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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> CIORAP v. THE REPUBLIC OF MOLDOVA (No. 4) - 14092/06 - Chamber Judgment (French Text) [2014] ECHR 727 (08 July 2014)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2014/727.html
Cite as: [2014] ECHR 727

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    TROISIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE CIORAP c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA (No 4)

     

    (Requête no 14092/06)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

    STRASBOURG

     

    8 juillet 2014

     

     

     

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Ciorap c. République de Moldova (no 4),

    La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

              Josep Casadevall, président,
              Alvina Gyulumyan, juges,
              Ján Šikuta,
              Dragoljub Popović,
              Luis López Guerra,
              Johannes Silvis,
              Iulia Antoanella Motoc, juges,
    et de Santiago Quesada, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 juin 2014,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 14092/06) dirigée contre la République de Moldova et dont un ressortissant de cet État, M. Tudor Ciorap (« le requérant »), a saisi la Cour le 14 février 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Le requérant a été représenté par Mme M. Budan. Le gouvernement moldave (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. L. Apostol.

    3.  Le requérant allègue en particulier que l’intervention chirurgicale qu’il a subie le 21 décembre 2000 a porté atteinte à ses droits garantis par les articles 3 et 8 de la Convention.

    4.  Le 31 janvier 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.

    5.  À la suite du déport de M. Valeriu Grițco, juge élu au titre de la République de Moldova (article 28 du règlement), le président de la chambre a désigné M. Ján Šikuta pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 26 § 4 de la Convention et 29 § 1 du règlement de la Cour).

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    6.  Le requérant est né en 1965 et réside à Chișinău.

    A.  Contexte de l’affaire

    7.  Le requérant souffre d’un trouble de la personnalité. Il a purgé plusieurs peines d’emprisonnement pour avoir commis diverses infractions, dont des vols, escroqueries et usurpations de fonctions. Sa première condamnation date de 1987.

    8.  À partir de 1990, le requérant a été hospitalisé à plusieurs reprises, pendant sa détention, à la suite d’actes d’automutilation.

    9.  Le 4 octobre 1999, le requérant, alors détenu, s’introduisit trois clous dans l’abdomen. Le même jour, il fut admis à l’hôpital pénitentiaire de Pruncul avec le diagnostic suivant : « automutilation ; corps étrangers dans la paroi antérieure de l’abdomen ».

    10.  Le 5 octobre 1999, le requérant subit une intervention chirurgicale. Les médecins lui enlevèrent deux clous. D’après le dossier médical correspondant, l’extraction du troisième clou n’avait pas été possible à cause du refus du requérant de continuer l’opération.

    11.  Le 7 octobre 1999, le requérant sortit de l’hôpital pénitentiaire dans un état satisfaisant.

    12.  À une date non spécifiée, il fut remis en liberté.

    13.  Le 11 octobre 2000, il subit une opération du foie.

    14.  Le 23 octobre 2000, les autorités arrêtèrent le requérant, soupçonné d’escroquerie, et le placèrent en détention.

    15.  Le 29 octobre 2000, un médecin examina le requérant et constata la réouverture de sa plaie postopératoire. Il recommanda l’hospitalisation d’urgence de l’intéressé. Les autorités s’y opposèrent dans un premier temps, puis, le 6 novembre 2000, elles transférèrent le requérant à l’unité médicale du pénitentiaire no 13 de Chișinău.

    16.  Le 7 novembre 2000, le requérant aurait avalé des objets métalliques.

    17.  Le 9 novembre 2000, les autorités conduisirent l’intéressé à l’hôpital pénitentiaire de Pruncul où le diagnostic préalable suivant fut posé : « automutilation ; corps étrangers multiples dans le système digestif ». Selon la fiche médicale correspondante, le requérant avait déclaré au médecin de garde avoir avalé entre dix et douze clous et avoir des douleurs dans la région épigastrique.

    18.  Le 10 novembre 2000, les résultats d’un examen radiologique révélèrent chez le requérant la présence d’un objet métallique de 0,1 cm sur 12 cm dans la région inférieure gauche de l’abdomen au niveau de l’os iliaque.

