n’aurait pas établi l’ensemble des faits pertinents. Selon le Tribunal fédéral, la décision de la Chambre d’accusation était fondée précisément sur les faits attestés par le personnel de l’hôpital. Le Tribunal fédéral fut également d’avis que le requérant se plaignait en vain d’une violation du principe de célérité, les preuves essentielles ayant été administrées sans retard et, même si l’instruction avait connu quelques périodes d’inactivité (du 6 juin 2005 au 5 octobre 2006, puis du 6 novembre 2006 au 27 août 2007), il n’en résultait aucune disparition ou altération des preuves essentielles. Selon le Tribunal fédéral, les investigations complémentaires qu’il avait exigées dans son précédent arrêt du 27 novembre 2008 avaient été effectuées : les dossiers médicaux avaient été produits et le personnel de l’hôpital entendu. Si le requérant n’avait pas pu participer aux auditions de son épouse et de son ami il avait néanmoins pu soulever ses objections dans le cadre de la procédure de recours contre le classement sans suite devant la Chambre d’accusation, ce qui aurait satisfait à son droit d’être entendu.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Le Code pénal suisse du 21 décembre 1937 (rédaction en vigueur en février 2011)
Article 14- 3. Actes licites et culpabilité/Actes autorisés par la loi
Quiconque agit comme la loi l’ordonne ou l’autorise se comporte de manière licite, même si l’acte est punissable en vertu du présent code ou d’une autre loi.
Article 123 - Lésions corporelles simples
1. Celui qui, intentionnellement, aura fait subir à une personne une autre atteinte à l’intégrité corporelle ou à la santé sera, sur plainte, puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire.
Dans les cas de peu de gravité, le juge pourra atténuer la peine (Article 48a).
2. La peine sera une peine privative de liberté de trois ans au plus ou une peine pécuniaire et la poursuite aura lieu d’office, [...]
Article 181 - Contrainte
Celui qui, en usant de violence envers une personne ou en la menaçant d’un dommage sérieux, ou en l’entravant de quelque autre manière dans sa liberté d’action, l’aura obligée à faire, à ne pas faire ou à laisser faire un acte sera puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire.
Article 312 - Abus d’autorité
Les membres d’une autorité et les fonctionnaires qui, dans le dessein de se procurer ou de procurer à un tiers un avantage illicite, ou dans le dessein de nuire à autrui, auront abusé des pouvoirs de leur charge, seront punis d’une peine privative de liberté de cinq ans au plus ou d’une peine pécuniaire.
B. Ancien Code de procédure pénale du Canton de Genève du 29 septembre 1977, en vigueur jusqu’au 31 décembre 2010
Article 106A - Activité
1 La police judiciaire recherche et signale immédiatement à l’autorité compétente les infractions poursuivies d’office.
2 Elle peut aussi être mise en œuvre par une dénonciation ou par une plainte.
3 Elle procède au contrôle d’identité, à la fouille des personnes, des véhicules et des contenants en conformité de la loi sur la police, du 26 octobre 1957.
Article 107 - Recherches et constatations
1 Lorsque la police judiciaire apprend qu’une infraction a été commise, elle procède aux premières recherches. Elle relève les traces de l’infraction et prend toutes les mesures utiles pour la conservation du corps du délit et la découverte de l’auteur.
2 Elle s’assure des pièces à conviction et des objets provenant de l’infraction, qui en sont le produit ou qui ont servi à la commettre. Elle en dresse un inventaire détaillé.
3 Elle entend et l’auteur présumé de l’infraction et les autres personnes, ces dernières à titre de renseignements.
Article 107A - Droits de la personne entendue par la police
1 Dans le cadre de ses auditions, la police indique à la personne entendue qu’elle doit se soumettre aux mesures nécessaires au contrôle de son identité. Elle doit porter à sa connaissance sans délai si elle est entendue à titre de renseignements ou d’auteur présumé de l’infraction.
2 Lorsqu’une personne est entendue à titre de renseignements, les articles 46 à 49 sont applicables par analogie.
3 Lorsqu’une personne est entendue comme auteur présumé d’une infraction elle est rendue attentive, sans délai, par la remise d’une copie du présent article dans une langue comprise par elle, à ce :
[...]
b) qu’elle peut demander à tout moment pendant la durée de son interrogatoire et au moment de quitter les locaux de police à faire l’objet d’un examen médical et qu’un tel examen a également lieu sur demande de la police [...]
