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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> PERRILLAT-BOTTONET v. SWITZERLAND - 66773/13 Chamber Judgment (French Text) [2014] ECHR 1293 (20 November 2014) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2014/1293.html Cite as: [2014] ECHR 1293 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE PERRILLAT-BOTTONET c. SUISSE
(Requête no 66773/13)
ARRÊT
STRASBOURG
20 novembre 2014
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Perrillat-Bottonet c. Suisse,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 octobre 2014,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une Requête (no 66773/13) dirigée contre la Confédération suisse et dont un ressortissant français, M. Jean-François Perrillat-Bottonet (« le requérant »), a saisi la Cour le 18 octobre 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me T. Barth, avocat à Genève. Le gouvernement suisse (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent suppléant, M. Adrian Scheidegger, de l’Office fédéral de la Justice.
3. Le requérant allègue avoir subi un usage disproportionné de la force par deux gendarmes lors d’un contrôle d’identité et avoir été placé en cellule de dégrisement dans des conditions contraires à l’article 3 de la Convention. Il soutient par ailleurs que les autorités nationales n’ont pas mené une enquête effective sur les circonstances de cet incident.
4. Le 10 janvier 2014, la Requête a été communiquée au Gouvernement.
5. Le gouvernement français, qui a reçu communication de la Requête (article 36 § 1 de la Convention et article 44 § 1 a) du règlement de la Cour), n’a pas souhaité exercer son droit d’intervenir dans la procédure.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. Le requérant est né en 1953 et réside à Cruseilles (France).
7. Le 4 octobre 2009, vers 1h30 du matin, le requérant, qui sortait d’un bar en compagnie de V.A., vit deux gendarmes, P.T et O.G., en train de verbaliser son véhicule mal stationné.
8. Les gendarmes demandèrent au requérant de présenter son permis de conduire ainsi que les papiers du véhicule.
9. Le requérant fut ensuite emmené au poste de police et placé en cellule de dégrisement. Il soutient y avoir été placé nu, frigorifié et assoiffé.
10. Libéré le lendemain matin, le requérant se rendit à l’hôpital cantonal où les médecins lui diagnostiquèrent une probable rupture de la coiffe des rotateurs de l’épaule droite. Le diagnostic fut confirmé peu après par un centre d’imagerie médicale qui, dans son rapport, s’exprima ainsi :
« rupture extensive de la coiffe des rotateurs aux dépens du tendon sub-scapulaire supra-épineux et infra-épineux avec rupture complète et mise à nu de la tête humérale ; une ascension de cette dernière venant au contact de l’acromion avec œdème de l’acromion distal et un remodelé de celui-ci avec très probable mise à nu du cartilage de la tête humérale au niveau de la zone de contact entre les deux os ; une atrophie volumique du muscle supra-épineux et infiltration graisseuse de ce muscle ; dans la moitié postérieure de la glène, une volumineuse formation d’aspect kystique de 2.7 cm dans le sens cranio-caudal avec extension jusque dans le corps de l’omoplate sur 4.5 cm ; enfin, une luxation médiale du long chef du biceps en lien avec la déchirure du tendon sub-scapulaire. »
11. Le requérant fut placé en arrêt de travail pendant quinze jours.
12. Selon les deux gendarmes en cause, au moment du contrôle d’identité, le requérant était ivre, vociférait, tenait des propos incohérents et gesticulait. Son comportement était provocateur et impulsif. Il avait renversé sur la chaussée une boîte à outils, dont était sorti un long couteau, et avait refusé de les suivre au poste de police. Constatant qu’un attroupement s’était formé autour de la scène, ils avaient appelé des renforts et avaient opéré une clé sur chaque bras du requérant afin de le menotter et de l’emmener au poste.
13. Le requérant admet avoir consommé une coupe de champagne et deux bières le soir de l’incident mais déclare que cela ne lui avait pas provoqué un état d’ébriété, en raison de sa forte corpulence. Il admet également avoir tardé à présenter ses papiers et avoir demandé avec agacement au gendarmes s’il y avait un « chronométrage pour retrouver les papiers ». Il reconnaît par ailleurs avoir répandu des objets sur la voie publique, infraction pour laquelle il a été acquitté le 13 septembre 2010, le tribunal ayant considéré que l’intérêt public à poursuivre le requérant était de peu d’importance.