    19.  Par la suite, des examens radiologiques effectués les 5, 7 et 18 décembre 2000 confirmèrent la présence de ce corps étranger dans la région inférieure de l’abdomen. Les médecins programmèrent une intervention chirurgicale.

    20.  Le 21 décembre 2000, le requérant subit sous anesthésie générale une laparotomie exploratrice. Après avoir examiné la cavité de l’abdomen, la paroi antérieure abdominale et les intestins, les médecins ne trouvèrent aucun objet métallique.

    21.  Le requérant soutient qu’il a été amené de force au bloc opératoire, les mains liées, qu’il s’est fortement opposé à l’intervention chirurgicale et qu’il a constaté à son réveil l’ablation de son nombril.

    22.  Le 25 décembre 2000, le requérant fut conduit de l’hôpital à l’audience devant un tribunal. Selon la fiche médicale correspondante, un chirurgien avait examiné ce jour-là le requérant et avait jugé son état satisfaisant.

    23.  Le 27 décembre 2000, l’intéressé fut hospitalisé de nouveau à l’hôpital pénitentiaire avec le diagnostic de « plaie postopératoire de la paroi abdominale ; état après laparotomie ».

    B.  Plaintes pénales du requérant contre les médecins

    24.  À une date non spécifiée, le requérant déposa une plainte pénale contre les médecins qui avaient recommandé son intervention chirurgicale du 21 décembre 2000. Le 1er octobre 2002, le parquet classa sans suite la plainte en question (Ciorap c. Moldova (déc.), no 12066/02, 11 octobre 2005).

    25.  Le 4 janvier 2006, le requérant déposa une autre plainte pénale contre les médecins impliqués dans son intervention chirurgicale. Il soutenait ne pas avoir avalé d’objets étrangers pendant la période en question et ne pas avoir fait de déclaration en ce sens à l’époque. De plus, il alléguait que l’intervention chirurgicale avait eu lieu contre son gré et il argüait que l’ablation de son nombril n’était pas nécessaire.

    26.  Le 15 février 2006, le parquet ordonna une expertise médicolégale.

    27.  L’expertise, effectuée entre le 24 février et le 29 mars 2006 par une commission d’experts médicolégaux, aboutissait aux constats suivants :

    « (...)

    2.  L’intervention chirurgicale du 21 décembre 2000 (...) a été effectuée sur la base des résultats des examens radiologiques qui avaient révélé la présence du corps étranger métallique au niveau de l’os iliaque, à gauche. Par ces motifs, la commission conclut au bien-fondé de l’intervention chirurgicale.

    3.  Compté tenu du fait que [le requérant] avait subi plusieurs interventions chirurgicales dans la région de l’abdomen, (...) il est impossible de déterminer lors de laquelle de ces interventions le nombril avait été enlevé (...) »

    28.  Le 31 mars 2006, le procureur en charge de l’affaire classa sans suite la plainte du requérant. Il notait que les infractions d’atteinte grave à l’intégrité physique, de négligence professionnelle et d’abus de pouvoir, reprochées aux médecins, n’étaient pas caractérisées dans leurs éléments constitutifs. Il relevait notamment que la présence d’un corps métallique dans l’abdomen du requérant avait été confirmée par les clichés radiologiques, ce qui justifiait selon les experts médicolégaux l’intervention chirurgicale.

    29.  À une date non spécifiée, le requérant contesta cette décision.

    30.  Le 11 mai 2006, un juge d’instruction du tribunal de Buiucani confirma par un non-lieu définitif le classement sans suite du parquet.

    31.  Par la suite, le requérant déposa plusieurs autres plaintes pénales concernant l’intervention chirurgicale du 21 décembre 2000, mais elles furent toutes classées sans suite par le parquet.

    C.  Action civile engagée par le requérant contre les autorités

    32.  Entre-temps, le requérant avait engagé le 22 mai 2003 une action civile dirigée, entre autres, contre l’hôpital pénitentiaire, tendant à l’obtention de dédommagements pour l’intervention chirurgicale qu’il estimait non nécessaire et non consentie. Il argüait également que sa sortie de l’hôpital, à ses yeux précoce, lui avait causé des souffrances importantes.

