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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> STOEV ET AUTRES v. BULGARIA - 41717/09 - Chamber Judgment (French Text) [2014] ECHR 260 (11 March 2014) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2014/260.html Cite as: [2014] ECHR 260 |
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QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE STOEV ET AUTRES c. BULGARIE
(Requête no 41717/09)
ARRÊT
STRASBOURG
11 mars 2014
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Stoev et autres c. Bulgarie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Ineta Ziemele, présidente,
Päivi Hirvelä,
George Nicolaou,
Ledi Bianku,
Zdravka Kalaydjieva,
Paul Mahoney,
Krzysztof Wojtyczek, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 février 2014,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 41717/09) dirigée contre la République de Bulgarie et dont quatre ressortissants de cet État, MM. Iliya Marinov Stoev, Lyubomir Nikolov Stoyanov, Kostadin Petrov Bogdanov et Ivan Dimitrov Vangelov (« les requérants »), ont saisi la Cour le 10 juillet 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Me S. Karov, avocat à Burgas. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») a été représenté par ses agents, M. V. Obretenov et Mme V. Hristova, du ministère de la Justice.
3. Les requérants allèguent que les autorités ont failli à leur obligation de mener une enquête effective sur l’agression dont ils ont été victimes.
4. Le 16 avril 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants sont nés respectivement en 1977, 1979, 1977 et 1979 et résident à Burgas.
A. L’incident du 5 décembre 2000
6. Le 5 décembre 2000, les quatre requérants se rendirent en voiture près d’un lac artificiel situé près du village d’Asparuhovo, non loin de Karnobat, avec l’intention de pêcher au filet. Au moment où ils se préparaient à embarquer sur le bateau gonflable qu’ils avaient apporté avec eux, ils furent surpris par un gardien armé d’un fusil de chasse.
7. L’homme braqua son fusil sur les requérants et leur commanda de sortir de l’eau et de s’allonger par terre. Peu après, il fut rejoint par un autre gardien. Le premier gardien remit le fusil au deuxième et lui demanda de garder les quatre requérants en ligne de mire. Il prit alors un bâton en bois et porta plusieurs coups aux requérants alors qu’ils étaient à terre. Après, il ordonna à l’un d’entre eux d’enlever la batterie de leur véhicule et de la lui remettre. Le gardien s’empara également d’un kit d’instruments appartenant aux requérants.
8. Une heure plus tard, quatre autres hommes arrivèrent sur les lieux à bord d’un véhicule. L’un d’entre eux, apparemment un responsable, questionna les requérants et les laissa partir après s’être assuré qu’ils ne pêchaient pas à des fins commerciales. Les requérants laissèrent leur bateau et le filet sur place.
9. Le 7 décembre 2000, les requérants furent examinés par un médecin légiste qui constata les lésions suivantes :
- M. Stoev : trois égratignures sur le visage et l’avant-bras gauche et une fracture de l’os ulnaire de l’avant-bras gauche impliquant une immobilisation de 60 jours ;
- M. Stoyanov : l’enflure des doigts de la main gauche, une ecchymose à la fesse droite et une rupture du tympan de l’oreille droite impliquant une intervention chirurgicale sous anesthésie ;
- M. Vangelov : une enflure à la tête et une ecchymose à la fesse gauche ;
- M. Bogdanov : trois ecchymoses au dos et à la fesse droite, une enflure à l’avant-bras gauche.
10. Le médecin conclut que les blessures étaient dues à des coups portés avec des objets contondants.
B. La procédure pénale menée à la suite de l’incident
11. Le 10 décembre 2000, les requérants déposèrent une plainte devant la police de Karnobat à l’encontre des gardiens qui les avaient battus. Ils présentèrent leur version des événements et y joignirent les certificats médicaux délivrés. Une enquête de police (дознание) fut ouverte le jour suivant. La police identifia et interrogea les deux gardiens, dénommés A.N. et Y.Y. Ce dernier déclara qu’il était présent au moment des faits mais qu’il n’avait ni porté de coups, ni été témoin de tels coups.
12. Le 21 décembre 2000, le dossier de l’enquête fut envoyé au procureur de district de Karnobat afin qu’il décide de l’engagement ou non de poursuites pénales pour dommage corporel de gravité moyenne, infraction visée à l’article 129 du code pénal. Les requérants déposèrent des demandes en vue de leur constitution comme parties poursuivantes et parties civiles, sans qu’aucune suite ne fut apparemment donnée à leurs demandes. Le procureur de district considéra que les faits étaient constitutifs de vol avec violence, infraction prévue à l’article 199 du code pénal. Le dossier fut par conséquent transmis au parquet régional de Burgas, qui était compétent pour poursuivre ce type d’infraction.
