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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> HÜSEYIN KAPLAN v. TURKEY - 20070/08 - Chamber Judgment (French Text) [2013] ECHR 979 (15 October 2013)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2013/979.html
Cite as: [2013] ECHR 979

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE HÜSEYİN KAPLAN c. TURQUIE

     

    (Requête no 20070/08)

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

     

    STRASBOURG

     

    15 octobre 2013

     

     

     

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Hüseyin Kaplan c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Guido Raimondi, président,
              Danutė Jočienė,
              Peer Lorenzen,
              András Sajó,
              Işıl Karakaş,
              Nebojša Vučinić,
              Helen Keller, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 septembre 2013,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE


  1. .  A l’origine de l’affaire se trouve une Requête (no 20070/08) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Hüseyin Kaplan (« le requérant »), a saisi la Cour le 16 avril 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

  2. .  Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

  3. .  Le 31 août 2012, la Requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.
  4. EN FAIT

    LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE


  5. .  Le requérant est né en 1959 et réside à Istanbul.

  6. .  Il est le père de Şenal Kaplan (« Şenal »), né le 18 septembre 1986 et décédé le 19 septembre 2006 pendant son service militaire obligatoire.

  7. .  Les faits de la cause peuvent se résumer comme suit.

  8. .  Le recensement concernant le contingent auquel le fils du requérant était rattaché eut lieu en 2006.

  9. .  Le jeune homme s’inscrivit au bureau des appelés. Avant de commencer son entraînement militaire, il fut soumis à la procédure habituelle d’examen médical comprenant entre autres un examen psychologique.

  10. .  Les médecins le déclarèrent apte à accomplir son service militaire. Ils mentionnèrent cependant qu’il ne devait pas faire d’exercice difficile en raison de son faible poids.

  11. .  Dans le formulaire de renseignements destiné aux autorités, Şenal avait informé celles-ci de sa consommation excessive de bière. Il n’avait signalé aucun autre problème particulier.

  12. .  Après avoir réussi sa formation militaire, il rejoignit un poste de gendarmerie, à Bayır (Diyarbakır-Kulp), le 20 août 2006.

  13. .  Le 19 septembre 2006, vers 12 h 50, pendant qu’il assurait son tour de garde, il fut découvert gravement blessé par une arme à feu. Il fut immédiatement transporté par hélicoptère à l’hôpital où son décès fut constaté par les médecins.

  14.   Un examen externe du corps fut effectué en présence du substitut du procureur militaire de Diyarbakır. Il fut constaté à partir de la présence d’un orifice d’entrée d’un projectile sur la partie gauche de la tête et d’un orifice de sortie sur la partie droite que Şenal était décédé d’une balle tirée dans la tête. Aucune autre trace de coup ou de blessure ne fut relevée. Ces observations furent consignées dans un procès-verbal, lequel fut signé par l’ensemble des personnes présentes, à savoir le substitut du procureur militaire, son greffier, le médecin légiste G.B., un expert en pathologie médicolégale ainsi que deux assistants techniques d’autopsie. Par ailleurs, des photographies furent prises.

  15.   Le même jour, sur instruction du substitut du procureur militaire, des experts de la police technique et scientifique examinèrent le corps du défunt. Ils constatèrent l’existence d’un orifice d’entrée d’un projectile sur le côté droit de la tête, situé juste au-dessus de l’oreille, les bords de la plaie étant d’aspect parcheminé, et celle d’un orifice de sortie sur le côté gauche. Ils procédèrent également à des prélèvements sur les mains et le visage du défunt. Les analyses effectuées par la suite sur ces prélèvements révélèrent la présence de résidus de tir sur le dos de la main gauche et sur la partie gauche du visage.

  16. .  Aussitôt après l’incident, les agents de la gendarmerie de Bayır établirent un procès-verbal de constat sur les lieux.

  17. .  Un croquis des lieux et des photographies furent également réalisés.

  18. .  Un fusil de type G3 appartenant à Şenal, une douille de balle, un chargeur et trois balles furent recueillis sur les lieux par les gendarmes de Bayır.

