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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> MONTOYA v. FRANCE - 62170/10 - Chamber Judgment (French Text) [2014] ECHR 76 (23 January 2014)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2014/76.html
Cite as: [2014] ECHR 76

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    CINQUIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE MONTOYA c. FRANCE

     

    (Requête no 62170/10)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

     

    STRASBOURG

     

    23 janvier 2014

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

     


    En l’affaire Montoya c. France,

    La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

              Mark Villiger, président,
              Ann Power-Forde,
              Ganna Yudkivska,
              André Potocki,
              Paul Lemmens,
              Helena Jäderblom,
              Aleš Pejchal, juges,
    et de Stephen Philipps, greffier adjoint de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 décembre 2013,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 62170/10) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Francisco Montoya (« le requérant »), a saisi la Cour le 3 octobre 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Le requérant est représenté par Me F. de Cosnac, avocat à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

    3.  Le 21 novembre 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    4.  Le requérant réside à Sansan. Il est né en 1942 en Algérie, à Aïn El Hadjar, de parents également nés dans cette commune. L’Algérie était alors un département français, et le requérant relevait du statut civil de droit commun, applicable aux personnes d’origine européenne, par opposition au statut civil de droit local, applicable aux populations arabes ou berbères d’origine locale.

    5.  Durant la guerre d’Algérie, le requérant s’était engagé (en 1958) dans une des formations supplétives civiles de l’armée française, dites Moghaznis. Il quitta l’Algérie lorsqu’elle acquit l’indépendance.

    6.  À une date qu’il ne précise pas, le requérant déposa devant le Préfet du Gers une demande tendant à l’obtention de l’« allocation de reconnaissance » destinée aux rapatriés anciens membres des formations supplétives et assimilés. Sa demande fut rejetée par le Préfet le 9 novembre 2004 au motif qu’il était « rapatrié de souche européenne ». Il exerça vainement un recours gracieux : la décision et son motif furent confirmés le 21 janvier 2005.

    7.  Le requérant déposa une requête en annulation de cette dernière décision devant le tribunal administratif de Pau. Il soutenait essentiellement qu’en réservant de la sorte l’allocation de reconnaissance aux membres des formations supplétives qui avaient avant l’indépendance de l’Algérie un statut civil de droit local, à l’exclusion de ceux qui - comme lui - avaient un statut civil de droit commun, les autorités avaient méconnu les articles 14 de la Convention et 1 du Protocole no 1. Le tribunal rejeta la requête par un jugement du 25 janvier 2007.

    8.  Saisie par le requérant, la cour administrative d’appel de Bordeaux confirma ce jugement par une décision du 24 février 2009. Elle jugea que l’allocation de reconnaissance était un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1, mais conclut ainsi :

    « (...) les anciens supplétifs soumis au statut civil de droit local, qui relevaient d’un statut juridique spécifique, se trouvaient dans une situation objectivement différente de celle des anciens supplétifs soumis au statut civil de droit commun ; (...) par suite, si le législateur a subordonné l’octroi de l’allocation de reconnaissance à la soumission antérieure des intéressés au statut civil de droit local, une telle condition est fondée sur un critère objectif et rationnel en rapport avec les buts de la loi, et ne méconnaît pas les stipulations précitées de la Convention (...) ».

    9.  Le 7 avril 2010, le Conseil d’État déclara non-admis le pourvoi formé par le requérant.

    II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

    10.  Les personnes de statut civil de droit local originaires d’Algérie ont perdu automatiquement la nationalité française le 1er janvier 1963. L’article 2 de l’ordonnance no 62-825 du 21 juillet 1962 (en vigueur jusqu’au 21 mars 1967), a toutefois donné la possibilité à celles qui avaient établi leur domicile en France ainsi qu’à leurs enfants de se faire reconnaître la nationalité française par déclaration.

