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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> KARAHAN v. TURKEY - 11117/07 - Chamber Judgment [2014] ECHR 309 (25 March 2014) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2014/309.html Cite as: [2014] ECHR 309 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE KARAHAN c. TURQUIE
(Requête no 11117/07)
ARRÊT
STRASBOURG
25 mars 2014
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Karahan c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Egidijus Kūris, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de
section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 février 2014,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 11117/07) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Fuat Karahan (« le requérant »), a saisi la Cour le 9 mars 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me R. Yalçındağ Baydemir, avocat à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le requérant allègue en particulier une violation de l’article 3 de la Convention.
4. Le 14 mai 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1973 et réside à Mardin.
6. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
A La manifestation du 2 avril 2006 et l’hospitalisation du requérant
7. Le 2 avril 2006, des rassemblements et des manifestations illégaux eurent lieu à Nusaybin. D’après le Gouvernement, au cours de ces évènements, les manifestants érigèrent des barricades dans les rues et certains d’entre eux lancèrent des cocktails Molotov sur les policiers et sur leurs véhicules.
8. Le même jour, selon le procès-verbal établi et cosigné par un agent de police et le médecin de garde, le requérant reçut les premiers soins au service d’urgence de l’hôpital d’État de Nusaybin et il fut transféré à l’hôpital d’État de Mardin. Les parties pertinentes en l’espèce du procès-verbal se lisent comme suit :
« Fuat Karahan, 30 ans, fils de Hüseyin (...), qui a été admis à l’hôpital d’État de Nusaybin en raison des évènements qui se sont déroulés dans notre circonscription le 02/04/2006, vers 13 heures, a reçu son rapport médical provisoire, à la suite des premiers soins [qu’il a reçus]. Il n’a pas été possible de recueillir sa déposition en raison de son transfert au M.D.H. [Mardin Devlet Hastanesi : hôpital d’État de Mardin]. Le présent procès-verbal a été établi et cosigné par nous, [le] 02/04/2006 (...) [à] 13 heures, M.A.T., agent de police, [et] Dr M.A., médecin de garde. »
9. Le rapport médical établi à la suite de l’examen médical du requérant à l’hôpital de Nusaybin indiquait que celui-ci présentait de nombreuses lésions, à savoir des contusions sur le visage et sur la partie droite du menton, une ecchymose de 5 cm au-dessus du genou gauche, une ecchymose de 2 cm au-dessus du genou droit, une contusion de 2 cm à la cheville droite - ainsi qu’une blessure, selon le requérant - et une plaie de 2 cm à la tête.
10. Le 3 avril 2006, la police recueillit la déposition du requérant, en tant que victime et suspect, en présence d’un avocat commis d’office. Selon cette déposition, le jour de l’incident, des manifestations se déroulaient dans les rues de Nusaybin. Le requérant déclara que, ce jour-là, vers 13 heures, alors qu’il était à son domicile et regardait une émission de l’animateur H.K. à la télévision, un groupe de policiers avait cassé les vitres de ses fenêtres à l’aide de jets de pierre. Il ajouta qu’il avait alors regardé dehors par une de ses fenêtres, qu’il avait reconnu İ.K. parmi ces policiers, et qu’il avait dit à ces derniers qu’il allait ouvrir la porte. Il indiqua que les policiers, en tenue officielle, étaient ensuite entrés chez lui avec leurs armes, qu’ils l’avaient tiré au dehors devant sa porte, et qu’ils l’avaient ensuite frappé à coups de crosse et à coups de pied. Il précisa qu’un des policiers avait dit à ses collègues qu’il le connaissait, leur indiquant qu’il était menuisier et qu’il ne ferait pas « ce genre de choses ». Il déclara enfin qu’il avait perdu connaissance sous les coups, qu’il aurait été transporté par ses voisins à l’hôpital, et qu’il ne se souvenait pas si l’agent İ.K. avait demandé aux autres policiers de cesser leurs coups ou s’il l’avait également frappé.