    33.  Entre le 1er mars et le 4 avril 2007, une commission d’experts médicolégaux examina, sur demande d’un juge, le requérant et le dossier médical relatif à l’opération du 21 décembre 2000. Le rapport établi par cette commission confirmait les constats du rapport médicolégal précédent et ajoutait, entre autres, qu’il était probable que l’objet métallique dépisté en 2000 lors des examens radiologiques fût le clou non enlevé du corps du requérant en 1999 (paragraphe 10 ci-dessus).

    34.  Par un jugement du 7 août 2007, le tribunal de Buiucani, après avoir entre autres entendu le requérant, accueillit partiellement l’action civile engagée par ce dernier. Il notait que, aux termes de l’article 23 § 1 de la loi sur la protection de la santé, l’accord du patient était nécessaire pour tout type de soins médicaux. Il constatait ensuite que les médecins de l’hôpital pénitentiaire n’avaient pas observé les dispositions de cet article car ni le requérant ni ses proches n’avaient donné leur accord pour l’intervention chirurgicale du 21 décembre 2000. En même temps, il rejetait comme mal fondée l’allégation du requérant selon laquelle sa sortie de l’hôpital - que l’intéressé qualifiait de prématurée - lui avait causé d’importantes souffrances. Le tribunal obligeait l’hôpital pénitentiaire à payer au requérant 346 lei moldaves (MDL) (soit 20 euros (EUR)) pour le dommage matériel et 200 MDL (soit 11 EUR) pour le dommage moral subis.

    35.  À des dates non spécifiées, les deux parties interjetèrent appel.

    36.  Dans son arrêt du 18 octobre 2007, la cour d’appel de Chișinău relevait que :

    « Il a été constaté que, le 21 décembre 2000, [le requérant] a subi contre son gré une intervention chirurgicale à l’hôpital pénitentiaire de Pruncul.

    L’article 23 § 1 de la loi no 411 du 28 mars 1995 sur la protection de la santé requiert expressément l’accord du patient pour toute prestation médicale proposée.

    Il ne ressort pas des éléments du dossier qu’il y avait une urgence à procéder à l’intervention chirurgicale afin d’extraire le corps étranger de l’organisme [du requérant]. D’autant plus que l’information selon laquelle [le requérant] aurait avalé des clous n’avait pas été confirmée et que l’objet métallique (...) n’a pas été retrouvé dans son corps.

    Compte tenu du fait que [le requérant] a subi une intervention chirurgicale non justifiée et qu’à la suite de celle-ci des complications sont survenues, ce qui est confirmé par son hospitalisation le 27 décembre 2000, le dédommagement moral alloué par la première instance n’est pas à même de compenser les souffrances subies par le requérant. »

    La cour d’appel allouait dès lors au requérant 5 000 MDL (soit environ 300 EUR) à titre de dommage moral. Elle confirmait le jugement de la première instance pour le restant. Le requérant avait participé aux audiences tenues par cette juridiction.

    37.  Le 22 octobre 2007, le requérant forma un pourvoi en cassation. Il estimait, entre autres, que l’intervention chirurgicale effectuée contre son gré et sa sortie de l’hôpital quatre jours après l’opération étaient contraires à l’article 3 de la Convention. Il alléguait que certains rapports médicaux, notamment celui établissant qu’il avait avalé des clous le 7 novembre 2000, avaient été falsifiés. Il soutenait également que son nombril avait été enlevé contre son gré et en l’absence d’une nécessité médicale. Invoquant l’article 41 de la Convention, il demandait respectivement 1 000 000 MDL et 7 000 MDL pour les préjudices moral et matériel qu’il estimait avoir subis.

    38.  Par une décision définitive du 7 février 2008, la Cour suprême de justice infirma l’arrêt de la cour d’appel dans sa partie concernant le quantum du dédommagement moral. Cette décision, dans ses parties pertinentes en l’espèce, se lit comme suit :

    « Après avoir entendu la représentante du requérant (...)

