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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> CUMHURIYETCI EGITIM VE KULTUR MERKEZI VAKFI v. TURKEY - 32093/10 - Chamber Judgment (French Text) [2014] ECHR 1346 (02 December 2014) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2014/1346.html Cite as: [2014] ECHR 1346 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE CUMHURİYETÇİ EĞİTİM VE KÜLTÜR MERKEZİ VAKFI c. TURQUIE
(Requête no 32093/10)
ARRÊT
STRASBOURG
2 décembre 2014
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Cumhuriyetçi Eğitim Ve Kültür Merkezi Vakfı c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 novembre 2014,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 32093/10) dirigée contre la République de Turquie et dont une fondation de droit turc, Cumhuriyetçi Eğitim Ve Kültür Merkezi Vakfı (« la requérante »), a saisi la Cour le 7 mai 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La fondation requérante a été représentée par Mes N. Sofuoğlu, İ. Şahbaz, F. Kama, A.G. Balçık et S. Topçu, avocats à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. La fondation requérante allègue que le refus opposé à sa demande de dispense de paiement des factures d’électricité, possibilité qui serait offerte aux mosquées, églises et synagogues, constitue une atteinte à ses droits garantis par l’article 9 de la Convention, pris isolément et combiné avec l’article 14.
4. Le 3 novembre 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. La requérante, Cumhuriyetçi Eğitim ve Kültür Merkezi Vakfı ou CEM Vakfı (Fondation pour l’instruction et la culture républicaines - « la fondation »), a été créée en 1995 et reconnue d’utilité publique. Elle bénéficie d’une exonération d’impôt en vertu de la décision no 1995/127 adoptée le 27 mai 1998 par le Conseil des ministres. Il s’agit d’une fondation à vocation cultuelle, dans la mesure où elle gère de nombreux cemevis dans différentes villes de Turquie, dont le Yenibosna Pir Koca Ahmet Yesevi Cem Kültür Merkezi (le centre culturel de cem de Pir Koca Ahmet Yesevi Yenibosna - « le centre de Yenibosna »). Ce centre, communément appelé Yenibosna Cemevi, est un complexe qui abrite, entre autres, le siège de la fondation requérante, un restaurant, une bibliothèque, une salle de conférences, une salle de classe, une salle pour les funérailles et un cemevi. Le cemevi est un lieu consacré à l’exercice cultuel (cem) des alévis. Le terme cem ou djem désigne en arabe la « réunion », et recouvre un ensemble de pratiques cultuelles, cérémoniales et rituelles.
6. Le 2 août 2006, le directeur de la fondation adressa une lettre à la direction de l’entreprise privée chargée de la distribution d’électricité (Boğaziçi Elektrik Dağıtım A.Ş. Genel Müdürlüğü - « la BEDAŞ »). Il y indiquait que le centre de Yenibosna était un lieu de culte pour la communauté alévie, et qu’il abritait un cemevi et une salle réservée au service des funérailles. Précisant que la législation dispensait les lieux de culte du paiement des factures d’électricité, il demanda l’arrêt de l’envoi de ces factures au centre de Yenibosna.
7. Par une lettre du 22 août 2006, la BEDAŞ rejeta la demande de la fondation. Elle précisait que, depuis l’adoption de la décision no 2002/4100 par le Conseil des ministres, la gratuité de la fourniture d’électricité qui avait été accordée aux lieux de culte avait été abandonnée et que les frais d’électricité des lieux de culte étaient désormais pris en charge par un fonds de la Direction des affaires religieuses (« la DAR »).
8. Le 29 juin 2007, la fondation introduisit un recours devant le tribunal d’instance de Beyoğlu. Elle y soutenait que le centre de Yenibosna, en tant que lieu de culte des alévis, n’avait pas à acquitter les factures d’électricité auprès de la BEDAŞ et que celles-ci devaient être payées par la DAR. Par ailleurs, se référant à une procédure de contentieux administratif qui l’opposait à l’administration au sujet du statut des cemevis, elle demanda au tribunal d’attendre l’issue de cette procédure avant de trancher sa demande au fond.
9. À la suite d’une demande formulée le 25 janvier 2008 par le tribunal d’instance, la DAR présenta, le 17 mars 2008, ses observations sur la demande de la fondation requérante. Elle précisa notamment ce qui suit :
« L’article 3 du règlement no 2/1958 du 3/2/1935 adopté par le Conseil des ministres, portant application de la loi sur la réglementation du port de certains vêtements, définit le lieu de culte comme suit : « Les lieux de culte (mabedler) sont des lieux fermés destinés à la pratique du culte de chaque religion et créés conformément à la procédure ».