  19.   A la même date, le substitut du procureur militaire informa le parquet de Kulp du décès de Şenal et lui demanda d’effectuer immédiatement les investigations nécessaires sur les lieux de l’incident.

  20.   Cependant, pour des raisons de sécurité liées à la commission d’actes terroristes dans la zone concernée, le procureur de la République de Kulp ne put se déplacer sur les lieux que le 20 septembre 2006.

  21. .  A cette date, il constata que les lieux avaient été nettoyés, même si des traces de sang pouvaient encore être observées en divers endroits, et que la position du corps avait été tracée au sol.

  22. .  Il observa que le sergent-chef C.G. avait conservé le fusil ainsi que la douille en l’état et qu’il avait par ailleurs fait réaliser des photographies des lieux.

  23. .  Il apprit également que les gendarmes avaient trouvé quatre chargeurs dans le gilet du défunt, trois d’entre eux disposant de vingt balles et le quatrième en contenant seulement dix-neuf.

  24. .  Il nota que l’ensemble de ces éléments avait été consigné dans un procès-verbal.

  25. .  Il procéda de plus à l’audition de neuf témoins.
  26. 25.  Le sergent-chef C.G. remplaçait le commandant de la gendarmerie le jour de l’incident. Il déclara qu’il avait été réveillé vers 13 heures par le sergent M.O., que celui-ci lui avait dit qu’un soldat avait été touché par un tir, et que tous deux, pensant à une attaque terroriste, s’étaient rendus sur les lieux en courant. Il ajouta que plusieurs soldats étaient déjà sur les lieux, que le soldat K.D. prodiguait des soins au blessé et que ce dernier avait été placé à l’extérieur du périmètre de garde pour faciliter les gestes de premiers secours. Il expliqua que le cran de sécurité du fusil de type G3 n’était pas enclenché, qu’il était en position coup par coup et que le canon sentait la poudre. Il indiqua également qu’un hélicoptère était arrivé sur les lieux une cinquantaine de minutes après l’incident pour transférer le blessé à l’hôpital, et que, malgré un pouls faible, celui-ci était encore en vie lorsqu’il avait été placé dans l’appareil.

    26.  Enfin, le sergent-chef précisa qu’à sa connaissance Şenal ne souffrait d’aucun problème psychologique et que son comportement avait toujours été normal.


  27. .  Les autres témoins déclarèrent avoir initialement pensé à une attaque armée en entendant le coup de feu puis en voyant le blessé au sol et ils indiquèrent avoir alors pris position aux postes de défense pour repousser d’éventuels assaillants. Ils ajoutèrent que le premier à s’être rendu sur les lieux de l’incident était le soldat V.M., suivi du sergent M.O., et ils confirmèrent que les gestes de premiers secours avaient effectivement été pratiqués par le soldat K.D. qui avait suivi une formation en secourisme. Ce dernier déclara notamment que la bretelle du fusil était enroulée autour du pied du blessé, et qu’il avait demandé aux autres soldats de la dérouler et d’enlever l’arme pour faciliter son intervention. Il précisa en outre avoir observé la présence d’un orifice d’entrée d’un projectile sur le côté droit de la tête et d’un orifice de sortie sur le côté gauche.

  28. .  Le soldat V.M. confirma les dires du soldat K.D. Il ajouta qu’il connaissait Şenal depuis leur période de formation militaire, qu’il n’avait pas remarqué chez lui de détérioration psychologique et que son comportement paraissait tout à fait normal.

  29. .  Le soldat M.D. déclara avoir entendu le coup de feu et s’être dirigé vers les lieux de l’incident. Il ajouta avoir croisé le soldat V.M. qui lui aurait dit qu’un soldat était à terre. Il indiqua également que le sergent M.O. était arrivé en courant et qu’il avait parlé d’une attaque à la vue du blessé. Il expliqua qu’il avait alors réveillé ses supérieurs puis pris son arme avant de se rendre à son poste.

