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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> MUGENZI v. FRANCE - 52701/09 - Chamber Judgment (French Text) [2014] ECHR 784 (10 July 2014) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2014/784.html Cite as: [2014] ECHR 784 |
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CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE MUGENZI c. FRANCE
(Requête no 52701/09)
ARRÊT
STRASBOURG
10 juillet 2014
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Mugenzi c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
Ann Power-Forde,
Vincent A. De Gaetano,
André Potocki,
Helena Jäderblom, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 juin 2014,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 52701/09) dirigée contre la République française et dont un ressortissant rwandais, M. Japhet Mugenzi (« le requérant »), a saisi la Cour le 24 septembre 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me H. Veyrieres, avocate à Rouen. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
3. Le requérant allègue que le rejet de sa demande de regroupement familial concernant deux de ses enfants, introduite dans le cadre de la procédure dite de « famille rejoignante » d’un réfugié, constitue une violation de son droit au respect de sa vie familiale garanti par l’article 8 de la Convention.
4. Le 21 septembre 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1950 et réside à Rouen.
6. Le 1er octobre 2001, après avoir fui le Rwanda, le requérant sollicita l’asile auprès de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA). Dans sa demande, il exposa la composition de sa famille, à savoir : son épouse, et ses huit enfants dont Lambert Sano, né le 9 novembre 1985, et Éric Ndizeye, né le 30 juin 1987, respectivement quatrième et cinquième enfants du couple, ainsi que deux petits-enfants, tous restés au Kenya.
7. Le 7 février 2003, l’OFPRA établit une fiche d’état civil familiale sur laquelle figure ses huit enfants.
8. Par une décision du 10 février 2003, le requérant se vit reconnaître la qualité de réfugié.
9. Le 5 mars 2003, le requérant déposa une demande de regroupement familial, dans le cadre de la procédure de « famille rejoignante » de réfugié statutaire (paragraphe 27 ci-dessous), au profit de sa femme et de ses enfants.
10. Par un courrier du 15 avril 2003, la sous-direction de la circulation des étrangers du ministère des Affaires étrangères écrivit au requérant pour lui demander copie de sa carte de réfugié et de résident en vue de l’instruction du dossier. Il lui fut précisé que la procédure ne concernait que le conjoint et les enfants de moins de dix-neuf ans, ce qui permettait d’exclure les trois premiers enfants du requérant nés en 1978, 1979 et 1980 ainsi que les petits-enfants.
11. Le 26 août 2004, la sous-direction des étrangers écrivit au requérant :
« J’ai l’honneur de vous informer que votre famille s’est présentée au consulat de France de Kigali pour la constitution des dossiers de demandes de visas, démunie de tout document permettant de les identifier.
Pour permettre aux autorités consulaires françaises de reprendre l’instruction de ces dossiers qui a été suspendue, il conviendrait de m’adresser (...) copie d’actes de naissance et de mariage, photocopie de carnet de santé de vos enfants, certificats de scolarité, photographies de toute votre famille datant de votre séjour au Rwanda ».
12. Le 15 septembre 2004, le requérant fit parvenir en réponse la photocopie des actes de naissance des cinq enfants concernés par le regroupement familial, des certificats de scolarité, des photographies. En ce qui concerne Lambert Sano et Éric Ndizeye, il fournit deux actes de naissance établis par le maire de Rukara (Rwanda) le 4 décembre 1993 et des attestations de l’Église Épiscopale au Rwanda sur lesquels figurent les dates de naissance précitées (paragraphe 6 ci-dessus).
Il précisa qu’il ne pouvait fournir les carnets de santé, à la suite du pillage de sa maison au Rwanda.
13. Le 17 novembre 2004, le Dr T., spécialiste en médecine tropicale au Kenya, médecin accrédité auprès de l’ambassade de France à Nairobi, établit deux certificats médicaux ainsi rédigés :
« To whom it may concern. This is to certify that I have today examined Mr Lambert Mugenzy and in my opinion he is 23/25 years of age ».
