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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> CORAMAN v. TURKEY - 16585/08 - Chamber Judgment (French Text) [2014] ECHR 779 (15 July 2014) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2014/779.html Cite as: [2014] ECHR 779 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ÇORAMAN c. TURQUIE
(Requête no 16585/08)
ARRÊT
STRASBOURG
15 juillet 2014
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Çoraman c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 juin 2014,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 16585/08) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Yusuf Çoraman (« le requérant »), a saisi la Cour le 25 mars 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me G.R. Yılmaz, avocat à Antalya. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le requérant allègue en substance d’avoir subi des mauvais traitements lors de son arrestation et invoque l’article 3 de la Convention.
4. Le 7 novembre 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1982 et réside à Antalya.
6. Le 28 janvier 2007, vers 0 h 30, le requérant, alors qu’il se rendait à son travail de nuit en voiture, fut pris en chasse par une patrouille de police sur une route à Manavgat (district d’Antalya). Il ressort du procès-verbal établi que le requérant avait franchi la ligne blanche de la chaussée vers la droite et ne s’était pas arrêté malgré les sommations par haut-parleur et les gyrophares. Après une poursuite de voiture et, ayant constaté que le requérant était devenu dangereux pour la circulation de la ville, les policiers ouvrirent le feu en visant les pneus de son véhicule. Le pneu éclaté, le requérant s’arrêta au bord de la route. Le requérant tenta de s’enfuir et fut maîtrisé par la force. Il avait attaqué le policier, M.Ök., et l’avait blessé au cou. Il fut conduit au commissariat. Quant aux dires du requérant, avant l’immobilisation du véhicule, il avait téléphoné dans l’urgence à son patron A.A., pour lui demander du secours en lui disant que des inconnus lui avait tiré dessus. Le policier M.Ök. l’avait traîné par terre et insulté. Son patron A.A., était arrivé sur les lieux en compagnie de A.Ö.
7. Le rapport médical établi le 28 janvier 2007 à 1 h 12 à l’hôpital civil de Manavgat fit état d’une sensibilité dans l’oreille gauche du requérant et préconisa un examen par les services d’oto-rhino-laryngologie (ORL). Le rapport notait en outre que le requérant avait refusé de souffler dans l’éthylomètre mais que son état général témoignait qu’il était sous l’emprise d’une forte alcoolémie. Il fut relâché vers 4 h 00 du matin.
8. Le 29 janvier 2007, un spécialiste en ORL de l’hôpital civil de Manavgat fit un diagnostic de perforation tympanique de l’oreille droite de 2,5 mm dans le quadrant postéro-inférieur, et indiqua que celle-ci ne pourrait pas être guérie par une simple intervention médicale.
A. La procédure pénale entamée à l’encontre des policiers.
9. Le 3 avril 2007, le requérant porta plainte pour mauvais traitements et abus de pouvoir contre les policiers M.Ök., M.Ön. et V.A. Le 11 avril 2007, il fut entendu par le procureur. Il déclara en substance ceci :
- Une voiture sans aucun signe distinctif le poursuivait sur la route de la plage, et avait ouvert le feu sur lui. Il avait eu le temps d’appeler son patron A.A. pour demander de l’aide. Il s’était arrêté et un policier l’avait tiré par son col et obligé à se coucher au sol tout en l’insultant. On l’avait frappé à coups de pied à la tête. Deux autres policiers lui avaient bloqué les bras pendant que le troisième le frappait. A.A. et A.Ö. étaient arrivés sur les lieux et l’avaient sauvé des coups des policiers. Celui qui lui avait porté des coups à la tête était M.Ök.
10. Les témoins de l’incident A.A. et A.Ö. furent entendus par le parquet. Ils déclarèrent en substance ceci :
- Quand le requérant les avait appelés, ils se trouvaient à 500 mètres de lui, et quand ils étaient arrivés sur place, ils avaient vu le policier M.Ök. l’extraire de sa voiture et le frapper au visage ; le requérant était alors tombé par terre et M.Ök. lui avait donné des coups de pied. Ils (A.A. et A.Ö) étaient intervenus pour les séparer. Le pneu de la voiture ayant éclaté, ils avaient attendu une remorque. Par la suite, seul le requérant avait été conduit au commissariat.
11. Le 10 mai 2007, le parquet s’adressa à la préfecture de Manavgat pour demander l’autorisation d’ouverture d’une instruction à l’encontre des policiers.