B. La plainte du requérant et les suites données à cette plainte
11. Le 5 avril 2006, le requérant déposa une plainte pour coups et blessures contre les policiers. Dans sa plainte, il indiquait que, le jour de l’incident, les policiers, parmi lesquels il en avait identifié un et en connaissait d’autres de vue, avaient cassé ses vitres et l’avaient frappé au point de le blesser gravement. Il précisait qu’il n’avait aucunement pris part aux manifestations et qu’il avait fait l’objet de violence gratuite de la part des policiers. Il soutenait également que, lors de sa « garde à vue », certains policiers l’avaient maltraité et insulté. Il alléguait enfin qu’il avait également eu beaucoup de dégâts matériels et qu’il n’avait pas pu reprendre son travail en raison de ses blessures.
12. Le même jour, le procureur de la République de Nusaybin se rendit au domicile du requérant pour une reconnaissance des lieux. Au cours de celle-ci, l’existence de petits bris de verre sur la fenêtre qui donnait sur la rue fut relevée. Par ailleurs, le procureur constata qu’il n’y avait pas eu d’infiltration d’eau à l’intérieur de la maison lors des pluies torrentielles du 4 avril 2006 alors qu’il n’y avait aucune protection à cet effet devant la fenêtre. Il conclut que les vitres ne semblaient pas avoir été cassées le 2 avril 2006 par les policiers comme le soutenait le requérant ; d’après le procureur, ces vitres avaient été cassées après la pluie du 4 avril 2006 et avant sa visite sur les lieux.
13. À une date non précisée, le procureur de la République de Nusaybin transféra le dossier à la sous-préfecture de Nusaybin aux fins d’autoriser l’ouverture de poursuites pénales contre les policiers.
14. Le 6 juin 2006, sur demande de la sous-préfecture de Nusaybin, la préfecture de Mardin nomma l’inspecteur de police C.Ç. en tant qu’enquêteur.
15. Le 21 juin 2006, la déposition du requérant fut recueillie dans le cadre d’une enquête préliminaire. L’intéressé réitéra ses précédentes allégations.
16. Le même jour, la déposition du policier İ.K. fut également recueillie. Celui-ci soutint avoir été envoyé à un autre endroit qu’au domicile du requérant, pour faire un constat relatif à des magasins dont les propriétaires avaient mené une action collective de fermeture (kepenk kapama eylemi). Il expliqua que des manifestants aux visages voilés avaient scandé des slogans illégaux et brûlé des pneus dans la rue alors qu’il procédait au constat susmentionné, qu’il était alors intervenu et avait été blessé par des pierres lancées par les manifestants, que ses collègues l’avaient transporté à l’hôpital et qu’il avait été mis en arrêt de travail pendant trois jours par le médecin en raison de ses blessures.
17. Le 23 juin 2006, les témoignages de deux autres policiers, N.A. et E.G., furent recueillis, également dans le cadre de l’enquête préliminaire. Ces deux agents confirmèrent les dires du policier İ.K.
18. Par une décision du 30 juin 2006, la sous-préfecture de Nusaybin n’autorisa pas l’ouverture de poursuites pénales contre les policiers mis en cause, au motif que les allégations du requérant étaient contradictoires. Dans sa décision, elle indiquait qu’il n’y avait pas eu d’incidents près du domicile du requérant, que l’agent de police İ.K. - lequel se serait trouvé parmi les policiers intervenus au domicile du requérant selon ce dernier - était positionné à un autre endroit lors des évènements, et que ce policier avait été blessé par des jets de pierre et hospitalisé.
19. Le 10 juillet 2006, le requérant contesta cette décision devant le tribunal administratif régional de Diyarbakır.
20. Le 17 juillet 2006, le procureur de la République de Nusaybin, se fondant sur la décision de la sous-préfecture, prit une décision de non-lieu à poursuivre.
21. Le 13 septembre 2006, le tribunal administratif régional de Diyarbakır confirma la décision de la sous-préfecture.
C. Action contre le requérant pour participation à une manifestation
22. À une date non identifiée sur les documents produits, le procureur de la République de Nusaybin intenta une action pénale contre vingt-huit personnes, dont le requérant, pour participation à une manifestation illégale. Le 11 avril 2006, il transmit le dossier d’enquête concernant l’intéressé au procureur de la République de Diyarbakır.