14. Les déclarations des deux gendarmes en cause figurent dans un rapport de police établi le 21 octobre 2009 ainsi que dans trois procès-verbaux d’audience, les deux premiers datés du 21 octobre 2011, le troisième daté du 14 décembre 2011. Dans le premier procès-verbal du 21 octobre 2011, le gendarme P.T. déclara notamment :
« (...) nous avons fait des clés de bras tout à fait usuelles. Simplement du fait que Monsieur PERILLAT-BOTTONET résistait, nous avons dû mettre plus de force. Cette clé de bras était tout à fait proportionnelle. Monsieur PERILLAT-BOTTONET a un gabarit certain. »
Dans le deuxième procès-verbal, du même jour, le gendarme O.G. déclara notamment :
« cette intervention (...) était tout à fait usuelle. Nous n’avons pas fait usage d’autres moyens de contrainte, notamment bâton tactique ou spray au poivre. Nous n’avons également pas donné de coup de déstabilisation. Nous avons uniquement procédé aux clés de bras pour passer les menottes. »
Dans le procès-verbal du 14 décembre 2011, le gendarme P.T. déclara notamment :
« (...) j’ai dû effectivement insister pour maîtriser M. PERILLAT-BOTTONET, mais sans mettre plus de force que d’habitude lors d’une interpellation de ce genre. Je précise qu’une clé de bras se pratique sur une personne qui n’est pas coopérante. Cette clé de bras était proportionnelle à la résistance de M. PERILLAT-BOTTONET. »
15. Les versions de P.T. et O.G. furent corroborées par celles de deux autres gendarmes intervenus sur les lieux le soir de l’incident. Les déclarations de ces derniers furent recueillies par l’Inspection générale des Services de Police de Genève, les 20 et 24 novembre 2009.
16. Dans une déclaration séparée, enregistrée par l’Inspection générale des Services de Police, le 20 novembre 2009, V.A. déclara, quant à lui, que le soir de l’incident, il avait rencontré le requérant dans un bar de Cruseilles. Il l’avait ensuite accompagné dans un autre bar, à Genève, dans lequel ils avaient consommé une bouteille de champagne en compagnie de deux hôtesses. Il déclara en outre que, au moment du contrôle, le requérant et les gendarmes « s’étaient envoyés quelques piques », suite à quoi, il avait lui-même essayé de « calmer la situation de part et d’autre ». Entourés de plusieurs personnes qui regardaient le spectacle en rigolant, les gendarmes avaient ensuite immobilisé le requérant en lui tordant le bras. Dans ses déclarations, V.A. ne fit aucun commentaire sur la manière dont le bras du requérant fut tordu et ne fit aucun état d’autres violences ou comportements agressifs de la part des gendarmes.
V.A. avait lui-même été soumis par les gendarmes au test de l’éthylomètre afin de vérifier s’il était en mesure de conduire le véhicule du requérant. Le test s’était révélé positif.
17. Le 8 octobre 2009, le requérant déposa une plainte pénale contre les gendarmes qui l’avaient interpellé pour lésions corporelles, vol, dommages à la propriété et abus d’autorité. Il y soutenait, entre autre, avoir constaté la disparition de 4 000 francs suisses (CHF) et 300 euros (EUR) de son porte-monnaie, à l’issue de sa garde à vue.
18. Le 17 décembre 2009, le Procureur général classa la plainte sans suite.
19. Le 9 juin 2010, la Chambre d’accusation, sur recours du requérant, annula partiellement la décision de classement sans suite. Elle considéra qu’il y avait lieu de rechercher si la clé de bras pratiquée par les gendarmes avait été disproportionnée, quelle était la nature des lésions subies par le requérant et quelle était la portée de ses antécédents médicaux.
Dans son ordonnance, la Chambre d’accusation releva qu’il n’était pas contesté que la verbalisation du véhicule du requérant, mal stationné et muni d’une vignette d’assurance échue, était justifiée, de même que la sommation à son propriétaire de présenter une pièce d’identité ainsi que les papiers du véhicule. En revanche, elle souligna que les gendarmes avaient affirmé de manière constante et concordante que le requérant « titubait, sentait l’alcool, gesticulait et tenait des propos incohérents » relevant d’un « état d’ébriété manifeste », alors que ce dernier soutenait que, malgré le fait d’avoir consommé « deux bières, ainsi qu’un peu de champagne », il n’était pas ivre, du fait de sa forte corpulence. La Chambre d’accusation constata également que le requérant avait refusé de se soumettre au test de l’éthylomètre, prétextant une maladie pulmonaire, alors que son compagnon de sortie s’y était soumis et avait été contrôlé positif. Elle releva enfin qu’il était constant qu’un attroupement s’était formé autour de la scène et que V.A. avait déclaré n’avoir eu de cesse de demander, en vain, au requérant « de se calmer et d’obtempérer aux injonctions » des gendarmes.
20. Une expertise ordonnée par le Ministère public suite à l’ordonnance de la Chambre d’accusation confirma la rupture massive des rotateurs de la coiffe de l’épaule droite du requérant. Les deux médecins experts mandatés par le Ministère public conclurent que la clé de bras pratiquée sur le requérant lors de l’interpellation ne pouvait pas avoir provoqué, à elle seule, l’ensemble des lésions constatées, dont certaines attestaient d’une atteinte plus ancienne. Une rupture massive des rotateurs de la coiffe avait déjà été subie en 1983 et une rupture du muscle supra-épineux avait été constatée en 2001. Selon eux, la clé de bras avait pu contribuer à la survenue des nouvelles lésions mais ceci n’était pas une certitude. De toutes manières, compte tenu de ces antécédents, « une force de faible importance aurait suffi à déstabiliser l’équilibre précaire de la fonction de l’articulation ». Il n’était par conséquent pas possible de déterminer si la clé de bras subie par le requérant avait été pratiquée avec une force exagérée.