13. Par une ordonnance du 14 février 2001, le procureur régional constata qu’au vu des éléments rassemblés à ce stade de l’enquête, les requérants avaient été battus avec un bâton par A.N. et contraints de rester à terre pendant une heure, alors que Y.Y. les menaçait avec un fusil. Ce n’est qu’après cet épisode que la batterie et les instruments des requérants avaient été pris et il n’apparaissait pas que la violence et les menaces aient été exercées dans le but de faciliter le vol des biens en question. Le procureur régional décida qu’il n’y avait par conséquent pas lieu d’ouvrir des poursuites pénales pour vol avec violence et renvoya le dossier au procureur de district afin qu’il poursuive la procédure concernant les autres infractions éventuellement constituées - dommage corporel, vol, menace. Le procureur indiqua que compte tenu de la complexité de l’affaire, l’enquête devait être menée sous la forme d’une instruction préliminaire (предварително производство). À la suite du recours des requérants, cette ordonnance fut confirmée le 2 avril 2001 par le procureur près de la cour d’appel de Burgas.
14. Par une ordonnance du 17 avril 2001, le procureur de district de Karnobat ouvrit une instruction préliminaire pour des faits de menaces de meurtre, violences ayant entraîné un dommage corporel de gravité moyenne et vol.
15. L’enquêteur procéda à de nouvelles auditions des requérant et des deux suspects. A.N. nia toute implication dans les événements et expliqua qu’il n’était pas présent sur les lieux de l’incident le 5 décembre 2000. Y.Y. se rétracta de sa déposition initiale, donnée devant la police, et nia également toute implication dans les événements. Des expertises médicales furent effectuées. Le 19 septembre 2001, l’enquêteur organisa une confrontation entre M. Stoev et A.N. M. Stoev déclara que A.N. était présent sur les lieux mais ne lui avait pas administré de coups. A.N. nia connaître le requérant et son implication dans les évènements.
16. Le 15 octobre 2001, le procureur de district décida de suspendre la procédure pénale au motif que les preuves recueillies ne permettaient pas d’identifier l’auteur de l’infraction. Le représentant des requérants contesta cette ordonnance devant le tribunal de district de Karnobat, qui, par une décision du 9 novembre 2001, rejeta son recours comme prématuré, une telle demande ne pouvant être faite qu’à l’expiration d’un délai de trois mois à compter de la date de sursis de la procédure pénale. Le 22 octobre 2001, le procureur ordonna que des actes d’instruction soient réalisés afin d’identifier l’auteur des faits.
17. Rien ne fut apparemment entrepris jusqu’au 12 novembre 2002, lorsque le représentant des requérants s’adressa au procureur de district pour se plaindre de l’absence d’actes d’enquête et demander la reprise de l’instruction. Le 20 novembre 2002, le procureur rejeta cette demande. Le 25 novembre 2002, les requérants intentèrent un nouveau recours contre l’ordonnance par laquelle le procureur avait ordonné le sursis de l’instruction. Le tribunal de district fit droit à leur recours et ordonna au parquet de reprendre l’enquête.
18. La propriétaire du véhicule qui était arrivé sur le lieu de l’incident fut identifiée et entendue le 17 septembre 2003. Elle déclara ne pas se souvenir qui conduisait sa voiture le jour de l’incident. Le concessionnaire du plan d’eau, Z.V., fut également entendu et indiqua que le gardien à l’époque était un certain G.G. Ce dernier ne fut pas trouvé à son domicile car, selon l’information fournie par le maire de son village, il se trouvait à l’étranger. Il fut également établi que ni Y.Y., ni Z.V. ne disposaient d’autorisations de possession d’armes à feu.
19. Au mois de septembre 2003, l’avocat des requérants s’enquit de l’avancement de l’enquête auprès du procureur de district et demanda à prendre connaissance des pièces du dossier. Le procureur rejeta cette demande au motif que les requérants n’étaient pas constitués parties civiles. Il ajouta que les requérants pouvaient être constitués parties civiles seulement en cas de renvoi en jugement. Sur recours des requérants, cette ordonnance fut confirmée par le procureur régional le 8 décembre 2003. Ce dernier estima toutefois que les requérants, en tant que victimes d’une infraction pénale, avaient le droit de participer à la procédure pénale et d’être représentés par un avocat, mais que leur représentant pouvait prendre connaissance des pièces du dossier uniquement à la fin de l’enquête.
