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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> MOTTOLA AND OTHERS v. ITALY - 29932/07 - Chamber Judgment (French text) [2014] ECHR 105 (04 February 2014) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2014/105.html Cite as: [2014] ECHR 105 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE MOTTOLA ET AUTRES c. ITALIE
(Requête no 29932/07)
ARRÊT
(fond)
STRASBOURG
4 février 2014
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Mottola et autres c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Işıl Karakaş,
présidente,
Guido Raimondi,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 janvier 2014,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 29932/07) dirigée contre la République italienne et dont six ressortissants de cet État, MM. Michele Mottola, Pasquale Abete, Franco Fulciniti et Antonio Fusco, et Mmes Amalia De Renzo et Maria Angela Losi (« les requérants »), ont saisi la Cour le 6 juillet 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Mes R. Marone, R. Veniero et G. Cataldi, avocats à Naples. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme E. Spatafora, et par son co-agent, Mme P. Accardo.
3. Les requérants allèguent que l’irrecevabilité de leur recours devant la justice administrative les a privés de leurs droits à pension et de tout accès à un tribunal. Ils s’estiment en outre victimes d’une discrimination par rapport à certains de leurs collègues.
4. Le 4 avril 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et sur le fond.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. La liste des requérants figure en annexe.
6. Les requérants sont des médecins. Entre 1983 et 1997, ils travaillèrent auprès de la policlinique de l’université « Federico II » de Naples sur la base de contrats à durée déterminée ayant pour objet l’exercice d’une activité professionnelle rémunérée « au jeton », c’est-à-dire à la vacation (attività professionale remunerata « a gettone »). Ils furent ensuite embauchés sur la base d’un contrat de travail à durée indéterminée.
7. Plusieurs autres médecins qui se trouvaient dans la même situation que les requérants saisirent les juridictions administratives afin d’obtenir la reconnaissance de l’existence d’un rapport de travail à durée indéterminée entre eux et l’université et - en conséquence - de leur droit au versement des contributions afférentes pour la sécurité sociale et la retraite. Toutes ces actions furent couronnées de succès, tant devant le tribunal administratif régional (TAR) que devant le Conseil d’État. L’université de Naples donna ensuite exécution à ces décisions de justice.
8. En 2004, les requérants saisirent le TAR de la Campanie d’un recours similaire à ceux de leurs collègues.
9. Par un jugement no 2526 du 10 mars 2005, le TAR accueillit la demande des requérants.
Il retint en effet que, bien que formellement défini comme une collaboration libre et sans lien de subordination, le rapport contractuel entre l’université Federico II de Naples et ses médecins vacataires (a gettone) avait tous les caractères qui identifiaient la relation d’emploi dans le secteur public.
Le TAR nota entre autres dans ses motifs que, en septembre 1996, le juge d’instance de Naples, statuant comme juge du travail, avait condamné l’université à verser à la caisse de sécurité sociale (INPS) une somme de près de 56 milliards de lires italiennes (ITL - environ 28 921 586 euros (EUR)) au titre des contributions sociales non payées. Au vu de ce jugement, l’université avait arrêté, à partir du 1er janvier 1997, toute collaboration professionnelle avec les médecins vacataires.
10. Dans sa défense, l’université avait excipé de l’irrecevabilité du recours des requérants en vertu de l’article 69 § 7 du décret législatif no 165 du 30 mars 2001 (dit « texte unifié » (testo unico) sur l’emploi public, qui codifiait un certain nombre de dispositions adoptées entre 1993 et 1998). Aux termes dudit article,
« Le juge ordinaire, statuant comme juge du travail, est compétent dans les litiges décrits à l’article 63 du présent décret [litiges relatifs au rapport d’emploi dans le secteur public] en ce qui concerne les questions se rapportant à une période de travail postérieure au 30 juin 1998. Les litiges concernant des questions relatives à une période de travail antérieure à cette date sont attribués à la juridiction exclusive du juge administratif à condition, sous peine d’irrecevabilité, d’avoir été introduits avant le 15 septembre 2000. »
11. Le TAR estima que cette exception ne pouvait être accueillie, car l’article 63 § 4 du même décret législatif disposait :
« Restent de la compétence du juge administratif les litiges en matière de procédure de recrutement pour l’embauche des employés des administrations publiques, ainsi que, à titre de compétence exclusive, les litiges relatifs aux rapports de travail décrits à l’article 3, y compris ceux qui concernent des droits patrimoniaux connexes. »
12. Le TAR nota que parmi les rapports de travail décrits à l’article 3 précité figuraient ceux des professeurs et des chercheurs universitaires. Or, les tâches assignées aux requérants étaient comparables à celles des chercheurs universitaires.