Article 110A - Visites médicales à la police
1 Toute personne retenue par la police comme auteur présumé d’une infraction peut demander à tout moment pendant la durée de son interrogatoire et au moment de quitter les locaux de police à faire l’objet d’un examen médical; un tel examen a également lieu sur demande de la police.
2 Si la personne s’oppose à l’examen demandé par la police, mention en est faite dans le rapport de police.
3 Tout constat relatif à des allégations de mauvais traitements est joint au rapport de police. [...]
Article 112 - Rapport écrit
La police judiciaire dresse un rapport écrit des opérations auxquelles elle a procédé et l’adresse sans retard au procureur général. Ce rapport doit être accompagné du procès-verbal des opérations et de l’inventaire détaillé des objets saisis.
Article 114A - Plainte contre les interventions de la police
1 Toute personne directement touchée par :
a) une mesure de contrainte ordonnée par la police en vertu des articles 32, 107, alinéa 2, 110, alinéa 1, 111A, 112A, 122, 179, alinéa 3, et 182,
b) une intervention de la police fondée sur les articles 16 à 22B de la loi sur la police, du 26 octobre 1957, peut se plaindre, par écrit, d’une violation de la loi auprès du procureur général.
2 Le procureur général donne connaissance de la plainte au chef de la police qui lui communique ses observations par écrit.
Article - 114B Décision
1 Le procureur général rend une décision succinctement motivée et notifiée aux parties.
2 Si une disposition de la loi a été violée, le procureur général le constate.
3 Il ordonne les mesures propres à assurer le respect de la loi.
4 Il peut allouer une indemnité équitable en observant les limites fixées par l’article 379.
Article 115 - Ouverture de la procédure
1 Lorsqu’il est avisé qu’une infraction a été commise, le procureur général vérifie si les faits qui lui sont signalés constituent un crime, un délit ou une contravention.
[...]
Article 116 - Classement
1 Lorsqu’il existe un obstacle à l’exercice de l’action publique, que les faits ne sont pas constitutifs d’une infraction ou que les circonstances ne justifient pas l’exercice de l’action publique, le procureur général classe l’affaire, sous réserve de faits nouveaux ou de circonstances nouvelles.
2 La procédure de recours est réglée par les articles 190 à 196 et 198, alinéa 2.
Article 118 - En général
1 L’instruction préparatoire a pour but de recueillir les indices, de rassembler les preuves à charge et à décharge et de faire toutes les recherches qui peuvent conduire à la découverte de la vérité. [...]
Article 134 - Inculpation
1 Dès que l’enquête révèle des charges suffisantes, le juge d’instruction inculpe la personne faisant l’objet de son instruction.
2 Cette décision est inscrite au procès-verbal.
Article 164 - Règle générale
Le juge d’instruction recourt à tous les moyens de preuve prévus par le présent code, dans la mesure où ils paraissent utiles à la découverte de la vérité.
Article 190A - Contre les décisions du procureur général
1 Les parties peuvent recourir à la Chambre d’accusation contre les décisions du procureur général fondées sur les articles 32, 90, 96, 110, alinéa 1, 112A, 114B, 115A, 116, 161 à 163, 179, alinéa 3, 182 et 198.
2 Dans le cas visé par l’article 10d de la loi fédérale sur l’aide aux victimes d’infractions, du 4 octobre 1991, les parties peuvent également recourir contre les décisions du procureur général fondées sur les articles 115, alinéa 3, 199 et 200.
Article 191 - Personnes assimilées aux parties
1 En matière de recours et de procédure devant la Chambre d’accusation, sont assimilés aux parties :
a) le plaignant ou le lésé, dans les cas des articles 67, 96, 116 et 198 ;
[...]
Article 192 - Forme et délai
1 Le recours est formé par des conclusions motivées adressées au greffe de la Chambre d’accusation; les pièces invoquées à l’appui du recours sont jointes.
2 Le délai de recours est de 10 jours à partir de la notification de la décision.
Article 198 - Classement
1 Lorsqu’il existe un obstacle à l’exercice de l’action publique, que les faits ne sont pas constitutifs d’une infraction ou que les circonstances ne justifient pas l’exercice de l’action publique, le procureur général classe l’affaire, sous réserve de faits nouveaux ou de circonstances nouvelles.