« To whom it may concern. This is to certify that I have today examined M. Éric Mugenzy and in my opinion he is 20/21 years of age ».
14. Selon le requérant, seul un test buccal fut effectué par le médecin. Selon le Gouvernement, un test radiologique permit de déterminer l’âge des deux enfants. Toutefois, après avoir été invité par la Cour à produire des pièces permettant d’attester un tel examen, le Gouvernement répondit que compte tenu de l’ancienneté des faits, il n’était pas en possession desdites pièces en dépit des diligences accomplies auprès des services concernés.
15. Le 4 août 2005, l’ambassade de France au Kenya délivra des visas à l’épouse du requérant et à leurs trois derniers enfants nés en 1988, 1990 et 1992.
16. Par un courrier du 31 août 2005, l’ambassade informa l’épouse du requérant du refus de délivrer les visas de long séjour pour Lambert Sano et Éric Ndizeye :
« Vous avez déposé le 13 janvier 2004 des demandes de visa de long séjour pour vos deux fils Lambert Sano et Éric Ndizeye, en vue de rejoindre leur père (...).
Je ne peux donner une suite favorable à cette demande. En effet, sur requête de cette ambassade, un examen médical a été effectué sur vos enfants par le Dr E.T., médecin agréé de cette ambassade. Or, ce contrôle a fait apparaître des discordances entre l’âge physiologique de Lambert d’une part, estimé entre 23 et 25 ans, celui d’Éric, d’autre part, estimé entre 20 et 21 ans, et l’âge mentionné sur les actes de baptême produits, à savoir, respectivement, 19 et 17 ans.
Cette circonstance, qui démontre le caractère apocryphe des actes présentés, justifie à elle seule le rejet de vos demandes. »
17. Le 18 octobre 2005, le requérant forma un recours contre cette décision auprès de la commission de recours contre les décisions de refus de visa d’entrée en France (ci-après « commission de recours »). Il fit valoir le manque de fiabilité des examens médicaux pour déterminer l’âge chronologique des enfants. Il expliqua que, d’après les dires de ses enfants, seul un examen de la cavité buccale avait été pratiqué et qu’un tel examen ne pouvait faire conclure au caractère frauduleux des actes d’état civil. Il indiqua être en possession de deux actes d’état civil pour les deux enfants, qui avaient été établis au Rwanda en 1993, juste avant la guerre, pour remplacer ceux qui avaient disparu alors que sa maison avait été pillée. Il expliqua que des copies de ces actes avaient été envoyées au service d’état civil de l’OFPRA en novembre 2003 et qu’il pensait que ces documents avaient été transmis. Il fit valoir également que les Rwandais réfugiés au Kenya allaient être rapatriés au Rwanda et que ses fils risquaient d’être persécutés en cas de retour dans leur pays d’origine.
18. Par un courrier du 14 avril 2006, l’Agence nationale de l’accueil des étrangers et des migrations envoya, pour le compte du requérant, un complément à son recours porté devant la commission de recours. Elle indiqua que les enfants avaient affirmé avoir subi un examen de leur cavité buccale pour déterminer leur âge. Elle joignit un article d’un journal concernant le rapatriement des Rwandais réfugiés au Kenya et renouvela la crainte du requérant pour ses enfants en cas de retour dans leur pays d’origine. Elle précisa que « le frère [du requérant], emprisonné, ainsi que sa belle-sœur et leur enfant ont d’ailleurs disparu tout récemment ». Elle ajouta enfin que les enfants souffraient de la séparation d’avec leurs parents, en particulier Lambert qui était suivi pour des problèmes de santé.
19. Le 1er février 2007, la commission de recours recommanda au ministre des Affaires étrangères de délivrer les visas sollicités pour les deux enfants. Cet avis ne fut pas communiqué au requérant.
