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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> PRAJINA v. ROMANIA - 5592/05 - Chamber Judgment (French Text) [2014] ECHR 1 (07 January 2014)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2014/1.html
Cite as: [2014] ECHR 1

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    TROISIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE PRĂJINĂ c. ROUMANIE

     

    (Requête no 5592/05)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

     

    STRASBOURG

     

    7 janvier 2014

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Prăjină c. Roumanie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

    Alvina Gyulumyan, présidente,

    Corneliu Bîrsan,

    Ján Šikuta,

    Luis López Guerra,
    Nona Tsotsoria,
    Kristina Pardalos,
    Johannes Silvis, juges,
    et de Marialena Tsirli, greffière adjointe de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 décembre 2013,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE


  1. .  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 5592/05) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Laurentiu Prăjină (« le requérant »), a saisi la Cour le 26 janvier 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

  2. .  Le requérant, qui bien qu’ayant été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire n’a pas choisi d’avocat et par conséquent n’a pu percevoir cet aide, a été représenté devant la Cour par Mme M. Cristian, sa sœur. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. R.-H. Radu, du ministère des Affaires étrangères.

  3. .  Le requérant allègue en particulier une méconnaissance de son droit à un procès équitable, affirmant qu’il n’a pas bénéficié du temps et des facilités nécessaires pour préparer sa défense et que sa condamnation pénale a été fondée de façon déterminante sur la déclaration donnée devant le procureur par un témoin qui n’a jamais été entendu de manière contradictoire.

  4. .  Le 7 janvier 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement.
  5. EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE


  6. .  Le requérant est né en 1967 et réside à Iaşi.

  7. .  Par une ordonnance du parquet du 14 janvier 2003, le requérant fut mis en détention provisoire pour une durée de trente jours au motif qu’il était soupçonné d’avoir mortellement frappé P.M. dans la nuit du 12 au 13 décembre 2002.

  8. .  Le requérant et P.M. se connaissaient depuis longtemps, venant du même village. P.M. louait une pièce de son appartement au requérant, dans laquelle celui-ci avait sa résidence.

  9. .  Par un réquisitoire du parquet du 8 avril 2003, le requérant fut envoyé en jugement devant le tribunal départemental de Iaşi du chef de coups ayant causé le décès de la victime, infraction réprimée par l’article 183 du code pénal. Le procureur ayant instruit l’affaire indiquait que, bien qu’il n’y eût pas de témoins oculaires ayant vu le requérant frapper la victime, cela résultait de l’ensemble des preuves indirectes versées au dossier, qui contredisaient la version des faits du requérant.

  10. .  Le procureur indiquait comme preuves à charge la déposition de quatre témoins :
  11. (a)  le témoin M.E., une connaissance du défunt, qui était passée le soir du 12 décembre 2002 au domicile de celui-ci pour lui rendre visite, occasion à laquelle elle avait vu le requérant dans l’appartement où les faits s’étaient déroulés ; selon ses dires, le requérant avait cherché ce soir-là à entretenir des rapports sexuels avec elle et face à son refus il l’aurait battue, ce qui l’avait amenée à quitter les lieux pour alerter une équipe de policiers de garde dans le quartier ;

    (b)  le témoin H.I., un policier qui, alerté par M.E., s’était rendu sur les lieux et, constatant que le requérant et la victime étaient alors dans un état d’ébriété avancé et qu’ils dérangeaient les voisins par leur bruit, dressa un procès-verbal de contravention à leur encontre pour trouble à l’ordre public ;

    (c)  D.L. et D.V., deux voisins de la victime, qui avaient déclaré avoir entendu durant la nuit du 12 au 13 décembre 2002 des bruits ainsi que le cri de la victime, en provenance de son appartement.