21. Le Ministère public entendit ensuite le requérant ainsi que les deux gendarmes et une confrontation entre les parties fut organisée le 14 décembre 2011. Les médecins experts mandatés par le Ministère public confirmèrent leurs conclusions le même jour.
22. Entre-temps, le 7 décembre 2010, le requérant avait subi une intervention chirurgicale par arthroscopie à l’épaule droite.
23. Le 19 janvier 2012, le Ministère public rendit une nouvelle ordonnance de classement, refusant de faire droit à la demande du requérant tendant à ce que les deux autres gendarmes présents au moment de l’arrestation ainsi que l’ami du requérant fussent entendus comme témoins. Il considéra que ces témoignages n’auraient pas permis d’établir avec précision l’intensité de la force avec laquelle avait été pratiquée la clé de bras.
24. Le requérant intenta un nouveau recours devant la Chambre pénale de recours (« la Chambre pénale »), demandant que le chirurgien qui l’avait opéré en 2010 fut également entendu comme témoin.
25. Le 16 avril 2012, la Chambre pénale rejeta le recours du requérant et confirma l’ordonnance de classement sans suite. Elle considéra par ailleurs que la demande d’audition du chirurgien avait été présentée hors délai et uniquement en instance de recours.
26. L’arrêt de la Chambre pénale fut confirmé par le Tribunal fédéral le 4 avril 2013. Dans son arrêt, le Tribunal fédéral estima que le requérant ne contestait plus, à ce stade, la nécessité du recours à la force par les gendarmes. Ce point avait été considéré par la cour cantonale comme définitivement réglé à l’issue de la précédente procédure et ce n’était qu’en réplique, c’est-à-dire tardivement, que le requérant mettait de nouveau en doute la nécessité de l’intervention. La seule question encore litigieuse était donc celle de savoir si la manière dont la clé de bras avait été pratiquée au requérant pouvait être considérée comme un recours proportionné à la force, n’étant pas contesté que ce geste était la cause des lésions subies.
Selon la Haute juridiction, les témoignages requis par le requérant, à savoir l’audition de V.A. et des deux autres gendarmes présents le soir de l’incident, auraient été manifestement impropres à remettre en doute les conclusions des experts puisqu’ils ne pouvaient porter que sur des impressions extérieures et ne pouvaient pas permettre de déterminer avec précision l’intensité de la clé de bras.
Par ailleurs, le témoignage du chirurgien qui avait opéré le requérant n’avait pas été requis dans les délais impartis par le Ministère public, de sorte que ni le Ministère public ni la cour cantonale n’avaient violé le droit du requérant d’être entendu. Pour le Tribunal fédéral, ce témoignage n’aurait de toutes manières pas permis d’établir d’avantage l’intensité de la force utilisée par les gendarmes.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. Le Code pénal suisse du 21 décembre 1937
27. Les dispositions pertinentes du Code pénal se lisent ainsi :
Article 14 - Actes licites et culpabilité/Actes autorisés par la loi
« Quiconque agit comme la loi l’ordonne ou l’autorise se comporte de manière licite, même si l’acte est punissable en vertu du présent code ou d’une autre loi. »
Article 123 - Lésions corporelles simples
« 1 Celui qui, intentionnellement, aura fait subir à une personne une autre atteinte à l’intégrité corporelle ou à la santé sera, sur plainte, puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire.
Dans les cas de peu de gravité, le juge pourra atténuer la peine (Article 48a). »
«2 La peine sera une peine privative de liberté de trois ans au plus ou une peine pécuniaire et la poursuite aura lieu d’office, [...] »
Article 181 - Contrainte
« Celui qui, en usant de violence envers une personne ou en la menaçant d’un dommage sérieux, ou en l’entravant de quelque autre manière dans sa liberté d’action, l’aura obligée à faire, à ne pas faire ou à laisser faire un acte sera puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire. »
Article 312 - Abus d’autorité
« Les membres d’une autorité et les fonctionnaires qui, dans le dessein de se procurer ou de procurer à un tiers un avantage illicite, ou dans le dessein de nuire à autrui, auront abusé des pouvoirs de leur charge, seront punis d’une peine privative de liberté de cinq ans au plus ou d’une peine pécuniaire. »
B. Loi [cantonale]sur la Police du 26 octobre 1957
28. Les dispositions pertinentes de la Loi sur la Police se lisent ainsi :
Article 16 - Légitimation et identification
«1 L’uniforme sert de légitimation ; sur demande, les fonctionnaires indiquent leur numéro de matricule, sauf si des circonstances exceptionnelles les en empêchent.