    11.  La loi no 87-549 du 16 juillet 1987 relative au règlement de l’indemnisation des rapatriés (article 9) a institué une allocation de 60 000 francs (FRF) au profit des anciens harkis, moghaznis et personnels des diverses formations supplétives ayant servi en Algérie, qui avaient conservé la nationalité française en application de l’article 2 de l’ordonnance no 62-825 du 21 juillet 1962 relative à certaines dispositions concernant la nationalité française et qui étaient domiciliés en France.

    Une allocation forfaitaire complémentaire de 110 000 FRF a été créée par la loi du 11 juin 1994 relative aux rapatriés anciens membres des formations supplétives et assimilés ou victimes de la captivité en Algérie (article 2) au bénéfice de ceux-ci.

    12.  Par la suite, la loi du 30 décembre 1999 (article 47) a institué, à compter du 30 décembre 1999, une « rente viagère » (dont le montant sera ensuite fixé par décret à 9 000 FRF par an) sous conditions d’âge (l’âge minimum sera fixé ultérieurement par décret à 60 ans) et de ressources, au bénéfice des supplétifs visés à l’article 9 de la loi du 16 juillet 1987 précitée. L’article 67 de la loi de finance rectificative pour 2002, du 30 décembre 2002, a rebaptisé cette « rente viagère », « allocation de reconnaissance », et a supprimé la condition de ressources.

    13.  Les articles 1 et 2 du décret no 2003-167 du 28 février 2003 pris pour l’application de l’article 67 de la loi de finances rectificative pour 2002 sont ainsi libellés :

    Article 1

    « Une allocation de reconnaissance non réversible, indexée sur le taux d’évolution en moyenne annuelle des prix à la consommation de tous les ménages (hors tabac), est versée en faveur des personnes âgées de soixante ans au moins, désignées au premier alinéa de l’article 2 de la loi du 11 juin 1994 susvisée et de leurs conjoints ou ex-conjoints survivants non remariés. (...) ».

    Article 2

    « Le montant de l’allocation est de 1 830 euros par an. Ce montant est indexé le 1er octobre de chaque année par arrêté du ministre en charge des rapatriés, sur le taux d’évolution annuelle des prix à la consommation de tous les ménages (hors tabac) au 1er janvier de l’année en cours ».

    14.  Dans une décision du 30 mai 2007 (no 282553 ; Union nationale laïque des anciens supplétifs), le Conseil d’Etat a rejeté la thèse selon laquelle ce dispositif était contraire à l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 en ce qu’il institue une différence de traitement entre les anciens supplétifs soumis au statut civil de droit local et les anciens supplétifs soumis au statut civil de droit commun. Après avoir souligné que l’allocation de reconnaissance « a le caractère d’un bien au sens de cette dernière disposition », il a rappelé « qu’une distinction entre des personnes placées dans une situation analogue est discriminatoire, au sens de l’article 14, si elle n’est pas assortie de justifications objectives et raisonnables, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un objectif d’utilité publique ou si elle n’est pas fondée sur des critères objectifs et raisonnables en rapport avec les buts de la loi ». Il a ensuite jugé ce qui suit :

    « (...) l’allocation de reconnaissance vise à reconnaître les sacrifices consentis par les harkis, moghaznis et anciens membres des formations supplétives et assimilés en Algérie soumis au statut civil de droit local, qui se sont installés en France, et a pour objet de compenser les graves préjudicies qu’ils ont subis lorsque, contraints de quitter l’Algérie après l’indépendance, ils ont été victimes d’un déracinement et connu des difficultés spécifiques et durables d’insertion lors de leur accueil et de leur séjour en France ; (...) les intéressés, qui relevaient d’un statut juridique spécifique, se trouvaient dans une situation objectivement différente de celle des anciens supplétifs soumis au statut civil de droit commun ; (...) par suite, si le législateur a subordonné l’octroi de l’allocation de reconnaissance à la soumission antérieure des intéressés au statut civil de droit local, une telle condition est fondée sur un critère objectif et rationnel en rapport avec les buts de la loi, et ne méconnaît pas les stipulations précitées de la Convention (...) ».