12. Le 15 juin 2007, le préfet refusa l’autorisation de l’ouverture d’une instruction pénale à l’encontre des policiers au sujet des allégations de mauvais traitements du requérant. Dans ses motifs, le préfet exposait la version des faits suivante :
- Le requérant avait commis un délit de fuite après avoir grillé un feu rouge. Une équipe de police en service s’était lancée à sa poursuite et avait procédé à des sommations par mégaphone. Le requérant n’ayant pas obtempéré, les policiers avaient neutralisé sa voiture, et lors de la course poursuite à pied qui avait suivi, le requérant était tombé par terre. Lorsque le policier M.Ök. avait voulu soulever le requérant, ce dernier l’avait attrapé à la gorge. Il avait été arrêté au moyen de la force. Une autre équipe de police avait été appelée en renfort. Il s’était avéré que le requérant était sous l’emprise de l’alcool. Le Gouvernement versa dans le dossier un rapport médical constatant « des rougeurs légers sur le cou et sur les bras » du policier M.Ök.
13. Le 29 juin 2007, le requérant s’opposa à cette décision devant le tribunal administratif d’Antalya.
14. Le 12 juillet 2007, le parquet rendit une décision de non-lieu en se référant au refus d’autorisation d’ouverture d’une action pénale rendu par la préfecture.
15. Le 26 septembre 2007, le tribunal administratif rejeta l’opposition formulée par le requérant.
B. La procédure civile en indemnisation entamée par le requérant
16. Le 4 avril 2007, le requérant engagea une action civile auprès du tribunal de grande instance de Manavgat contre le policier M.Ök. et demanda réparation du dommage matériel et moral qu’il estimait avoir subi.
17. Lors de la procédure, le tribunal de grande instance entendit les policiers, le requérant et les témoins cités et versa dans le dossier le rapport médical du 29 janvier 2007 constatant que la blessure du requérant ne pourrait pas être soignée par une simple intervention médicale. Les témoins A.A. et A.Ö. réitérèrent leurs dépositions déjà recueillies par le parquet.
18. Le 9 juin 2009, le tribunal de grande instance condamna M.Ök. à indemniser le requérant à hauteur de 500 livres turques (TRY) (environ 232 euros (EUR)) pour dommage matériel et 5 000 TRY (environ 2 325 EUR) pour dommage moral. Dans les motifs de son jugement, le tribunal de grande instance retint la responsabilité des policiers en les critiquant pour « avoir poursuivi comme un grand criminel le requérant, qui avait seulement grillé un feu rouge, en tirant des coups de feu dans les pneus de sa voiture ».
Pour l’exécution du jugement, M.Ök. paya au requérant de façon mensuelle un montant proportionnel à son salaire.
C. L’ouverture ultérieure d’une instruction pénale à l’encontre de l’agent de police M.Ök.
19. Le 19 janvier 2012, après la communication de la requête au Gouvernement, le parquet de Manavgat a rouvert le dossier, en rappelant que depuis la modification de la loi no 4483 relative aux poursuites des fonctionnaires (paragraphe 21 ci-dessous), les plaintes concernant les mauvais traitements et abus de pouvoir dans l’exercice de la fonction publique n’étaient pas soumises à une demande d’autorisation. Le requérant et les policiers accusés, ainsi que les témoins furent de nouveau entendus par le parquet.
20. Par un acte d’accusation du 23 juillet 2012, le procureur ouvrit une action publique à l’encontre de M.Ök. pour abus de pouvoir dans l’exercice de ses fonctions sur le fondement des articles 256, 86/1 et 53/1 du code pénal. Cette procédure est toujours en cours.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
21. La loi no 4483 relative aux poursuites contre des fonctionnaires, entrée en vigueur le 2 décembre 1999, a été modifiée le 2 janvier 2003 par la loi no 4778, qui a exclu du champ d’application de la première les poursuites du chef de mauvais traitements (article 243 de l’ancien code pénal et articles 94 et 95 du nouveau code pénal du 26 septembre 2004) ou d’excès de recours à la force (article 245 de l’ancien code pénal et article 256 du nouveau code pénal).
À l’heure actuelle, nonobstant l’éventuelle qualité d’agent de l’État de leur auteur, la poursuite de ces infractions relève du droit commun, donc de la compétence des procureurs de la République, sans nécessité d’une autorisation préalable d’ouverture d’instruction.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
22. Invoquant les articles 3 et 6 de la Convention, le requérant se plaint d’avoir été soumis à des mauvais traitements lors de son arrestation et d’avoir été privé d’une enquête effective à ce sujet.