Il en ressort que les lieux de culte sont des lieux d’exercice cultuel des religions. Étant donné qu’il n’existe pas de religion appelée « la religion alévie », ni sur le plan historique ni sur le plan scientifique, il n’est pas possible de considérer le centre Yenibosna Pir Koca Ahmet Yesevi Cem Kültür Merkezi comme un lieu de culte. Compte tenu du fait que l’alévisme est une interprétation et une conception soufies de l’islam, ce local, comme son nom l’indique, est un centre culturel (...) »
À l’appui de son avis, la DAR présenta trois jugements adoptés par les tribunaux administratifs. Il ressort du jugement du 7 septembre 2004 que le tribunal administratif d’İzmir a rejeté une demande tendant au remplacement, sur une carte d’identité, de la mention « islam » par la mention « alévi ». Le tribunal a considéré notamment que, sur la base d’un avis déposé par la présidence de la DAR, la confession alévie était une interprétation de l’islam influencée par le soufisme et ayant des caractéristiques culturelles spécifiques, et qu’elle ne constituait donc pas une religion en tant que telle. Il précisait que seule la mention des religions à proprement parler pouvait figurer sur les cartes d’identité et non une interprétation ou une branche d’une quelconque religion.
Il ressort du deuxième jugement, en date du 4 juillet 2007, que le tribunal administratif d’Ankara a également rejeté une demande tendant entre autres à ce que l’exercice du culte des alévis obtînt le statut de service public. Même s’il a considéré que la confession alévie en tant qu’interprétation de l’islam bénéficiait de la protection de l’article 9 de la Convention, ce tribunal a estimé que l’attribution du statut de service public à toutes les interprétations de l’islam ne pouvait guère se concilier avec le principe de laïcité et risquait de troubler la paix civile.
Le troisième jugement cité, rendu le 6 février 2007, était également un jugement du tribunal administratif d’Ankara, par lequel celui-ci a également rejeté une demande émanant d’alévis et tendant à l’obtention de droits.
10. Par un jugement rendu le 27 mai 2008, le tribunal d’instance débouta la fondation. Les parties pertinentes de son jugement peuvent se lire comme suit :
« Appréciation des preuves : le contrat d’abonnement entre la fondation demanderesse et l’administration défenderesse a été examiné.
(...)
Il ressort de la lettre du 17 mars 2008 adressée par la Direction des affaires religieuses, rattachée au Premier ministre, (...) que les cemevis ne sont pas des lieux de culte et que, selon l’article 2 f) de la décision 2002/4100 adoptée par le Conseil des ministres, seules les mosquées, les églises et les synagogues peuvent être considérées comme des lieux de culte (...). Il convient dès lors de rejeter la demande. »
11. Le 8 août 2008, la fondation forma un pourvoi contre le jugement de première instance.
12. Le 31 mars 2009, la Cour de cassation confirma le jugement de première instance.
13. Par un arrêt du 19 octobre 2009, notifié à la fondation requérante le 9 novembre 2009, le recours en rectification introduit par celle-ci fut également rejeté par la Cour de cassation.
14. La fondation a informé la Cour que le total des factures impayées du centre de Yenibosna s’élève à 668 012,13 livres turques (TRY) (soit 289 182 EUR, selon le taux de change de l’époque), intérêts de retard compris. Elle a joint à sa lettre des copies de plusieurs factures d’électricité et de lettres provenant de la BEDAŞ. Il ressort également de ces documents que de nombreuses procédures ont été engagées par la BEDAŞ pour recouvrer ses créances.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. La Constitution
15. L’article 10 de la Constitution se lit comme suit :
« Tous les individus sont égaux devant la loi sans distinction fondée sur la langue, la race, la couleur, le sexe, l’opinion politique, les croyances philosophiques, la religion ou l’appartenance à un courant religieux, ou sur d’autres motifs similaires.
(...)
Les organes de l’État et les autorités administratives sont tenus d’agir en toute circonstance conformément au principe de l’égalité devant la loi. »
16. Les parties pertinentes en l’espèce de l’article 24 de la Constitution sont libellées comme suit :
« Toute personne a droit à la liberté de conscience, de croyance et de conviction religieuse.
Les prières, les cérémonies et les rites religieux sont libres à condition de ne pas être contraires aux dispositions de l’article 14.
Nul ne peut être contraint de prendre part à des prières ou à des cérémonies et rites religieux ni de divulguer ses croyances et convictions religieuses ; nul ne peut être blâmé ou inculpé en raison de ses croyances ou convictions religieuses (...) »
17. L’article 136 de la Constitution dispose :
« La Direction des affaires religieuses, qui fait partie de l’administration générale, remplit les fonctions qui lui sont confiées en vertu de la loi spécifique qui la régit, conformément au principe de laïcité, en se tenant à l’écart de toutes opinions et idées politiques, et en se fixant pour but de réaliser la solidarité et l’union nationales. »
B. La Direction des affaires religieuses
18. La Direction des affaires religieuses a été instituée en vertu de la loi no 633 du 22 juin 1965 sur la création et les fonctions de la DAR, publiée au Journal officiel le 2 juillet 1965. En vertu de l’article premier de cette loi, la DAR, rattachée au Premier ministre, est chargée du traitement des affaires dans le domaine des croyances, du culte et de la morale de l’islam et de la gestion des lieux de culte. Au sein de la Direction, le Conseil supérieur des affaires religieuses constitue la plus haute autorité de décision et de consultation. Il est composé de seize membres désignés par le président de la Direction. Il est compétent pour répondre à des questions relatives à la religion (article 5 de la loi no 633).