2 En cas de recours, la chambre peut renvoyer la procédure au juge d’instruction, maintenir le classement ou ordonner au procureur général de prendre des réquisitions motivées.
C. Loi sur la Police du 26 octobre 1957
Article 16 Légitimation et identification
1 L’uniforme sert de légitimation; sur demande, les fonctionnaires indiquent leur numéro de matricule, sauf si des circonstances exceptionnelles les en empêchent.
2 Les fonctionnaires en civil se légitiment et s’identifient au moyen de leur carte de police lors de leurs interventions officielles, sauf si des circonstances exceptionnelles les en empêchent.
Article 17 Contrôle d’identité
1 Les fonctionnaires de police ont le droit d’exiger de toute personne qu’ils interpellent dans l’exercice de leurs fonctions au sens de l’article 3, alinéa 1, lettres b à e, et alinéas 2 et 3, qu’elle justifie de son identité. [...]
Article 18 Mesures sur la personne
1 Les personnes prévenues ou suspectes d’avoir commis un crime ou un délit peuvent être soumises à des mesures d’identification telles que prise de photographie ou d’empreintes, propres à établir leur identité ou leur culpabilité.
2 Il en est de même en cas de besoin et sur décision d’un officier de police pour les personnes dont l’identité est douteuse et ne peut être établie par aucun autre moyen, en particulier lorsque ces personnes sont soupçonnées de donner des indications inexactes. [...]
Article 20 Fouille des personnes
1 Dans l’exercice de leurs fonctions au sens de l’article 3, alinéa 1, lettres b à e, et alinéas 2 et 3, les fonctionnaires de police peuvent procéder à la fouille de personnes :
a) qui sont retenues dans le cadre de l’article 17, si la fouille est nécessaire pour établir leur identité;
b) qui sont inconscientes, en état de détresse ou décédées, si la fouille est nécessaire pour établir leur identité;
c) lorsque des raisons de sécurité le justifient.
2 Lorsqu’elle s’avère nécessaire, la fouille doit être adaptée aux circonstances et être aussi prévenante et décente que possible.
3 Sauf si la sécurité immédiate l’exige, les personnes fouillées ne doivent l’être que par des fonctionnaires de police du même sexe.
Article 21 Personne dangereuse pour elle-même ou pour autrui ou perturbant l’ordre public
Lorsqu’une personne ivre ou droguée cause du scandale sur la voie publique, elle peut être placée dans les locaux de la police sur ordre d’un officier, pour la durée la plus brève possible. Lorsqu’elle présente un danger, pour elle-même ou pour autrui, elle est examinée sans délai par un médecin.
Article 22
Section 2 Mesures d’éloignement
Article 22A Motifs
La police peut éloigner une personne d’un lieu ou d’un périmètre déterminé, si :
[...]
d) elle participe à des transactions portant sur des biens dont le commerce est prohibé, notamment des stupéfiants.
III. LA PRATIQUE INTERNATIONALE PERTINENTE
« 176. (...) L’ECRI tient à exprimer sa profonde inquiétude face aux allégations émanant de sources variées et sérieuses selon lesquelles il existe encore des cas de comportements abusifs de la police à l’encontre de non-ressortissants, de demandeurs d’asile, de Noirs et autres groupes minoritaires. De l’avis général, ce sont surtout les jeunes hommes noirs ou les personnes paraissant être d’origine étrangère qui risquent de souffrir de tels abus.
177. Les allégations de comportements abusifs de la part de policiers concernent l’usage excessif de la force notamment dans le cadre d’intervention policière dans les centres pour demandeurs d’asile ou lors d’expulsion de non-ressortissants, des excès verbaux à contenu raciste ou discriminatoire et une attitude dénuée de tact et agressive. (...)