23. La Cour estime opportun d’examiner ces griefs sous l’angle de l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur la recevabilité
24. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter la présente requête pour non-épuisement des voies de recours, en se référant à l’ouverture récente d’une procédure pénale à l’encontre de M.Ök. Il fait également observer que le requérant a obtenu gain de cause dans la procédure d’indemnisation et que le policier incriminé lui a payé des dommages. Il estime ainsi que le requérant a perdu la qualité de victime.
25. La Cour note qu’après la plainte du requérant, le 12 juillet 2007, le parquet avait rendu une décision de non-lieu pour se conformer au refus de la préfecture d’autoriser l’ouverture d’une instruction à l’encontre des policiers. Elle observe ensuite, qu’effectivement, à la suite de la communication de la requête au Gouvernement, le parquet a bien entamé une procédure pénale à l’encontre de M.Ök. le 23 juillet 2012. Cette procédure est toujours pendante.
26. Quant à la question de l’épuisement des recours internes, la Cour relève que le requérant a déposé, le 3 avril 2007, une plainte devant le procureur de la République contre les policiers responsables de son arrestation. Cette plainte avait fait l’objet d’une décision de non-lieu rendue par le parquet le 12 juillet 2007 et devenue définitive faisant suite au rejet de l’opposition par le tribunal administratif, le 26 septembre 2007. Il avait également ouvert une procédure civile pour indemnisation. Par conséquent, la Cour considère que le requérant avait épuisé les voies de recours qui lui étaient accessibles (voir, mutatis mutandis, Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 86, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII).
27. Pour ce qui est de l’ouverture d’une instruction pénale en 2012, l’examen de l’effectivité de cette nouvelle procédure apparaît prématuré et ne saurait être examiné dans la présente affaire. La Cour rejette donc l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement.
28. Sur la question de la qualité de victime, la Cour rappelle qu’une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (voir, par exemple, Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, § 69, série A no 51, Amuur c. France, 25 juin 1996, § 36, Recueil 1996-III, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 44, CEDH 1999-VI, Jensen c. Danemark (déc.), no 48470/99, CEDH 2001-X, et Torreggiani et autres c. Italie, nos 57875/09, 46882/09, 55400/09, 57875/09, 61535/09, 35315/10 et 37818/10, § 38, 8 janvier 2013). En l’espèce, s’agissant le volet matériel de l’article 3, la Cour observe que le requérant a effectivement eu gain de cause à la fin de la procédure civile et obtenu des indemnités. Toutefois, le montant accordé (environ 2 325 EUR, paragraphe 18 ci-dessus) et payé par des mensualités déduites du salaire du policier condamné M.Ök. ne saurait être considéré suffisante pour ôter la qualité de victime du requérant. Partant, la Cour rejette l’exception préliminaire du Gouvernement relative à l’absence de qualité de victime du requérant concernant le volet matériel de l’article 3 de la Convention.
29. S’agissant du volet procédural, elle rappelle que l’État a une obligation positive de conduire une « enquête officielle et effective » propre à mener à l’identification et à la punition des responsables lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi un traitement contraire à l’article 3 de la Convention (Slimani c. France, no 57671/00, §§ 30 et 31, CEDH 2004-IX, et Assenov et autres, précité, § 102). La Cour estime donc que l’exception du Gouvernement à cet égard soulève des questions étroitement liées à celles se rapportant au bien-fondé du grief formulé par le requérant sur le terrain de l’article 3 de la Convention. Elle la joint donc au fond.
30. La Cour constate que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Sur les allégations de mauvais traitements
31. Le Gouvernement ne conteste pas les allégations du requérant quant au contenu des rapports médicaux. Toutefois, il rappelle qu’une procédure pénale est en cours à l’encontre du policier mis en cause.
32. La Cour rappelle d’abord que, pour tomber sous le coup de l’article 3, les mauvais traitements doivent atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des circonstances propres à l’affaire, telles que la durée du traitement ou ses effets physiques ou psychologiques et, dans certains cas, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime. Elle rappelle ensuite que, lorsqu’un individu se trouve privé de sa liberté ou, plus généralement, se trouve confronté à des agents des forces de l’ordre, par exemple lors d’une arrestation, l’utilisation à son égard de la force physique excessive et injustifiée par rapport à son comportement constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 (voir, parmi d’autres, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 120, CEDH 2000-IV)
33. La Cour rappelle que des allégations de mauvais traitements doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés (voir, mutatis mutandis, Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 30, série A no 269). Pour l’établissement des faits, elle se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », une telle preuve pouvant résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 161, série A no 25).