  30. .  Les témoins affirmèrent tous que la vie militaire leur convenait et qu’ils étaient bien traités. Ils indiquèrent que Şenal n’avait pas de problème psychologique connu et qu’il avait un comportement normal. Ils précisèrent cependant qu’ils savaient que ses parents étaient séparés et que cette situation le contrariait.

  31. .  Toujours le 20 septembre 2006, une autopsie classique fut pratiquée en présence du substitut du procureur militaire. Elle permit de conclure que Şenal était décédé d’une balle tirée dans la tête à bout portant.

  32. .  Par la suite, le 23 janvier 2007, un procès-verbal rectificatif d’examen externe post mortem fut dressé. D’après ce procès-verbal, l’orifice d’entrée se situait non pas du côté gauche, mais du côté droit de la tête ; c’était donc par erreur qu’il avait été précédemment indiqué que la balle était entrée par le côté gauche et sortie par le côté droit de la tête. Ce point fut d’ailleurs confirmé par les photographies réalisées le jour de l’examen, lesquelles ne laissaient aucun doute à cet égard. Lesdites photographies furent annexées au procès-verbal.

  33. .  Ce document rectificatif fut signé par le substitut du procureur militaire de Diyarbakır, son greffier, l’expert en pathologie médicolégale et les assistants techniques d’autopsie, ces personnes ayant toutes été présentes lors de l’examen externe du corps. Il fut précisé que le premier médecin légiste, G.B., était en détachement à Diyarbakır à l’époque où il avait signé le procès-verbal du 19 septembre 2006, que son détachement avait pris fin et qu’il était depuis retourné à Istanbul. Ce fut ainsi le médecin légiste Ş.A.B., président de l’institut de médecine légale de Diyarbakır, qui, à la place de G.B., émit un avis et signa le procès-verbal rectificatif.

  34. .  Sur instruction du procureur de la République, une expertise balistique fut réalisée par le laboratoire de police criminelle de la direction de la sûreté de Diyarbakır. Les experts examinèrent le fusil de type G3 ayant causé la mort de Şenal ; ils conclurent qu’il était en bon état de fonctionnement et que la douille retrouvée sur les lieux de l’incident provenait bien de cette arme.

  35. .  Entre le 15 janvier et le 30 mars 2007, le substitut du procureur militaire de Diyarbakır procéda à l’audition de seize témoins. Le contenu de leurs dépositions fut similaire à celui des témoignages recueillis par le procureur de la République de Kulp : Şenal fut décrit comme étant un homme calme et joyeux qui n’avait pas rencontré de soucis d’adaptation à son arrivée à Kulp et qui ne semblait souffrir d’aucun problème particulier, mais qui paraissait néanmoins préoccupé par la séparation de ses parents. Plusieurs soldats signalèrent également que sa mère et son oncle lui avaient téléphoné la veille de l’incident à l’occasion de son anniversaire, mais que ni son père ni sa fiancée ne l’avaient appelé ce jour-là. Ils ajoutèrent que cette situation l’avait attristé et qu’il ne semblait pas être en forme le soir de son anniversaire.

  36. .  Son meilleur ami, M.Ş., indiqua que Şenal exploitait un débit de boissons dans le civil et disait consommer tous les jours beaucoup de bière, et également qu’il avait une amie avec laquelle il voulait se marier. Il ajouta que l’intéressé n’aimait pas discuter de sujets sérieux et qu’il parlait rarement de sa vie privée. Il précisa enfin qu’il jouait beaucoup avec son arme, qu’il n’écoutait pas les avertissements des commandants à ce sujet et qu’il n’en faisait qu’à sa tête. Selon M.Ş., aucun signe avant-coureur ne permettait d’envisager que Şenal ait pu vouloir se suicider.

  37. .  Certains soldats déclarèrent que Şenal avait des problèmes d’argent, précisant qu’il fumait énormément sans avoir toujours les moyens d’acheter des cigarettes et qu’il s’ennuyait.

  38. .  Un des soldats expliqua que Şenal s’était vexé d’avoir été surnommé « Lucky Luke » en raison de son faible poids et que plus personne ne l’avait appelé ainsi par la suite.