    Il a été constaté que, le 9 novembre 2000, [le requérant] a été hospitalisé à l’hôpital pénitentiaire de Pruncul avec le diagnostic de « automutilation, corps étrangers multiples dans le système digestif », et que, le 10 novembre 2000, les résultats de l’examen radiologique ont révélé la présence d’un corps étranger métallique de 0,1 cm sur 12 cm dans la partie inférieure gauche de l’abdomen (...)

    Ensuite, les résultats des examens radiologiques des 5, 7 et 18 décembre 2000 ont confirmé la présence du corps étranger et, le 21 décembre 2000, une opération programmée a été effectuée.

    (...)

    Selon la fiche médicale (...), lors de l’intervention chirurgicale, le corps étranger n’a pas été trouvé.

    Ainsi, [d’une part] l’intervention chirurgicale programmée, subie par [le requérant] le 21 décembre 2000, n’était pas urgente (...) et [d’autre part] il n’y avait pas non plus de risque pour sa vie au sens de l’article 24 de la loi sur la protection de la santé.

    De plus, l’intervention chirurgicale a été effectuée sans le consentement du patient.

    (...)

    Après l’intervention chirurgicale du 21 décembre 2000, [le requérant] est sorti le 25 décembre 2000 de l’hôpital pénitentiaire dans un état satisfaisant afin de participer à l’audience devant un tribunal.

    (...), la cour constate que la personnalité du requérant a été ébranlée par le traitement médical inhumain, inapproprié et non fondé sur une nécessité thérapeutique, ce qui relève du champ d’application de l’article 3 de la Convention.

    (...), la cour estime nécessaire d’allouer un dédommagement moral au requérant pour l’intervention chirurgicale non adéquate effectuée par les médecins de l’hôpital pénitentiaire de Pruncul le 21 décembre 2000.

    (...)

    Compte tenu du caractère et de la gravité des souffrances psychiques et physiques causées au requérant, la cour estime que le quantum du préjudice moral s’élève à 7 000 MDL ([soit environ 400 EUR]) (...) [et que cette somme] doit être versée par l’intermédiaire du ministère des Finances. »

    La Cour suprême de justice rejetait les autres allégations du requérant comme mal fondées.

    39.  Il ressort d’un rapport médicolégal daté du 28 mai 2009 et établi à la demande du requérant que ce dernier était inapte, le jour de sa sortie de l’hôpital le 25 décembre 2000, à participer à la procédure pénale dirigée à son encontre. L’expertise avait été effectuée sur la base des documents médicaux antérieurs, et les médecins avaient tiré leurs conclusions en faisant référence à la littérature médicale spécialisée.

    II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

    40.  Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 411-XIII du 28 mars 1995 sur la protection de la santé se lisent comme suit :

    « Article 23.  Consentement à la prestation médicale

    (1)  Le consentement du patient est nécessaire pour toute prestation médicale proposée (prophylactique, diagnostique, thérapeutique, récupératrice).

    (2)  En l’absence d’une opposition manifeste, le consentement est présumé pour les prestations qui ne présentent pas de risques importants pour le patient ou qui ne sont pas susceptibles de porter préjudice à son intimité.

    (3)  Le consentement du patient incapable de discernement est donné par son représentant légal ou, en l’absence de celui-ci, par le parent le plus proche.

    (4)  Le consentement du patient incapable de discernement, de manière temporaire ou permanente, est présumé en cas de danger de mort imminente ou de menace grave pour sa santé.

    (...)

    (7)  Le consentement ou le refus du patient ou de son représentant légal est attesté par écrit (...)

    Article 24.  Assistance médicale en cas d’urgence et dans les cas extrêmes

    (1)  Les personnes bénéficient d’une assistance médicale urgente en cas de danger pour leur vie (accidents, maladies aiguës graves, etc.).