178. Un problème souvent évoqué par les ONG de droits de l’homme est celui du profilage racial. Le profilage racial consiste en l’utilisation par la police, sans justification objective et raisonnable, de motifs tels que la race, la couleur, la langue, la religion, la nationalité ou l’origine nationale ou ethnique dans des activités de contrôle, de surveillance ou d’investigation. Il arrive que les polices en Suisse admettent que dans le cadre d’opération visant à lutter contre le trafic de drogues, elles procèdent à des contrôles d’identité visant en particulier les Noirs qui circulent dans certains quartiers connus pour être des lieux de commerce de stupéfiants et où il a été démontré que le trafic de drogues est contrôlé par des personnes d’une origine donnée. L’explication la plus fréquemment donnée est que les réseaux de drogues seraient principalement tenus par des Noirs, notamment demandeurs d’asile. Cette information est difficile à vérifier et, de l’avis d’organisations de la société civile, repose essentiellement sur des préjugés et des stéréotypes courants en Suisse, y compris au sein de la police. Cette dernière affirmation est également difficile à vérifier. »
10. Au cours de la visite, la délégation a accordé une attention particulière au comportement des membres des services de police dans le canton de Genève. Certaines informations recueillies laissent penser que le phénomène des violences policières observées par le CPT dans le passé restait d’actualité. En effet, une proportion préoccupante de personnes détenues entendues par la délégation se sont plaintes de mauvais traitements physiques par des fonctionnaires de la police cantonale dans les quelques mois qui ont précédé la visite. Les coups allégués auraient essentiellement consisté en des coups de poing et/ou des coups de pied, sans qu’elles aient opposé - selon elles - de résistance, et ce en majeure partie dans le cadre d’une « appréhension » (sur le lieu de l’appréhension proprement dite, dans le véhicule les emmenant au poste de police et/ou lors d’un premier interrogatoire au poste de police). Ces allégations étaient le plus souvent étayées par des données médicales précises, figurant dans les constats de lésions traumatiques établis à la prison de Champ-Dollon.
Dans certains cas isolés, les mauvais traitements allégués auraient été infligés par du personnel en tenue civile et cagoulé qui ne se serait présenté comme appartenant aux forces de police qu’une fois dans leur véhicule ou à l’arrivée au poste. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
32. Le requérant soutient qu’il a été victime de traitements inhumains, cruels ou dégradants de la part des gendarmes qui l’avaient interpellé. Il considère également que les autorités internes auraient violé leur obligation de mener une enquête diligente, rapide et indépendante sur ses allégations de mauvais traitement. Le requérant invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Le grief tiré du volet matériel de l’article 3
1. Sur la recevabilité
2. Sur le fond
a) Thèses des parties
b) Appréciation de la Cour
i. Principes généraux
Pour apprécier les éléments qui lui permettent de dire s’il y a eu violation de l’article 3, la Cour se rallie au principe de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », mais ajoute qu’une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 67, CEDH 2006-IX ; Ramirez Sanchez c. France [GC], no 59450/00, § 117, CEDH 2006-IX).
Quelle que soit l’issue de la procédure engagée au plan interne, un constat de culpabilité ou non ne saurait dégager l’Etat défendeur de sa responsabilité au regard de la Convention ; c’est à lui qu’il appartient de fournir une explication plausible sur l’origine des blessures, à défaut de quoi l’article 3 trouve à s’appliquer (Selmouni, précité, § 87 ; Rivas c. France, no 59584/00, § 38, 1er avril 2004).
ii. Application de ces principes au cas d’espèce
En effet, il n’est pas contesté que le requérant n’était pas armé d’objets dangereux, mis à part la cigarette qu’il tenait dans la main, et que, au moins dans les premières phases de l’incident, il n’avait pas blessé les gendarmes ou tenté de les blesser en leur portant des coups de poings, de pied ou d’autre nature. La résistance qu’il avait opposée, avant d’être plaqué au sol et de mordre l’avant-bras de l’un des gendarmes, avait été par conséquent une résistance, certes opiniâtre, mais somme toute passive. L’usage des matraques de la part des gendarmes, qu’il ait été ou pas à l’origine directe de la blessure du requérant, était donc en lui-même injustifié (voir, mutatis mutandis, Borodin, précité, § 108).