  39. .  Les supérieurs de Şenal indiquèrent qu’il s’était bien adapté à la vie militaire, qu’il était un bon soldat et qu’il s’entendait bien avec tout le monde. Ils ajoutèrent qu’il ne leur avait pas fait part d’un quelconque problème et qu’aucun signe n’avait permis de déceler chez lui une instabilité psychologique.

  40.   Le père et la mère de Şenal furent également entendus. Ils déclarèrent que leur fils n’avait aucune raison de se suicider et qu’il ne s’était jamais plaint des conditions de son service militaire.
  41. 41.  Le substitut du procureur militaire de Diyarbakır ordonna une expertise afin de déterminer de quelle manière Şenal avait pu utiliser le fusil. L’expert désigné examina l’ensemble des pièces du dossier, à savoir les dépositions des témoins, le compte rendu du laboratoire de police criminelle, le rapport d’autopsie, les photographies et le croquis des lieux. Il indiqua que, au moment du tir, Şenal devait se trouver en position assise ou accroupie, qu’il avait posé la crosse du fusil au sol près de son pied droit et enroulé d’un tour la bretelle de l’arme autour de son genou afin de pouvoir la maintenir plus facilement. Il précisa que l’intéressé avait dû ensuite placer l’extrémité du canon près de sa tempe et, tout en tenant le canon avec sa main gauche, actionner la mise à feu avec sa main droite. Il conclut que ces déductions étaient confortées par l’ensemble des données recueillies, notamment l’emplacement de l’arme, du corps et des traces de sang, et qu’en tout état de cause aucun élément ne permettait de remettre en cause ou de faire douter de l’hypothèse selon laquelle l’intéressé lui-même avait procédé au tir mortel.

    42.  Le substitut du procureur militaire de Diyarbakır recueillit également l’avis d’un expert psychiatrique. Celui-ci eut accès à l’ensemble du dossier d’instruction, notamment aux dépositions des témoins et des parents de Şenal. Cet expert conclut qu’aucun élément ne permettait de penser que ce dernier souffrait de problèmes psychologiques. Il indiqua cependant que, si un suicide trouvait souvent son origine dans une pathologie psychique ou psychiatrique sous-jacente, des sujets ne souffrant d’aucun trouble pouvaient faire preuve d’un comportement suicidaire sous l’effet d’une pulsion momentanée. Il précisa qu’en l’espèce rien ne permettait d’affirmer avec certitude s’il s’agissait ou non d’un suicide.

    43.  Le 23 janvier 2007, la fondation Mehmetçik (fondation ayant pour vocation à aider les proches des soldats blessés ou décédés pendant leur service militaire) octroya une aide d’un montant de 6 216 livres turques (soit environ 2 650 euros) à la famille de Şenal.

    44.  A l’issue de l’instruction pénale, le substitut du procureur militaire de Diyarbakır nota l’absence de preuves susceptibles d’indiquer qu’une tierce personne ait pu provoquer la mort de Şenal en l’incitant ou en l’aidant à se suicider, et il rendit une ordonnance de non-lieu le 17 mai 2007. Il considéra néanmoins que les circonstances du décès du jeune homme n’avaient pas pu être déterminées avec exactitude. A l’appui de sa décision, il releva notamment que le tir mortel avait été effectué à bout portant et il rappela que l’examen balistique avait mis en évidence que la douille retrouvée sur les lieux provenait bien du fusil du défunt.

    45.  Le père et la mère de Şenal firent opposition à l’ordonnance susmentionnée. Ils soutinrent que leur fils n’avait aucun problème psychologique ni aucun souci familial et qu’il n’avait aucune raison de se suicider. Ils affirmèrent également que le soldat M.D. leur avait rendu visite ; ce dernier leur aurait déclaré que, lorsqu’il s’était rendu sur les lieux, contrairement à ce qui était mentionné dans les documents officiels, l’arme de Şenal n’était pas au sol, mais posée sur une grille, et il leur aurait indiqué que le sergent M.O. avait dit aux soldats que l’intéressé avait été touché par un projectile provenant d’un fusil de précision. Par ailleurs, ils reprochèrent au procureur en charge de l’affaire de ne s’être jamais rendu en personne sur les lieux de l’incident.