    (...) »

    41.  Les dispositions pertinentes en l’espèce du code civil de 2002 sont ainsi libellées :

    « Article 1422.  Réparation du préjudice moral

    (1)  Lorsqu’une personne subit un préjudice moral (souffrances psychiques ou physiques) à la suite de faits qui portent atteinte à ses droits personnels non patrimoniaux, ainsi que dans d’autres cas prévus par la loi, le tribunal a le droit d’obliger la personne responsable à réparer le préjudice par un équivalent monétaire.

    (2)  Le préjudice moral est réparé indépendamment de l’existence et de l’étendue du préjudice matériel.

    (...)

    Article 1423.  Montant de la compensation pour le préjudice moral

    (1)  Le montant de la compensation pour le préjudice moral est déterminé par le tribunal en fonction du caractère et de la gravité des souffrances psychiques ou physiques causées à la personne lésée, du degré de culpabilité de l’auteur du préjudice lorsque la culpabilité est une condition de la responsabilité, et de la manière dont cette compensation peut apporter satisfaction à la personne lésée.

    (2)  Le caractère et la gravité des souffrances psychiques ou physiques sont appréciés par le tribunal compte tenu des circonstances dans lesquelles le préjudice a été causé, ainsi que du statut social de la personne lésée. »

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION EN RAISON DE L’INTERVENTION CHIRURGICALE ET DE L’ABSENCE DE POURSUITES À L’ENCONTRE DES MÉDECINS

    42.  Le requérant se plaint d’avoir été soumis à des traitements inhumains et dégradants du fait de l’intervention chirurgicale qu’il a subie le 21 décembre 2000. Il dénonce également un refus des autorités internes d’engager des poursuites pénales contre les médecins et de sanctionner ces derniers. Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

    « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

    A.  Sur la recevabilité

    Sur l’exception du Gouvernement tirée de la perte de la qualité de
    victime

    43.  Le Gouvernement argüe que le requérant a perdu sa qualité de victime. Il considère que les circonstances de la présente affaire sont très difficiles de distinguer de celles de l’affaire Ciorap c. Moldova (no 2), (no 7481/06, 20 juillet 2010) dans laquelle la Cour a conclu à la violation de l’article 3 de la Convention dans le chef du requérant. Il estime que l’arrêt rendu dans cette affaire concerne toutes les procédures relatives à la détention du requérant, à ses assertions de mauvais traitements et à l’absence alléguée de soins médicaux appropriés. Les procédures dans les deux affaires ont la même base factuelle déjà examinée par la Cour. Il est d’avis que l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire susmentionnée constitue un redressement complet et définitif des griefs principaux et accessoires du requérant. Dès lors, il estime que le requérant a perdu sa qualité de victime et que ce grief est irrecevable, en application de l’article 34 de la Convention.

    44.  Le requérant combat la thèse du Gouvernement.

    45.  La Cour rappelle que, dans l’affaire Ciorap (no 2) précitée, le requérant se plaignait, s’agissant de la période allant du 23 octobre au 6 novembre 2000, d’avoir été maltraité par des agents de police, d’avoir été détenu dans de mauvaises conditions et de s’être vu refuser l’accès à des soins médicaux. Pour ce qui est des mauvaises conditions de détention et de l’absence de soins médicaux, la Cour a conclu à la violation de l’article 3 de la Convention, et, quant aux allégations de mauvais traitements infligés par des policiers, elle les a rejetées comme non étayées (Ciorap (no 2), précité, §§ 20, 23 et 26). Les faits de l’affaire Ciorap (no 2) et ceux de la présente affaire, ainsi que les problèmes de fond posés par ces deux causes, sont donc différents. La Cour précise également que, dans sa décision Ciorap (précitée), elle a rejeté comme prématuré le présent grief car l’action engagée à l’époque par le requérant contre l’hôpital pénitentiaire était encore pendante devant les instances internes ; elle ne s’est donc pas prononcée jusqu’à présent sur la substance de ce grief. Partant, elle rejette l’exception du Gouvernement.