20. Au début de 2005, des identifications sur photographie furent effectuées et les requérants désignèrent certains des individus dont la photo leur avait été présentée comme ayant été présents au moment de l’incident.
21. Le 24 juillet, puis le 2 août 2006, l’avocat des requérants s’adressa au service de l’instruction de Burgas et au parquet de district de Karnobat pour se plaindre du fait que l’instruction préliminaire était au point mort et leur demanda de mettre en œuvre toutes les mesures nécessaires afin de terminer l’enquête.
22. Le 8 novembre 2006, le procureur général autorisa le prolongement du délai de l’instruction compte tenu de la complexité de l’affaire. Une parade d’identification fut organisée et M. Stoev désigna Z.V. comme l’auteur du coup sur son bras. Les trois autres requérants et les trois autres suspects ne se présentèrent pas à la convocation de l’enquêteur.
23. Le 12 décembre 2006, le procureur de district décida de suspendre l’instruction au motif que l’un des témoins oculaires de l’incident, G.G., se trouvait à l’étranger. Le 10 janvier 2007, statuant sur le recours des requérants, le tribunal de district annula l’ordonnance du parquet du 12 décembre 2006 au motif qu’il n’y avait pas d’éléments suffisants indiquant que le témoin en cause était effectivement absent du pays.
24. Le 17 avril 2007, le parquet de district suspendit encore une fois l’enquête en raison de l’absence du témoin G.G. Cette décision fut confirmée le 5 septembre 2007 par le tribunal de district de Karnobat.
25. En avril 2009, le procureur ordonna la reprise de l’instruction compte tenu du délai de plus d’un an qui s’était écoulé depuis la décision de sursis. Les requérants et deux suspects, A.N. et Y.Y., furent convoqués pour une parade d’identification fixée au 30 avril 2009. Le jour en question, les requérants se rendirent devant le commissariat de police où ils retrouvèrent l’un des suspects, A.N. La présence des victimes et du suspect au même endroit avant l’identification constituant une irrégularité procédurale, l’enquêteur prit la décision de ne pas procéder à l’identification. L’autre suspect, Y.Y., ayant quitté le commissariat sans prévenir, aucun autre acte d’instruction ne put être effectué ce jour-là.
26. Le 7 mai 2009, l’avocat des requérants demanda à recevoir copie de plusieurs pièces du dossier pénal : les ordonnances des procureurs, les décisions du tribunal de district et les demandes des requérants. Le 25 mai 2009, le procureur de district rejeta cette demande au motif que la législation interne ne prévoyait pas la possibilité pour les victimes d’obtenir copies des documents en question à ce stade de la procédure. Cette ordonnance fut confirmée le 6 juillet 2009 par le procureur supérieur.
27. Entre temps, par une ordonnance du 26 mai 2009, le procureur de district ordonna un nouveau sursis de l’instruction pénale en raison de l’absence du témoin G.G., qui se trouvait à l’étranger et dont l’interrogatoire revêtait une importance particulière pour l’établissement des faits. Le 16 juin 2009, statuant sur recours des requérants, le tribunal de district annula l’ordonnance du procureur. Il observa que G.G. n’était pas le seul témoin oculaire des événements. Par ailleurs, l’absence de ce témoin avait déjà servi de motif pour suspendre l’enquête pénale et le tribunal estima que la législation interne ne permettait pas un deuxième sursis pour le même motif. Le dossier fut renvoyé au procureur de district.
28. Par une ordonnance du 6 août 2009, le procureur de district ordonna le sursis de l’instruction au motif que les éléments rassemblés ne permettaient pas l’identification des auteurs des faits. À la suite du recours des requérants, cette décision fut confirmée le 2 septembre 2009 par le tribunal de district. Le tribunal constata que seules les blessures infligées à M. Stoev pouvaient être qualifiés de dommage corporel de gravité moyenne et que lors de la confrontation avec A.N., M. Stoev avait déclaré que celui-ci n’était pas l’auteur des coups portés contre lui. Lors des identifications sur photographies, les quatre requérants avaient désigné des personnes différentes.