  12. .  Ces témoignages avaient été recueillis comme suit.
  13. M.E., entendue par le parquet sans que le requérant ou son avocat fussent présents, déclara que la victime lui avait confié avoir peur du requérant, ce dernier ayant essayé de lui forcer la main pour conclure un échange entre la maison qu’il avait dans leur village natal et l’appartement que P.M. possédait en ville. M.E. indiqua ensuite avoir déjà vu auparavant à deux reprises le requérant frapper la victime, à savoir dans le courant de l’été 2002 et en octobre 2002. Elle indiqua que la victime souhaitait vendre son appartement à une tierce personne, ce que le requérant ne voulait pas.


  14. .  Entendu par le parquet, le requérant nia avoir frappé la victime la nuit du 12 au 13 décembre 2002. Il expliqua qu’il louait une pièce dans l’appartement de P.M., qu’il s’était couché après le départ du policier H.I., qu’il avait trouvé la victime décédée le matin du 13 décembre, et qu’il avait alors tout de suite alerté la police. Il indiqua que la victime recevait couramment la visite de nombreuses personnes, dont des prostituées et des proxénètes, et suggéra qu’après le départ du policier H.I., la porte de l’appartement était restée non verrouillée, chose qui était déjà arrivée par le passé, de sorte que d’autres personnes avaient pu entrer dans l’appartement.

  15. .  Le tribunal départemental de Iaşi, compétent pour trancher l’affaire en tant que premier degré de juridiction, ordonna l’audition des témoins indiqués par le procureur dans son réquisitoire. Bien que régulièrement citée, M.E. ne se présenta pas. Le tribunal, qui dut ajourner plusieurs fois l’affaire afin d’essayer d’interroger ce témoin, délivra alors des mandats de comparution à son encontre et lui infligea une amende. Le policier chargé de l’exécution des mandats indiqua dans un procès-verbal qu’elle n’avait pas été trouvée à son domicile. Le tribunal demanda alors des renseignements auprès du service de l’état civil de Iaşi afin de trouver la nouvelle adresse de M.E., mais en vain.
  16. Le tribunal considéra dès lors qu’il était impossible d’interroger M.E. et décida de donner lecture devant le tribunal de la déclaration faite par ce témoin pendant l’enquête.


  17. .  Le policier H.I. et les voisins D.L. et D.E. furent entendus par le tribunal et maintinrent leurs dépositions faites devant le procureur ; aucun d’entre eux ne déclara avoir vu le requérant frapper la victime. Sur demande du requérant, le tribunal entendit un témoin à décharge qui indiquait connaître le requérant depuis longtemps comme étant une personne calme et honnête.

  18. .  Le requérant fut entendu à son tour. Il déclara qu’il regrettait d’avoir été accusé à tort ; il expliqua qu’il louait une pièce chez la victime et que ce jour-là, en rentrant du travail, il avait trouvé son hôte en train de consommer de l’alcool avec M.E.

  19. .  L’avocate du requérant insista pour que M.E. soit entendue et, après que le tribunal eut estimé que cela était impossible, plaida l’acquittement de son client au motif qu’il n’y avait pas de preuves attestant, de façon non équivoque, qu’il aurait frappé la victime.

  20. .  À plusieurs reprises au cours de la procédure, le tribunal accepta des ajournements demandés par les avocats du requérant afin de leur permettre d’étudier le dossier.

  21. .  Par un jugement du 27 janvier 2004, le tribunal condamna le requérant à une peine de cinq ans de prison du chef de coups ayant causé le décès de la victime. Il releva que le déroulement des faits et la culpabilité du requérant vis-à-vis du décès de la victime étaient établis sur la base des déclarations des témoins M.E., D.L., D.V. et H.I. et du rapport d’autopsie de la victime.

  22. .  Le requérant interjeta appel de ce jugement. Il se plaignait notamment que les premiers juges s’étaient principalement appuyés sur un témoignage consigné devant les organes d’enquête, qu’il n’a pas pu contester afin de prouver son innocence. Son avocate insista pour que M.E. soit entendue par la cour d’appel. Le requérant ne mentionna pas dans son recours un empêchement éventuel, devant le tribunal, d’étudier le dossier ou de préparer sa défense.
  23. Le parquet interjeta également appel, demandant que la peine infligée au requérant soit majorée.