C. Le statut des lieux de culte en droit turc
1. Règlement no 2/1958 du Conseil des ministres
19. L’article 3 du règlement adopté par le Conseil des ministres le 18 février 1935 et portant application de la loi sur la réglementation du port de certains vêtements définit le lieu de culte comme suit :
« Les lieux de culte (mabedler) sont des lieux fermés destinés à la pratique du culte de chaque religion et créés conformément à la procédure. »
20. Le droit turc n’a pas établi de procédure spécifique tendant à l’obtention du statut de « lieu de culte » (mabed ou ibadethane). Dans la pratique, le règlement précité est interprété comme établissant un lien entre la pratique du culte d’une religion et le lieu de culte. Dans les textes pertinents sur la question, seules les mosquées (et les masdjids, petites mosquées de quartier), les églises et les synagogues sont expressément considérées comme étant des lieux de culte, respectivement ceux de la religion musulmane, de la religion chrétienne et de la religion juive.
La qualification de lieu de culte a plusieurs conséquences importantes sur le plan du régime juridique : tout d’abord, les lieux de culte sont exonérés de nombreux impôts et taxes. Ensuite, les frais d’électricité sont pris en charge par un fonds de la DAR. Enfin, lors de l’établissement d’un plan d’urbanisme, des emplacements doivent être réservés aux lieux de culte, dont la création est cependant soumise à certaines conditions.
2. Décision no 2002/4100 du Conseil des ministres
21. La décision no 2002/4100, adoptée par le Conseil des ministres et publiée le 23 mai 2002 au Journal officiel, est ainsi libellée dans ses parties pertinentes en l’espèce :
Article 2
« Les personnes ou les organisations ci-dessous [bénéficiant du service d’électricité] sont exemptées [des dispositions] de l’article 1 § 1 de la loi no 4736 dans les conditions prévues à l’article 3 de la présente décision :
(...)
e) les organisations caritatives, les associations, les fondations, les musées, les écoles publiques (...),
f) les lieux de culte (mosquées (camii), masdjids (mescit), églises, synagogues (havra, sinagog)) (...) »
Article 3
Les tarifs applicables aux abonnés énumérés à l’article 2 de la présente décision sont déterminés selon les règles suivantes :
(...)
e) L’écart entre les tarifs applicables au groupe d’abonnés suivants : organisations caritatives, associations, fondations, musées, écoles publiques (...) et ceux applicables aux autres abonnés ne peut dépasser 15 livres turques par kw/heure (...)
f) (...) Les frais d’électricité des lieux de culte sont pris en charge par un fonds de la Direction des affaires religieuses (...) »
22. En vertu de l’article 1 § 1 de la loi no 4736 publiée au Journal officiel le 19 janvier 2002, certains établissements publics ne peuvent se voir accorder aucune dispense de paiement des factures d’électricité.
3. La loi no 3194 relative à l’urbanisme
23. L’article 1er additionnel à la loi no 3194 relative à l’urbanisme, tel qu’en vigueur avant la modification du 19 juillet 2003, pouvait se lire comme suit :
« Lors de l’établissement d’un plan d’urbanisme, qui doit prendre en compte les conditions et les besoins planifiés de la ville et de la région, des emplacements doivent être nécessairement réservés pour des mosquées. Dans les régions, départements et bourgs, une mosquée ne peut être construite qu’avec l’autorisation du mufti et conformément à la législation sur l’urbanisme (...) »
Depuis la modification intervenue le 19 juillet 2003 par l’adoption de la loi no 4928, le terme « mosquée(s) » est remplacé par « lieu(x) de culte » et l’autorisation du mufti n’est plus requise.
4. La loi no1319 sur la taxe foncière
24. L’article 4/f de la loi no 1319 du 29 juillet 1970 sur la taxe foncière peut se lire comme suit dans sa partie pertinente en l’espèce :
« Sont exonérés de taxe foncière de manière permanente les bâtiments suivants (...) :
(...)
g) Les lieux de culte ainsi que leurs annexes accessibles au public et destinées aux services cultuels (...) »
5. La loi no 2464 sur les revenus des municipalités
25. L’article 36 de la loi no 2464 du 26 mai 1981 sur les revenus des municipalités peut se lire comme suit dans sa partie pertinente en l’espèce :
« La consommation d’électricité et de gaz dans les lieux précités est exonérée de taxe :
(...)
2. Les lieux de culte accessibles au public et destinés au service cultuel tels que les mosquées, les masdjids, les églises et les synagogues (...) »
26. En vertu de l’article 44 de cette loi, « les lieux de culte accessibles au public » sont exonérés du paiement de la taxe sur la propreté environnementale.