20. À la suite de cette recommandation, la commission de recours transmit au ministre des Affaires étrangères le recours formé par le requérant contre la décision du 31 août 2005. Par une décision du 26 février 2007, le sous-directeur de la circulation des étrangers rejeta ce recours pour les raisons suivantes :
« (...) - discordance entre l’âge physiologique et l’âge mentionné sur les actes de naissance présentés pour l’instruction de la demande de visa ;
- production d’actes apocryphes afin de rajeunir les intéressés dans le but de les faire bénéficier de la procédure OFPRA en faveur des enfants mineurs de réfugié ;
- par voie de conséquence, filiation non établie. »
21. Par une requête enregistrée le 16 avril 2007, le requérant introduisit un recours en annulation contre cette décision. Il fit notamment valoir que l’administration devait, en cas de doute sur l’exactitude d’un document d’état civil, se retourner vers l’OFPRA, compétent pour apprécier les actes en question. Il indiqua également que l’expertise médicale n’était pas fiable pour contredire un acte de naissance établi par une autorité étrangère. Il joignit un certificat d’un chirurgien des hôpitaux de Rouen, spécialiste en chirurgie maxillo-faciale et stomatologie, qui certifia que « l’examen de la cavité buccale d’un homme ou d’une femme pubère au-delà de 13 ou 14 ans ne peut permettre une estimation de son âge civil. En effet, au-delà de 12 ans toutes les dents sont évoluées, seules d’éventuelles dents de sagesse peuvent encore évoluer de manière tout à fait aléatoire sans qu’aucune règle ne puisse être édictée à leur sujet ». Il conclut à l’erreur manifeste d’appréciation de l’administration et à la violation de l’article 8 de la Convention, rappelant l’isolement des enfants restés au Kenya, les problèmes de santé de Lambert dus aux évènements traumatiques vécus au Rwanda et la longue attente (quatre ans) pour obtenir une décision.
22. Le 24 janvier 2008, le requérant saisit le Conseil d’État d’une requête en référé-suspension de la décision du 26 février 2007. Sur l’urgence, leur conseil fit valoir ce qui suit :
« Le requérant et son épouse vivent séparés de leurs deux enfants depuis leur arrivée en France soit depuis plus de six ans pour [le requérant] et plus de deux ans pour leur maman. Leur départ précipité du Rwanda, la durée de la procédure liée à leur demande d’asile, celle liée à la procédure de regroupement familial explique le temps passé. Pendant tout ce temps, les enfants ont dû se débrouiller seuls au Kenya où ils n’ont aucune famille. Après les évènements vécus au Rwanda, leur détresse et leur isolement ont contribué à fragiliser grandement leur situation. Lambert qui a assisté aux violences subies par ses parents et qui en a été la victime directe souffre de séquelles importantes. Son frère Éric ne peut en assumer seul la charge tant matérielle que psychologique. [Le requérant] envoie régulièrement des mandats au Kenya à l’adresse d’Éric mais désespère de ne pas pouvoir s’en occuper. L’impossibilité dans laquelle le requérant et sa famille se trouvent de mener une vie familiale normale justifie à elle seule cette urgence. »
Par une ordonnance du 5 février 2008, le juge des référés du Conseil d’État rejeta la demande de suspension au motif que, d’après les actes d’état civil produits, les enfants étaient majeurs ou près de le devenir, et que la requête au fond allait être jugée rapidement.
23. Dans un mémoire daté du 23 mai 2008 transmis au Conseil d’État, le ministre de l’Immigration indiqua que l’ambassadeur de France au Kenya avait communiqué aux autorités consulaires françaises au Rwanda les actes de naissance des cinq enfants du requérant qui « pour la plupart ne portent pas le nom de famille de leur père allégué et paraissent plus âgés que leur âge allégué ». Il expliqua que cette transmission avait pour but de permettre la levée d’acte au Rwanda et que les autorités de ce pays n’ayant pas répondu, il avait été décidé de recourir à une expertise médicale. Le ministre ajouta que le centre de la vie familiale des deux enfants était au Kenya avec leurs trois frères et sœurs aînés et que le requérant n’avait pas apporté la preuve de ses relations avec eux ni indiqué participer à leur entretien.