    19.  Après plusieurs tentatives infructueuses de faire comparaître le témoin M.E. devant le tribunal, à l’audience du 6 juillet 2004 l’avocat du requérant proposa à défaut de M.E., laquelle demeurait introuvable, l’audition du témoin N.G., qui était présent dans la salle. N.G. déposa sur les relations du requérant et du défunt, attestant que le premier avait à maintes reprises apporté son soutien au second, qui avait été gravement malade.


  24. .  Par un arrêt rendu le même jour, le 6 juillet 2004, la cour d’appel de Iaşi accueillit l’appel du parquet et éleva la peine infligée au requérant à six ans et six mois de prison. La cour d’appel estima que toutes les preuves pertinentes avaient été administrées et fonda sa décision sur les témoignages de M.E., D.L., D.V. et H.I., sans aucune référence à la déclaration de N.G.

  25. .  Le requérant se pourvut en recours, se plaignant, entre autres, que les juridictions avaient donné crédit au témoignage de M.E. alors même que celle-ci n’avait donné suite à aucune des convocations du tribunal ; il faisait valoir en outre que la déposition que celle-ci avait faite devant le parquet contenait des éléments qui n’étaient pas vrais, comme, par exemple, le fait qu’elle aurait vu le requérant frapper la victime en août 2002, époque à laquelle il ne la connaissait pas. Il ne se plaignit d’aucun refus des juridictions inférieures de lui octroyer le temps et les facilités nécessaires pour préparer sa défense.

  26. .  Le 13 octobre 2004, la Haute Cour de cassation et justice rejeta une demande d’ajournement faite par le requérant pour trouver un avocat, au motif qu’elle avait déjà accueilli lors de l’audience précédente, le 27 août 2004, une demande similaire d’ajournement de la part du requérant pour étudier le dossier, préparer sa défense et engager un avocat.

  27. .  Par un arrêt définitif rendu le jour même - soit le 13 octobre 2004 - la Haute Cour rejeta le pourvoi en recours et confirma l’arrêt rendu en appel. Elle releva qu’il ressortait des dépositions versées au dossier que le requérant était une personne violente, qu’il avait déjà frappé la victime par le passé et qu’il était mécontent que celle-ci eût refusé de lui vendre son appartement.

  28. .  Le requérant fit une demande de révision du jugement du 27 janvier 2004 ; celle-ci fut rejetée par un arrêt définitif du 24 août 2005 de la Haute Cour de cassation et justice, au motif que les juridictions ayant examiné l’affaire avaient fait une appréciation correcte des preuves versées au dossier.

  29. .  Le 29 mai 2007, le requérant fut mis en liberté.
  30. II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT


  31. .  L’article 63 du code de procédure pénale (CPP) n’attribue aucune valeur probante particulière aux éléments de preuve versés au dossier d’une enquête. Les tribunaux apprécient librement la valeur de chacun des éléments de preuve selon leur intime conviction et leur conscience, à la lumière de l’ensemble des preuves du dossier.

  32. .  Les articles 86 et 327 du CPP prévoient que le tribunal procède à l’audition des témoins après avoir entendu l’accusé et les autres participants à la procédure. Chaque témoin est invité à dire tout ce qu’il sait sur les faits qui font l’objet de l’affaire, après quoi le président et les autres membres de la formation de jugement, suivis par le procureur, peuvent lui poser des questions. Lorsqu’ils n’ont plus de questions à lui adresser, la partie qui a proposé de l’entendre et tous les autres participants à la procédure peuvent lui poser des questions à leur tour. Si l’interrogatoire d’un témoin n’est plus possible, le tribunal ordonne que sa déclaration recueillie pendant la phase d’enquête soit lue en audience publique ; le tribunal peut en tenir compte pour déterminer l’issue de la cause.
  33. EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 ET 3 b) ET d) DE LA CONVENTION


  34. .  Le requérant allègue que son droit à un procès équitable n’a pas été respecté, dans la mesure où il n’a pas bénéficié du temps et des facilités nécessaires pour préparer sa défense et où il n’a pu faire interroger le témoin M.E., dont la déposition faite devant le procureur a été essentielle pour sa condamnation. Il invoque l’article 6 §§ 1 et 3 b) et d) de la Convention, ainsi libellé :
  35. « 1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)

    3.  Tout accusé a droit notamment à : (...)

    b)  disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ; (...)

    d)  interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ; (...) »

    A.  Sur la recevabilité

    1.  Sur le grief tiré de l’article 6 § 3 b) de la Convention


  36. .  Le requérant invoque une manque alléguée du temps et des facilités nécessaires pour préparer sa défense.