29. Par une ordonnance du 7 octobre 2011, le procureur de district ordonna la reprise de l’instruction. Par la même ordonnance, il constata que le délai de prescription de dix ans concernant l’infraction de dommage corporel de gravité moyenne s’était écoulé et mit un terme à la procédure pour ce motif. Il nota qu’après l’ouverture d’une instruction pénale le 17 avril 2001, la procédure avait été menée contre X. et aucune mise en examen n’avait été effectuée jusqu’à l’écoulement du délai de prescription de dix ans.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
30. Le code pénal érige en infraction le fait de causer à autrui un dommage corporel léger, moyennement grave ou grave (articles 128 à 130). En vertu de l’article 129 du code pénal, le fait de causer un dommage corporel de gravité moyenne est puni par une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à cinq ans. Le dommage corporel de gravité moyenne est constitué, entre autres, en cas d’altération durable de la vue ou de l’ouïe, de la faculté de parler, de la mobilité des membres ou du corps, s’il y a eu défiguration ou déformation d’une partie du corps, en cas de détérioration permanente de la santé ou de détérioration temporaire de la santé ayant entrainé un risque pour la vie. En dehors des hypothèses qualifiées de dommage corporel grave ou moyennement grave, le dommage corporel est qualifié de léger. Cette infraction est punie d’une peine d’emprisonnement jusqu’à deux ans ou d’une peine de probation lorsqu’il y a eu détérioration de la santé ; dans les autres cas, le dommage corporel léger est puni d’une peine d’emprisonnement jusqu’à six mois ou d’une peine de probation (article 130).
31. Pour la plupart des infractions graves, qui sont passibles de poursuites par la voie de l’action publique, le procureur est compétent pour engager des poursuites pénales (articles 192 et 411 du code de procédure pénale de 1974, dans sa rédaction au moment des faits pertinents, articles 191 et 212 du nouveau code de procédure pénale, entré en vigueur le 29 avril 2006). Certaines infractions moins graves, tels les dommages corporels légers, ne sont pas en principe poursuivis par la mise en œuvre de l’action publique mais seulement par la victime elle-même, par la voie de la citation directe (по тъжба на пострадалия). La victime doit, dans ce cas, saisir le tribunal dans un délai de six mois après avoir pris connaissance de l’infraction ou de la décision du procureur ordonnant un non-lieu au motif que l’infraction est passible de poursuites par voie de citation directe, à défaut de quoi sa demande est déclarée irrecevable (articles 56-57 du code de 1974, articles 80-81 du code de 2006).
32. En vertu de l’article 171 du code de procédure pénale de 1974, une instruction préliminaire (предварително производство) est effectuée concernant les infractions plus graves, énumérées dans cette disposition, ainsi que dans les affaires qui présentent une complexité factuelle ou juridique. Dans les autres cas, il est procédé à une enquête de police (дознание, полицейско производство).
33. En vertu de l’article 239, alinéa 1, du code de 1974, le procureur ordonne le sursis de la procédure pénale si l’auteur de l’infraction n’a pas été identifié, ainsi qu’en cas d’absence prolongée du seul témoin oculaire dont l’interrogatoire est essentiel pour l’établissement des faits. L’ordonnance du procureur pouvait être contestée devant le tribunal de première instance à l’expiration d’un délai de trois mois de son adoption (alinéa 7 du même article). Cette disposition a été reprise par l’article 244 du code de 2006 mais les ordonnances de sursis peuvent désormais être contestées devant les tribunaux sans attendre l’expiration du délai de trois mois imposé par l’ancien code.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
34. Les requérants se plaignent, en invoquant les articles 6 § 1, 13 et 34 de la Convention, de la durée excessive et du caractère inefficace de la procédure pénale menée sur l’incident du 5 décembre 2000. La Cour considère qu’il convient d’examiner le grief ainsi formulé au regard de l’article 3 de la Convention, qui dispose :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur la recevabilité
35. Le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours dont ils disposaient en droit interne. Selon le Gouvernement, les intéressés auraient pu engager des poursuites pénales pour dommage corporel léger par voie de citation directe (по тъжба на пострадалия). Ils pouvaient également introduire une action en responsabilité civile délictuelle contre les individus en cause.