B. Le grief tiré du volet procédural de l’article 3
1. Sur la recevabilité
2. Sur le fond
a) Principes généraux
62. La Cour rappelle que lorsqu’un individu soutient de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’Etat, un traitement contraire à l’article 3, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’Etat par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables. S’il n’en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale, l’interdiction légale générale de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique, et il serait possible dans certains cas à des agents de l’Etat de fouler aux pieds, en jouissant d’une quasi-impunité, les droits des personnes soumises à leur contrôle (El Masri c. « l’ex-République yougoslave de Macédoine » [GC], no 39630/09, § 182, 13 décembre 2012 ; Georgiy Bykov c. Russie, no 24271/03, § 60, 14 octobre 2010 ; Corsacov c. Moldova, no 18944/02, § 68, 4 avril 2006 ; Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
Compte tenu de la gravité des accusations qui pesaient sur les deux gendarmes ayant interpellé le requérant, de la relative simplicité de l’affaire quant aux nombre d’acteurs et d’évènements concernés, et du fait que l’instruction se résumait, en définitive, aux auditions de cinq témoins et à la production d’un nombre limité de preuves matérielles facilement accessibles, de tels retards ne sont pas justifiés.
Toutefois, la Cour note l’absence d’autres actes d’instructions qui auraient permis de faire la lumière sur les circonstances exactes dans lesquelles le requérant reporta la fracture de la clavicule. Elle souligne notamment la décision de ne pas procéder à une contre-expertise indépendante du rapport de la police sur le bris de la matraque de l’un des gendarmes (voir paragraphe 27 ci-dessus). Or, aux yeux de la Cour, cet aspect de l’instruction revêtait une importance capitale.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
70. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
B. Frais et dépens
C. Intérêts moratoires
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Déclare, à l’unanimité, la Requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 3 de la Convention ;
2. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet matériel ;
3. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural ;
4. Dit, par six voix contre une,
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en francs suisses, au taux applicable à la date du règlement :
- 15 700 EUR (quinze mille sept cents euros), pour dommage matériel ;
- 4 000 EUR (quatre mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
- 6 000 EUR (six mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 septembre 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley
Naismith Guido Raimondi
Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
- opinion en partie dissidente du juge Sajó ;
- opinion dissidente de la juge Keller.
G.R.A.
S.H.N.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE SAJÓ
(Traduction)
Je partage la position de la juge Keller en ce qui concerne le caractère adéquat du recours offert par le Tribunal fédéral. Quant aux vices de procédure postérieurs à l’arrêt du Tribunal fédéral, ils ont été dûment pris en considération dans le cadre de l’examen de l’affaire au regard du volet substantiel de l’article 3. Pour cette raison, j’ai voté contre le constat de violation du volet procédural de cet article.
OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE KELLER
1. Je ne partage pas la position de la majorité selon laquelle il y a eu en l’espèce violation de l’article 3 de la Convention.
2. Dans la présente affaire, la Cour constate, pour la toute première fois à l’égard de la Suisse depuis que le pays a ratifié la Convention en 1974, une violation de l’article 3, et même une double : violation du volet procédural et violation du volet matériel. Le caractère sans précédent de cette conclusion justifie à lui seul un examen prudent de l’affaire.
I. Le volet matériel de l’article 3
3. Des allégations lourdes pèsent sur la Suisse - en particulier quant au fond du rapport de l’ECRI et du CPT (paragraphes 48 et 30-31 de l’arrêt). Le requérant dit avoir subi un traitement « d’une extrême brutalité » (paragraphe 36 de l’arrêt). Je n’ignore pas qu’il y a pu y avoir à Genève (et dans d’autres villes de Suisse) des cas d’usage d’une force physique excessive. Un traitement contraire à l’article 3 de la Convention ne peut en aucun cas être toléré, même si la lutte contre le trafic de stupéfiants représente un défi majeur pour la police.
4. Selon la jurisprudence bien établie de la Cour, « lorsqu’un individu se trouve privé de sa liberté ou, plus généralement, se trouve confronté à des agents des forces de l’ordre, l’utilisation à son égard de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 » (voir, parmi d’autres, R.L. et M.-J.D. c. France, no 44568/98, § 61, 19 mai 2004). La Cour a souligné à plusieurs reprises que « les allégations de mauvais traitements doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés » et que « [p]our l’appréciation de ces éléments » elle « se rallie au principe de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », mais ajoute qu’une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants » (Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 67, CEDH 2006-IX, et Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 161 in fine, série A no 25, p. 65). En outre, elle a toujours estimé que « lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, toute blessure survenue pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait » et « qu’[i]l incombe au Gouvernement de produire des preuves établissant des faits qui font peser un doute sur le récit de la victime » (Berktay c. Turquie, no 22493/93, § 167, 1er mars 2001, Tomasi c. France, 27 août 1992, §§ 108-111, série A no 241-A). C’est donc au gouvernement défendeur de fournir une explication plausible sur l’origine des blessures (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 87, CEDH 1999-V). Je souscris entièrement à ces principes.