24. Dans un mémoire en réplique daté du 16 juin 2008, le requérant indiqua qu’il avait enfin pris connaissance de la recommandation positive de la commission de recours datée du 1er février 2007. Pour le reste, il répondit que les deux enfants étaient isolés puisque les trois frères et sœurs aînés n’étaient pas au Kenya comme l’indiquait le ministre, mais respectivement en Belgique, en France et aux Pays-Bas où ils avaient obtenu chacun le statut de réfugié. Il produisit également un certificat médical délivré à Lambert Sano le 8 juin 2007 par le « Crescent medical aid Kenya », indiquant qu’il était traité pour une dépression, ainsi que les justificatifs des transferts d’argent pour l’entretien de ses enfants pour les années 2007 et 2008 et les justificatifs pour les années 2001 à 2006 (soixante-douze versements).
25. Par un arrêt du 23 mars 2009, le Conseil d’État, statuant au fond, rejeta le recours du requérant :
« (...) Considérant que, si l’article L. 721-3 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile charge notamment l’Office français de protection des réfugiés et apatrides de la mission d’authentification des actes et documents qui lui sont soumis par les réfugiés et apatrides, la mission ainsi confiée à cet établissement public est sans rapport avec la responsabilité qui incombe aux autorités consulaires de s’assurer de la véracité des renseignements produits devant elles à l’appui des demandes de visa d’entrée et de séjour en France ; qu’il appartient notamment à ces autorités d’inviter, en cas de doute, les intéressés à se soumettre à un examen médical afin de vérifier que leur âge correspond à la date de naissance mentionnée sur les pièces d’état civil qu’ils présentent, puis de statuer, sans être liées par les résultats de cet examen, sur la demande de visa formée devant elles (...) ;
Considérant qu’il ne ressort pas des pièces du dossier que le ministre des Affaires étrangères ait entaché sa décision d’une erreur d’appréciation en relevant que la discordance de plus de trois ans entre les âges résultant des années de naissance mentionnées sur les attestations de naissance de Lambert Sano et de Éric Ndizeye, et l’âge établi par les examens médicaux effectués le 17 novembre 2004 par un médecin agréé par l’ambassade, dont il ne ressort pas des pièces du dossier qu’il se serait borné à un examen de la cavité buccale des deux enfants, conduisait à dénier l’authenticité des attestations de naissance présentées à l’appui des demandes de visas (...) ; que, par suite, eu égard à son motif, la décision attaquée n’a pas, dans les circonstances de l’espèce, porté au droit des intéressés de mener une vie privée et familiale normale une atteinte excessive au regard des buts poursuivis (...) ».
26. Dans un courrier daté du 3 octobre 2011 adressé au greffe de la Cour, l’avocate du requérant informa la Cour du départ d’Éric Ndizeyze du Kenya pour les Pays-Bas. Elle indiqua que sa demande d’asile avait été rejetée par les autorités de ce pays et qu’il était venu rejoindre ses parents en France. Dans un courrier du 11 octobre 2012, ce même avocat indiqua que Lambert Sano avait gagné la Belgique. L’avocate transmit par la suite l’information selon laquelle Éric Ndizeye n’avait pu faire enregistrer sa demande de titre de séjour en France, faute de posséder un passeport, et celle de son mariage célébré le 15 juin 2013 en Seine-Maritime. Par un courrier du 20 juin 2013, elle indiqua que Lambert Sano avait obtenu un titre de séjour en Belgique et résidait auprès de son frère aîné. Elle produisit une copie de la carte portant mention « réfugié ».