    46.  Après examen du dossier, le 27 août 2007, le tribunal militaire de Diyarbakır rejeta l’opposition formée par les parents de Şenal, au motif qu’aucun manquement n’avait été décelé dans l’enquête.

    47.  Cette décision fut notifiée au requérant le 24 octobre 2007.

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION


  42. .  Le requérant soutient que les circonstances exactes du décès de son fils n’ont pas été clairement établies, en raison d’un manquement des autorités à mener une enquête pénale indépendante et impartiale. Il invoque l’article 2 de la Convention, ainsi libellé dans sa partie pertinente en l’espèce :
  43. « Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...) »


  44. .  Le Gouvernement combat cette thèse.
  45. A.  Sur la recevabilité


  46. .  Le Gouvernement ne soulève aucune exception d’irrecevabilité.

  47. .  Constatant que le grief du requérant n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
  48. B.  Sur le fond

    1.  Thèses des parties


  49.   Le requérant se plaint de l’absence d’une enquête pénale effective relative au décès de son fils. Il considère que le parquet militaire n’est pas à même de satisfaire à l’exigence d’indépendance et d’impartialité inhérente à la garantie d’une « enquête effective » au sens de l’article 2 de la Convention. Il soutient que ce sont probablement leurs supérieurs hiérarchiques qui ont dicté les dépositions aux soldats pour dissimuler la vérité. A cet égard, le requérant pense que son fils a sans doute été victime d’un homicide, car, selon lui, il n’avait aucune raison de se suicider.

  50. .  Faisant référence à la jurisprudence de la Cour en la matière, le Gouvernement combat la thèse du requérant et nie toute responsabilité dans le décès de Şenal. Il estime que l’enquête sur ce décès a été menée avec célérité et diligence par le parquet militaire qui est, selon lui, une autorité indépendante et impartiale. Il ajoute que cette enquête a été ouverte immédiatement après l’incident et que toutes les mesures d’investigation permettant de faire la lumière sur les circonstances du décès de Şenal ont été prises. Il considère que les allégations du requérant sur la crédibilité des dépositions des soldats sont dépourvues de fondement et que, à ce titre, tous les renseignements et documents figurant au dossier sont en cohérence avec les déclarations des témoins. Par ailleurs, le Gouvernement souhaite apporter une précision au sujet du nettoyage des lieux de l’incident (paragraphe 20 ci-dessus). Il indique que le nettoyage en question a été effectué par les gendarmes après la réalisation de photos et d’un croquis des lieux aux fins de la conservation des éléments de preuve, et qu’il n’y avait aucune intention d’altérer ou de détruire ces éléments qui ont été portés à la connaissance du procureur dès son arrivée sur place. Ainsi, selon le Gouvernement, le procureur et le tribunal militaire ont mené une enquête pénale minutieuse ayant permis de conclure au suicide du fils du requérant, et l’effectivité de cette enquête ne peut faire l’objet d’aucune critique.
  51. 2.  Appréciation de la Cour


  52.   La Cour rappelle que l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 de la Convention requiert qu’une forme d’enquête effective soit menée lorsqu’un individu perd la vie dans des circonstances suspectes (Yotova c. Bulgarie, no 43606/04, § 68, 23 octobre 2012, et Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 157, 9 avril 2009). Il importe peu à cet égard que des agents de l’Etat aient ou non été impliqués au travers d’actes ou d’omissions dans les évènements ayant abouti au décès (Stern c. France (déc.), no 70820/01, 11 octobre 2005).

  53. .  L’effectivité de l’enquête requiert d’abord que les personnes qui sont chargées de la mener soient indépendantes des personnes impliquées ou susceptibles de l’être. Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi une indépendance concrète (Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, § 138, CEDH 2002-IV).