36. Les requérants répliquent, en ce qui concerne la possibilité d’engager des poursuites pénales par voie de citation directe pour dommage corporel léger, que, de l’avis même des autorités de poursuite, les blessures infligées à M. Stoev et M. Stoyanov étaient constitutives de l’infraction de dommage corporel de gravité moyenne, poursuivie par la voie de l’action publique, de même que l’appropriation frauduleuse de leurs biens. Quant à la possibilité d’engager la responsabilité civile des agresseurs, les requérants considèrent que dans la mesure où les faits étaient constitutifs d’infractions réprimées par le droit pénal, il appartenait aux autorités compétentes de prendre les mesures d’enquête adéquates et non aux requérants de poursuivre eux-mêmes les responsables par la voie civile.
37. La Cour constate que les objections formulées par le Gouvernement sont étroitement liées au fond du grief concernant le respect de l’obligation positive des autorités de mener une enquête efficace sur les allégations de mauvais traitements des requérants. Elle estime dès lors qu’il convient de joindre ces objections à l’examen du bien-fondé du grief sur le terrain de l’article 3. La Cour constate par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif s’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
38. Le Gouvernement soutient que seul le traitement infligé à M. Stoev, qui a subi une fracture à l’avant-bras, présente une gravité suffisante pour entrer dans le champ de l’article 3 de la Convention, alors que les blessures subies par les trois autres requérants ne sont pas sérieuses et n’atteignent pas le seuil minimum de gravité requis par cette disposition. Il considère en outre que les autorités ont pris toutes les mesures d’investigation nécessaires afin de faire la lumière sur les évènements mais que l’enquête a été prolongée en raison de l’absence d’un des témoins. Malgré les efforts déployés par les autorités, les auteurs des faits n’ont pas pu être identifiés avec certitude et pour cette raison aucune mise en examen n’a été effectuée.
39. Les requérants maintiennent que la procédure pénale a manqué d’efficacité. Ils soulignent que l’enquête a été considérablement retardée par les autorités - dans un premier temps le dossier a été renvoyé entre différents services du parquet, des actes essentiels tels que l’identification des responsables ont été effectués des années après les faits et les autorités sont restées passives durant de longues périodes sous des prétextes fallacieux tel que l’absence d’un témoin. Ils dénoncent le fait qu’aucune mise en examen n’a été effectuée alors que les auteurs potentiels avaient été identifiés, de sorte que les poursuites ont été éteintes par l’effet de la prescription.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
40. La Cour rappelle que, combinée avec l’article 3, l’obligation imposée par l’article 1 de la Convention aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des mauvais traitements, même administrés par des particuliers (A. c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 22, Recueil des arrêts et décisions, 1998-VI, M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 149, CEDH 2003-XII, Šečić c. Croatie, no 40116/02, § 52, 31 mai 2007).
41. Pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence et dépend de l’ensemble des données de la cause et notamment de la durée du traitement, de ses effets physiques et mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime. La Cour a estimé un certain traitement « inhumain », notamment pour avoir été appliqué avec préméditation pendant des heures et avoir causé sinon de véritables lésions, du moins de vives souffrances physiques et morales, et « dégradant » parce que de nature à créer en ses victimes des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier et à les avilir (voir, parmi d’autres, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 120, CEDH 2000-IV).
42. Lorsqu’une personne allègue de manière défendable avoir été victime d’actes contraires à l’article 3, cette disposition impose le devoir pour les autorités nationales de mener une enquête officielle effective propre à permettre l’établissement des faits ainsi que l’identification et la punition des responsables, et ce quelle que soit la qualité des personnes mises en cause (Šečić, précité, § 53, Nikolay Dimitrov c. Bulgarie, no 72663/01, § 68, 27 septembre 2007, et Biser Kostov c. Bulgarie, no 32662/06, § 78, 10 janvier 2012).
43. L’obligation de mener une enquête effective est une obligation de moyens et non de résultat : les autorités doivent prendre les mesures raisonnables dont elles disposent pour obtenir les preuves relatives aux faits litigieux. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est également implicite dans ce contexte (Šečić, § 54, Nikolay Dimitrov, § 69, et Biser Kostov, § 79, arrêts précités).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
44. En l’espèce, les requérants exposent qu’ils ont été menacés avec une arme à feu, battus, forcés à se mettre à terre et qu’ils se sont vu dérober des biens par un groupe d’individus. Il ressort des certificats médicaux produits que M. Stoev a subi une fracture du bras, M. Stoyanov a eu le tympan perforé et les deux autres requérants ont subi des lésions d’une moindre gravité (paragraphe 9 ci-dessus). Au vu de ces éléments, la Cour considère que le traitement enduré par les requérants est suffisamment grave pour entrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention. Les autorités avaient dès lors l’obligation de mener une enquête approfondie et effective sur les allégations des requérants.