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
27. Concernant la procédure dite de « famille rejoignante » d’un réfugié statutaire, et les rapports des organisations non gouvernementales spécialisées dans le droit des étrangers relatifs aux difficultés rencontrées par les réfugiés au cours de cette procédure, il est renvoyé à l’arrêt Tanda-Muzinga c. France (no 2260/10, §§ 36 à 42). Il est rappelé que la carte de résident est délivré de plein droit à l’étranger qui a obtenu le statut de réfugié ainsi qu’à son conjoint et à ses enfants dans l’année qui suit leur dix-huitième anniversaire (article L. 314-11 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, ci-après CESEDA). Par ailleurs, l’article 47 du code civil est ainsi libellé :
« Tout acte de l’état civil des Français et des étrangers fait en pays étranger et rédigé dans les formes usitées dans ce pays fait foi, sauf si d’autres actes ou pièces détenus, des données extérieures ou des éléments tirés de l’acte lui-même établissent, le cas échéant après toutes vérifications utiles, que cet acte est irrégulier, falsifié ou que les faits qui y sont déclarés ne correspondent pas à la réalité. »
28. La protection juridique et administrative que, selon l’article L. 721-2 alinéa 2 du CESEDA, l’OFPRA assure aux réfugiés consiste notamment à établir les documents d’état civil que ces personnes, du fait de leur statut, sont dans l’impossibilité de demander aux autorités de leur pays d’origine. Selon le site internet de l’OFPRA :
« Lors de leur arrivée en France, les réfugiés, apatrides et bénéficiaires de la protection subsidiaire ne possèdent bien souvent pas d’actes d’état civil, soit qu’aucun acte ne leur ait été dressé dans leur État d’origine, soit qu’ils ne puissent en réclamer une expédition aux services d’état civil de cet État. Afin de leur faciliter la preuve des évènements d’état civil les concernant, l’OFPRA a reçu une compétence générale pour leur établir des certificats attestant ces faits. Les actes et documents établis par l’Office ont la valeur d’actes authentiques (articles L. 721-3 et R. 722-4 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile). Ainsi, l’OFPRA, après enquête s’il y a lieu, reconstitue systématiquement les documents d’état civil pour le réfugié lorsque les évènements se sont produits dans le pays de sa nationalité ».
Les documents que l’OFPRA reconstitue sont les actes de naissance, de mariage et de décès.
29. Dans un arrêt du 25 mai 2010 (no 325881), le Conseil d’État a précisé que l’âge des enfants pouvant bénéficier de la procédure de regroupement familial des réfugiés statutaires doit s’apprécier à la date à laquelle la procédure a été engagée et non au moment du dépôt de la demande de visa auprès des autorités consulaires.
30. Le Conseil d’État a admis que l’administration peut recourir à tous moyens, et en particulier procéder à des examens médicaux, pour vérifier l’âge d’une personne prétendument mineure (CE, no 307583, 17 juin 2009). Cela passe en général par la prescription d’un examen osseux, qualifié par la jurisprudence d’« examen approfondi d’usage courant » (voir par exemple CE, no 305093, 4 juillet 2008). Dans certaines affaires, le Conseil d’État s’est appuyé sur des examens médicaux autres que des tests radiologiques pour établir le caractère non authentique d’un acte d’état civil (CE, no 274876, 5 avril 2006 ; CE, no 296370, 18 décembre 2008). Le Conseil d’État a toutefois souligné les limites de ces pratiques et leur fonction subsidiaire (CE, no 332334, 6 octobre 2010) :
« (...) Considérant que la demande de visa présentée pour l’enfant F. B. a été rejetée par les services de l’ambassade de France au motif que le test osseux pratiqué à leur initiative révélait un âge réel de l’enfant supérieur à celui mentionné dans les documents d’état civil remis à l’occasion de la demande de visa et que par suite l’identité de l’enfant et son lien de filiation avec M. A. n’étaient pas établis ; qu’il ressort toutefois des pièces versées au dossier que le requérant a déclaré l’enfant F. avec les autres membres de sa famille dès ses premières démarches auprès de l’OFPRA en vue de l’obtention du statut de réfugié ; que les trois enfants ont été recueillis ensemble après l’abandon de leur mère, que la même demande de visas a été présentée conjointement pour eux trois, et qu’ils n’avaient pas été séparés avant la venue en France de deux d’entre eux auxquels un visa a été délivré en janvier 2009 ; que le caractère authentique de l’acte de naissance établi par l’officier d’état civil compétent de Luanda pour l’enfant F. n’a pas été remis en cause ; que par suite la seule circonstance que l’examen osseux pratiqué au centre médical de Kinshasa en décembre 2008 ait fait apparaître un écart entre l’âge de l’enfant, évalué suivant cette méthode, et celui résultant de l’acte de naissance, ne permet pas de conclure à l’existence en l’espèce d’une fraude (...) ».