2 Les fonctionnaires en civil se légitiment et s’identifient au moyen de leur carte de police lors de leurs interventions officielles, sauf si des circonstances exceptionnelles les en empêchent. »
Article 17 - Contrôle d’identité
«1 Les fonctionnaires de police ont le droit d’exiger de toute personne qu’ils interpellent dans l’exercice de leurs fonctions au sens de l’article 3, alinéa 1, lettres b à e, et alinéas 2 et 3, qu’elle justifie de son identité. [...] »
C. Loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005
29. Les dispositions pertinentes de la Loi sur le Tribunal fédéral se lisent ainsi :
Article 90 - Décisions finales
« Le recours est recevable contre les décisions qui mettent fin à la procédure. »
Article 91 - Décisions partielles
« Le recours est recevable contre toute décision :
a. qui statue sur un objet dont le sort est indépendant de celui qui reste en cause ;
b. qui met fin à la procédure à l’égard d’une partie des consorts. »
EN DROIT
30. Le requérant se plaint d’avoir subi un usage injustifié et disproportionné de la force lors de son arrestation du 4 octobre 2009. Il soutient également avoir été placé en cellule de dégrisement nu, frigorifié et assoiffé. Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
31. Invoquant
le volet procédural de l’article 3, ainsi que
l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention, le requérant conteste également le
refus du Ministère public et de la Chambre pénale de recours d’auditionner
certains témoins à charge dans le cadre de l’enquête pénale sur les
circonstances de son arrestation. Cela étant, eu égard à la formulation des
griefs du requérant, la Cour estime qu’il convient d’examiner la question de l’absence
d’une enquête effective sur les mauvais traitements allégués uniquement sous l’angle
du volet procédural de l’article 3 de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres,
Karaman et autres c. Turquie, no 60272/08, § 37, 31 janvier 2012 ; Kazım
Gündoğan c. Turquie, no 29/02, §
31, 30 janvier 2007 ; Kozinets
c. Ukraine, no 75520/01, § 44,
6 décembre 2007 ; Dembele c. Suisse, no 74010/11, § 33, 24 septembre 2013).
32. Le Gouvernement s’oppose à la thèse du requérant.
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
A. Les griefs tirés du volet matériel de l’article 3
33. La Cour note d’emblée que les griefs du requérant portent, d’une part, sur le recours à la force lors de son interpellation, d’autre part, sur ses conditions de détention en cellule de dégrisement.
1. Le recours à la force lors de l’interpellation du requérant
a) Sur la recevabilité
34. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
b) Sur le fond
i. Thèses des parties
35. Le requérant (voir paragraphe 13 ci-dessus) admet avoir consommé de l’alcool le soir de l’incident mais soutient que cela ne lui avait pas provoqué un état d’ébriété, en raison de sa forte corpulence. Il admet également avoir répandu des objets sur la voie publique, infraction pour laquelle il a été acquitté le 13 septembre 2010, le tribunal ayant considéré que l’intérêt public à poursuivre le requérant était de peu d’importance. Le requérant reconnaît par ailleurs avoir tardé à présenter ses papiers, ce qui, d’après lui, pourrait être considéré, tout au plus, comme de la résistance passive.
Selon lui, le recours à la force de la part des deux gendarmes était donc injustifié et la clé de bras lui ayant occasionné la blessure à l’épaule fut pratiquée avec une force excessive. A l’appui de cette prétention, il se réfère aux déclarations du gendarme P.T. contenues dans les procès-verbaux d’audition de ce dernier datés des 21 octobre 2011 et 14 décembre 2011 (paragraphe 14 ci-dessus).
36. Le Gouvernement rappelle que le bien-fondé de la décision de passer les menottes au requérant et de l’usage de la force par les gendarmes a été admis par les juridictions nationales. Il soutient également qu’il est manifeste qu’une clé de bras effectuée lors d’une intervention policière justifiée ne peut pas être assimilée, en soi, à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention. Il s’agissait, en l’espèce, d’un geste courant, face à la résistance opposée par le requérant.
Le Gouvernement considère que le rapport de causalité entre les nouvelles lésions subies par le requérant et la clé de bras pratiquée par les gendarmes repose uniquement sur les dires du requérant et n’a pas été scientifiquement établi par le rapport d’expertise. Ce rapport indique par ailleurs que si des nouvelles lésions avaient été subies par le requérant pendant l’interpellation, une force de faible intensité aurait pu suffire à les provoquer.
Le Gouvernement souligne enfin que, au moment de l’intervention, les deux gendarmes en cause n’auraient pas pu prévoir que le requérant avait été victime, par le passé, d’une rupture de la coiffe des rotateurs.
Le Gouvernement conclut que le requérant n’a pas fourni de preuve, au-delà de tout doute raisonnable, d’un traitement contraire à l’article 3 de la Convention.
ii. Appréciation de la Cour
α) Principes généraux
37. La Cour rappelle que l’article 3 consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants. L’article 3 ne prévoit pas de restrictions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention et des Protocoles nos 1 et 4, et d’après l’article 15 § 2 il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 95, CEDH 1999-V).
38. Un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité pour tomber sous le coup de l’article 3. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause et, notamment, de la durée du traitement, de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime.
Pour apprécier les éléments qui lui permettent de dire s’il y a eu violation de l’article 3, la Cour se rallie au principe de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », mais ajoute qu’une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 67, CEDH 2006-IX ; Ramirez Sanchez c. France [GC], no 59450/00, § 117, CEDH 2006-IX).