  37. .  Le Gouvernement fait valoir que le requérant a été présent et représenté par un avocat à toutes les audiences et que ses demandes d’ajournement pour étudier les pièces du dossier furent toutes, à une exception près, accueillies par les juridictions. En outre, il ne s’est plaint d’aucun manque de temps pour préparer sa défense pendant la procédure interne.

  38. .  La Cour constate que, bien qu’il se plaigne devant elle du manque de temps et des facilités nécessaires pour préparer sa défense, le requérant a bénéficié tout au long de la procédure de plusieurs ajournements à cette fin. Qui plus est, ses recours ne faisaient état d’aucune carence de cette nature (paragraphes 18 et 21 ci-dessus). En tout état de cause, rien dans le dossier ne permet de dire que les droits de la défense auraient été méconnus de ce fait.

  39. .   Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
  40. 2.  Sur le grief tiré de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention


  41. .  Le requérant allègue que son droit à un procès équitable n’a pas été respecté, dans la mesure où il n’a pu faire interroger le témoin M.E. dont la déposition faite devant le procureur a été essentielle pour sa condamnation.

  42. .  La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
  43. B.  Sur le fond

    1.  Thèses des parties


  44. .  Le requérant maintient que la procédure pénale à son encontre n’a pas été équitable, compte tenu notamment de l’impossibilité dans laquelle il s’est trouvé de faire interroger le témoin principal, M.E. - la raison de la disparition de cette dernière étant, selon lui, qu’elle avait fait un faux témoignage devant le parquet. Il met en cause la passivité ou la négligence des agents de police chargés d’exécuter le mandat de comparution émis par les tribunaux, en faisant valoir qu’il est difficilement compréhensible qu’une femme qui, comme M.E., avait quatre enfants et était enceinte, puisse disparaître ou devenir introuvable.

  45. .  Le Gouvernement fait valoir que le requérant a participé de manière active au procès pénal, en proposant des preuves et en interrogeant, devant le tribunal, les témoins indiqués dans le réquisitoire du parquet.

  46. .  Il note que le tribunal départemental a ajourné neuf fois l’affaire afin d’essayer d’interroger le témoin M.E., avant de conclure à l’impossibilité objective de réaliser un tel interrogatoire. Il fait remarquer aussi que l’avocat du requérant a renoncé, le 6 juillet 2004, à l’audition de ce témoin.

  47. .  Le Gouvernement est d’avis que la déclaration de M.E. n’a pas été essentielle ou déterminante, la condamnation du requérant ayant été fondée sur un ensemble de preuves concordantes, notamment les déclarations de D.V., D.L. et H.I. ainsi que le rapport de nécropsie de la victime.

  48. .  Pour ces raisons, il invite la Cour à conclure qu’examinée dans son ensemble, la procédure pénale contre le requérant a été équitable.
  49. 2.  Appréciation de la Cour

    a)  Principes généraux


  50. .  Comme les exigences du paragraphe 3 de l’article 6 représentent des aspects particuliers du droit à un procès équitable garanti par le paragraphe 1, la Cour examinera les griefs soulevés par le requérant sous l’angle de ces deux textes combinés (Doorson c. Pays-Bas, 26 mars 1996, § 66, Recueil des arrêts et décisions 1996-II et Vitan c. Roumanie, no 42084/02, § 54, 25 mars 2008).