    46.  Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

    B.  Sur le fond

    1.  Thèses des parties

    47.  Le requérant allègue que l’intervention chirurgicale du 21 décembre 2000, consistant en l’incision de son abdomen et pratiquée contre son gré, lui a causé des souffrances extrêmes, telles la peur, la frustration et des douleurs physiques. Il affirme que sa mise sous anesthésie a été forcée car ses mains auraient été menottées. Il soutient également que l’ablation de son nombril a été effectuée lors de cette opération.

    De plus, le requérant considère ne pas avoir perdu sa qualité de victime à la suite de l’adoption par la Cour suprême de justice de sa décision du 7 février 2008. Il argüe que cette décision ne reconnaît que d’une manière partielle la violation de l’article 3 de la Convention à son égard et que le dédommagement alloué est insuffisant.

    Enfin, il se plaint d’une inobservation par les autorités de leur obligation procédurale découlant de l’article 3 de la Convention et consistant en l’engagement de poursuites pénales contre les responsables et en la sanction de ces derniers.

    48.  Le Gouvernement estime qu’en l’espèce il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention. Il adopte la position exprimée par les tribunaux nationaux dans le cadre de la procédure civile terminée le 7 février 2008.

    2.  Appréciation de la Cour

    a)  Sur l’allégation de mauvais traitements envers le requérant en raison de son intervention chirurgicale

    49.  La Cour rappelle avoir dit, dans des affaires portant sur des mauvais traitements infligés dans le cadre d’interventions médicales auxquelles des détenus avaient été soumis contre leur volonté, qu’une mesure dictée par une nécessité thérapeutique du point de vue des conceptions médicales établies ne saurait en principe passer pour inhumaine ou dégradante. Dans ces affaires, elle a estimé qu’il lui incombait toutefois de s’assurer que la nécessité médicale avait été démontrée de manière convaincante et que les garanties procédurales dont devait s’entourer la décision existaient et avaient été respectées (Naoumenko c. Ukraine, no 42023/98, § 112, 10 février 2004, et Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 69, CEDH 2006-IX).

    50.  En l’occurrence, la Cour observe que les juridictions internes, saisies de l’affaire, ont établi que le requérant avait été opéré contre son gré et en l’absence d’une nécessité thérapeutique. La Cour suprême de justice a considéré, de surcroît, que ces faits constituaient un traitement inhumain contraire à l’article 3 de la Convention (paragraphe 38 ci-dessus). La Cour rappelle qu’il est fondamental pour le mécanisme de protection établi par la Convention que les systèmes nationaux eux-mêmes permettent de redresser les violations commises, la Cour exerçant son contrôle dans le respect du principe de subsidiarité (Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 103, CEDH 2001-V). Dans les circonstances particulières de la présente affaire, elle estime qu’elle ne peut s’écarter de l’approche de la Haute juridiction (voir, mutatis mutandis, Ciorap (no 2), précité, § 22).

    51.  La Cour note par ailleurs que les parties ne contestent pas les conclusions auxquelles est parvenue la Cour suprême de justice. Elle considère dès lors comme établis les constats de cette dernière selon lesquels le requérant a subi des mauvais traitements contraires à l’article 3 de la Convention du fait de l’intervention chirurgicale du 21 décembre 2000, laquelle a été effectuée de force et en l’absence d’une nécessité thérapeutique (voir, à contrario, mutatis mutandis, Bogumil c. Portugal, no 35228/03, §§ 71-82, 7 octobre 2008).

    52.  La Cour doit à présent se pencher sur la question de savoir si le montant du dédommagement alloué au requérant était approprié. Elle remarque que la Cour suprême de justice a accordé à l’intéressé l’équivalent de 400 EUR pour dommage moral, et elle constate que ce montant est sensiblement inférieur aux sommes allouées par elle dans des affaires similaires (voir, mutatis mutandis, Nevmerjitski c. Ukraine, no 54825/00, § 145, CEDH 2005-II (extraits), Ciorap c. Moldova, no 12066/02, § 126, 19 juin 2007, et Salikhov c. Russie, no 23880/05, § 126, 3 mai 2012).

    53.  Par conséquent, à la lumière de ce qui précède, la Cour considère que le requérant n’a pas perdu sa qualité de victime à la suite de l’adoption par la Cour suprême de justice de sa décision du 7 février 2008.