23. Le 10 mai 2006, le procureur de la République de Diyarbakır rendit une décision de non-lieu dans le cadre de l’action pénale initiée contre le requérant, en particulier pour les chefs d’accusation de participation à une manifestation illégale commanditée par une organisation armée illégale et d’outrage à fonctionnaire.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
24. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 2911 relative aux réunions et manifestations publiques figurent dans l’arrêt Kop c. Turquie (no 12728/05, § 15, 20 octobre 2009).
25. La loi no 4483 sur la procédure relative à la poursuite des fonctionnaires et autres agents de la fonction publique, entrée en vigueur le 2 décembre 1999, dispose en son article 9 que les décisions rendues par les organes administratifs compétents sur les demandes d’ouverture d’enquêtes pénales formulées par les parquets et mettant en cause un fonctionnaire sont susceptibles d’opposition dans un délai de dix jours. Elle dispose en outre que les juridictions administratives sont seules compétentes pour connaître de telles oppositions et que leurs décisions sont définitives.
26. Dans le cas d’une décision d’un organe administratif portant refus d’ouvrir une enquête, la même loi prévoit que, après confirmation de cette décision par les juges administratifs, le parquet est lié par la position des juges et ne peut que classer l’affaire sans suite ; il s’agit là d’un acte purement formel, qui se borne à entériner la décision définitive de l’organe administratif.
Dans la pratique, il arrive que les parquets rendent des « ordonnances de non-lieu » à la suite du refus opposé à une demande d’ouverture de poursuites contre un fonctionnaire. Pareilles ordonnances sont caduques et la voie pénale de l’opposition, théoriquement ouverte contre celles-ci, ne saurait entraîner l’ouverture de poursuites pénales en dépit de la décision de refus d’ouverture d’une enquête prise par l’organe administratif. La position des chambres répressives de la Cour de cassation confirme cette pratique (voir, par exemple, les arrêts nos 2006/14865 du 4 octobre 2006 et 2006/10703 du 10 mai 2006 de la haute juridiction) :
« L’ouverture de poursuites pénales contre des fonctionnaires pour des délits tombant sous le coup de la loi no 4483 (...) requiert une "autorisation". En vertu de l’article 4 de la loi no 4483, les procureurs de la République saisis d’une plainte ou d’une dénonciation relative à de tels délits (...) demandent l’autorisation d’ouvrir une instruction et se bornent à administrer les preuves susceptibles de disparaître (...) Si l’autorisation requise est refusée, le parquet peut prendre une décision de "classement sans suite" de la plainte ou de la dénonciation (...) mais il lui est impossible de rendre une "ordonnance de non-lieu à poursuivre", au sens de l’article 172 du code de procédure pénale (...) car aucune instruction pénale n’est censée avoir été ouverte auparavant. Le fait que l’instance répressive appelée à connaître d’une opposition formée contre une telle ordonnance statue sur le bien-fondé du recours au lieu de conclure à un "classement sans suite" est contraire à la loi (...) »
27. Jusqu’à la promulgation de la loi d’amendement no 4778 le 2 janvier 2003, la procédure susmentionnée s’appliquait à toute forme de délit commis dans l’exercice de la fonction publique, à l’exception des cas de flagrant délit, passibles de peines de prison ferme. Depuis cette date, selon l’article 2 de la loi no 4483, les poursuites pour mauvais traitements (article 243 de l’ancien code pénal, et articles 94 et 95 du nouveau code pénal du 26 septembre 2004) et pour recours excessifs à la force (article 245 de l’ancien code pénal et article 256 du nouveau code pénal) par des agents de l’État sont exclues du champ d’application de la loi no 4483 (Çamçı et autres c. Turquie, no 25172/02, §§ 21-22, 24 février 2009).
28. À l’heure actuelle, l’instruction de tels actes relève du droit commun, donc de la compétence des procureurs de la République.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 3 ET 13 DE LA CONVENTION
29. Le requérant allègue avoir été victime de violences policières lors d’une manifestation, alors qu’il se serait trouvé à son domicile et n’aurait pas participé à cette manifestation. Il se plaint en outre de l’absence d’un recours effectif pour faire valoir son grief tiré de l’article 3 de la Convention. À cet égard, il invoque cette dernière disposition ainsi que l’article 13 de la Convention.