5. Dans l’examen du volet matériel de l’article 3, il faut vérifier trois points : premièrement, s’il y a assez d’indices ou de preuves pour établir que le requérant a été traité d’une manière inhumaine ou dégradante (battu, insulté etc.), deuxièmement, si le Gouvernement défendeur a donné une explication plausible quant à l’origine des lésions (en l’espèce, une fracture de la clavicule), et troisièmement, si la force employée était absolument nécessaire.
6. Ici, le Gouvernement conteste en partie la version des faits présentée par le requérant. Il est établi qu’il y a eu une bagarre au cours de laquelle le requérant a mordu un policier et a pu, à un certain moment, s’échapper. Cependant, les parties divergent sur le point de savoir si le requérant a finalement montré sa carte d’identité et dans quelles circonstances la matraque s’est brisée. Le requérant allègue que c’est la force des coups que lui ont assénés les policiers qui a brisé la matraque, tandis que les policiers affirment qu’elle avait un défaut de fabrication.
7. En dehors des déclarations de faits du requérant et des policiers, on dispose, en l’espèce, de plusieurs éléments de preuves :
- le certificat médical de l’Hôpital Universitaire de Genève,
- le témoignage du médecin,
- le témoignage des infirmiers,
- le témoignage d’un gendarme stagiaire,
- le témoignage de l’ami du requérant,
- et, enfin, le témoignage de l’épouse du requérant.
8. A l’exception du témoignage de l’épouse, aucun de ces éléments ne permet de conclure que les deux policiers ont fait subir au requérant un traitement « d’une extrême brutalité ». Il y a quelques semaines, la Cour (dans la même composition) a rejeté une allégation concernant un traitement contraire à l’article 3 sur la base du raisonnement suivant: « (...) aucun témoignage oculaire indépendant ne vient corroborer les allégations des requérantes » (Bozdemir et Yeşlimen c. Turquie, no 33860/03, § 55, 9 juillet 2013)[1]. A mon avis, elle aurait dû appliquer le même standard en l’espèce.
9. J’estime également que la Cour aurait dû accorder plus d’importance au certificat médical établi par un médecin indépendant dans un hôpital indépendant. Même l’ami du requérant qui était arrivé sur les lieux a confirmé qu’il ne se plaignait que d’une fracture de la clavicule (paragraphe 24 de l’arrêt). Il me semble clair qu’en l’espèce les différentes preuves ne sont pas concordantes mais que la grande majorité d’entre elles indiquent que le requérant n’a pas été traité de manière inhumaine ou dégradante. Il ne reste donc qu’à examiner la question de la fracture de la clavicule.
10. La Chambre d’accusation a jugé que la fracture de la clavicule était due à une chute du requérant au cours de l’altercation et que la résistance de le requérant avait justifié le recours à la force à son égard et sa conduite au poste. Ces conclusions ont été confirmées par le Tribunal Fédéral. A mon avis, il n’a pas été présenté à la Cour d’éléments convaincants justifiant qu’elle s’écarte des conclusions auxquelles les tribunaux nationaux sont parvenus. Sur la base des informations disponibles, les autorités nationales ont fourni une explication absolument plausible quant à l’origine de la fracture de la clavicule.
11. Le raisonnement de la Cour selon lequel la violation matérielle découle de l’intervention disproportionnée « dans son ensemble » des gendarmes (paragraphe 47 de l’arrêt) me semble aberrant. Au moment des faits, les policiers ne pouvaient pas savoir si le requérant était armé : ils se trouvaient sur un site réputé pour être une plaque tournante du trafic de stupéfiants et où il n’est pas rare que des armes soient saisies. Il me paraît peu convaincant également de qualifier la résistance du requérant de passive (paragraphe 47 de l’arrêt) : il n’est pas contesté qu’il s’est échappé par la force et qu’il a mordu un des policiers au bras.
12. Dans ce contexte, les deux policiers ont réagi d’une manière adéquate : ils ont plaqué le requérant à terre pour l’immobiliser et vérifier s’il était armé. A mon avis, la force utilisée était absolument nécessaire et proportionnée.