    15.  Dans ses conclusions devant le Conseil d’État dans le cadre de cette affaire, la commissaire du gouvernement indique que tous les supplétifs ont connu la même situation durant la guerre, quel que soit leur statut, et que tous méritent à ce titre la reconnaissance de la Nation. Elle précise que le rapatriement des « Pieds-Noirs » (c’est-à-dire des Français d’origine européenne installés en Afrique du nord et plus précisément en Algérie, jusqu’à l’indépendance de ce pays[1]) et, parmi eux, des supplétifs d’origine européenne, n’a pas été exempt de souffrances : ils ont subi la réticence des autorités à mettre immédiatement en place les moyens d’un rapatriement de masse, la désorganisation, les violences de l’organisation-armée secrète (« OAS ») et les expropriations brutales, enlèvements et assassinats du front de libération nationale (« FLN »). Elle constate de plus qu’ils ont eu des difficultés à se réinsérer en France, dans une société métropolitaine que beaucoup ne connaissaient pas et qui souvent leur reprochait la guerre et les crimes de l’OAS. Elle relève toutefois que ces conditions furent plus difficiles encore pour les supplétifs d’origine arabe ou berbère et leurs familles : bien que conscientes des risques de représailles auxquels ils étaient exposés puis informées des massacres dont ils ont fait l’objet à partir de juillet 1962, les autorités françaises ont montré de fortes réticences à accepter leur venue en France, interrompant les rapatriements au plus fort de ces massacres pour ne les reprendre qu’en septembre 1962 dans l’urgence et la panique. Elle ajoute que, soupçonnés de complicité avec l’OAS, ils ont été mal accueillis en France, où ils ont été dirigés vers des camps militaires d’où certains partiront au bout de quelques semaines pour des foyers pour travailleurs migrants ou des hameaux de forestage, mais où d’autres resteront durant plusieurs années. Elle précise que ce sont des émeutes d’enfants de supplétifs au milieu des années 1970 qui ont révélé à la société française la relégation dans laquelle vivait cette communauté, caractérisée par la détresse, les difficultés économiques et le chômage endémique. Elle ajoute également que, si l’ensemble des rapatriés ont bénéficié des dispositifs et aides mis en place à leur intention, dans les faits, les personnes d’origine arabo-berbère ont eu plus de difficultés à justifier la réalité et la consistance des biens matériels perdus et ont donc à peine profité des dispositifs d’indemnisation.

    La commissaire du gouvernement en déduit que les anciens supplétifs d’origine arabo-berbère ont pris des risques particuliers et ont consenti des sacrifices spécifiques, et relève en outre que le dévouement à la France dont ils ont fait preuve était particulièrement douloureux puisqu’à la différence des anciens supplétifs d’origine européenne, il impliquait le choix entre deux appartenances. Selon elle, la spécificité de la situation des premiers est pertinente au regard de l’objet de l’allocation de reconnaissance, qui n’est pas d’exprimer la reconnaissance de la Nation à l’égard de l’action des anciens supplétifs pendant la guerre d’Algérie - cette reconnaissance s’étant exprimée plutôt par l’attribution à tous les supplétifs de la qualité d’anciens combattants, souligne-t-elle - mais de récompenser un dévouement particulier à la France et de compenser des sacrifices.

    16.  La condition de nationalité - qui avait déjà été censurée par le Conseil d’Etat par une décision du 27 juin 2005 (pourvoi no 251766) - a été supprimée en 2011, le Conseil constitutionnel l’ayant déclarée contraire à la Constitution par une décision no 2010-93 QPC du 4 février 2011. Il a notamment spécifiquement déclaré inconstitutionnelle la disposition suivante, qui figurait dans l’article 9 de la loi du 16 juillet 1987 précitée : « qui ont conservé la nationalité française en application de l’article 2 de l’ordonnance no 62-825 du 21 juillet 1962 relative à certaines dispositions concernant la nationalité française, prises en application de la loi no 62-421 du 13 avril 1962 ».