13. Se référant, entre autres, à la jurisprudence du Conseil d’État en la matière, le TAR estima que le rapport qui avait lié les requérants à l’université était un rapport d’emploi public.
14. L’université interjeta appel de ce jugement. Elle objecta, entre autres, que les médecins vacataires ne pouvaient pas être assimilés aux chercheurs universitaires, car ils n’avaient à aucun moment accompli un travail de recherche ou d’enseignement.
15. Compte tenu du fait que l’affaire posait des questions d’intérêt général en matière de compétence des juridictions administratives, la sixième section du Conseil d’État se dessaisit en faveur des chambres réunies (adunanza plenaria).
16. Par un arrêt du 13 novembre 2006, dont le texte fut déposé au greffe le 21 février 2007, le Conseil d’État, siégeant en chambres réunies, accueillit l’appel de l’université. Il annula le jugement du TAR et déclara le recours des requérants irrecevable.
17. Dans ses motifs, le Conseil d’État observa tout d’abord que la deuxième partie de l’article 69 § 7 du texte unifié sur l’emploi public - aux termes de laquelle la compétence exclusive du juge administratif subsistait seulement si le recours avait été introduit avant le 15 septembre 2000 - avait, dans un premier temps, été interprétée dans le sens que les recours postérieurs à cette date pouvaient être réintroduits devant les juridictions judiciaires (à savoir, devant le juge du travail). Cette interprétation avait cependant évolué par la suite, tant du côté des juges administratifs que du côté de la Cour de cassation, qui s’accordaient à affirmer que le dépassement de la date limite du 15 septembre 2000 impliquait la perte du droit de faire valoir les prétentions contenues dans le recours. Il fut considéré en effet que le but de ces règles était d’éviter aux juridictions ordinaires d’avoir à statuer sur des litiges relatifs à des rapports d’emploi ayant pris naissance à une époque où elles n’étaient pas encore compétentes pour en connaître. La Cour constitutionnelle avait estimé que cette interprétation ne violait pas la Constitution (voir les ordonnances nos 214 de 2004, 213 de 2005, 382 de 2005, et 197 de 2006).
18. Par ailleurs, la compétence du juge administratif subsistait même si le rapport de travail était né sous la forme de prestations rémunérées à la vacation et même s’il était entaché de nullité. En l’espèce, le recours des requérants avait été introduit en 2004, et donc bien après la date butoir du 15 septembre 2000. Il était donc irrecevable.
19. Dans le même arrêt du 13 novembre 2006, le Conseil d’État statua également sur le cas d’un médecin vacataire qui avait, lui, introduit son action avant le 15 septembre 2000. Il confirma l’appréciation portée par le TAR, selon laquelle le rapport qui avait lié ce médecin à l’université était un rapport d’emploi public.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
20. Les requérants se plaignent de ne pas avoir eu accès à un tribunal pour obtenir la reconnaissance de l’existence d’une relation d’emploi public entre eux et l’université de Naples, et, par voie de conséquence, le versement des cotisations afférentes pour leur retraite.
Ils invoquent l’article 6 § 1 de la Convention, qui, en ses parties pertinentes, est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...). »
21. Le Gouvernement combat la thèse des requérants.
A. Sur la recevabilité
22. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le Gouvernement
23. Le Gouvernement observe que les requérants ont disposé de plus de trois ans - et donc d’un laps de temps suffisant - pour introduire leur action en justice sans se heurter à la sanction de l’irrecevabilité, qu’ils encouraient seulement à partir du 16 septembre 2000. En effet, à partir de la publication du décret législatif no 80 du 31 mars 1998 (ensuite transposé de façon substantiellement inchangée dans le texte unifié sur l’emploi public), ils savaient ou auraient dû savoir que la date en question avait vocation à constituer le délai ultime et contraignant pour introduire toute action judiciaire se rapportant à des périodes de travail antérieures au 30 juin 1998.