39. En cas d’allégations sur le terrain de l’article 3 de la Convention, la Cour doit se livrer à un examen particulièrement approfondi (Vladimir Romanov c. Russie, no 41461/02, § 59, 24 juillet 2008). Lorsqu’il y a eu une procédure interne, il n’entre toutefois pas dans les attributions de la Cour de substituer sa propre vision des choses à celle des cours et tribunaux internes, auxquels il appartient en principe de peser les données recueillies par eux (Jasar c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 69908/01, § 49, 15 février 2007). Même si les constatations des tribunaux internes ne lient pas la Cour, il lui faut néanmoins des éléments convaincants pour pouvoir s’écarter des constatations auxquelles ils sont parvenus.
Quelle que soit l’issue de la procédure engagée au plan interne, un constat de culpabilité ou non ne saurait dégager l’État défendeur de sa responsabilité au regard de la Convention ; c’est à lui qu’il appartient de fournir une explication plausible sur l’origine des blessures, à défaut de quoi l’article 3 trouve à s’appliquer (Selmouni, précité, § 87 ; Rivas c. France, no 59584/00, § 38, 1er avril 2004).
40. En ce qui concerne la question particulière des violences survenues lors de contrôles d’identités ou d’interpellations opérés par des agents de police, la Cour rappelle que le recours à la force doit être proportionné et nécessaire au vu des circonstances de l’espèce (voir, parmi beaucoup d’autres, Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, § 76, CEDH 2000-XII ; Altay c. Turquie, no 22279/93, § 54, 22 mai 2001). Par ailleurs, lorsqu’un individu se trouve privé de sa liberté, l’utilisation à son égard de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue strictement nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 (Ribitsch c. Autriche, 4 décembre 1995, série A no 336, § 38, et Tekin c. Turquie, 9 juin 1998, §§ 52-53, Recueil 1998-IV).
41. La Cour a déjà admis qu’en présence d’une résistance physique ou d’un risque de comportements violents de la part des personnes contrôlées, une forme de contrainte de la part des agents de police était justifiée (voir, parmi d’autres, Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 30, série A no 269 ; Sarigiannis c. Italie, no 14569/05, § 61, 5 avril 2011). La Cour est arrivée aux mêmes conclusions dans des cas de « résistance passive » à une interpellation (Milan c. France, no 7549/03, § 59, 24 janvier 2008), de tentative de fuite face à la force publique (Caloc c. France, no 33951/96, §§ 100-101, CEDH 2000-IX) ou d’un refus de fouille de la part d’un détenu (Borodin c. Russie, no 41867/04, §§ 119-121, 6 novembre 2012). Il appartient dès lors à la Cour de rechercher si la force utilisée dans ce type de situations est proportionnée au but recherché. A cet égard, la Cour attache une importance particulière aux blessures qui ont été occasionnées aux personnes objet de l’intervention et aux circonstances précises dans lesquelles elles l’ont été (voir, parmi d’autres, Klaas c. Allemagne, précité, §§ 26-30 ; Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, § 72, CEDH 2000-XII ; R.L. et M.-J.D., R.L. et M.-J.D. c. France, no 44568/98, § 68, 19 mai 2004).
β) Application de ces principes au cas d’espèce
42. La Cour relève que le requérant admet avoir mal garé sa voiture le soir de l’incident et tardé à présenter ses papiers d’assurance aux gendarmes, auxquels il a répondu avec agacement. Il admet également avoir consommé de l’alcool peu avant l’incident mais soutient qu’en raison de sa forte corpulence, la coupe de champagne et les deux bières qu’il avait bues, ne lui avaient pas causé d’état d’ébriété. Il reconnaît par ailleurs avoir répandu des objets sur la voie publique, infraction pour laquelle il a été acquitté le 13 septembre 2010, le tribunal ayant considéré que l’intérêt public à poursuivre le requérant était de peu d’importance.
43. Le requérant conteste, en revanche, le constat de la Chambre d’accusation, établi dans son ordonnance du 9 juin 2010, selon lequel il avait résisté aux gendarmes lorsque ces derniers avaient tenté de le conduire au poste de police, mais ne fournit aucune explication alternative de la raison pour laquelle les gendarmes lui avaient pratiqué une clé de bras, l’avaient emmené au poste de police et l’avaient placé en cellule de dégrisement. Il considère, toutefois, que son comportement pourrait être considéré, tout au plus, comme de la résistance passive.
44. La Cour note que les déclarations de tous les gendarmes entendus par le Ministère public dans le cadre de l’enquête concordent sur le fait que le requérant était ivre au moment des faits et qu’il avait résisté à l’arrestation.
De son côté, V.A., présent sur les lieux, a reconnu que le requérant et les gendarmes avaient « échangé des piques » et qu’il avait lui-même « tenté de calmer les esprits de part et d’autre » (paragraphe 16 ci-dessus). L’ami du requérant a également admis avoir consommé de l’alcool toute la soirée en compagnie du requérant et avoir d’ailleurs été contrôlé positif au test de l’éthylomètre.
45. Ces éléments suffisent à la Cour pour considérer que les gendarmes se trouvaient face à un risque de débordements (Sarigiannis, précité, § 61) de la part du requérant ou, du moins, que le requérant opposait une forme de résistance passive à leur action (Milan, précité § 59). Le recours à des moyens de coercition, tels qu’une clé de bras, était donc, en principe, justifié.