    Constatant que les dispositions législatives ainsi déclarées contraires à la Constitution étaient les seules, par les renvois qu’elles opéraient, à réserver le bénéfice de l’allocation de reconnaissance aux membres des formations supplétives qui avaient un statut civil de droit local, la cour administrative d’appel de Nantes a, dans une décision du 8 décembre 2011, jugé que l’allocation ne pouvait plus être refusée par ce motif à d’anciens supplétifs de statut civil de droit commun. Cette conclusion a été confirmée par le Conseil d’Etat par une décision du 20 mars 2013 (pourvoi no 356184 ; voir aussi une décision du même jour sur le pourvoi no 345648).

    EN DROIT

          SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINE AVEC L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

    17.  Le requérant se plaint du rejet de sa demande d’allocation de reconnaissance au motif qu’il est « rapatrié de souche européenne ». Il estime que le régime de cette allocation repose sur une discrimination fondée sur l’origine de la naissance et le mode d’acquisition de la nationalité française, et dénonce une violation des articles 14 de la Convention et 1 du Protocole no 1 combinés, aux termes desquels :

    Article 14 de la Convention

    « La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

    Article 1 du Protocole no 1

    « Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

    Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

    A.  Thèses des parties

    1.  Le Gouvernement

    18.  Le Gouvernement déclare ne pas contester que l’attribution de l’allocation de reconnaissance relève du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1, mais considère que le grief tiré de l’article 14 combiné avec cette disposition est manifestement mal fondé. Selon lui, il existe une différence objective et raisonnable entre les membres des formations supplétives qui relevaient du statut civil de droit local et ceux qui, tel le requérant, relevaient du statut civil de droit commun. Selon lui, cela justifie que le bénéfice de l’allocation de reconnaissance ait été réservé aux premiers.

    19.  Le Gouvernement explique que jusqu’à la date de l’indépendance de l’Algérie, la quasi-totalité des populations algériennes d’origine arabo-berbères avaient un statut civil de droit local, par opposition au statut civil de droit commun des personnes originaires de métropole, et qu’à la différence des seconds, les premiers ont perdu la nationalité française à la date de l’indépendance, sauf à avoir souscrit une déclaration récognitive de nationalité française. Il explique également qu’au cours de la guerre d’Algérie, le Haut commandement militaire et le Gouverneur général d’Algérie ont constitué des formations supplétives, qui ont compté entre 150 000 à 160 000 hommes, dont 9 000 relevaient du statut civil de droit commun ; les autres relevaient du statut civil de droit local. Le Gouvernement indique ensuite que tous ont pu bénéficier d’aides visant à faciliter leur installation sur le territoire métropolitain, puis se sont vus reconnaître la qualité d’ancien combattant par la loi du 9 décembre 1974, ce qui leur a ouvert le bénéfice d’avantages et de protections réservés à ceux qui ont combattu pour la Nation. Il ajoute toutefois que le législateur a jugé nécessaire de mettre en sus en œuvre des aides spécifiques au seul profit des anciens membres des forces supplétives qui avaient un statut civil de droit local, eu égard aux difficultés et souffrances particulières qu’ils ont endurées.

    20.  Sur ce dernier point, le Gouvernement expose qu’au moment de l’accession de l’Algérie à l’indépendance, les supplétifs d’origine arabo-berbère firent globalement le choix de demeurer sur le territoire algérien car les accords d’Évian du 18 mars 1962 leur avaient garanti l’immunité. Or, indique le Gouvernement, entre 60 000 et 80 000 de ces anciens supplétifs, considérés comme des traitres, furent tués à partir de juillet 1962, et ce n’est qu’en septembre 1962 que 85 000 d’entre eux purent rejoindre la France. Il ajoute qu’eux-mêmes et les membres de leurs familles y connurent des conditions d’accueil difficiles : ils furent dans un premier temps stationnés dans des camps militaires, puis certains d’entre eux, dans des foyers pour travailleurs migrants ou bien, pour ceux qui étaient employés dans des chantiers forestiers, dans des hameaux construits spécialement ; ils rencontrèrent de fortes difficultés d’intégration, et nombre d’entre eux, dans l’incapacité de fournir les éléments permettant d’établir la consistance du patrimoine qu’ils avaient laissé derrière eux en Algérie, ne purent bénéficier des dispositifs d’indemnisation ouverts aux rapatriés. C’est, indique le Gouvernement, la révolte des enfants devenus adultes des anciens supplétifs d’origine arabo-berbère, fortement frappés par l’exclusion, qui a attiré l’attention des pouvoirs publics sur leur sort.