24. Dans ces circonstances, le Gouvernement estime qu’on ne saurait déceler aucune entrave excessive au droit des requérants d’obtenir un examen sur le fond de leurs prétentions. Par ailleurs, les intéressés n’auraient pas pu obtenir la reconnaissance de l’existence d’une relation d’emploi public, mais seulement l’inclusion de la période travaillée à la vacation dans le calcul de leur retraite. Enfin, le Conseil d’État n’a pas posé de question de constitutionnalité à la Cour constitutionnelle car cette dernière avait déjà, à plusieurs reprises, jugé infondées des questions analogues (voir notamment les ordonnances nos 214 de 2004, 213 et 382 de 2205 et 197 de 2006).
b) Les requérants
25. Les requérants affirment qu’en matière de reconnaissance de l’existence d’un rapport de travail avec l’administration publique, le juge compétent est le juge administratif, et non le juge civil. Ils observent que l’interprétation donnée par le Conseil d’État de l’article 69 § 7 du texte unifié sur l’emploi public les a privés de toute possibilité de soumettre leurs doléances à un tribunal interne et d’obtenir une pension au titre de leurs périodes de travail en qualité de vacataires, ce qui s’analyserait en une entrave excessive à leur droit d’accès à la justice.
26. La décision du Conseil d’État a empêché les requérants de porter le débat devant la Cour constitutionnelle, alors que la question de constitutionnalité qu’ils soulevaient à titre incident était nouvelle et délicate. Ils avaient bien excipé de l’inconstitutionnalité de l’article 69 § 7 précité, mais le Conseil d’État ne s’est pas prononcé sur leur exception.
2. Appréciation de la Cour
27. La Cour rappelle que le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès - à savoir le droit de saisir un tribunal en matière civile - constitue un aspect, n’est pas absolu, mais qu’il peut donner lieu à des limitations implicitement admises. Néanmoins, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, Khalfaoui c. France, no 34791/97, §§ 35-36, CEDH 1999-IX ; Papon c. France, no 54210/00, § 90, CEDH 2002-VII ; et Pennino c. Italie, no 43892/04, § 73, 24 septembre 2013 ; voir également le rappel des principes pertinents dans Fayed c. Royaume-Uni, 21 septembre 1994, § 65, série A no 294-B).
28. La Cour observe que l’irrecevabilité du recours administratif des requérants était la conséquence de l’application des règles sur la répartition des compétences et les délais de procédure prévues à l’article 69 § 7 du texte unifié sur l’emploi public. Cette disposition poursuivait un but d’intérêt général, en l’occurrence celui d’une répartition cohérente et rationnelle de la compétence en matière de « rapport d’emploi public » entre les juridictions administratives et les juridictions judiciaires. Par ailleurs, la fixation de délais de procédure poursuivait le but légitime d’assurer une bonne administration de la justice.
29. La Cour rappelle également que c’est d’abord aux autorités nationales, et tout spécialement, aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter le droit interne, et qu’il ne lui appartient pas de substituer sa propre interprétation du droit à la leur en l’absence d’arbitraire. C’est particulièrement vrai s’agissant de l’interprétation par les tribunaux des règles de nature procédurale telles que les délais régissant l’introduction de recours. C’est en principe aux juridictions internes de veiller à l’observation des règles de délai dans le déroulement de leurs propres procédures (Tejedor García c. Espagne, 16 décembre 1997, § 31, Recueil 1997-VIII).
30. Il n’en demeure pas moins que les requérants, qui avaient saisi les juridictions administratives de bonne foi et dans un cadre légal pouvant donner lieu à une pluralité d’interprétations, ont été privés de la possibilité de réintroduire leurs recours devant la juridiction finalement considérée comme compétente, à savoir le juge du travail (voir également, dans le cadre de l’examen du grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1, les paragraphes 54-56 ci-après).
31. Leur droit d’accès à un tribunal s’en est trouvé atteint dans sa substance. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
32. Les requérants se plaignent d’avoir été privés de leur droit à pension pour la période travaillée en qualité de vacataires, leur recours administratif ayant échoué sur les conditions de recevabilité imposées.