34. Dans les circonstances où il est question de recours à la force rendu strictement nécessaire pour procéder à l’arrestation, il échet de rechercher si cet usage de la force a été proportionné (Altay c. Turquie, no 22279/93, § 54, 22 mai 2001, et Hulki Güneş c. Turquie, no 28490/95, § 70, CEDH 2003-VII). À cet égard, la Cour rappelle attacher une importance particulière aux lésions ou séquelles qui ont été occasionnées et aux circonstances dans lesquelles elles l’ont été (R.L. et M.-J.D. c. France, no 44568/98, § 68, 19 mai 2004, et Gülizar Tuncer c. Turquie, no 23708/05, § 31, 21 septembre 2010).
35. En l’espèce, la Cour observe que le rapport médical établi quelques heures après l’arrestation du requérant fait état d’une lésion dans l’oreille gauche qui ne pouvait pas être soignée par simple intervention médicale. Elle note également que le mauvais traitement infligé au requérant par le policier M.Ök. a fait l’objet d’une action civile en dédommagement de la part du requérant et que ce dernier a obtenu gain de cause devant le tribunal de grande instance. Par ailleurs, le jugement rendu par ce tribunal met en exergue, dans ses motifs, la responsabilité des policiers et le caractère excessif du recours à la force à l’égard du requérant (paragraphe 18 ci-dessus). Il ressort des pièces du dossier que d’autres éléments plaident en faveur de la version du requérant. En effet, les deux témoins cités par le requérant lors de l’introduction de sa plainte initiale en 2007 et pendant la procédure civile devant le tribunal de grande instance, A.A. et A.Ö., avaient confirmé la version du requérant devant les magistrats en affirmant qu’ils avaient vu M.Ök. battre le requérant à coups de pied (paragraphes 10 et 17 ci-dessus).
36. Au vu de l’ensemble des éléments soumis à son appréciation, la Cour, à l’instar du tribunal de grande instance, juge établi que la lésion relevée sur le corps du requérant dans le rapport médical du 29 janvier 2007 avait une gravité certaine et a pour origine un traitement dont le Gouvernement porte la responsabilité.
37. Partant, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel.
2. Sur le caractère effectif des investigations menées
38. La Cour rappelle que, lorsqu’un individu affirme de manière défendable que des agents de l’État lui ont fait subir un traitement contraire à l’article 3, les autorités compétentes se doivent de conduire une « enquête officielle et effective », propre à permettre l’établissement des faits ainsi que l’identification et la punition des responsables (Assenov et autres, précité, § 102). S’il n’en allait pas ainsi, l’interdiction légale générale de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants serait, nonobstant son importance fondamentale, inefficace en pratique, et il serait possible dans certains cas à des agents de l’État de fouler aux pieds, en jouissant d’une quasi-impunité, les droits de ceux qui sont soumis à leur contrôle (Caloc c. France, no 33951/96, § 89, CEDH 2000-IX, et Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 134, CEDH 2004-IV).
39. La Cour rappelle également qu’il ne s’agit pas d’une obligation de résultat, mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question. En cas de déficience affaiblissant sa capacité à établir la cause des blessures relevées sur le corps du plaignant ou les responsabilités à cet égard, l’enquête risque de ne pas répondre à cette norme (Batı et autres, précité, § 134).
40. En l’espèce, la Cour note que le procureur de la République de Manavgat, après avoir entendu le requérant, s’est adressé à la préfecture de Manavgat pour demander l’autorisation de poursuivre les policiers incriminés (paragraphe 11 ci-dessus). Le préfet ayant refusé l’autorisation, le parquet a dans un premier temps rendu une décision de non-lieu le 12 juillet 2007. Or, dans la présente affaire, ce n’est que cinq ans plus tard, le 19 janvier 2012, que le parquet a fini par rouvrir l’instruction et engager des poursuites pénales à l’encontre du policier M.Ök. La Cour constate par ailleurs, que depuis l’amendement intervenu par la loi no 4778 en date du 2 janvier 2003, les plaintes concernant des allégations de mauvais traitements ne devraient plus faire l’objet d’une demande d’autorisation d’ouverture d’instruction (paragraphes 19 et 21 ci-dessus).