II. Le volet procédural de l’article 3
13. Il convient d’abord de rappeler les faits. Dans son arrêt du 27 novembre 2008, le Tribunal fédéral a dit expressément que les autorités cantonales avaient violé le volet procédural de l’article 3 de la Convention car elles n’avaient pas mené d’enquête effective sur les allégations de mauvais traitements portées par le requérant (paragraphe 21 de l’arrêt).
14. La Cour reconnaît que la réouverture de l’enquête ordonnée par le Tribunal fédéral a permis de remédier à certaines carences de la procédure initiale, notamment en ce qui concerne l’organisation des auditions des témoins-clés. Toutefois, constatant qu’entre l’arrestation du requérant et le classement sans suite de l’affaire il s’est écoulé au total plus de cinq ans et six mois (paragraphe 66 de l’arrêt), elle juge que l’arrêt du Tribunal fédéral n’a pas remédié à la violation. On se trouve confronté ici à la difficile question de savoir quelles sont les obligations que la Convention impose aux Etats membres du Conseil de l’Europe. Cette question mériterait plus d’attention.
15. A mon avis, le grief du requérant comprend deux volets, l’un tenant à l’inefficacité de l’enquête pénale menée avant l’arrêt du Tribunal fédéral du 27 novembre 2008, l’autre visant la procédure menée après cet arrêt.
16. Dans son premier recours au Tribunal fédéral, le requérant demandait l’annulation de l’ordonnance de la Chambre d’accusation du canton de Genève, le renvoi de la cause aux autorités cantonales aux fins d’une enquête approfondie sur ses allégations relatives à des violences policières et, à titre préalable, le bénéfice de l’assistance judiciaire. Il ne demandait pas encore d’indemnités. Evidemment, il était impossible à ce stade de la procédure d’allouer une indemnisation quelconque, car les faits n’étaient pas encore établis. Cela n’est certainement pas une spécificité du système judiciaire Suisse mais une règle généralement acceptée.
17. Dans son arrêt du 27 novembre 2008, le Tribunal fédéral a fait droit à toutes les demandes du requérant : il a annulé l’ordonnance mentionnée, renvoyé l’affaire pour réexamen et ordonné le versement d’une indemnité de 3000 francs au représentant du requérant. Dans son raisonnement, il s’est référé expressément à l’article 3 de la Convention et à la jurisprudence de la Cour.
18. A ma connaissance, il demeure plutôt rare qu’une juridiction suprême nationale se réfère directement à une disposition de la Convention et à la jurisprudence de la Cour afin de motiver sa décision[2]. A mon avis, c’est une forme de réception parfaite de la Convention par la jurisprudence nationale qui est tout à fait dans l’esprit de la subsidiarité au sens large telle qu’inscrite dans la Déclaration de Brighton : « Les Etats parties et la Cour partagent la responsabilité de la mise en œuvre effective de la Convention, sur la base du principe fondamental de subsidiarité. La Convention a été conclue sur la base, entre autres, de l’égalité souveraine des Etats. Les Etats parties doivent respecter les droits et libertés garantis par la Convention, et remédier de manière effective aux violations au niveau national. La Cour agit en tant que sauvegarde si des violations n’ont pas obtenu de remède au niveau national » (Conférence sur l’avenir de la Cour européenne des droits de l’homme, Déclaration de Brighton, 20 avril 2012, paragraphe 3).
19. Il faut se demander quelles sont les conséquences d’une telle coopération entre une juridiction suprême nationale et la Cour. A mon avis, le Tribunal fédéral a remédié dans l’arrêt du 27 novembre 2008 aux carences de la procédure initiale. Dès lors, il y a eu de la part des autorités nationales une réaction appropriée et adéquate à l’égard de la violation procédurale de l’article 3. Par conséquent, le requérant ne peut plus se prétendre victime d’une violation à raison de la première phase de la procédure nationale (du 2 mai 2005 au 27 novembre 2008). Or la Cour a rejeté l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement à cet égard, en disant que, dans les circonstances particulières du cas d’espèce, la procédure interne devait être considérée « dans son ensemble » (paragraphe 60 de l’arrêt). Je me demande ce que les autorités auraient dû faire pour que la Cour soit satisfaite alors qu’elle-même ne va pas au-delà des demandes des parties lorsqu’elle octroie une indemnisation au titre de l’article 41 (Sunday Times c. Royaume-Uni, 26 avril 1979, §§ 76-78, série A no 30).