  51. .  La Cour rappelle à titre liminaire qu’il ne lui appartient pas d’agir comme juge de quatrième instance, et en particulier d’apprécier la légalité des preuves au regard du droit interne des États parties à la Convention et de se prononcer sur la culpabilité des requérants. En effet, si la Convention garantit dans son article 6 le droit à un procès équitable, elle ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves en tant que telle, matière qui relève au premier chef du droit interne (voir, parmi beaucoup d’autres, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 162, CEDH 2010).

  52. .  Pour déterminer si la procédure a été équitable, la Cour envisage la procédure dans son ensemble et vérifie le respect non seulement des droits de la défense, mais aussi de l’intérêt du public et des victimes à ce que les auteurs de l’infraction soient dûment poursuivis et, si nécessaire, des droits des témoins. En particulier, l’article 6 § 3 d) consacre le principe selon lequel, avant qu’un accusé puisse être déclaré coupable, tous les éléments à charge doivent en principe être produits devant lui en audience publique, en vue d’un débat contradictoire. Ce principe ne va pas sans exceptions, mais on ne peut les accepter que sous réserve des droits de la défense ; en règle générale, ceux-ci commandent de donner à l’accusé une possibilité adéquate et suffisante de contester les témoignages à charge et d’en interroger les auteurs, soit au moment de leur déposition, soit à un stade ultérieur (Lucà c. Italie, no 33354/96, § 39, CEDH 2001-II et Solakov c. Ex-République yougoslave de Macédoine, no 47023/99, § 57, CEDH 2001-X).

  53. .  La Cour a précisé, dans l’affaire Al-Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni ([GC], nos 26766/05 et 22228/06, CEDH 2011), les critères d’appréciation des griefs formulés sur le terrain de l’article 6 § 3 d) de la Convention en ce qui concerne l’absence des témoins à l’audience. Elle a estimé qu’il convenait de soumettre ce type de grief à un examen en trois points.

  54. .  Tout d’abord, la Cour doit vérifier si l’impossibilité pour la défense d’interroger ou de faire interroger un témoin à charge est justifiée par un motif sérieux. Ensuite, lorsque l’absence d’interrogation des témoins est justifiée par un motif sérieux, les dépositions de témoins absents ne doivent pas en principe constituer la preuve à charge unique ou déterminante. Toutefois, l’admission à titre de preuve de la déposition constituant l’élément à charge unique ou déterminant d’un témoin que la défense n’a pas eu l’occasion d’interroger n’emporte pas automatiquement violation de l’article 6 § 1 de la Convention : la procédure peut être considérée comme équitable dans sa globalité lorsqu’il existe des éléments suffisamment compensateurs des inconvénients liés à l’admission d’une telle preuve pour permettre une appréciation correcte et équitable de la fiabilité de celle-ci (Al-Khawaja et Tahery, précité, §§ 146-147).

  55. .  La Cour doit donc vérifier si ces trois conditions ont été respectées en l’espèce.
  56. b)  Application de ces principes au cas d’espèce

    i.  L’impossibilité pour la défense de faire interroger M.E. était-elle justifiée par un motif sérieux ?


  57. .  La Cour note tout d’abord que M.E. a été entendue par le parquet lors de l’enquête pénale sans que le requérant ou son avocat soient présents.

  58. .  La Cour rappelle que l’impossibilité de localiser un témoin peut constituer, sous certaines conditions, un fait justificatif autorisant l’admission de ses dépositions au procès alors même que la défense n’a pu l’interroger à aucun stade de la procédure (Rachdad c. France, n71846/01, § 24, 13 novembre 2003 et Zentar c. France, no 17902/02, § 26, 13 avril 2006). Toutefois, pour que cette justification soit valable, les autorités doivent adopter des mesures positives pour permettre à l’accusé d’interroger ou de faire interroger les témoins à charge ; elles doivent notamment rechercher activement ces témoins (Rachdad, précité, § 24).
  59. 48.  Dans la présente affaire, la Cour observe que les efforts déployés par les juridictions n’ont pas abouti à l’audition de ce témoin, malgré les nombreux ajournements accordés à cette fin, les mandats d’amener, l’amende infligée ou encore les démarches auprès des autorités pour identifier la nouvelle adresse du témoin (paragraphes 12 et 19 ci-dessus).