27. L’article 2 additionnel de la loi no 2464 est ainsi libellé dans sa partie pertinente en l’espèce :
« Les édifices suivants sont exonérés du paiement des taxes sur la construction de bâtiments :
(...)
f) les lieux de culte accessibles au public et destinés au service cultuel. (...) »
6. La loi relative à l’impôt sur le revenu
28. En vertu de l’article 89 § 5 de la loi no 193 du 31 décembre 1960 relative à l’impôt sur le revenu, tous les dons faits aux « lieux de culte construits avec l’autorisation et sous le contrôle des directeurs des organes décentralisés » sont déductibles de l’impôt sur le revenu.
D. Le statut des cemevis
29. Le cemevi n’a pas le statut de lieu de culte en droit turc car il n’est pas considéré comme un lieu destiné à l’exercice cultuel d’une religion au sens strict du terme. En effet, dans de nombreux avis, la DAR a précisé qu’elle assimilait le cemevi plutôt à une sorte de couvent (tekke) qui ne serait pas à proprement parler un sanctuaire, mais un simple lieu de rassemblement où se dérouleraient des cérémonies spirituelles. Selon elle, la confession alévie est une interprétation de l’islam influencée par le soufisme et ayant des caractéristiques culturelles spécifiques, et elle ne peut être considérée comme une religion à part entière ou une branche (mezhep) de l’islam (paragraphe 9 ci-dessus) (Sinan Işık c. Turquie, no 21924/05, § 8, CEDH 2010). Par conséquent, le statut d’un cemevi serait associé à celui de l’entité juridique à laquelle il appartient.
30. La loi no 677 du 30 novembre 1925 sur la fermeture des couvents de derviches et des mausolées et sur l’abolition et l’interdiction des fonctions de gardien de mausolée et de certains titres interdit l’usage de certains titres religieux tels que, entre autres, cheikh, dedelik (dignitaire alévi), dervichlik, les pratiques liées à ces titres ainsi que l’affectation d’un lieu à des cérémonies propres à des courants religieux (tarikat ayini). La loi ordonne également la fermeture des tekke et zaviye (lieux destinés à accueillir les adeptes d’une confrérie dans l’exercice de leur culte) et leur transformation en mosquée ou en masdjid. Bien que, dans la pratique, le non-respect de ces interdictions soit toléré, l’article 1er de loi no 677 punit de tels actes de peines d’emprisonnement et d’amende.
31. Entre juin 2009 et mars 2011, de nombreuses tables rondes (çalıştay) réunissant des dignitaires de la confession alévie et d’autres confessions ont été organisées en Turquie aux fins d’examiner les questions relatives à la communauté alévie. La question du statut des cemevis y a également été débattue. Pour les participants alévis, les cemevis étaient consacrés à l’exercice de leur culte et devaient dès lors être considérés comme des lieux de culte.
Dans la déclaration finale adoptée à l’issue des tables rondes susmentionnées et rendue publique le 31 mars 2011 par F. Çelik, ministre d’État, le souhait de voir les cemevis acquérir un statut officiel a été exprimé. Il a été considéré que pareille reconnaissance permettrait à la communauté alévie de bénéficier des nombreux privilèges accordés aux lieux auxquels un tel statut a été conféré.
III. LE TEXTE INTERNATIONAL PERTINENT
32. Dans son quatrième rapport sur la Turquie adopté le 10 décembre 2010 et publié le 8 février 2011[1], la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) recommande aux autorités turques :
« (...) d’examiner les préoccupations de la communauté alévie en matière de traitement discriminatoire, et en particulier les questions liées au financement et aux lieux de culte, et de prendre toutes les mesures nécessaires pour remédier à toute discrimination constatée (...) »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 9
33. La fondation requérante soutient que, alors que les frais d’électricité des lieux de culte seraient pris en charge par un fonds de la Direction des affaires religieuses, elle a été privée de ce privilège, faute de reconnaître le cemevi comme un lieu de culte. Elle soutient que cette situation constitue une discrimination qui serait contraire à la Convention. Elle invoque à cet égard l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 9.
L’article 14 de la Convention se lit comme suit:
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
L’article 9 de la Convention est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
34. Le Gouvernement conteste la thèse de la requérante.
A. Sur la recevabilité
35. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
36. La fondation requérante soutient que le centre de Yenibosna est un cemevi, à savoir un lieu consacré à l’exercice du culte de la confession alévie. Elle soutient qu’il est donc un « lieu de culte » et qu’il doit par conséquent bénéficier du statut accordé aux autres lieux de culte. Elle ajoute qu’il n’incombe pas à un organe de l’État, en l’occurrence la DAR, de dire si un cemevi constitue ou non un lieu de culte. Selon elle, le refus qui a été opposé à sa demande d’octroi de la dispense de paiement des factures d’électricité constitue un traitement discriminatoire à l’égard des alévis.
37. Le Gouvernement conteste cette thèse. Il soutient que le centre de Yenibosna et son cemevi sont rattachés au statut de la fondation requérante, et que celle-ci avait et a toujours la possibilité de bénéficier du tarif réduit d’électricité octroyé aux fondations, aux associations, aux sociétés bénévoles, aux musées et aux établissements similaires en vertu de l’article 2 e) et 3 e) de la décision no 2002/4100 du Conseil des ministres, mais qu’elle n’a pas présenté de demande dans ce sens.