    21.  Le Gouvernement souligne que ces personnes qui, du fait de leur dévouement particulier à la France, n’ont eu d’autre choix que d’abandonner leur société d’origine et de renoncer à leurs racines, n’ont pas été accueillies dans des conditions de dignité à la hauteur des sacrifices qu’ils ont consentis et de la souffrance qu’ils ont endurée. L’allocation de reconnaissance vise ainsi à compenser les difficultés particulières qu’ils ont rencontrées. D’après lui, si les souffrances endurées par les anciens supplétifs de statut civil de droit commun ne doivent pas être minorées, il faut constater qu’ils ont connu un traitement différent de celui des anciens supplétifs de droit local, qu’ils n’ont pas connu des difficultés d’intégration sociale ou professionnelle liées à la langue et la culture comparables à celles que ces derniers ont rencontrées et qu’il n’ont pas eu à faire un choix définitif entre deux appartenances nationales. Ainsi, compte tenu de la marge d’appréciation reconnue aux États contractants dans ce domaine (il se réfère à l’arrêt Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, CEDH 2008) et du caractère particulièrement sensible de ce sujet dans l’histoire de la France, le Gouvernement estime que la différence de traitement entre les anciens supplétifs à laquelle procède l’article 67 de la loi du 30 décembre 2002, selon qu’ils aient relevé, avant l’indépendance de l’Algérie, du statut civil de droit local ou du statut civil de droit commun, est objectivement justifiée et raisonnable.

    22.  Le Gouvernement indique que, si le Conseil constitutionnel a déclaré contraire à la Constitution la condition de nationalité française qui limitait jusque-là l’octroi de l’allocation de reconnaissance (décision du 4 février 2011 précitée), il ne s’est pas prononcé sur la constitutionnalité de la différence de traitement entre anciens supplétifs de statut local et anciens supplétifs d’origine européenne. Le dispositif de cette décision a toutefois entraîné également l’abrogation de cette distinction, ce dont les juridictions administratives ont ensuite tiré les conséquences en jugeant que l’allocation de reconnaissance ne pouvait être refusée au seul motif que l’ancien supplétif demandeur avait relevé non du statut de droit local mais du statut de droit commun.

    2.  Le requérant

    23.  Le requérant estime que la distinction entre les anciens supplétifs s’agissant de l’octroi de l’allocation de reconnaissance selon qu’ils relevaient du statut civil de droit local et du statut civil de droit commun ne repose sur aucun critère objectif et raisonnable. Selon lui, quels que soient leur origine ou leur statut, les supplétifs rapatriés ont subi les mêmes préjudices : tous ont été contraints de quitter l’Algérie après l’indépendance, ont souffert du déracinement et ont connu des difficultés d’insertion en raison de leur engagement aux côtés des forces françaises. Il souligne que tel fut tout particulièrement son cas : s’il est de souche européenne, il n’en est pas moins né en Algérie de parents eux-mêmes nés en Algérie, de sorte que son départ après l’indépendance fut une souffrance comparable à celle d’un autochtone.