    49.  La Cour estime qu’en l’espèce les autorités internes n’ont pas manqué à leur obligation positive de déployer les efforts que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour garantir à la défense la possibilité d’interroger M.E. (voir, mutatis mutandis, Mild et Virtanen c. Finlande, nos 39481/98 et 40227/98, §§ 45-47, 26 juillet 2005  et Pello c. Estonie, no 11423/03, §§ 34-35, 12 avril 2007). En conséquence, elle estime que les circonstances de l’espèce permettent de conclure que des motifs sérieux justifiaient que, en l’absence de M.E. à l’audience, l’on s’en tînt à la lecture de sa déposition recueillie par le procureur.

    ii.  Quelle a été l’importance de la déposition de M.E. pour la condamnation du requérant ?


  60. .  La Cour doit ensuite déterminer quel a été le poids de la déclaration litigieuse dans le verdict sur la culpabilité du requérant et, en particulier, rechercher si cette déposition constituait la preuve unique ou déterminante (Al-Khawaja et Tahery, précité, § 131). A cet égard, il ne suffit pas de tenir compte de l’ensemble des preuves examinées par les tribunaux, il faut rechercher quelles sont celles sur lesquelles repose effectivement la condamnation (Tseber c. République tchèque, no 46203/08, § 54, 22 novembre 2012).

  61. .  En l’espèce, la Cour note que le soir du crime, M.E. avait alerté une patrouille de police sur le comportement prétendument abusif du requérant envers elle. Dans sa déposition elle a indiqué que la victime lui avait confié avoir peur du requérant ; elle a également déclaré avoir vu le requérant frapper la victime à deux reprises par le passé (paragraphe 10 ci-dessus).

  62. .  Quant aux autres témoins entendus par le tribunal, aucun n’a pu donner de précisions quant aux relations entre le requérant et la victime, ni été en mesure d’attester l’existence d’un conflit éventuel entre les deux. L’expertise médicale sur la victime n’a fait qu’expliquer la manière dont la mort est intervenue. Ces preuves n’ont établi que les circonstances de l’affaire et non pas directement la culpabilité du requérant (probe în circumstanţiere).

  63. .  Dans ces conditions, bien que les tribunaux mentionnent s’être fondés sur toutes les preuves du dossier, il est indéniable que la déposition de M.E. a joué un rôle décisif.

  64. .  La Cour doit donc vérifier si les autorités internes ont pris des mesures suffisantes pour contrebalancer les difficultés causées à la défense.
  65. iii.  Y a-t-il eu des garanties procédurales suffisantes pour contrebalancer les inconvénients liés à l’admission de la déposition de M.E. ?


  66. .  Il convient de rappeler que dans chaque affaire où le problème de l’équité de la procédure se pose en rapport avec une déposition d’un témoin absent, il s’agit de savoir, à l’aide d’un examen le plus rigoureux, s’il existe des éléments suffisamment compensateurs des difficultés que l’admission de cette déposition fait subir à la défense, notamment des garanties procédurales solides permettant une appréciation correcte et équitable de la fiabilité d’une telle preuve. L’examen de cette question permet de vérifier si la déposition du témoin absent est suffisamment fiable compte tenu de son importance dans la cause (Al-Khawaja et Tahery, précité, §§ 147 et 161).

  67. .  Dans la présente affaire, M.E. a été entendue par le parquet pendant l’enquête, mais elle n’a jamais comparu devant un tribunal. Ni les juridictions ni le requérant n’ont donc pu l’observer pendant l’interrogatoire pour apprécier sa crédibilité et la fiabilité de sa déposition (Al-Khawaja et Tahery, précité, §§ 161-163 et, a contrario, Chmura c. Pologne, no 18475/05, § 50, 3 avril 2012).