Ils invoquent l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
33. Le Gouvernement conteste la thèse des requérants.
34. La Cour relève que ce grief est lié à celui examiné ci-dessus et doit donc aussi être déclaré recevable.
A. Arguments des parties
1. Le Gouvernement
35. Le Gouvernement fait observer que la situation des médecins vacataires avait été marquée par des problèmes juridiques. En effet, certaines universités publiques utilisaient lesdits médecins en dehors du cadre d’une relation d’« emploi », pour faire face à des nécessités dans des situations où il était impossible d’attendre l’issue d’un concours de recrutement. En novembre 1997, l’université de Naples avait offert aux médecins vacataires un contrat de travail pour une durée de trois ans. Cette offre fut refusée par une partie de ses destinataires, qui ne voulaient pas renoncer à la possibilité de collaborer avec d’autres entités.
36. A la lumière de ce qui précède, le Gouvernement estime qu’en ce qui concerne la prise en compte, pour le calcul de la retraite, de la période travaillée à la vacation, les requérants n’étaient pas titulaires d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1, mais d’une simple « espérance protégée par la possibilité d’obtenir la vérification judiciaire de leur droit » supposé, possibilité à exercer jusqu’au 15 septembre 2000. Aucune charge excessive et exorbitante ne leur a donc selon lui été imposée, et la limitation qu’ils ont soufferte correspondait à un intérêt collectif.
2. Les requérants
37. Les requérants contestent l’interprétation donnée par le Conseil d’État de l’article 69 § 7 du texte unifié sur l’emploi public et allèguent que, selon la Cour constitutionnelle, le droit à pension n’est sujet à aucune prescription. Il serait donc contraire à la Constitution d’imposer un délai de forclusion de trois ans (inférieur au délai normal de cinq ans) pour en réclamer la juste mise en œuvre. Ce délai de forclusion aurait en l’espèce fonctionné comme un délai de prescription : les juridictions civiles ne peuvent plus se prononcer sur la demande des requérants pour des raisons de tardivité, tandis que les juridictions administratives ne sont plus compétentes pour en connaître.
38. Les requérants rappellent qu’une créance relative à un droit à pension peut constituer un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 si elle est suffisamment établie pour être exigible (Pravednaya c. Russie, no 69529/01, § 38, 18 novembre 2004). En l’espèce, l’obligation de versement par leur employeur des cotisations pour leur retraite avait une base suffisante en droit interne et était confirmée par une jurisprudence bien établie. La décision du Conseil d’État aurait donc porté atteinte à leurs biens en réduisant leur droit de créance à néant.
39. De plus, l’État n’aurait pas respecté le juste équilibre devant régner entre les exigences de l’intérêt général et la protection des droits fondamentaux des requérants car l’interprétation du Conseil d’État a privé une catégorie entière d’individus de leur droit à pension pour la période de travail rémunérée à la vacation, les obligeant par-là à supporter une charge excessive et exorbitante.
B. Appréciation de la Cour
1. Sur la question de savoir si les requérants étaient titulaires d’un « bien »
a) Principes généraux
40. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, un requérant ne peut alléguer une violation de l’article 1 du Protocole no 1 que dans la mesure où les décisions qu’il incrimine se rapportent à ses « biens » au sens de cette disposition. La notion de « biens » peut recouvrir tant des « biens actuels » que des valeurs patrimoniales, y compris, dans certaines situations bien définies, des créances. Pour qu’une créance puisse être considérée comme une « valeur patrimoniale » tombant sous le coup de l’article 1 du Protocole no 1, il faut que le titulaire de la créance démontre que celle-ci a une base suffisante en droit interne, par exemple qu’elle est confirmée par une jurisprudence bien établie des tribunaux. Dès lors que cela est acquis, peut entrer en jeu la notion d’« espérance légitime » (Maurice c. France [GC], no 11810/03, § 63, CEDH 2005-IX).