41. Pour la Cour, le temps écoulé entre la plainte initiale et l’ouverture d’une instruction ne saurait être compatible avec les exigences de promptitude posées par la jurisprudence relativement à l’article 3 de la Convention (a contrario, Çelik et İmret c. Turquie, no 44093/98, §§ 54-60, 26 octobre 2004, et Amine Güzel c. Turquie, no 41844/09, §§ 42-43, 17 septembre 2013).
42. Cela suffit à la Cour pour rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement relative à l’absence de qualité de victime s’agissant du volet procédural de l’article 3 et pour dire qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION
43. Le requérant dénonce une violation de l’article 5 de la Convention, affirmant que les policiers ne l’avaient pas informé des raisons de son arrestation.
44. Le Gouvernement excipe que le grief est tardif et doit être rejeté.
45. La Cour observe que la garde à vue du requérant a pris fin le 27 janvier 2007 avec la remise en liberté de celui-ci, alors que la requête n’a été introduite que le 25 mars 2008. Elle rappelle avoir, dans maintes affaires portant sur des situations similaires, conclu que le délai de six mois prenait naissance à la date de la fin de la garde à vue (voir, parmi d’autres, Ersoy et Aslan c. Turquie, no 16087/03, § 27, 28 avril 2009, et Bağrıyanık c. Turquie, no 43256/04, § 23, 5 juin 2007). Elle relève en outre que l’examen de la présente affaire ne permet de discerner aucune circonstance particulière qui aurait pu interrompre ou suspendre le délai de six mois établi par l’article 35 § 1 de la Convention.
Cette partie de la requête est donc tardive et doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
46. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
47. Le requérant sollicite 100 000 euros (EUR) au titre des préjudices matériels et moraux qu’il aurait subis.
48. Le Gouvernement ne se prononce pas à ce sujet.
49. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 7 500 EUR pour dommage moral.
B. Frais et dépens
50. Le requérant demande 10 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Il ne présente aucune pièce justificative.
51. Le Gouvernement ne se prononce pas à ce sujet.
52. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Nevruz Bozkurt c. Turquie, no 27335/04, § 76, 1er mars 2011). En l’espèce et compte tenu de l’absence de documents justificatifs et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande du requérant relative aux frais et dépens.
C. Intérêts moratoires
53. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR :
1. Joint, à l’unanimité, au fond l’exception préliminaire du Gouvernement pour autant qu’elle concerne le volet procédural de l’article 3 de la Convention et la rejette ;
2. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant aux griefs tirés de mauvais traitements et irrecevable pour le surplus ;
3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet matériel et dans son volet procédural ;
4. Dit, par six voix contre une,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 juillet 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley Naismith Guido
Raimondi
Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Kūris.
G.R.A.
S.H.N.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DU JUGE KŪRIS
(Traduction)
1. J’ai voté contre le quatrième point du dispositif de l’arrêt. J’estime que le montant accordé au requérant est trop élevé.
2. L’intéressé, qui conduisait en état d’ivresse avancée et avait commis des infractions routières, représentait un réel danger pour la circulation. En outre, il a désobéi aux ordres de la police, qui a dû le prendre en chasse, il a tenté de s’enfuir lorsque son véhicule a été immobilisé par les policiers, et il a même résisté à son arrestation en agressant l’un d’entre eux (voir notamment les paragraphes 6 et 12 de l’arrêt). En pareilles circonstances, et en présence d’un tel comportement, l’usage de la force par la police est généralement indispensable. Il va sans dire que, même provoqué, l’usage de la force ne doit pas dégénérer en abus, comme ce fut malheureusement le cas en l’espèce. Les mauvais traitements subis par le requérant ne sont pas justifiés, et je souscris à l’opinion de la majorité selon laquelle il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.
3. Cela étant, les mots ont un sens, ou devraient à tout le moins en avoir un. Cela vaut pour les termes juridiques, même s’ils ont repris de manière routinière d’une affaire à une autre. Il est tristement ironique que la somme indiquée au point 4 du dispositif ait été allouée au titre du « dommage moral » subi par le requérant. Je ne vois rien de moral dans le comportement de l’intéressé, comportement qui a entraîné l’usage de la force à son égard. C’est pourquoi j’estime que la « satisfaction équitable » accordée au titre de ce dommage « moral » n’est pas équitable.