30. Eu égard à la formulation des griefs du requérant, la Cour estime qu’il convient d’examiner l’absence d’une enquête effective sur les mauvais traitements allégués sous l’angle du volet procédural de l’article 3 de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Karaman et autres c. Turquie, no 60272/08, § 37, 31 janvier 2012). Cette disposition est ainsi libellée :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
31. Le Gouvernement conteste cette thèse.
A. Sur les allégations de mauvais traitements
32. Le requérant réitère ses allégations.
33. Le Gouvernement indique que le requérant expose ne pas avoir participé à la manifestation en question et que l’ordonnance de non-lieu du procureur de la République de Diyarbakır atteste cette version.
34. En se référant à la déposition de l’agent de police İ.K., le Gouvernement déclare qu’il n’y a aucun fondement à l’assertion du requérant d’utilisation de la force à son encontre. Par ailleurs, il considère que, pour une personne alléguant avoir été gravement battue, l’intéressé ne présentait pas de blessures sérieuses. Faisant référence à la jurisprudence de la Cour dans l’affaire Irlande c. Royaume-Uni (18 janvier 1978, § 162, série A no 25), il soutient que les blessures constatées sur le corps du requérant n’atteignent pas un degré minimum de gravité pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention.
35. ¨Par ailleurs, le Gouvernement n’émet pas d’objection quant au constat de blessures figurant dans le rapport médical du requérant. Toutefois, selon lui, en raison des motifs mentionnés ci-dessus, il est impossible d’affirmer que ces blessures aient été causées par les forces de sécurité.
36. Même si le Gouvernement ne met pas en cause la véracité du rapport médical du requérant et l’existence des blessures constatées, la Cour constate que l’intéressé ne présente pas suffisamment d’éléments de preuve de nature à étayer ses allégations de mauvais traitements et à dissiper les doutes quant à l’origine de ses blessures.
37. Il s’ensuit que le grief du requérant tiré du volet matériel de l’article 3 de la Convention est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
B. Sur le caractère effectif des investigations menées
38. Le requérant réitère ses allégations.
39. Le Gouvernement fait observer que la décision de la sous-préfecture de Nusaybin a fait l’objet d’un contrôle judicaire devant le tribunal administratif régional de Diyarbakır et il soutient que les investigations menées au sujet des allégations de violences subies par le requérant étaient effectives. Il indique toutefois être conscient de l’influence potentielle de l’inspecteur de police C.Ç., qui a mené l’enquête administrative, en raison de sa position, sur le caractère effectif des investigations. Cela étant, il considère qu’il n’y avait plus aucune base pour exiger des autorités des investigations plus approfondies à ce sujet étant donné que, selon lui, les allégations du requérant de mauvais traitements étaient restées infondées.
1. Sur la recevabilité
40. Le Gouvernement ne soulève aucune exception d’irrecevabilité.
41. Constatant que le grief tiré du volet procédural de l’article 3 de la Convention n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
42. La Cour rappelle que, lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, de graves sévices illicites et contraires à l’article 3 de la Convention, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, §§ 102-103, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII, et Ay c. Turquie, no 30951/96, §§ 59-60, 22 mars 2005). Cette enquête doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables. S’il n’en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale, l’interdiction légale générale de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique, et il serait possible dans certains cas à des agents de l’État de fouler aux pieds, en jouissant d’une quasi-impunité, les droits des individus soumis à leur contrôle (Khachiev et Akaïeva c. Russie, nos 57942/00 et 57945/00, § 177, 24 février 2005, et Menecheva c. Russie, no 59261/00, § 67, CEDH 2006-III).