46. Reste à savoir si les moyens de coercition employés étaient proportionnés à la résistance opposée par le requérant.
47. A cet égard, la Cour relève que le seul moyen de coercition auquel ont eu recours les gendarmes a été la ou les clés de bras pratiquées sur le requérant. En effet, le requérant ne soutient pas que les gendarmes aient employé d’autres moyens de coercition ou lui aient porté des coups de quelque nature que ce soit, ni au moment de l’interpellation, ni pendant son transfert au poste de police et son placement en cellule de dégrisement. En particulier, il n’allègue pas que les gendarmes aient fait usage de matraques ou d’autres armes non-létales généralement employées par les services de police afin d’immobiliser des personnes récalcitrantes.
Or, comme le Gouvernement, la Cour considère qu’une clé de bras, dans le but de passer les menottes, peut s’analyser, dans un contexte de ce type, comme un geste relativement courant qui ne révèle pas, en lui-même, un comportement contraire à l’article 3 de la Convention.
Certes, la rupture massive de la coiffe des rotateurs de l’épaule droite, dont a été victime le requérant et qui a nécessité un arrêt de travail de 15 jours (paragraphe 10, ci-dessus), dépasse sans aucun doute le seuil de gravité exigé pour que le traitement qui lui a été infligé par les gendarmes tombe sous les coups de l’article 3 de la Convention (mutatis mutandis, Dembele, précité, § 45) mais, à supposer même que le lien de causalité entre cette blessure et la clé de bras eût été scientifiquement établi, il est constant que, compte tenu des antécédents médicaux du requérant, une force de faible importance aurait pu suffire à la provoquer (paragraphe 19 ci-dessus).
Ces éléments conduisent la Cour à conclure que les modalités d’intervention des deux gendarmes, dans leur ensemble, ne révèlent pas un usage disproportionné de la force (a contrario, Dembele, précité, § 47).
48. Au vu de ce qui précède, la Cour considère qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention, dans son volet matériel.
2. Les conditions de détention du requérant en cellule de dégrisement
49. Le Gouvernement rappelle que l’ensemble des allégations du requérant a fait l’objet de la première décision de classement rendue par le Ministère public du canton de Genève, le 17 décembre 2009. Il souligne que, dans les considérants de l’ordonnance du 9 juin 2010, la Chambre d’accusation a confirmé la décision de classement pour toutes les allégations sauf celle concernant l’usage disproportionné de la force ayant provoqué les lésions dont se plaignait le requérant. Selon le Gouvernement, si le requérant, qui était représenté par un avocat devant les juridictions internes, avait souhaité contester cette limitation de l’objet du litige, il aurait dû le faire en recourant contre l’ordonnance de classement partiel qui était susceptible d’être attaquée directement devant le Tribunal fédéral. Faute de l’avoir fait, ces griefs n’étaient plus litigieux devant le Tribunal fédéral lors de l’examen du recours du requérant contre la deuxième ordonnance de la Chambre d’accusation, celle du 16 avril 2012. Le Gouvernement invite par conséquent la Cour à rejeter ces griefs pour non-épuisement des voies de recours internes.
50. Le requérant ne se prononce pas sur ce point.
51. La Cour rappelle que le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revêt, et c’est primordial, un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme. La Cour a la charge de surveiller le respect par les États contractants de leurs obligations découlant de la Convention. Elle ne doit pas se substituer aux États contractants, auxquels il incombe de veiller à ce que les droits et libertés fondamentaux consacrés par la Convention soient respectés et protégés au niveau interne. La règle de l’épuisement des recours internes se fonde sur l’hypothèse, reflétée dans l’article 13 de la Convention, avec lequel elle présente d’étroites affinités, que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée. Elle est donc une partie indispensable du fonctionnement de ce mécanisme de protection (Vučković et autres c. Serbie [GC], no 17153/11, § 69, 25 mars 2014).
52. Les États n’ont pas à répondre de leurs actes devant un organisme international avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne. Les personnes désireuses de se prévaloir de la compétence de contrôle de la Cour relativement à des griefs dirigés contre un État ont donc l’obligation d’utiliser auparavant les recours qu’offre le système juridique de celui-ci. La Cour ne saurait trop souligner qu’elle n’est pas une juridiction de première instance ; elle n’a pas la capacité, et il ne sied pas à sa fonction de juridiction internationale, de se prononcer sur un grand nombre d’affaires qui supposent d’établir les faits de base ou de calculer une compensation financière - deux tâches qui, par principe et dans un souci d’effectivité, incombent aux juridictions internes (Vučković, précité, § 70).
53. L’article 35 § 1 impose aussi de soulever devant l’organe interne adéquat, au moins en substance (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 37, CEDH 1999-I ; Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, §§ 144 et 146, CEDH 2010) et dans les formes et délais prescrits par le droit interne, les griefs que l’on entend formuler par la suite à Strasbourg ; il commande en outre l’emploi des moyens de procédure propres à empêcher une violation de la Convention. Une Requête ne satisfaisant pas à ces exigences doit en principe être déclarée irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes (Vučković, précité, § 72).