38. Se référant aux décisions Sivananda de Yoga Vedanta c. France ((déc.), no 30260/96, 16 avril 1998) et Alijer Fernández et Rosa Caballero Garcia c. Espagne ((déc.), no 53072/99, CEDH 2001-VI), le Gouvernement soutient principalement qu’il convient de comparer la situation de la fondation requérante à celles des organisations similaires, à savoir les fondations. Il en découle à ses yeux que, dans le cadre de la présente affaire, la prise en considération des articles 2 e) et 3 e) de la décision no 2002/4100 du Conseil des ministres réglementant le tarif réduit pour les fondations et les établissements similaires est en conformité avec la jurisprudence de la Convention. Le Gouvernement en conclut que, à l’instar des autres fondations se trouvant dans une situation similaire ou analogue, la fondation requérante avait et a toujours la possibilité de bénéficier du tarif réduit d’électricité pour le centre de Yenibosna et qu’aucune discrimination n’a été opérée.
2. Appréciation de la Cour
39. La Cour rappelle que l’article 14 ne fait que compléter les autres clauses matérielles de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. L’application de l’article 14 de la Convention ne présuppose pas nécessairement la violation de l’un des droits matériels garantis par la Convention. Il faut, mais il suffit, que les faits de la cause tombent « sous l’empire » de l’un au moins des articles de la Convention (Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 58, CEDH 2008).
40. La Cour rappelle que, telle que la protège l’article 9 de la Convention, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Pareille liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme - chèrement conquis au cours des siècles - consubstantiel à pareille société (Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 31, série A no 260 A).
41. La Cour observe que la demande de la requérante tendant à obtenir la dispense de paiement des factures d’électricité a été rejetée au motif que le cemevi de Yenibosna n’a pas été considéré comme un lieu de culte. Comme la Cour l’a déjà dit, les questions relatives à l’exploitation des bâtiments religieux, y compris les frais engagés en raison du statut fiscal de ces bâtiments sont, dans certaines circonstances, susceptibles d’avoir des répercussions importantes sur l’exercice du droit des membres de groupes religieux à manifester leurs croyances religieuses (voir, The Church of Jesus Christ of Latter-Day Saints c. Royaume-Uni, no 7552/09, § 30, 4 mars 2014, et mutatis mutandis, Association les Témoins de Jéhovah c. France, no 8916/05, §§ 48-54, 30 juin 2011). Pareillement, la Cour est d’avis que la prise en charge des frais d’électricité par des fonds publics pour aider les lieux de culte à faire face à leurs coûts d’électricité est suffisamment liée à l’exercice du droit garanti par l’article 9. Le Gouvernement n’a par ailleurs pas contesté que les coûts encourus par le centre de Yenibosna étaient considérables (668 012,13 TRY, équivalent à 289 182 EUR, selon le taux de change en vigueur à l’époque). Par conséquent, la Cour conclut que le grief de la requérante portant sur le rejet de sa demande tendant à obtenir la dispense de paiement des factures d’électricité entre dans le champ d’application de l’article 9, de sorte que l’article 14 trouve à s’appliquer en l’espèce.
42. La Cour a établi dans sa jurisprudence que seules les différences de traitement fondées sur une caractéristique identifiable (« situation ») sont susceptibles de revêtir un caractère discriminatoire aux fins de l’article 14 (Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 61, CEDH 2010). Elle rappelle que la « religion » est expressément mentionnée à l’article 14 parmi les motifs de discrimination interdits. En outre, en principe, pour qu’un problème se pose au regard de l’article 14, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables (Burden, précité, § 60). La notion de discrimination au sens de l’article 14 englobe également les cas dans lesquels un individu ou un groupe se voit, sans justification adéquate, moins bien traité qu’un autre, même si la Convention ne requiert pas le traitement plus favorable (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 82, série A no 94).
43. La Cour note que, selon la fondation requérante, le cemevi du centre de Yenibosna se trouve désavantagé par rapport aux autres lieux de culte. Quant au Gouvernement, il soutient principalement qu’il convient de comparer la situation de la fondation requérante à celles des organisations similaires, à savoir les fondations.
44. S’agissant de la présente affaire, la Cour relève d’abord que, sur le plan juridique, le statut du cemevi en question est différent de celui des lieux de culte reconnus comme tels par l’État. Elle rappelle à cet égard que le libre exercice du droit à la liberté de religion des alévis est protégé par l’article 9 de la Convention (Hasan et Eylem Zengin c. Turquie, no 1448/04, § 66, 9 octobre 2007, et Sinan Işik, précité, § 39), ce que nul ne conteste en l’espèce. En outre, il est établi que le centre de Yenibosna comporte une salle consacrée à la pratique de cem, un élément essentiel de l’exercice du culte de la confession alévie. De même, le centre fournit un service de funérailles. La Cour observe également que les activités pratiquées au sein de ce cemevi n’ont aucun caractère lucratif (comparer avec Sivananda de Yoga Vedanta, décision précitée). La Cour conclut dès lors que les cemevis sont, comme les autres lieux de culte reconnus, des lieux destinés à l’exercice du culte d’une conviction religieuse.