    24.  Le requérant met l’accent sur le fait que, postérieurement aux circonstances de sa cause, le 4 février 2011, le Conseil constitutionnel a déclarée inconstitutionnelle la condition de nationalité française qui limitait jusque-là l’octroi de l’allocation de reconnaissance (décision précitée). Il ajoute que, prenant acte du fait que les dispositions législatives ainsi déclarées contraires à la Constitution étaient les seules, par les renvois qu’elles opéraient, à réserver le bénéfice de l’allocation de reconnaissance aux membres des formations supplétives qui avaient un statut civil de droit local, le juge administratif a considéré que l’allocation ne pouvait plus être refusée par ce motif à d’anciens supplétifs de statut civil de droit commun. Il renvoie en particulier aux deux décisions du Conseil d’État du 20 mars 2013 précités. Il en résulte, indique-t-il, que les juridictions administratives font désormais droit aux demandes d’allocation de reconnaissance formulées par d’anciens supplétifs de statut civil de droit commun, de sorte qu’il aurait eu gain de cause si son recours avait été examiné postérieurement au 4 février 2011.

    B.  Appréciation de la Cour

    1.  Sur la recevabilité

    25.  La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

    2.  Sur le fond

    26.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’article 14 complète les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante puisqu’il vaut uniquement pour la « jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins de ces clauses (voir, par exemple, Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 39, CEDH 2005-X, Burden, précité, § 58, et X et autres c. Autriche [GC], n19010/07, § 94, CEDH 2013). L’interdiction de la discrimination que consacre l’article 14 dépasse donc la jouissance des droits et libertés que la Convention et ses Protocoles imposent à chaque État de garantir. Elle s’applique également aux droits additionnels, relevant du champ d’application général de tout article de la Convention, que l’État a volontairement décidé de protéger (décision Stec et autres précitée, § 40).

    27.  Ainsi, dans l’affaire Stec précitée, la Cour a jugé qu’un droit à une prestation sociale non contributive relevait du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1. Elle a précisé que, dans des cas tels que celui-ci, où des requérants formulent sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 un grief aux termes duquel ils auraient été privés, en tout ou en partie et pour un motif discriminatoire visé à l’article 14, d’une prestation donnée, le critère pertinent consiste à rechercher si, n’eût été la condition d’octroi litigieuse, les intéressés auraient eu un droit, « sanctionnable » devant les tribunaux internes, à percevoir la prestation en cause. Elle a ajouté que, si le Protocole no 1 ne comporte pas un droit à percevoir des prestations sociales, de quelque type que ce soit, lorsqu’un État décide de créer un régime de prestations il doit le faire d’une manière compatible avec l’article 14 (décision précitée, § 55).

    28.  La Cour estime que ce raisonnement doit être suivi en l’espèce s’agissant de l’allocation de reconnaissance dont le requérant réclamait l’octroi. Elle observe en particulier qu’en sa qualité d’ancien membre d’une formation supplétive ayant servi en Algérie, âgé de plus de 60 ans, domicilié en France et de nationalité française, il aurait eu un droit « sanctionnable » à la percevoir s’il avait relevé, avant son rapatriement, du statut civil de droit local plutôt que du statut civil de droit commun. Elle note au surplus que le Gouvernement ne conteste pas que les faits tombent sous l’empire de l’article 1 du Protocole no 1 (paragraphe 18 ci-dessus) et que, comme la cour administrative d’appel de Bordeaux en l’espèce (paragraphe 8 ci-dessus), le Conseil d’Etat a jugé dans une affaire antérieure que cette allocation avait le caractère d’un bien au sens de cette dernière disposition (paragraphe 14 ci-dessus).

    29.  La Cour retient en conséquence que les intérêts du requérant entrent dans le champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1 et dans celui du droit au respect des biens qu’il garantit, ce qui suffit pour rendre l’article 14 de la Convention applicable (voir Stec et autres, décision précitée, § 56).

    30.  Cela étant, la Cour rappelle que, pour qu’un problème se pose au regard de l’article 14 il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations comparables. Une telle distinction est discriminatoire si elle manque de justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Par ailleurs, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (voir, parmi d’autres, précités, Stec et autres, §§ 51-52, Burden, § 60, et X et autres, § 98). Cette marge est d’ordinaire ample lorsqu’il s’agit de prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale (voir notamment, Stec et Burden, précités, mêmes références).

