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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> BELEK AND OZKURT v. TURKEY (No. 2) - 28470/08 - Chamber Judgment [2014] ECHR 619 (17 June 2014) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2014/619.html Cite as: [2014] ECHR 619 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE BELEK ET ÖZKURT c. TURQUIE (No 2)
(Requête no 28470/08)
ARRÊT
STRASBOURG
17 juin 2014
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Belek et Özkurt c. Turquie (no2),
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Guido
Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 27 mai 2014,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 28470/08) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet État, MM. Ahmet Sami Belek et İsmail Muzaffer Özkurt (« les requérants »), ont saisi la Cour le 7 mai 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants sont représentés par Me D.A. Özkurt, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Les requérants allèguent en particulier une violation des articles 6 et 10 de la Convention.
4. Le 6 novembre 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants, MM. Ahmet Sami Belek et İsmail Muzaffer Özkurt, nés l’un en 1953 et l’autre en 1978, sont respectivement propriétaire et rédacteur en chef du quotidien Evrensel (« L’Universel ») dont le siège se trouve à Istanbul.
6. Le 11 mars 2004, Evrensel publia un article intitulé « Osman Öcalan accusé d’être proaméricain » (Osman Öcalan’a Amerikancılık suçlaması). Il s’agissait d’une déclaration d’un des dirigeants du Kongra-Gel - une branche de l’organisation illégale armée dite Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) - qui accusait M. O. Öcalan, dissident du PKK, de traiter avec les autorités américaines. Ce dirigeant s’exprimait sur de supposées négociations en cours entre certains membres du Kongra-Gel et les autorités américaines en vue d’une dissolution de ladite organisation. Selon lui, il s’agissait d’une tendance autodestructrice au sein du Kongra-Gel et il y avait là matière à renvoi des membres impliqués devant le conseil de discipline de l’organisation.
7. Par un acte d’accusation du 18 mars 2004, le procureur de la République près la cour de sûreté de l’État inculpa MM. Belek et Özkurt de publication de déclarations émanant d’une organisation illégale armée, infraction prévue à l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme.
8. Renvoyés devant la cour d’assises - après l’abolition des cours de sûreté -, les requérants invoquèrent pour leur défense la liberté garantie par l’article 10 de la Convention.
9. Le 25 décembre 2007, la cour d’assises condamna chacun des requérants au paiement d’une amende lourde de 440 livres turques (TRY) (soit environ 258 euros (EUR) au taux de change en vigueur à l’époque pertinente), en application de l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713.
10. Le jugement du 25 décembre 2007 était définitif en vertu de l’article 305 du code de procédure pénale, selon lequel les condamnations à des amendes n’excédant pas 2 000 TRY n’étaient pas susceptibles de pourvoi en cassation.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
11. Pour le droit et la pratique internes pertinents, voir Gözel et Özer c. Turquie (nos 43453/04 et 31098/05, § 23, 6 juillet 2010) et Bayar et Gürbüz c. Turquie (no 37569/06, §§ 12-16, 27 novembre 2012).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
12. Les requérants dénoncent leur condamnation comme une violation de leur droit à la liberté d’expression, tel que prévu par l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime (...). »
13. Le Gouvernement récuse la thèse des requérants.
A. Sur la recevabilité
14. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
15. La Cour note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que l’ingérence en question était prévue par la loi et poursuivait un but légitime au sens de l’article 10 § 2, en l’occurrence le maintien de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime au sens de l’article 10 § 2 de la Convention (Gözel et Özer, précité, § 45). La Cour souscrit à cette appréciation.
Le différend porte sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
16. La Cour rappelle qu’elle a déjà traité d’affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 10 de la Convention (Gözel et Özer, précité). C’est à la lumière de cette jurisprudence qu’elle examinera la présente affaire.
17. En l’espèce, l’article litigieux contenait une déclaration d’un membre du conseil exécutif du Kongra-Gel qui s’exprimait sur le fait supposé que certains membres de ladite organisation négociaient sa dissolution avec les autorités américaines (voir paragraphe 6 ci-dessus).
18. La Cour estime qu’il convient de porter une attention particulière aux termes employés dans cet article et au contexte de sa publication, en tenant compte des circonstances qui entouraient les cas soumis à son examen, en particulier les difficultés liées à la lutte contre le terrorisme (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999).
Elle constate que vu dans son ensemble, l’écrit litigieux ne contenait aucun appel à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, et qu’il ne constituait pas un discours de haine, ce qui est à ses yeux l’élément essentiel à prendre en considération.
19. Après examen des motifs avancés par la juridiction interne pour condamner les requérants, la Cour conclut qu’ils ne sauraient être considérés, en tant que tels, comme suffisants pour justifier l’atteinte portée à la liberté d’expression des intéressés. Par conséquent, elle ne voit pas de raison de s’écarter de la conclusion à laquelle elle est parvenue dans l’affaire Gözel et Özer précitée.
20. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
21. Les requérants se plaignent également que leur cause n’a pas été entendue équitablement par un tribunal indépendant et impartial. Ils estiment par ailleurs que les juridictions internes n’ont pas pris en compte leur défense. Enfin, ils dénoncent l’impossibilité de se pourvoir en cassation.
À ces égards, ils invoquent l’article 6 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
22. Le Gouvernement combat ces allégations.
A. Sur la recevabilité
23. La Cour constate que les griefs tirés de l’article 6, pour autant qu’ils portent sur l’impossibilité d’introduire un pourvoi en cassation contre le jugement de première instance et sur le manque d’équité des décisions rendues par les juridictions internes, ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.
24. Quant aux griefs relatifs à l’indépendance et à l’impartialité du tribunal ayant condamné les requérants, tirés du fait que, d’une part, les juges ayant statué sur leur cause avaient été désignés par le Conseil supérieur de la magistrature, composé de cinq juges mais aussi du ministre de la Justice et de son secrétaire, et que, d’autre part, ces juges font également l’objet de notations par ce Conseil, la Cour relève en revanche que les requérants - qui ont été jugés par un collège de trois juges ayant la qualité de civils - ne les ont pas étayés et que l’examen de ces griefs, tels qu’ils ont été formulés, ne permet de déceler aucune apparence de violation de l’article 6 § 1 (Saygılı et Seyman c. Turquie, no 62677/00, § 25, 14 juin 2007). Il s’ensuit que ces griefs doivent être rejetés en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
B. Sur le fond
25. S’agissant, en premier lieu, de l’impossibilité d’introduire un pourvoi en cassation, la Cour rappelle qu’elle a déjà traité d’affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 6 de la Convention (Bayar et Gürbüz, précité, § 49).
En l’espèce, elle estime que les requérants ont subi une entrave disproportionnée à leur droit d’accès à un tribunal et que, dès lors, le droit à un tribunal que garantit l’article 6 § 1 a été atteint dans sa substance. Par conséquent, elle ne voit pas de raison de s’écarter de la conclusion à laquelle elle est parvenue dans l’affaire Bayar et Gürbüz précitée.
26. Partant, il y a eu violation de l’article 6 de la Convention à cet égard.
27. S’agissant, en second lieu, du fait que les requérants ont, selon eux, été condamnés sans prise en compte de leur défense au fond, la Cour note la connexité de ce grief avec celui tiré de l’article 10 de la Convention.
Dès lors, étant donné le constat de violation auquel elle est parvenue sur le terrain dudit article 10 (paragraphe 20 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de procéder à un examen séparé de la présente question sur le terrain de l’article 6 de la Convention (voir, dans le même sens, Artun et Güvener c. Turquie, no 75510/01, § 35, 26 juin 2007).
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
28. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
29. Les requérants ont présenté une demande globale au titre de l’article 41 concernant dix requêtes communiquées en même temps que la présente.
Cette demande est ventilée comme suit :
- 10 000 euros (EUR) pour le préjudice matériel qu’ils estiment avoir subi du fait de l’amende dont ils ont dû s’acquitter ;
- 50 000 EUR pour préjudice moral ;
- 10 000 EUR pour frais et dépens, avec une liste détaillée des travaux et prestations fournis par leur avocat devant la Cour.
30. Le Gouvernement conteste ces sommes.
31. En ce qui concerne le dommage matériel, la Cour relève que les amendes infligées aux requérants sont la conséquence directe de la violation constatée sur le terrain de l’article 10 de la Convention. Il y a donc lieu d’ordonner le remboursement intégral aux intéressés de la somme qu’ils ont acquittée à ce titre. La Cour alloue en conséquence 258 EUR à chaque requérant.
32. En ce qui concerne le dommage moral, la Cour estime que l’on peut considérer que les circonstances de l’espèce ont causé aux requérants un certain désarroi. Statuant en équité en vertu de l’article 41 de la Convention, elle alloue à ce titre 1 500 EUR à chacun des requérants.
33. Par ailleurs, selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.
En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable d’accorder aux requérants conjointement la somme totale de 500 EUR, tous frais confondus.
34. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 6 de la Convention, en ce qui concerne l’impossibilité pour les requérants de se pourvoir en cassation et l’absence alléguée de prise en compte de leur défense, ainsi que de l’article 10 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 de la Convention à raison de l’impossibilité pour les requérants de se pourvoir en cassation ;
4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le bien-fondé du grief tiré de l’absence prétendue de prise en compte de la défense des requérants ;
5. Dit
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans sa monnaie nationale au taux applicable à la date du règlement :
i) 258 EUR (deux cent cinquante-huit euros) à chacun des requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel ;
ii) 1 500 EUR (mille cinq cents euros) à chacun des requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
iii) 500 EUR (cinq cents euros) conjointement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 juin 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley Naismith Guido
Raimondi
Greffier Président