41. L’article 1 du Protocole no 1 ne garantit pas un droit à acquérir des biens (Van der Mussele c. Belgique, 23 novembre 1983, § 48, série A no 70 ; Slivenko c. Lettonie (déc.) [GC], no 48321/99, § 121, CEDH 2002-II ; et Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35 b), CEDH 2004-IX). De plus, il ne saurait s’interpréter comme ouvrant aux personnes qui ont cotisé à un régime de sécurité sociale le droit à une pension d’un montant déterminé (voir, par exemple, Domalewski c. Pologne (déc.), no 34610/97, CEDH 1999-V ; Janković c. Croatie (déc.), no 43440/98, CEDH 2000-X ; et Kjartan Ásmundsson c. Islande, no 60669/00, § 39, CEDH 2004-IX). Cependant, une créance concernant une pension peut constituer un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 lorsqu’elle a une base suffisante en droit national, par exemple lorsqu’elle est confirmée par un jugement définitif (Pravednaya, précité, §§ 37-39 ; Maggio et autres c. Italie, nos 46286/09, 52851/08, 53727/08, 54486/08 et 56001/08, § 55, 31 mai 2011 ; et Varesi et autres c. Italie (déc.), no 49407/08, § 35, 12 mars 2013).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
43. Dans l’affaire des requérants, cette jurisprudence a dans un premier temps été confirmée par le TAR, qui a réaffirmé que le rapport qui liait l’université aux médecins travaillant en tant que vacataires était un rapport d’emploi public donnant droit au versement des contributions sociales de la part de l’employeur (paragraphes 9 et 13 ci-dessus). Les sections réunies du Conseil d’État lui-même ont aussi souscrit à cette thèse au sujet d’un médecin vacataire qui avait introduit son recours avant le 15 septembre 2000 (paragraphe 19 ci-dessus)
44. Dans ces circonstances, la Cour estime que la créance des requérants concernant leurs droits à pension avait une base suffisante en droit interne, en ce qu’elle était confirmée par une jurisprudence bien établie des tribunaux. Dès lors, ils avaient une espérance légitime de se voir reconnaître, à l’instar de leurs collègues, le droit au versement, par l’université de Naples, des cotisations de retraite. Ils pouvaient donc passer pour titulaires d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Partant, cette disposition trouve à s’appliquer en l’espèce.
2. Sur l’existence d’une ingérence dans le droit des requérants au respect de leurs biens
45. La Cour relève qu’en annulant pour cause d’irrecevabilité de leur action le jugement du TAR favorable aux intéressés tout en sachant que le délai pour réintroduire une action aux mêmes fins devant les juridictions civiles avait désormais expiré, le Conseil d’État les a de facto privés de toute possibilité de faire valoir leur droit au versement des cotisations de retraite relatives à la période travaillée sous le statut de vacataire.
46. Il y a donc eu une ingérence dans le droit des requérants au respect de leurs biens.
3. Sur la justification de l’ingérence
a) Principes généraux
47. L’article 1 du Protocole no 1 exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect de biens soit légale. De plus, une telle ingérence n’est justifiée que si elle poursuit un intérêt public (ou général) légitime. Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est « d’utilité publique ». Dans le mécanisme de protection créé par la Convention, il leur appartient par conséquent de se prononcer les premières sur l’existence d’un problème d’intérêt général. Dès lors, elles jouissent ici d’une certaine marge d’appréciation, comme en d’autres domaines auxquels s’étendent les garanties de la Convention (Wieczorek c. Pologne, no 18176/05, § 59, 8 décembre 2009).
48. L’article 1 du Protocole no 1 exige également, pour toute ingérence, un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, §§ 81-94, CEDH 2005-VI). Ce juste équilibre est rompu si la personne concernée doit supporter une charge excessive et exorbitante (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, §§ 69-74, série A no 52, et Maggio et autres, précité, § 57). A cet égard, il faut souligner que l’incertitude - législative, administrative, ou tenante aux pratiques des autorités - est un facteur qu’il faut prendre en compte pour apprécier la conduite de l’Etat. En effet, lorsqu’une question d’intérêt général est en jeu, les pouvoirs publics sont tenus de réagir en temps utile, de façon correcte et avec la plus grande cohérence (Vasilescu c. Roumanie, 22 mai 1998, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1998-III, et Archidiocèse catholique d’Alba Iulia c. Roumanie, no 33003/03, § 90, 25 septembre 2012).
49. Lorsque le montant d’une prestation sociale est réduit ou annulé, il peut y avoir une ingérence dans le droit au respect des biens qui nécessite d’être justifiée (Kjartan Ásmundsson, précité, § 40 ; Rasmussen c. Pologne, no 38886/05, § 71, 28 avril 2009 ; Maggio et autres, précité, § 58 ; et Varesi et autres, décision précitée, § 38).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
50. En l’espèce, l’ingérence litigieuse avait une base légale en droit interne, l’article 69 § 7 du texte unifié sur l’emploi public (paragraphe 10 ci-dessus). Cette disposition poursuivait un but d’intérêt général, en l’occurrence celui d’une répartition cohérente et rationnelle de la compétence en matière de « rapport d’emploi public » entre les juridictions administratives et les juridictions judiciaires. En particulier, ces dernières étaient compétentes pour tout litige concernant les périodes de travail postérieures au 30 juin 1998. Lorsque, comme en l’espèce, un litige concernait une période de travail antérieure à cette date, l’affaire était dévolue au juge administratif, mais seulement à la condition que le recours y relatif ait été introduit avant le 15 septembre 2000. Le non-respect de ce délai était sanctionné par l’irrecevabilité du recours.