    31.  La Cour constate que la différence de traitement dénoncée par le requérant entre les anciens supplétifs qui relevaient du statut civil de droit local et les anciens supplétifs qui relevaient du statut civil de droit commun, révèle une distinction entre les anciens supplétifs d’origine arabe ou berbère et les anciens supplétifs d’origine européenne. Cette distinction s’opère au sein d’un groupe de personnes qui ont en commun d’être d’anciens membres des formations supplétives auxquelles les autorités françaises ont eu recours lors de la guerre d’Algérie et d’avoir été rapatriées en France à la fin de celle-ci. Qu’elles aient été d’origine européenne ou d’origine arabe ou berbère, elles se trouvent dans une situation comparable quant à la revendication de la reconnaissance par la France de leur dévouement à son égard - similitude que cette dernière a d’ailleurs admise en leur accordant à toutes, sans distinction, le statut d’ancien combattant - et des souffrances qu’elles ont endurées.

    32.  Il convient donc de vérifier si cette distinction poursuit un but légitime et s’il y a un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et ce but.

    33.  Le Gouvernement indique que tous les supplétifs rapatriés ont bénéficié d’aides visant à faciliter leur installation en France, puis se sont vus reconnaître la qualité d’ancien combattant, mais que le législateur a jugé nécessaire de mettre en sus en œuvre des aides spécifiques au profit des anciens supplétifs d’origine arabo-berbère eu égard aux difficultés et souffrances particulières qu’ils ont endurées.

    34.  La Cour constate que les explications du Gouvernement trouvent écho dans la décision du Conseil d’État du 30 mai 2007, qui retient notamment que les anciens supplétifs d’origine arabo-berbère ont été victimes d’un déracinement et connu des difficultés spécifiques et durables d’insertion lors de leur accueil et de leur séjour en France (paragraphe 14 ci-dessus). Les conclusions de la commissaire du gouvernement dans l’affaire qui a donné lieu à cette décision (paragraphe 15 ci-dessus) sont particulièrement explicites à cet égard.

    35.  Au vu de ces éléments, la Cour estime que la France a pu raisonnablement juger légitime de reconnaître spécifiquement le dévouement et la souffrance des anciens supplétifs d’origine arabe ou berbère. Par ailleurs, notant que l’allocation de reconnaissance n’est que l’une des modalités de la reconnaissance par la France du dévouement à son égard des anciens supplétifs et des souffrances qu’ils ont endurées, et prenant en compte la marge d’appréciation dont elle dispose, la Cour ne voit pas de raison de conclure qu’il est disproportionné de mettre en œuvre un dispositif réservé aux anciens supplétifs d’origine arabe ou berbère afin de réaliser ce but. On ne saurait donc retenir que la différence de traitement dont il est question manque de justification objective et raisonnable.

    36.  Il est vrai que dans sa décision du 4 février 2011, le Conseil constitutionnel a déclaré contraire à la Constitution, notamment, une partie de l’article 9 de la loi no 87-549 du 16 juillet 1987 dans laquelle il y avait une référence à l’article 2 de l’ordonnance no 62-825 du 21 juillet 1962 (paragraphe 16 ci-dessus). Il s’ensuit, comme le Conseil d’État l’a relevé dans ses décisions du 20 mars 2013 (paragraphe 16 ci-dessus), que la limitation du bénéfice de l’allocation aux seuls anciens suppléants de statut civil de droit local a ainsi été abrogée, avec effet à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel, c’est-à-dire au 5 février 2011. Toutefois, la décision du Conseil constitutionnel et les conséquences qui en découlent pour l’avenir ne changent rien à la conclusion de la Cour, qui concerne une situation jugée antérieurement à cette décision.

    37.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable ;

     

    2.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 janvier 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

    Stephen Philipps                                                                    Mark Villiger
      Greffier adjoint                                                                        Président



    [1] D’après le dictionnaire Larousse, édition 2013.


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