45. Certes, la liberté de religion n’implique nullement que les groupements religieux ou les fidèles d’une religion doivent se voir accorder un statut juridique déterminé ou un statut fiscal différent de celui des autres entités existantes (Alijer Fernández et Rosa Caballero Garcia, décision précitée). La Cour note toutefois qu’un statut spécial a été créé en droit turc pour les lieux de culte. En effet, la jouissance d’un tel statut emporte plusieurs conséquences importantes (paragraphes19-28 ci-dessus) : tout d’abord, les lieux de culte sont exonérés de nombreux impôts et taxes ; ensuite, les frais d’électricité sont pris en charge par un fonds de la DAR; enfin, lors de l’établissement d’un plan d’urbanisme, des emplacements doivent être réservés aux lieux de culte, dont la création est cependant soumise à certaines conditions. La Cour considère donc que la fondation requérante qui abrite un cemevi se trouve dans une situation comparable à celle des autres lieux de culte pour ce qui est du besoin de reconnaissance juridique et de la protection de son statut. En outre, elle note que la décision no 2002/4100 réserve explicitement la prise en charge des frais d’électricité aux lieux de culte reconnus (paragraphe 21 ci-dessus). Par conséquent, en excluant tacitement les cemevis de son champ d’application, la disposition en cause introduit une différence de traitement fondée sur la religion. Il reste à déterminer si la différence de traitement entre les cemevis et les lieux de culte reconnus reposait sur une justification objective et raisonnable au regard de l’article 14.
46. La Cour note que le tribunal, s’appuyant sur l’article 2 f) de la décision du Conseil des ministres et sur un avis déposé par la Direction des affaires religieuses, a rejeté la demande de la fondation requérante tendant à l’obtention de la dispense du paiement des factures d’électricité conférée aux lieux de culte. En effet, selon l’appréciation des organes de l’État, la confession alévie est vue non pas comme une religion à part entière, mais comme une interprétation soufie de la religion musulmane et, à ce titre, elle ne peut disposer de son propre lieu de culte.
47. La Cour rappelle que les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des traitements distincts. En particulier, la conclusion d’accords entre un État et une communauté religieuse donnée, instituant un régime spécial en faveur de cette dernière, ne s’oppose pas, en principe, aux exigences découlant des articles 9 et 14 de la Convention dès lors que la différence de traitement s’appuie sur une justification objective et raisonnable et qu’il est possible de conclure des accords similaires avec d’autres communautés religieuses qui le souhaitent (Alujer Fernández Caballero et García, décision précitée ; voir aussi Savez crkava « Riječ života » et autres c. Croatie, no 7798/08, § 85, 9 décembre 2010). Enfin, en ce qui concerne la charge de la preuve en la matière, la Cour a déjà jugé que, quand un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 389, CEDH 2012).
48. La Cour souligne qu’il ne découle des dispositions de la Convention aucune obligation pour les États d’accorder un statut spécial aux lieux de culte. Toutefois, l’État ayant en l’espèce décidé lui-même d’offrir un statut spécial et privilégié aux lieux de culte, et donc d’aller au-delà de ses obligations en vertu de la Convention, il importe de vérifier s’il n’en a pas refusé de manière discriminatoire le bénéfice à certains groupes religieux (voir paragraphe 42 ci-dessus).
49. À cet égard, la Cour rappelle encore que, selon sa jurisprudence constante, l’obligation découlant de l’article 9 de la Convention impose aux autorités de l’État de rester neutres dans l’exercice de leurs compétences dans ce domaine. Le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État, tel que défini dans la jurisprudence de la Cour, est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation par l’État de la légitimité des croyances religieuses, et ce devoir impose à celui-ci de s’assurer que des groupes opposés l’un à l’autre, fussent-ils issus d’un même groupe, se tolèrent (voir, mutatis mutandis, Manoussakis et autres c. Grèce, 26 septembre 1996, § 47, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, voir aussi Eglise métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, no 45701/99, § 123, CEDH 2001-XII). À cet égard, si un État met en place un statut privilégié pour des lieux de culte, tous les groupes religieux qui le souhaitent doivent se voir offrir une possibilité équitable de solliciter le bénéfice de ce statut et les critères établis doivent être appliqués de manière non discriminatoire (voir, mutatis mutandis, Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas et autres c. Autriche, no 40825/98, § 92, 31 juillet 2008). En effet, l’État n’est pas tenu de donner une suite favorable à une réclamation injustifiée, il lui suffit de mettre en place des critères objectifs et non discriminatoires permettant d’examiner toute demande.