    54.  La Cour estime donc qu’il y a eu violation du volet substantiel de l’article 3 de la Convention à raison de l’intervention chirurgicale subie par le requérant.

    b)  Sur le manquement allégué des autorités à faire poursuivre les médecins

    55.  La Cour rappelle que la Convention ne garantit pas en tant que tel le droit à l’ouverture de poursuites pénales contre des tiers (voir, parmi beaucoup d’autres, Perez c. France [GC], no 47287/99, § 70, CEDH 2004-I, et Mitkus c. Lettonie, no 7259/03, § 76, 2 octobre 2012). Toutefois, elle a maintes fois affirmé que le système judiciaire efficace exigé par la Convention peut comporter, et dans certaines circonstances doit même comporter, un mécanisme de répression pénale. Dans les affaires relatives à des allégations de faute médicale, elle rappelle que, si l’atteinte au droit à la vie ou à l’intégrité de la personne n’est pas volontaire, l’obligation positive découlant de la Convention de mettre en place un système judiciaire efficace n’exige pas nécessairement dans tous les cas un recours de nature pénale. Dans le contexte spécifique des négligences médicales, pareille obligation peut être remplie aussi, par exemple, si le système juridique en question offre aux victimes un recours devant les juridictions civiles, seul ou conjointement avec un recours devant les juridictions pénales, aux fins d’établir la responsabilité des médecins mis en cause et, le cas échéant, d’obtenir l’application de toute sanction civile appropriée, tels le versement de dommages-intérêts et la publication de la décision (Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 51, CEDH 2002-I, Vo c. France [GC], no 53924/00, § 90, CEDH 2004-VIII, et V.C. c. Slovaquie, no 18968/07, § 125, CEDH 2011 (extraits)).

    56.  En l’espèce, la Cour note que rien n’indique que le personnel médical ait agi dans l’intention de maltraiter le requérant. Elle ne saurait donc affirmer que les autorités internes auraient dû engager une enquête pénale de leur propre initiative une fois la question portée à leur attention (voir, mutatis mutandis, V.C. c. Slovaquie, précité, § 126).

    57.  La Cour constate que le requérant s’est prévalu de la possibilité qui lui était offerte par le droit interne de demander l’ouverture d’une enquête pénale contre les médecins. À cet égard, elle relève toutefois que, après avoir ordonné une expertise médicolégale, le parquet a décidé de classer sans suite la plainte pénale du requérant au motif que les infractions reprochées au personnel médical n’étaient pas constituées.

    58.  La Cour relève également que le requérant a utilisé la voie civile mise à sa disposition par le système juridique moldave et qu’il a cherché à obtenir réparation au moyen d’une action dirigée contre l’hôpital pénitentiaire. Dans le cadre de la procédure civile, il a pu présenter ses arguments, indiquer les éléments de preuve qui lui paraissaient pertinents et appropriés et participer aux audiences contradictoires portant sur le fond de l’affaire (paragraphes 32 et 34-38 ci-dessus). Au terme de la procédure, les juridictions civiles ont établi la responsabilité des médecins et alloué un dédommagement au requérant. Elle constate par conséquent que ce dernier a eu la possibilité de faire examiner par les autorités nationales les actions du personnel hospitalier qu’il considérait comme illégales.

    59.  Dès lors, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention.

    II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

    60.  Le requérant soutient que l’intervention chirurgicale non justifiée qu’il a subie ainsi que l’ablation de son nombril ont porté atteinte à son droit au respect de sa vie privée. Il invoque l’article 8 de la Convention, ainsi libellé dans ses passages pertinents en l’espèce :

    « 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée (...)

    2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

    61.  Le Gouvernement réitère ses arguments avancés sur le terrain de l’article 3 de la Convention.

    62.  La Cour relève que ce grief est lié à celui examiné ci-dessus sous l’angle de l’article 3 de la Convention pour autant qu’il concerne l’intervention chirurgicale subie par le requérant ; le présent grief doit donc aussi être déclaré recevable. Toutefois, eu égard à sa conclusion selon laquelle cette intervention chirurgicale était contraire à l’article 3 de la Convention (paragraphe 54 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément s’il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 8 de la Convention (voir, entre autres, V.C. c. Slovaquie, précité, § 144).