31. L’avis no 88 du Comité consultatif d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé sur les méthodes de détermination de l’âge à des fins juridiques (juin 2005) indique ce qui suit :
« (...) La méthode d’évaluation de l’âge la plus couramment utilisée se fonde alors sur la radiographie de la main et du poignet gauche par comparaison avec des clichés de référence, existants sur des tables de clichés d’une population américaine « d’origine caucasienne », décrite dans les années 30 et 40 dans l’atlas de Greulich et Pyle ou d’une population britannique de classe moyenne des années 50 selon la méthode de Tanner et Whitehouse. (...)
La finalité initiale de ces radiographies n’a jamais été juridique mais purement médicale, afin que le risque d’une intervention médicamenteuse (...) gênant la croissance, soit pris en compte avant un traitement. L’utilisation qui en est faite par la transformation d’une donnée collective et relative à une finalité médicale en une vérité singulière à finalité juridique ne peut être que très préoccupante. De telles références recèlent, en outre, en elles-mêmes un risque d’erreur majeur à l’égard d’enfants non caucasiens, originaires d’Afrique, ou d’Asie, dont le développement osseux peut être tout à fait hétérogène par rapport aux références anglo-saxonnes suscitées et qui peut être profondément affecté par des carences ou des pathologies inconnues dans les populations de référence remontant à plus d’un demi-siècle.
C’est pourquoi cette imprécision a conduit depuis longtemps à recourir à d’autres méthodes d’évaluation :
- la radiographie panoramique dentaire destinée à examiner le développement de la dentition. Ces radiographies ne sont habituellement destinées qu’à un traitement orthodontique afin de déterminer la possibilité ou non d’une intervention dentaire en fonction de l’état du développement ;
- l’examen clinique des signes de puberté.
Mais ces radiographies et cet examen clinique n’échappent ni l’une ni l’autre aux écueils précédemment évoqués. Non seulement le développement dentaire et la manifestation des signes de puberté sont très hétérogènes selon les personnes, mais des modifications majeures concernant l’âge de leur survenue, liées à divers facteurs environnementaux, rendent de plus en plus aléatoire l’interprétation individuelle et la fixation d’un âge chronologique réel.
Ainsi, la détermination de l’âge d’un enfant ou adolescent reste, en l’état des connaissances et des techniques actuelles, une procédure qui comporte une part importante d’imprécision. Les adolescent(e)s peuvent être déclaré(e)s plus âgé(e)s qu’ils (ou elles) ne sont en réalité ou au contraire plus jeunes, par l’examen clinique de la puberté. L’incertitude est même la plus grande entre 15 et 20 ans, âges pour lesquels les examens sont le plus fréquemment demandés. (...) ».