45. La Cour observe que les autorités ont ouvert une procédure pénale et qu’un certain nombre d’actes d’investigation ont été effectués (paragraphes 11, 15, 18, 20, 22 et 25 ci-dessus). Toutefois, la durée de la procédure pénale, qui s’est étalée sur plus de dix ans et a abouti à la prescription de l’action publique, apparaît d’emblée préoccupante. La Cour relève à cet égard que l’enquête a été dans un premier temps retardée en raison des transferts du dossier entre différents services du parquet (paragraphes 12-14 ci-dessus).
46. Ensuite, la procédure a été suspendue à plusieurs reprises au motif que les auteurs n’avaient pas été identifiés ou en raison de l’absence d’un témoin, jugé indispensable pour l’enquête. La Cour est consciente que les autorités internes en charge de l’enquête sont les mieux placées pour procéder à l’appréciation des faits et des preuves devant elles et disposent d’une certaine discrétion pour juger de la suffisance ou non des preuves rassemblées pour ouvrir des poursuites. La Cour admet également qu’en l’espèce l’établissement des faits et des responsabilités exactes a pu être mis en difficulté par l’insuffisance des éléments de preuve disponibles et en particulier par le fait que les requérants n’ont pas identifié de manière décisive les deux individus suspectés d’être les auteurs des coups (paragraphe 28 ci-dessus). Toutefois, force est de constater que durant les périodes en question les autorités compétentes n’ont pas fait preuve de diligence et n’ont rien entrepris pour tenter d’identifier les responsables ou rechercher le témoin absent et ce, malgré les demandes des requérants en ce sens. Or les sursis de l’instruction ont eu pour effet de stopper le déroulement de la procédure pendant plusieurs années - d’octobre 2001 à octobre 2002, de décembre 2006 à avril 2009 et d’août 2009 à octobre 2011 - et ont donc contribué à la prescription des poursuites.
47. La Cour relève en outre que certains actes d’investigation essentiels, tels que des identifications sur photographie et une parade d’identification, n’ont été organisés que des années après les évènements - respectivement en 2005 et 2009, alors que deux des agresseurs potentiels avaient été identifiés dès le début de la procédure. Cette circonstance démontre également l’absence de diligence des autorités, ayant à l’esprit que l’écoulement du temps est de nature à altérer le souvenir et que l’efficacité de tels actes s’en trouve diminuée.
48. La Cour relève par ailleurs que malgré le fait que deux des agresseurs potentiels avaient été identifiés, l’instruction a été menée « contre X. » pendant toute la durée de la procédure, ce qui a notamment permis la prescription des poursuites - en effet, en l’absence de mise en examen, le procureur a estimé qu’aucun acte de poursuite susceptible d’interrompre le délai de prescription n’avait été effectué pendant plus de dix ans (paragraphe 29 ci-dessus).
49. En somme, la Cour considère que, compte tenu de l’absence de diligence des autorités de poursuite et de la durée de l’instruction pénale, qui s’est soldée par la prescription des poursuites, la procédure pénale menée en l’espèce n’a pas satisfait aux exigences de l’article 3 de la Convention.
50. Le Gouvernement soutient cependant que les requérants disposaient d’autres voies de droit, dont ils n’ont pas fait usage, qui étaient susceptibles de satisfaire les obligations procédurales découlant de la Convention, tels que l’engagement de poursuites pénales pour dommage corporel léger par la voie de la citation directe ou l’introduction d’une action en responsabilité délictuelle contre leurs agresseurs (paragraphe 35 ci-dessus). Concernant la possibilité d’introduire une action en indemnisation contre les responsables de l’agression, la Cour observe qu’une telle action, qui est susceptible d’aboutir au versement d’une indemnisation mais non à la poursuite des responsables, ne saurait, à elle seule, satisfaire les obligations procédurales de l’État sous l’angle de l’article 3 dans un cas de violences volontaires (voir mutatis mutandis Biser Kostov, précité, § 72).