20. En ce qui concerne la deuxième phase de la procédure nationale, rien ne permet de conclure que les autorités nationales n’ont pas conduit une « enquête officielle et effective » comme l’exige la jurisprudence de la Cour (El Masri c. « l’ex-République yougoslave de Macédoine » [GC], no 39630/09, § 182, 13 décembre 2012, Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII).
21. Après la transmission du dossier aux autorités cantonales en décembre 2008, la juge d’instruction a procédé à une audition approfondie des témoins le 12 octobre 2009 et les 2 et 12 mars 2010. De plus, à la demande de l’avocat du requérant, elle a ordonné la production des dossiers personnels des deux gendarmes visés par l’enquête (paragraphes 23 à 25 de l’arrêt). Sur la base de cette instruction complémentaire, le Procureur général a classé l’affaire sans suite, décision qui a été confirmée par la Chambre d’accusation le 4 février 2011. Le recours formé par le requérant devant le Tribunal fédéral contre la décision de la Chambre d’accusation a été rejeté le 14 septembre 2011. Une période de deux ans et neuf mois pour trois instances judiciaires est à mon avis conforme à l’exigence de célérité à laquelle doit répondre l’enquête selon la jurisprudence constante de la Cour (voir, par exemple Gäfgen c. Allemagne, no 22978/05, § 122, 1er juin 2010, voir aussi, parmi d’autres, McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, §§ 113-114, CEDH 2001-III, et Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 136, 3 juin 2004).
22. Enfin, il faut examiner la question de savoir si les autorités cantonales auraient dû procéder à une contre-expertise du rapport de la police quant au bris de la matraque. Il va de soi qu’il ne peut être exigé des autorités nationales qu’elles prennent tous les actes d’instruction imaginables pour obtenir des preuves. En vertu de la jurisprudence de la Cour, « (...) les autorités doivent prendre toutes les mesures raisonnables à leur disposition (...) » (El-Masri [GC], précité, § 183, Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, § 104, CEDH 1999 I, et Gül c. Turquie, no 22676/93, § 89, 14 décembre 2000). Ces mesures doivent être aptes à établir les faits et mener, si les allégations de mauvais traitement s’avèrent vraies, à l’identification et à la punition des responsables (Georgiy Bykov c. Russie, no 24271/03, § 60, 14 octobre 2010).
23. Les auditions du médecin et des infirmiers ont permis de confirmer que la seule lésion du requérant avait été une fracture de la clavicule. Cet élément a été corroboré par le témoignage de l’ami du requérant, qui a indiqué que l’intéressé ne s’était plaint d’aucune autre blessure que d’une fracture de la clavicule. Sur la base de ces informations, l’hypothèse avancée dans le rapport de police selon laquelle un défaut de fabrication, et non une série de coups d’une extrême brutalité - qui auraient sans doute laissé des traces visibles - était à l’origine du bris de la matraque (paragraphe 27 de l’arrêt) me semble plausible. Je ne vois aucun motif pour que la majorité remette en cause les conclusions des juridictions internes selon lesquelles une contre-expertise n’aurait permis de déterminer ni le nombre ni l’intensité des coups portés. Mis à part la considération selon laquelle cette expertise « revêtait une importance capitale » (paragraphe 67 de l’arrêt), la Cour n’avance aucune raison pour justifier le fait qu’elle s’est écartée des conclusions des tribunaux nationaux.
III. Conclusion
24. Je regrette que la Cour ait conclu en l’espèce, pour la première fois à l’égard de la Confédération helvétique, à une violation de l’article 3. Cette conclusion est d’autant plus regrettable que la Cour a retenu une double violation de cet article, dans une affaire aussi problématique quant à l’établissement des faits que difficile d’un point de vue doctrinal.
[1] Arrêt pas encore définitif.
[2] Helen Keller / Alec Stone Sweet, Assessing the Impact of the ECHR on National Legal Systems in: Helen Keller / Alec Stone Sweet, A Europe of Rights: the Impact of the ECHR on National Legal Systems, Oxford University Press 2008, p. 686. Pour une analyse de la jurisprudence plus récente, voir Bjorge Eirik, National Supreme Courts and the development of ECHR Rights, I·CON 2011, vol. 9 no. 1, p. 5-31.