51. La Cour estime que la fixation de délais de procédure a pour objet une bonne administration de la justice et est donc conforme à l’intérêt général. Par ailleurs, les requérants avaient cessé leur collaboration comme vacataires avec l’université de Naples au plus tard en 1997, et les dispositions codifiées par le texte unifié sur l’emploi public étaient entrées en vigueur entre 1993 et 1998 (paragraphe 10 ci-dessus). Le délai pour saisir les juridictions administratives, fixé au 15 septembre 2000, n’était donc pas excessivement court. Or, il n’est pas contesté par les parties que les intéressés n’ont pas respecté le délai en question, et les requérants n’ont pas invoqué l’existence d’obstacles qui les auraient empêchés d’introduire leur recours devant le TAR en temps utile.
52. Il n’en demeure pas moins que des incertitudes persistaient quant à l’applicabilité du délai litigieux à l’affaire des requérants. En effet, le texte unifié sur l’emploi public contenait également une autre disposition, l’article 63 § 4, qui, lu en conjonction avec l’article 3, attribuait à la compétence exclusive du juge administratif les litiges relatifs aux rapports de travail des chercheurs universitaires. S’appuyant sur cette disposition, le TAR s’était estimé compétent pour connaître de l’affaire des requérants, et ce indépendamment du respect du délai précité. Le TAR avait en effet considéré que les tâches assignées aux requérants étaient comparables à celles des chercheurs universitaires (paragraphes 11 et 12 ci-dessus).
53. A la suite de l’appel de l’université (paragraphe 14 ci-dessus), la sixième section du Conseil d’Etat s’est dessaisie en faveur des chambres réunies, au motif que l’affaire posait des questions d’intérêt général en matière de compétence des juridictions administratives (paragraphe 15 ci-dessus). Par là même, la sixième section a reconnu être en présence d’un point de droit présentant une certaine complexité et nécessitant des clarifications.
54. Dans l’exercice de leur mission d’interpréter et d’appliquer le droit interne qui est la leur, les chambres réunies du Conseil d’Etat ont estimé que les requérants ne pouvaient pas être assimilés aux chercheurs universitaires et que le délai expirant le 15 septembre 2000 trouvait à s’appliquer à leur recours (paragraphes 17 et 18 ci-dessus). La Cour ne saurait critiquer une telle interprétation, qui n’apparaît ni manifestement illogique ni arbitraire.
55. Il n’en demeure pas moins que les requérants avaient saisi les juridictions administratives en toute bonne foi et sur la base d’une interprétation plausible des règles sur la répartition des compétences. Par ailleurs, la jurisprudence interne leur garantissait une protection en cas de déclaration d’irrecevabilité de leur recours, car il était admis qu’un recours tardif devant le juge administratif pouvait être réintroduit devant les juridictions judiciaires (paragraphe 17 ci-dessus). Il s’agissait d’une garantie importante, visant à assurer une voie pour faire valoir ses droits patrimoniaux au justiciable qui, dans un cadre légal pouvant donner lieu à des interprétations divergentes, s’était adressé à une juridiction incompétente.
56. Toutefois, cette garantie a été effacée par une jurisprudence postérieure, qui a été suivie par le Conseil d’Etat dans l’affaire des requérants. Selon cette nouvelle interprétation, le non-respect du délai ouvert jusqu’au 15 septembre 2000 pour saisir les juridictions administratives entraînait la perte définitive du droit de faire valoir les prétentions contenues dans le recours, y compris devant les juridictions ordinaires (paragraphe 17 ci-dessus).
57. En conséquence de ce revirement de jurisprudence, les requérants ont été privés de toute possibilité d’obtenir une décision de justice reconnaissant leur droit au versement des contributions sociales - et donc leurs droits corrélatifs en termes de pension de retraite - pour la période travaillée par eux en tant que vacataires pour l’université de Naples.