  54. .  De plus, l’enquête doit être adéquate (Ramsahai et autres
    c. Pays-Bas
    [GC], no 52391/99, § 324, CEDH 2007-II). Cela signifie qu’elle doit être apte à conduire à l’établissement des faits et, le cas échéant, à l’identification et au châtiment des responsables. Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les éventuelles responsabilités risque de ne pas répondre à cette norme (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 301, CEDH 2011).

  55. .  En outre, les conclusions de l’enquête doivent s’appuyer sur une analyse méticuleuse, objective et impartiale de tous les éléments pertinents. Le rejet d’une piste d’investigation qui s’impose de toute évidence compromet de façon décisive la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et, le cas échéant, l’identité des personnes responsables (Kolevi c. Bulgarie, no 1108/02, § 201, 5 novembre 2009). Il n’en demeure pas moins que la nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité dépendent des circonstances de l’espèce. Ils s’apprécient à la lumière de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête. Il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (Velcea et Mazǎre c. Roumanie, no 64301/01, § 105, 1er décembre 2009).

  56. .  Par ailleurs, une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], n55721/07, § 167, CEDH 2011).

  57. .  L’enquête doit enfin être accessible à la famille de la victime dans la mesure nécessaire à la sauvegarde de ses intérêts légitimes.

  58. .  En l’espèce, ayant relevé que l’intéressé se trouvait sous la responsabilité des autorités militaires, la Cour considère qu’une obligation procédurale de mener une enquête sur les circonstances de son décès pesait sur les autorités nationales, peu important que des agents de l’Etat aient ou non été impliqués au travers d’actes ou d’omissions dans les évènements y ayant abouti.

  59.   La Cour observe qu’une instruction pénale a été ouverte d’office le jour même du décès de Şenal. Cependant, si rien ne permet de mettre en doute la volonté des instances de reconstituer le déroulement des faits, il n’en demeure pas moins que l’enquête comportait de nombreuses lacunes.

  60.   En ce sens, la Cour constate que les enquêteurs ayant participé aux investigations lors de la phase initiale de l’enquête faisaient partie de la gendarmerie, corps au sein duquel les faits se sont produits ; ces gendarmes étaient en poste sur les lieux de l’incident (voir les paragraphes 15-17
    ci-dessus, et Orhan c. Turquie, no 25656/94, § 342, 18 juin 2002) et un lien hiérarchique entre eux et les personnes susceptibles d’être impliquées existait (Aktaş c. Turquie, no 24351/94, § 301, CEDH 2003-V, et Bektaş et Özalp c. Turquie, no 10036/03, § 66, 20 avril 2010). Ces enquêteurs n’étaient donc pas indépendants des personnes impliquées ou susceptibles de l’être (Güleç c. Turquie, 27 juillet 1998, §§ 81-82, Recueil des arrêts et décisions 1998-IV, et Oğur c. Turquie [GC], no 21594/93, §§ 91-92, CEDH 1999-III).

  61. .  Par ailleurs, la Cour relève que les intéressés ont nettoyé les lieux de l’incident avant même l’arrivée du procureur (paragraphe 20 ci-dessus). Il s’agit là d’une carence flagrante qui a eu pour effet de soustraire l’enquête préliminaire et ses résultats au contrôle judiciaire (Kamer Demir et autres c. Turquie, no 41335/98, § 47, 19 octobre 2006, Kamil Uzun c. Turquie, no 37410/97, § 58, 10 mai 2007, et Mižigárová c. Slovaquie, no 74832/01, § 104, 14 décembre 2010). La consignation des éléments de preuve dans un procès-verbal, effectuée par les gendarmes avant le nettoyage des lieux, ne modifie en rien cette constatation. La Cour considère que, dès la connaissance de l’incident, les gendarmes auraient dû préserver les lieux en les délimitant par un cordon de sécurité et que des mesures strictes auraient dû être prises afin d’éviter autant que possible d’altérer les indices matériels ; il s’agit là de conditions essentielles pour permettre d’analyser correctement les faits, de reconstituer leur déroulement et de comprendre ce qui s’est réellement passé. En effet, une fois le nettoyage des lieux accompli, les autorités n’étaient plus en mesure de pouvoir rectifier d’éventuelles erreurs ou de prélever des indices qui auraient été non détectés ou négligés.