III. LE DROIT INTERNATIONAL ET EUROPEEN PERTINENTS
32. Il est renvoyé à la partie « Droit international et européen pertinents » de l’arrêt Tanda-Muzinga précité (§§ 43 à 49) qui cite les parties pertinentes de la Convention internationale sur les droits de l’enfant, des textes et des recommandations du Haut-Commissariat des Nations-Unies pour les réfugiés (ci-après « HCR »), de la directive 2003/86/CE du 22 septembre 2003 relative au regroupement familial de l’Union européenne, du Livre vert de la Commission européenne relatif au droit au regroupement familial des ressortissants des pays tiers résidant dans l’Union européenne, de la recommandation R(99)3 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur le regroupement familial pour les réfugiés et les autres personnes ayant besoin de protection internationale et des textes du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe.
33. Dans un rapport d’initiative législative sur la situation des mineurs non accompagnés dans l’Union européenne (septembre 2013), le Parlement européen souligne les faiblesses des méthodes d’évaluation de l’âge des migrants mineurs :
« (...) certaines (...) méthodes, basées sur l’âge osseux ou sur la minéralisation dentaire, restent controversées et présentent de grandes marges d’erreur ; demande à la Commission d’inclure dans ses lignes stratégiques des normes communes fondées sur les meilleures pratiques en vigueur pour la détermination de l’âge, qui devraient consister en un examen pluridisciplinaire et portant sur plusieurs critères, effectué par des praticiens et des experts indépendants et qualifiés, et réalisé d’une manière scientifique, sûre et équitable (...) ; insiste pour que cet examen soit pratiqué dans le strict respect des droits de l’enfant, de son intégrité physique et de la dignité humaine, et rappelle que le doute doit toujours bénéficier au mineur ; rappelle également que les examens médicaux devraient uniquement être pratiqués lorsque les autres méthodes de détermination de l’âge ont échoué (...) ».
34. Dans ses carnets des droits de l’homme, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a appelé à l’amélioration des méthodes d’évaluation de l’âge des migrants mineurs (août 2011) :
« (...) Plusieurs États européens, dont la Suède, les Pays-Bas et l’Allemagne, effectuent des contrôles à l’aide de rayons X pour déterminer si l’intéressé est mineur ou non. Les radiographies de la main, du poignet ou des dents sont ensuite comparées à des tableaux normalisés qui permettent de déterminer « l’âge osseux » d’une personne.
Cette méthode est présentée comme rapide et relativement facile à mettre en œuvre, mais elle est de plus en plus contestée par des médecins spécialisés. Elle n’est en effet pas suffisamment précise pour déterminer un âge et soumet les intéressés à des radiations inutiles. (...)
Partout en Europe, et notamment au Royaume-Uni, les associations de pédiatres sont catégoriques sur un point : la maturité de la dentition et du squelette ne permet pas de déterminer l’âge exact d’un enfant, mais uniquement de procéder à son estimation, avec une marge d’erreur de deux à trois ans. (...) ».
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
35. Le requérant allègue que le refus des autorités consulaires de délivrer des visas à ses enfants a porté atteinte à son droit au respect de sa vie familiale tel que garanti par l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...).
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
A. Sur la recevabilité
36. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
37. Le requérant admet que des procédures de vérification des actes d’état civil puisse être engagées par les autorités nationales mais souligne que celles-ci devraient, s’agissant des réfugiés statutaires, être de la seule compétence de l’OFPRA. Il rappelle que toute interrogation des autorités de leur pays d’origine est dangereuse et dénonce la levée d’actes effectuée auprès des autorités rwandaises en l’espèce (paragraphe 23 ci-dessus) ainsi qu’une méconnaissance de l’attribution des noms au Rwanda (ibidem). Il soutient par ailleurs que les conditions de déclenchement d’une vérification des actes d’état civil énoncées par l’article 47 du code civil (paragraphe 27 ci-dessus) n’étaient pas remplies en l’espèce. Aucun élément tiré des actes de naissance eux-mêmes, présentés lors des demandes de visa, et aucun « autre acte ou pièces détenus » ne posaient problème. Quant aux « données extérieures » susceptibles d’ouvrir une procédure de vérification, elles auraient consisté en l’espèce au regard porté par l’employé de l’ambassade au Kenya qui aurait suffi à motiver la visite médicale.