54. En l’espèce, il ne
ressort pas des pièces du dossier que le requérant ait souhaité contester la
limitation du litige par la Chambre d’accusation directement devant le Tribunal
fédéral, comme l’y autorisait
l’article 91 LTF.
55. Il s’ensuit que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes et que ce grief doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
B. Le grief tiré du volet procédural de l’article 3
56. Le requérant soutient que l’enquête sur ses allégations de mauvais traitements n’aurait pas été menée avec la diligence exigée par l’article 3 de la Convention, le Ministère public et la Chambre pénale n’ayant pas fait droit à ses demandes d’audition de témoins.
57. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
1. Sur la recevabilité
58. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
2. Sur le fond
a) Thèse des parties
59. Le requérant, rappelle que les experts mandatés par le Ministère public suite à l’ordonnance de la Chambre d’accusation du 9 juin 2010 ne furent pas en mesure d’établir l’intensité de la force avec laquelle avait été pratiquée la clé sur son bras droit (paragraphe 19 ci-dessus). Selon lui, seule une nouvelle audition de V.A. et des deux autres gendarmes présents sur les lieux le soir de l’incident, ainsi qu’une audition du chirurgien qui l’avait opéré en 2010, auraient permis de faire la lumière sur cette circonstance. Il soutient notamment que les deux autres gendarmes, ayant l’habitude de pratiquer des clés de bras, auraient pu dire avec quelle force avait été pratiqué ce geste sur le requérant. Par ailleurs, il indique que sa demande d’audition du chirurgien n’était pas tardive car, selon l’article 389 al. 3 du Code de procédure pénale, l’autorité de recours peut administrer d’office ou sur demande les preuves complémentaires nécessaires au traitement du recours.
Le Tribunal fédéral aurait dû, par conséquent, annuler l’arrêt de la Chambre pénale de recours du 16 avril 2012 et renvoyer la procédure au Ministère public pour qu’il complète son instruction, notamment en auditionnant ces témoins voire en requérant un complément d’expertise.
60. Après avoir retracé toutes les étapes des deux procédures diligentées par les autorités nationales le Gouvernement conclut, quant à lui, que le requérant a bénéficié d’une enquête prompte et approfondie.
D’une part, le Gouvernement soutient que les preuves essentielles avaient été fournies par les médecins experts mandatés par le Ministère public et que de nouveaux témoignages de P.T., O.G. et V.A. ne pouvaient rien apporter de plus, puisque l’intensité de la force avec laquelle avait été pratiquée la clé de bras n’est pas un phénomène facilement observable de l’extérieur.
D’autre part, il souligne que l’audition du chirurgien qui avait opéré le requérant suite à l’interpellation n’avait pas été requise dans les délais impartis par le Ministère public avant que ce dernier ne rende la deuxième ordonnance de classement. Une éventuelle audition de ce chirurgien n’aurait d’ailleurs pas permis d’avantage de répondre à la question de la proportionnalité de la force employée. C’est donc à juste titre que la Chambre pénale et le Tribunal fédéral ont considéré que le droit du requérant d’être entendu n’avait pas été violé.
b) Appréciation de la Cour
i. Principes généraux
61. La Cour rappelle que lorsqu’un individu soutient de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, un traitement contraire à l’article 3, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables. S’il n’en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale, l’interdiction légale générale de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique, et il serait possible dans certains cas à des agents de l’État de fouler aux pieds, en jouissant d’une quasi-impunité, les droits des personnes soumises à leur contrôle (El Masri c. « l’ex-République yougoslave de Macédoine » [GC], no 39630/09, § 182, 13 décembre 2012).
62. L’enquête qu’exigent des allégations graves de mauvais traitements doit être à la fois rapide et approfondie, ce qui signifie que les autorités doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête ou fonder leurs décisions (El Masri, précité § 183). Les autorités doivent prendre toutes les mesures raisonnables à leur disposition pour obtenir les preuves relatives à l’incident en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires et les expertises criminalistiques (ibidem, § 183). Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les causes du dommage ou l’identité des responsables risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme d’effectivité requise (ibidem, § 183).
63. De plus, l’enquête doit être menée en toute indépendance par rapport au pouvoir exécutif (ibidem, § 184). L’indépendance de l’enquête suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi une indépendance concrète (ibidem, § 184).
64. Enfin, la victime doit être en mesure de participer effectivement, d’une manière ou d’une autre, à l’enquête (ibidem, § 185).
ii. Application de ces principes au cas d’espèce
65. La Cour note d’emblée que l’incident à l’origine de la Requête fit immédiatement l’objet d’une enquête de la part du Ministère public. L’enquête fut classée une première fois le 17 décembre 2009 et rouverte suite à l’ordonnance de la Chambre d’accusation du 9 juin 2010.
Le Ministère public demanda alors un rapport d’expertise à deux médecins experts et auditionna de nouveau le requérant ainsi que les deux gendarmes au cours d’une confrontation. Le requérant et les deux gendarmes maintinrent essentiellement les mêmes versions qu’ils avaient données lors de l’enquête précédente. Les médecins experts furent également auditionnés.
Le Ministère public n’estima pas utile d’auditionner de nouveau l’ami du requérant et les deux autres gendarmes, dont les déclarations avaient été recueillies lors de l’enquête précédente.