    III.  SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

    63.  Invoquant l’article 3 de la Convention, le requérant soutient que sa sortie de l’hôpital, qui a eu lieu quatre jours après son opération alors que - selon lui - son état ne le permettait pas, a constitué une torture.

    64.  La Cour note que le requérant a dû sortir de l’hôpital le 25 décembre 2000 afin de participer aux audiences devant un tribunal. Elle relève que, selon la fiche médicale correspondante, son état avait été jugé satisfaisant à ce moment-là (paragraphe 22 ci-dessus). Elle note aussi que la Cour suprême de justice n’a pas estimé que cette sortie avait fait subir au requérant des souffrances relevant du champ d’application de l’article 3 de la Convention (voir paragraphe 38 ci-dessus). La Cour constate que, d’après le rapport médical du 28 mai 2009, le requérant était inapte, le jour de sa sortie de l’hôpital, à participer aux actes de procédure pénale (paragraphe 39 ci-dessus). Toutefois, elle note que ce rapport a été établi huit ans et demi après les faits et qu’il s’appuie seulement sur des connaissances théoriques. Aux yeux de la Cour, ce rapport n’est pas en mesure d’infirmer le constat du chirurgien ayant examiné le requérant, selon lequel l’état de ce dernier était satisfaisant à sa sortie de l’hôpital. Dans ces conditions, la Cour juge non étayée l’allégation de torture que le requérant dit avoir subie en raison de sa sortie de l’hôpital quatre jours après son opération. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

    65.  Invoquant l’article 6 de la Convention, le requérant se plaint également d’un refus des tribunaux nationaux d’examiner son assertion selon laquelle il a été victime d’une expérience médicale. Il estime qu’il a été porté atteinte à son droit d’accès à un tribunal. Invoquant l’article 10 de la Convention, le requérant allègue qu’il s’est vu refuser l’accès à son dossier médical. Enfin, sous l’angle de l’article 17 de la Convention, il se plaint d’une falsification des documents médicaux le concernant par les autorités étatiques.

    66.  Compte tenu de l’ensemble des éléments dont elle dispose, et pour autant qu’elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour ne relève parmi les griefs soulevés ci-dessus aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention. Il s’ensuit que cette partie de la requête est également manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

    IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    67.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommages

    68.  Le requérant réclame 7 000 MDL au titre du préjudice matériel qu’il dit avoir subi. Il n’indique pas de manière précise à quoi correspond cette somme. Il réclame également la somme de 105 000 EUR au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi.

    69.  Le Gouvernement estime que le requérant ne peut prétendre à aucun dédommagement.

    70.  La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué ; elle rejette par conséquent la demande y afférente. En revanche, elle estime que le requérant a dû éprouver une certaine détresse et subir un traumatisme psychologique liés aux défaillances des autorités compétentes. Statuant en équité, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 9 000 EUR pour dommage moral.

    B.  Frais et dépens

    71.  Le requérant demande également 600 EUR et 6 000 MDL pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Il fournit des justificatifs qui confirment le paiement de la somme de 2 640 MDL (soit environ 150 EUR) pour la traduction des observations et de documents.

    72.  Le Gouvernement considère que les prétentions du requérant sont dépourvues de fondement.

    73.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, et compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour accorde au requérant la somme de 150 EUR pour la procédure devant elle.

    C.  Intérêts moratoires

    74.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 3 et 8 de la Convention relatifs à l’intervention chirurgicale subie par le requérant et à l’absence de poursuites à l’encontre des médecins et irrecevable pour le surplus ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet substantiel ;

     

    3.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural ;

     

    4.  Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 8 de la Convention ;

     

    5.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

    i.  9 000 EUR (neuf mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

    ii.  150 EUR (cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens,

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

    6.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 juillet 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

    Santiago Quesada                                                                Josep Casadevall
            Greffier                                                                               Président


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