50. Ayant ainsi circonscrit l’examen de l’affaire, la Cour observe que le refus opposé à la demande de la requérante était fondé sur une appréciation exprimée par les tribunaux internes, sur la base d’un avis émis par l’autorité chargée des affaires dans le domaine de la religion musulmane, selon laquelle la confession alévie n’était pas une religion. Elle considère toutefois qu’une telle appréciation ne peut servir à justifier l’exclusion des cemevis du bénéfice en question, compte tenu du fait que, comme il a été noté ci-dessus (paragraphe 45), les cemevis sont, comme les autres lieux de culte reconnus, des lieux destinés à l’exercice du culte d’une conviction religieuse. Certes, un État peut avoir d’autres raisons légitimes de restreindre la reconnaissance du bénéfice d’un régime spécifique à certains lieux de culte. Dans l’affaire The Church of Jesus Christ of Latter-Day Saints (arrêt précité, § 34), elle n’a pas jugé contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 9 qu’un lieu de culte, qui n’était pas accessible au public, fût privé d’une dispense totale de certaines taxes et qu’il dût se contenter de bénéficier d’une réduction de 80 % des taxes. Toutefois, en l’espèce, elle note que le Gouvernement n’a avancé aucune justification à la différence de traitement entre les lieux de culte reconnus et les cemevis.
51. Pour ce qui est de l’argument du Gouvernement selon lequel la fondation requérante avait et a toujours la possibilité de bénéficier pour le centre de Yenibosna du tarif réduit d’électricité accordé aux fondations, la Cour n’est pas convaincue qu’une telle possibilité est susceptible de pallier l’absence d’une dispense du paiement des factures d’électricité conférée aux lieux de culte.
52. À la lumière de toutes ces considérations, la Cour conclut que la différence de traitement dont la fondation requérante a fait l’objet n’avait pas de justification objective et raisonnable. Elle observe que le régime d’octroi de dispense du paiement des factures d’électricité conférée aux lieux de culte opérait une discrimination sur la base de la religion. Partant, il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 9.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION
53. La fondation requérante se plaint que le refus des autorités turques - qui aurait été émis sur la base d’un avis émanant de la Direction des affaires religieuses - d’accorder le statut de lieu de culte au centre de Yenibosna, communément appelé le Yenibosna Cemevi, a enfreint le droit garanti par l’article 9 de la Convention.
54. Compte tenu de la connexité de ce grief avec le grief tiré de l’article 14, combiné avec l’article 9, la Cour estime qu’il y a lieu de le déclarer recevable. Dans les circonstances de l’espèce, elle considère que les arguments tirés de la violation de l’article 9 de la Convention ont été suffisamment pris en compte dans l’appréciation qui précède et qui a abouti au constat d’une violation de l’article 14, combiné avec l’article 9 (voir, en particulier, les paragraphes 49-50 ci-dessus). Il n’y a donc pas lieu de procéder à un examen séparé des mêmes faits sur le terrain de l’article 9 de la Convention (voir dans le même sens, Fabris c. France [GC], no 16574/08, § 81, CEDH 2013 (extraits), Darby c. Suède, 23 octobre 1990, § 35, série A no 187, Jehovas Zeugen in Österreich c. Autriche, no 27540/05, § 39, 25 septembre 2012).
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
55. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
56. Au titre du dommage matériel, la fondation requérante demande le remboursement de toutes les factures d’électricité déjà payées pour tous les cemevis relevant de sa gestion et l’annulation de la somme non acquittée des factures relatives au centre de Yenibosna. En outre, elle réclame 10 000 euros (EUR) pour préjudice moral. Elle ne sollicite pas le remboursement des frais et dépens engagés devant les organes de la Convention et/ou les juridictions internes.
57. Le Gouvernement conteste ces demandes. Il souligne tout d’abord que la présente affaire a pour objet les factures d’électricité envoyées au centre de Yenibosna par la BEDAŞ et non les sommes payées pour les autres cemevis. Pour ce qui est de la demande concernant le centre de Yenibosna, le Gouvernement considère qu’elle doit être rejetée pour défaut de lien de causalité et de visibilité.
58. S’agissant des factures d’électricité concernant les autres cemevis gérés par la fondation requérante, la Cour souscrit à l’argument du Gouvernement et estime que la présente affaire ne concerne que les factures d’électricité du centre de Yenibosna. Par conséquent, elle rejette la partie de la demande concernant les autres factures. Quant à la demande pour autant qu’elle concerne le centre de Yenibosna, dans les circonstances de la cause, la Cour juge que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état. Par conséquent, il y a lieu de la réserver pour autant qu’elle concerne le centre de Yenibosna et de fixer la procédure ultérieure en tenant compte de l’éventualité d’un accord entre l’État défendeur et le requérant (article 75 § 1 du règlement). À cette fin, la Cour accorde aux parties un délai de six mois.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 9 ;
3. Dit, par 6 voix contre 1, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 9 de la Convention ;
4. Dit, à l’unanimité, que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état, pour autant qu’elle concerne le centre de Yenibosna, en conséquence,
a) la réserve ;
b) invite le Gouvernement et la requérante à lui adresser par écrit, dans un délai de six mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, leurs observations sur cette question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;
c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président de la chambre le soin de la fixer au besoin.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 décembre 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley Naismith Guido Raimondi
Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge A. Sajó.
G.R.A.