43. Dans la présente affaire, la Cour a bien noté qu’il existe une certaine confusion quant à l’origine des blessures du requérant ; au vu des éléments soumis à son appréciation, elle estime ne pas être en mesure de déterminer avec exactitude si ces blessures ont été causées par les policiers, ni même si ces derniers se sont effectivement rendus au domicile de l’intéressé le 2 avril 2006. Elle constate toutefois que le requérant a bien été admis à l’hôpital de Nusaybin, qu’un médecin a constaté ses blessures, que ce médecin et un agent de police ont cosigné le procès-verbal établi le jour même et que l’intéressé a été transféré à l’hôpital d’État de Mardin pour des soins plus appropriés.
44. Elle constate également que le requérant a porté plainte contre les policiers le 5 avril 2006. À cet égard, elle note que le procureur de la République de Nusaybin a déclenché une enquête et s’est rendu dès le même jour au domicile du requérant pour recueillir les éléments de preuve, qu’il n’a toutefois pas continué l’enquête pénale et qu’il a transféré le dossier à la sous-préfecture de Nusaybin aux fins d’autoriser l’ouverture de poursuites pénales contre les policiers.
45. S’agissant
de la demande adressée par le procureur de la République au sous-préfet
compétent quant à l’autorisation d’ouverture de poursuites pénales contre les
policiers mis en cause,
la Cour note que, depuis l’entrée en vigueur de la loi
d’amendement no 4778 le 2 janvier 2003, les poursuites pour mauvais
traitements et pour recours excessifs à la force par des agents de l’État
relèvent du droit commun. En effet, dans les circonstances de l’espèce, les
faits et les actes litigieux s’étant déroulés le 2 avril 2006, l’instruction
relevait de la compétence des procureurs de la République (paragraphe 26
ci-dessus) conformément à l’article 2 de la loi no 4483, tel qu’amendé
par la loi no 4778. La Cour estime que cette méconnaissance de la
modification apportée à la loi no 4483 a empêché d’établir les
circonstances exactes dans lesquelles le requérant soutient avoir subi des
mauvais traitements. À cet égard, elle rappelle sa jurisprudence constante
selon laquelle une enquête menée sur pareilles circonstances par des organes
administratifs ne saurait être considérée comme une enquête menée par un organe
indépendant (voir, par exemple, Nazif Yavuz c. Turquie, no 69912/01,
§ 49, 12 janvier 2006, Ümit Gül c. Turquie, no 7880/02,
§§ 53-57, 29 septembre 2009, et Mete et autres c. Turquie,
no 294/08,
§ 114, 4 octobre 2011).
46. Partant, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 5 ET 8 DE LA CONVENTION
47. Le requérant dénonce également, d’une manière générale, une violation des articles 5 et 8 de la Convention. Au titre de l’article 5 de la Convention, il se plaint de l’illégalité de son arrestation devant son domicile. Sur le terrain de l’article 8 de la Convention, il reproche aux policiers d’avoir cassé les vitres de ses fenêtres et d’avoir pénétré dans son domicile sans autorisation.
48. La Cour observe que le requérant ne présente pas suffisamment d’éléments de preuve de nature à étayer ses allégations quant à son arrestation et quant à la pénétration des policiers dans son domicile.
49. Il s’ensuit que ces griefs sont manifestement mal fondés et qu’ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
50. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommages
51. Le requérant réclame 3 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel et 18 000 EUR au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subis.
52. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
53. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, statuant en équité, la Cour estime qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 5 000 EUR pour dommage moral.
B. Frais et dépens
54. Le requérant demande également 6 383 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour, somme qu’il ventile comme suit : 5 968 EUR pour les honoraires d’avocat et 415 EUR pour les frais postaux et de traduction exposés lors de la procédure devant la Cour. À l’appui de sa prétention, il fournit le barème tarifaire du barreau de Diyarbakır, une facture concernant les frais de traduction, ainsi qu’un décompte de travail et de frais établi par son avocat.
55. Le Gouvernement estime que cette demande n’est pas justifiée et il invite la Cour à la rejeter.
56. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Compte tenu des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 2 500 EUR tous frais confondus et l’accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
57. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief du requérant tiré du volet procédural de l’article 3 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques, au taux applicable à la date du règlement :
i. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
ii. 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens,
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 25 mars 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley Naismith Guido Raimondi
Greffier Président