51. Pour ce qui est de la possibilité pour les requérants d’engager une procédure pénale pour dommage corporel léger par voie de citation directe, la Cour considère qu’une telle procédure serait en principe susceptible de permettre l’établissement des faits ainsi que l’identification et la poursuite des individus responsables, et donc être jugée satisfaisante pour les besoins de l’article 3. La Cour observe toutefois que la question de l’appréciation du dommage corporel comme léger ou moyennement grave, qui entraîne la qualification de l’infraction pénale en droit bulgare (voir le paragraphe 30 ci-dessus), dépend des circonstances de chaque espèce, peut ne pas être aisée à faire dans certains cas et relève, en tout cas, de la compétence des autorités internes. Elle note qu’en l’occurrence les autorités de poursuites ont mené une instruction pénale concernant l’ensemble des circonstances de l’incident du 5 décembre 2000 et qu’elles ont considéré que les infractions potentiellement commises devaient être poursuivies par la voie de l’action publique (paragraphe 13 ci-dessus). Les autorités n’ont d’ailleurs pas procédé à une qualification précise des infractions, notamment parce qu’aucune mise en examen n’a été effectuée, et à aucun moment le procureur n’a jugé opportun de mettre un terme aux poursuites au motif que les infractions devaient être poursuivies par voie de citation directe, comme le prévoit le code de procédure pénale dans pareil cas (voir le paragraphe 31 ci-dessus). Dans ces circonstances, la Cour n’est pas convaincue que la possibilité d’engager des poursuites pour dommage corporel léger par la voie de la citation directe constituait une voie de recours disponible et applicable en l’espèce, dont les requérants auraient dû se prévaloir pour avoir accès à un examen effectif de leurs allégations de mauvais traitements.
52. Les voies de droit invoquées par le Gouvernement ne peuvent donc être considérées, dans les circonstances de la présente espèce, comme pouvant satisfaire les obligations procédurales de l’État et il convient de rejeter l’exception de non-épuisement soulevée à cet égard.
53. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut à la violation de l’article 3 sous son aspect procédural.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
54. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
55. M. Bogdanov et M. Vangelov demandent chacun 2 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’ils auraient subi, alors que M. Stoev et M. Stoyanov, qui considèrent avoir supporté un préjudice corporel plus important, réclament chacun 3 500 EUR à ce titre.
56. Le Gouvernement juge ces prétentions excessives.
57. La Cour considère que les requérants ont indéniablement subi un préjudice moral du fait de la violation constatée de l’article 3 et qu’il y a lieu de leur octroyer les montants demandés à ce titre.
B. Frais et dépens
58. Les requérants demandent également 1 350 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour. Ils produisent cependant une convention d’honoraires conclue avec leur avocat pour un montant total de 2 039 EUR, répartis de la manière suivante : 767 EUR au titre d’honoraires d’avocat et de frais de déplacement pour la procédure interne, 1 050 EUR au titre d’honoraires d’avocat pour la procédure devant la Cour (35 heures de travail juridique au taux horaire de 30 EUR) et 222 EUR de frais de secrétariat et de traduction. Les requérants présentent des factures pour les frais de traduction d’un montant total de 153 levs bulgares (BGN), soit 78 EUR.
59. Le Gouvernement conteste ces prétentions. Il fait valoir que les requérants n’ont pas produit de factures attestant de la réalité des frais réclamés et estime en tout état de cause que le nombre d’heures revendiqué concernant la prestation de leur avocat est exagéré.
60. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, la Cour relève que les requérants ne produisent aucune facture, note de frais ou décompte détaillé du travail effectué en ce qui concerne les frais encourus dans le cadre de la procédure interne. La Cour rejette en conséquence leurs prétentions à ce titre. Pour ce qui est de la procédure devant la Cour, elle estime établis les frais de traduction de 78 EUR et les honoraires d’avocat à hauteur de 1 050 EUR, soit un montant total de 1 128 EUR, et l’accorde aux requérants conjointement.
C. Intérêts moratoires
61. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Joint l’exception du Gouvernement tirée du défaut d’épuisement des voies de recours internes à l’examen du bien-fondé du grief tiré de l’article 3 de la Convention ;
2. Déclare la requête recevable ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son aspect procédural et rejette l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en levs bulgares au taux applicable à la date du règlement) :
i) 3 500 EUR (trois mille cinq cents euros) à M. Stoev, 3 500 EUR (trois mille cinq cents euros) à M. Stoyanov, 2 000 EUR (deux mille euros) à M. Bogdanov et 2 000 EUR (deux mille euros) à M. Vangelov, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii) 1 128 EUR (mille cent vingt-huit euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 mars 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Françoise Elens-Passos Ineta Ziemele
Greffière Présidente