  68. .  La Cour note que, devant la cour d’appel, face à l’impossibilité de faire comparaître M.E., l’avocat du requérant proposa l’audition d’un autre témoin. Toutefois, ce nouveau témoin n’avait pas une connaissance directe des faits de l’affaire et sa déclaration n’a même pas été prise en compte dans l’analyse des juridictions d’appel et de recours.

  69. .  Ensuite le requérant a contesté à la fois l’utilisation du témoignage de M.E. et sa fiabilité (paragraphe 21 ci-dessus).
  70. Malgré ses objections, les juridictions l’ont condamné sur la base de cette preuve sans pour autant répondre à ses arguments ou essayer de corroborer la déposition de M.E. et celle du témoin qui infirmait la thèse d’un comportement violent du requérant envers la victime (notamment paragraphe 23 ci-dessus).


  71. .  Les tribunaux n’ont pas donné plus de précisions quant à la manière dans laquelle ils ont pu apprécier la fiabilité de la déposition de M.E., dans la mesure où cette déclaration reste la seule à incriminer le requérant (Al-Khawaja et Tahery, précité, § 165).
  72. iv.  Conclusion de la Cour


  73. .  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que le caractère déterminant de la déposition de M.E., en l’absence dans le dossier d’autres éléments de preuve solides aptes à la corroborer, mène à la conclusion que les tribunaux n’ont pas pu apprécier correctement et équitablement la fiabilité de cette preuve. La Cour juge que les droits de la défense du requérant ont ainsi subi une limitation incompatible avec les exigences d’un procès équitable.
  74. Il y a eu, dès lors, violation de l’article 6 § 1 de la Convention combiné avec l’article 6 § 3 d).

    II.  SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES


  75. .  Invoquant l’article 5 § 3 de la Convention, le requérant se plaint de sa mise en détention provisoire par un procureur, qui n’est pas un « magistrat » au sens de la Convention. Il estime ensuite qu’en l’arrêtant, en le jugeant et en le condamnant en l’absence de preuves certaines de culpabilité, les autorités ont méconnu la présomption d’innocence garantie par l’article 6 § 2 de la Convention.

  76. .  La Cour note, toutefois, que bien qu’il ait été mis en détention provisoire par le procureur le 14 janvier 2003 (paragraphe 6), le requérant n’a soulevé ce grief devant la Cour que le 26 janvier 2005, soit plus de six mois après l’événement lui faisant grief (Mujea c. Roumanie (déc.), no 44696/98, 10 septembre 2002).
  77. Il s’ensuit que ce grief est tardif et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.


  78. .  Enfin, la Cour ne décèle aucune atteinte à la présomption d’innocence du requérant. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
  79. III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    64.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage


  80. .  Le requérant réclame 40 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi en relation avec les griefs ayant abouti à une conclusion de violation par la Cour.

  81. .  Le Gouvernement estime que cette somme est exorbitante et que le lien de causalité entre les prétendues violations et le préjudice moral allégué n’a pas été prouvé. Il fait valoir que l’arrêt de la Cour pourrait constituer, par lui-même, une réparation satisfaisante du préjudice moral prétendument subi par le requérant.

  82. .  La Cour considère que le requérant a subi un dommage moral du fait de la violation constatée de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention et qu’il y a lieu de lui octroyer 2 500 EUR à ce titre.
  83. B.  Frais et dépens


  84. .  Le requérant demande également 30 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et la Cour. Il fournit des factures justifiant le paiement de 950 lei roumains (RON) d’honoraires d’avocat, 309,40 RON de traductions et 24,50 RON de frais postaux.

  85. .  Le Gouvernement conteste une partie des dépens réclamés.

  86. .  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 300 EUR tous frais confondus et l’accorde au requérant.
  87. C.  Intérêts moratoires


  88. .  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
  89. PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 6 §§ 1 et 3 d) et irrecevable pour le surplus ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention ;

     

    3.  Dit

    a)  que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’Etat défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

    i)  2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

    ii)  300 EUR (trois cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 janvier 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

    Marialena Tsirli Alvina Gyulumyan
    Greffière adjointe Présidente


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