S.H.N.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE SAJÓ
En l’espèce, la Cour considère que les arguments tirés de la violation de l’article 9 de la Convention ont été suffisamment pris en compte dans l’appréciation qu’elle a portée sur le précédent grief de la requérante, appréciation qui a abouti au constat d’une violation de l’article 14 combiné avec l’article 9. Elle en conclut qu’il n’y a pas lieu de procéder à un examen séparé des mêmes faits sur le terrain de l’article 9 de la Convention.
Si je souscris entièrement à la première constatation opérée par la Cour, j’estime que la question de l’article 9 mérite une analyse approfondie. Le fait que les cemevis, lieux consacrés à l’exercice cultuel de la communauté alévie, n’aient pas le statut de lieu de culte en droit turc faute d’être considérés comme des lieux destinés à l’exercice cultuel d’une religion au sens strict du terme pose des problèmes pour l’exercice des droits garantis par l’article 9. En présence de faits démontrant un manquement des autorités à leur obligation de neutralité dans l’exercice de leurs pouvoirs en la matière, il y a lieu de conclure que l’état a porté atteinte à la liberté des fidèles de manifester leur religion au sens de l’article 9 de la Convention. « Sauf dans des cas très exceptionnels, le droit à la liberté de religion tel que l’entend la Convention exclut toute appréciation de la part de l’État sur la légitimité des croyances religieuses ou sur les modalités d’expression de celles-ci » (Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 78, CEDH 2000-XI).
Les cemevis ne bénéficient pas d’un statut comparable à celui des autres lieux de culte. La législation, qui énumère de manière limitative les lieux de culte en réservant cette qualification aux mosquées, aux églises et aux synagogues, exclut implicitement les cemevis de ce statut, la confession alévie étant considérée par la DAR- un organe dépendant du Premier ministre - comme une interprétation de l’islam. Or, si la majorité des alévis ne nient pas - de manière générale - leur appartenance à l’islam, ils considèrent les cemevis comme leurs principaux lieux de culte. Cette appréciation portée par un organe de l’État sur une conviction religieuse est par principe incompatible avec le devoir de neutralité de l’État tel que défini par la jurisprudence de la Cour (voir, mutatis mutandis, Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas et autres c. Autriche, no 40825/98, § 92, 31 juillet 2008). En outre, si les États contractants bénéficient d’une certaine marge d’appréciation pour ce qui est de l’établissement des délicats rapports entre l’État et les religions, cette marge d’appréciation ne saurait leur permettre de donner à la notion de lieu de culte une définition restrictive au point de priver une forme non traditionnelle et minoritaire d’une confession de son propre lieu de culte. En effet, de telles définitions limitatives ont des répercussions directes sur l’exercice du droit à la liberté de religion, et sont susceptibles de restreindre l’exercice de ce droit dès lors qu’une confession n’est pas reconnue comme une religion. Selon la position du Comité des droits de l’homme des Nations unies, ces définitions ne peuvent être interprétées au détriment des formes non traditionnelles de la religion (voir, dans le même sens, Magyar Keresztény Mennonita Egyház et autres c. Hongrie, nos 70945/11, 23611/12, 26998/12, 41150/12, 41155/12, 41463/12, 41553/12, 54977/12 et 56581/12, § 90, 8 avril 2014).
La loi no 677 du 30 novembre 1925 a ordonné la fermeture des tekke et des zaviye (lieux destinés à accueillir les adeptes d’une confrérie dans l’exercice de leur culte). Bien que, dans la pratique, le non-respect de ces interdictions soit toléré, l’article 1er de loi no 677 punit de tels actes de peines d’emprisonnement et d’amende.
Il est difficilement concevable qu’un groupe religieux, qualifié en droit interne de « courant religieux », puisse exercer librement son culte et guider ses fidèles si la législation le prive de toute possibilité d’obtenir de jure le statut de lieu de culte pour les endroits où celui-ci se pratique. De même, le droit d’organiser des cultes serait vidé de toute substance si un groupe religieux ne pouvait posséder ses propres lieux de culte.
La question du paiement des factures d’électricité est étroitement liée à la question fondamentale de la violation de la neutralité de l’État.[2]
J’estime donc que le statut limité accordé aux cemevis par la législation applicable ne permet pas aux membres de la communauté alévie de jouir effectivement de leur droit à la liberté de religion. Dans ces conditions, ce droit apparaît illusoire et théorique, et non concret et effectif comme l’exige la Convention (voir, mutatis mutandis, Hassan et Tchaouch, précité, § 62). L’absence de reconnaissance de la nature religieuse des pratiques alévies suscite un sentiment d’infériorité chez les adeptes de cette confession, qui sont traités comme des citoyens de deuxième classe, au mépris du principe de neutralité de l’État.
La violation susmentionnée ne peut être réparée par le paiement des factures d’électricité du cemevi dans un esprit de non-discrimination. Cette solution laisse ouverte la question principale du statut de la religion et de la communauté alévie et, plus spécifiquement, de l’absence de procédure spécifique et équitable d’octroi du statut de lieu de culte.