La nouvelle procédure fut classée le 19 janvier 2012 et la Chambre pénale ainsi que le Tribunal fédéral, examinèrent les recours du requérant, respectivement, le 16 avril 2012 et le 4 avril 2013.
66. On ne peut pas donc reprocher aux autorités nationales de ne pas avoir promptement et sérieusement pris en compte les allégations de mauvais traitements formulées par le requérant.
67. La seule question qui se pose à la Cour est celle de savoir si la décision du Ministère public, lors de la deuxième procédure, de ne pas auditionner de nouveau les gendarmes P.T. et O.G., ainsi que l’ami du requérant, et la décision de la Chambre pénale de considérer comme tardive la demande d’audition concernant le chirurgien qui avait opéré le requérant, soient de nature à enlever à l’enquête, dans son ensemble, son efficacité.
68. A cet égard, la Cour constate que le seul geste contesté par le requérant aux gendarmes est la clé de bras à l’origine de sa blessure. Il n’est fait état d’aucun autre moyen de coercition ou autres violences de quelque nature que ce soit. Elle rappelle également que l’expertise des médecins mandatés par le Ministère public avait clairement indiqué que, compte tenu des antécédents médicaux du requérant, une clé de bras pratiquée avec « une force de faible importance aurait suffi à déstabiliser l’équilibre précaire de la fonction de l’articulation » (paragraphe 20, ci-dessus). Aux yeux de la Cour, le Ministère public était fondé à se prévaloir de cette expertise technique, dont la fiabilité et le caractère indépendant ne sont d’ailleurs pas contestés par le requérant (a contrario, Dembele, précité, § 67), pour considérer qu’il n’y avait pas d’éléments indiquant que la clé de bras subie par le requérant, un geste relativement usuel dans un contexte de ce type (paragraphe 44 ci-dessus), avait été pratiquée avec une force excessive.
Comme le Tribunal fédéral, la Cour ne voit pas en quoi une nouvelle audition de P.T., O.G. et V.A. aurait permis d’invalider les conclusions des médecins experts. Par ailleurs, indépendamment du fait que le requérant avait omis de requérir l’audition du chirurgien qui l’avait opéré, dans les délais impartis par le Ministère public, il n’explique pas en quoi cette audition aurait permis de compléter l’enquête.
69. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3, dans son volet procédural.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Déclare, à l’unanimité, la Requête recevable quant au grief tiré l’article 3, en ce qui concerne tant l’usage excessif de la force lors de l’interpellation du requérant que l’effectivité de l’enquête pénale, et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention, dans son volet matériel ;
3. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention, dans son volet procédural.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 novembre 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley Naismith Guido Raimondi
Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Sajó.
G.R.A.
S.H.N.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE SAJÓ
À mon grand regret, je ne puis suivre la majorité, car j’estime qu’il y a eu une violation de l’article 3 dans son volet procédural. Je suis d’avis qu’il y a eu un certain nombre d’irrégularités dans l’enquête et dans la procédure qui, dans leur ensemble, méconnaissent notre jurisprudence.
L’incident qui fait relever la présente affaire de l’article 3 a eu lieu le 4 octobre 2009. Il a fallu attendre deux semaines après l’incident pour que le premier interrogatoire soit conduit. Les premières phases de l’enquête, à savoir l’interrogatoire des gendarmes, ont été menées sous l’autorité de la police et de l’Inspection générale des services de police de Genève. Cela suscite des inquiétudes quant à l’indépendance de l’organe d’enquête à un stade précoce de celle-ci (voir l’arrêt Dembele c. Suisse, no 74010/11, § 64, 24 septembre 2013, dans lequel la Cour a dit : « L’indépendance de l’enquête suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi une indépendance concrète. », et Mesut Deniz c. Turquie, no 36716/07, § 52, 5 novembre 2013). Le Procureur général a fondé sa première décision sur les informations obtenues par ces autorités. Le 17 décembre 2009, il a classé la plainte sans suite. Le 9 juin 2010, la Chambre d’accusation, sur recours du requérant, a partiellement annulé la décision de classement sans suite. Le Ministère public a ensuite entendu le requérant ainsi que les deux gendarmes et une confrontation entre les parties a été organisée le 14 décembre 2011. Cela signifie que les données ont été recueillies avec un retard de dix-huit mois (Amine Güzel c. Turquie, no 41844/09, § 40, 17 septembre 2013). La demande d’audition concernant le chirurgien qui avait opéré le requérant a peut-être été tardive, mais le procureur aurait pu interroger d’office un témoin clé (voir l’arrêt Alberti c. Italie, no 15397/11, § 66, 24 juin 2014, dans lequel la Cour s’est exprimée ainsi : « La Cour remarque que l’autorité judiciaire n’a pas essayé de reconstituer les faits qui se sont déroulés ultérieurement afin d’identifier l’origine et les responsables des lésions litigieuses. »).
Pour les raisons susmentionnées, on peut reprocher aux autorités nationales de ne pas avoir promptement et sérieusement pris en compte les allégations de mauvais traitements formulées par le requérant.