4. Conclusion
58. Compte tenu des incertitudes pouvant subsister quant à l’interprétation des dispositions pertinentes du texte unifié sur l’emploi public, la Cour considère que l’Etat n’a pas ménagé un juste équilibre entre les intérêts publics et privés en jeu, et que la décision du Conseil d’Etat a vidé de toute substance l’espérance légitime des requérants de voir reconnaître leurs droits à pension. Les intéressés ont donc dû supporter une charge excessive et exorbitante, ce qui a emporté violation de l’article 1 du Protocole no 1.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION, COMBINÉ AVEC LES ARTICLES 6 § 1 DE LA CONVENTION ET 1 DU PROTOCOLE No 1
Ils invoquent l’article 14 de la Convention, lu en conjonction avec les articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1.
L’article 14 se lit comme suit :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
60. Le Gouvernement combat la thèse des requérants.
61. La Cour relève que ce grief est lié à ceux examinés ci-dessus et doit donc aussi être déclaré recevable.
A. Arguments des parties
1. Le Gouvernement
62. Le Gouvernement considère que les requérants n’ont subi aucune discrimination vis-à-vis de ceux de leurs collègues qui ont introduit une action en justice en temps utile et obtenu gain de cause.
2. Les requérants
63. Les requérants observent que d’autres personnes se trouvant dans une situation similaire à la leur ont pu bénéficier de leurs droits à pension pour la période travaillée à la vacation. Cette différence de traitement est basée sur un délai de forclusion dont l’institution était selon eux contraire à la Constitution et à la jurisprudence de la Cour constitutionnelle. A leurs yeux ce délai n’était ni raisonnable ni objectivement justifié, car il portait atteinte à un droit imprescriptible.
B. Appréciation de la Cour
64. Eu égard aux conclusions auxquelles elle est parvenue sous l’angle des articles 1 du Protocole no 1 et 6 § 1 de la Convention (paragraphes 31 et 58 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner s’il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 14 de la Convention, combiné avec les deux dispositions précitées.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
65. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
66. Les requérants réclament 253 500 EUR chacun (soit une somme totale de 1 521 000 EUR pour l’ensemble des requêtes) au titre du préjudice matériel qu’ils auraient subi. Ce montant est calculé sur la base de la feuille de paie du personnel de l’administration publique de rang comparable à celui des requérants. Ils se réservent de préciser leurs prétentions sur la base d’un rapport d’expertise comptable. A titre subsidiaire, ils demandent à la Cour de nommer d’office un expert.
67. Les requérants considèrent en outre avoir subi un préjudice moral et demandent 10 000 EUR chacun (soit une somme totale de 60 000 EUR pour l’ensemble des requêtes) à ce titre.
68. Les requérants sollicitent enfin le remboursement des frais et dépens engagés tant devant les juridictions internes que devant la Cour. Ils demandent à la Cour d’en fixer le montant en équité.
69. Le Gouvernement estime qu’il serait erroné de se fonder, comme le font les requérants, sur la feuille de paie du personnel de l’administration publique, car le seul bénéfice auquel pouvaient prétendre les médecins vacataires se limitait à la prise en compte de la période travaillée en cette qualité dans le calcul de leurs droits à pension pour la retraite.
70. La Cour estime que la question de l’application de l’article 41 ne se trouve pas en état. En conséquence, elle la réserve et fixera la procédure ultérieure, compte tenu de la possibilité que le Gouvernement et les requérants parviennent à un accord.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;
4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 14 de la Convention, combiné avec les articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1 ;
5. Dit que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état ;
en conséquence,
a) la réserve en entier ;
b) invite le Gouvernement et les requérants à lui adresser par écrit, dans le délai de trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, leurs observations sur cette question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;
c) réserve la procédure ultérieure et délègue à la présidente de la chambre le soin de la fixer au besoin.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 février 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley Naismith Işıl Karakaş
Greffier Présidente
ANNEXE
1. Michele MOTTOLA est un ressortissant italien né en 1959, résidant à Naples
2. Pasquale ABETE est un ressortissant italien né en 1957, résidant à Naples
3. Amalia DE RENZO est une ressortissante italienne née en 1950, résidant à Naples
4. Franco FULCINITI est un ressortissant italien né en 1956, résidant à Naples
5. Antonio FUSCO est un ressortissant italien né en 1956, résidant à Naples
6. Maria Angela LOSI est une ressortissante italienne née en 1959, résidant à Naples