  62. .  En outre, la Cour constate que l’ordonnance de non-lieu rendue à l’issue des investigations a été soumise au contrôle du tribunal militaire de Diyarbakır par la voie du recours en opposition formé par le requérant et son épouse (paragraphes 45 et 46 ci-dessus). A cet égard, la Cour rappelle d’emblée qu’elle a conclu à la violation de l’article 6 de la Convention dans l’arrêt Gürkan c. Turquie (no 10987/10, §§ 13 à 19, 3 juillet 2012) en raison de la composition du tribunal militaire ayant condamné le requérant. Dans cette affaire, la Cour a jugé que, tel que constitué à l’époque des faits, ce tribunal ne pouvait être considéré comme indépendant et impartial ; pour ce faire, la Cour avait pris en considération le statut d’un des trois juges siégeant au sein de cette juridiction, officier nommé par sa hiérarchie et soumis à la discipline militaire, et ne jouissant pas des mêmes garanties constitutionnelles que les deux autres juges qui étaient les seuls à être des magistrats professionnels.
  63. 65.  La Cour estime que ces dernières considérations valent également en l’espèce, dès lors que la juridiction intervenue comme organe de contrôle dans la procédure d’enquête était composée de manière identique à celle dont elle a eu à connaître dans l’affaire Gürkan précitée. Il s’ensuit que ladite procédure ne pouvait répondre à l’exigence d’indépendance qu’implique le volet procédural de l’article 2 de la Convention.

    66.  Dès lors, à la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural.

    II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    67.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »


  64. .  Le requérant n’a présenté aucune demande de satisfaction équitable. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.
  65. PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la Requête recevable ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural.

     

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 octobre 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

    Stanley Naismith                                                                 Guido Raimondi
            Greffier                                                                               Président

    Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée commune des juges Raimondi, Jočiene et Lorenzen.

     

     

    G.R.A.
    S.H.N.


    OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES RAIMONDI, JOČIENĖ ET LORENZEN

    (Traduction)

    1.  Dans cette affaire, nous avons voté avec nos collègues pour la violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural.

    2.  Nous partageons en effet l’opinion exprimée au paragraphe 61 de l’arrêt d’après laquelle, si rien ne permet de mettre en doute la volonté des instances nationales de reconstituer le déroulement des faits, il n’en demeure pas moins que l’enquête comportait de nombreuses lacunes.

    3.  Il s’agit, en particulier, des défauts concernant, d’une part, la participation aux investigations de la gendarmerie, corps au sein duquel les faits se sont produits, évoqués au paragraphe 62 de l’arrêt et, d’autre part, du manque de préservation des lieux de l’incident, dont il est question au paragraphe 63.

    4.  Ces lacunes sont suffisantes à nos yeux, à la lumière des principes dégagés dans la jurisprudence de la Cour (paragraphes 98-105 de l’arrêt), pour conclure à la violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention.

    5.  En revanche, nous ne pouvons pas souscrire au raisonnement exposé aux paragraphes 64 et 65 de l’arrêt, raisonnement d’après lequel un défaut ultérieur de l’enquête résiderait dans le fait que l’ordonnance de non-lieu rendue à l’issue des investigations a été soumise au contrôle du tribunal militaire de Diyarbakır, et ce à cause de la composition de ce dernier, qui n’était pas conforme aux exigences de l’article 6 de la Convention.

    6.  Ce constat se fonde sur une transposition des exigences de l’article 6 de la Convention dans le domaine de l’article 2 de la Convention, de sorte que tout écart par rapport à ces exigences concernant les organes qui interviennent dans l’investigation donnerait lieu, de manière pratiquement automatique, à une violation du volet procédural de l’article 2.

    7.  Il s’agit d’une approche que nous ne pouvons pas approuver, pour les raisons que nous avons exprimées notamment dans notre opinion dissidente jointe à l’arrêt - non encore définitif - Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie (no 24014/05, 25 juin 2013).


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