38. Le requérant soutient qu’un examen médical osseux est un simple commencement de preuve, insuffisant pour conclure à une fraude, et cite un arrêt du Conseil d’État de 2010 à cet égard (paragraphe 30 ci-dessus). Dans son cas, a fortiori, le seul examen de la cavité buccale ne pouvait pas démentir les actes d’état civil. En outre, il souligne que les autorités compétentes ont agi en l’absence de tout soupçon objectif quant à l’authenticité de ces actes et alors que les enfants bénéficiaient de la possession d’état.
39. Le requérant cite deux réponses ministérielles aux questions posées au Sénat le 30 juillet 2009 et à l’Assemblée nationale le 8 septembre 2009 selon lesquelles la procédure d’examen des demandes de visa pour les familles des personnes protégées au titre de l’asile « n’est pas satisfaisante », au regard des délais d’instruction, « qui sont passés de quinze mois en moyenne, en 2006, à six mois actuellement » et qui soulignent le besoin « de simplifier la démarche qui incombe aux réfugiés, d’améliorer leur situation, et de tenir compte des difficultés auxquelles se trouvent confrontées les familles, dans le pays d’origine, en particulier pour la production d’actes d’état civil et de documents officiels ». Il conclut que le refus litigieux était disproportionné par rapport au but légitime poursuivi.
40. Selon le Gouvernement, l’examen de la violation alléguée doit s’arrêter au stade de la preuve de la réalité de l’âge des enfants. D’une part, la législation française impose un âge limite, conditionnant le bénéfice du droit au regroupement familial, et l’existence d’une « vie familiale » ne peut en conséquence être invoquée au regard d’un enfant majeur sauf circonstances exceptionnelles. D’autre part, en l’absence de réponse des autorités rwandaises saisies par l’ambassade de France au Kenya pour vérifier l’état civil des deux enfants, il a été décidé de pratiquer un examen médical. Celui-ci aurait consisté en un test radiologique, qui ne peut être prouvé compte tenu de l’ancienneté de la date à laquelle il a été effectué (paragraphe 14 ci-dessus). Le Gouvernement soutient que l’examen osseux n’est pas dépourvu de valeur probante avec toutefois la prise en compte d’une marge d’erreur de plus ou moins six mois. En l’espèce, cet examen n’a pas conclu à âge précis mais a établi un âge compris entre 23 et 25 ans pour Lambert Sano et entre 20 et 21 ans pour Éric Ndizeye. Dans ces conditions, les enfants ne pouvaient être regardés comme mineurs et leur filiation à l’égard du requérant comme sérieusement établie. Le Gouvernement estime donc qu’aucune vie familiale ne se trouve mise en cause en l’espèce.
41. À titre subsidiaire, le Gouvernement estime que la décision litigieuse est prévue par l’article L. 211-1 du CESEDA qui exige de posséder un visa pour entrer en France. Les autorités nationales poursuivaient un but légitime, celui de la lutte contre la fraude documentaire, attentatoire à l’ordre public, et le droit de contrôler l’entrée et le séjour des non nationaux est une composante de l’ordre public. Enfin, la décision contestée était proportionnée au but recherché et ménageait un juste équilibre entre les intérêts concurrents eu égard à la marge d’appréciation accordée aux États en matière d’immigration. Selon le Gouvernement, le requérant a pu faire examiner sa cause auprès des autorités compétentes de manière effective et dans le respect de ses droits.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes applicables
42. Dans le contexte des obligations positives comme dans celui des obligations négatives, l’État doit ménager un juste équilibre entre les intérêts concurrents de l’individu et de la communauté dans son ensemble. Il jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation (Tuquabo-Tekle et autres c. Pays-Bas, no 60665/00, § 42, 1er décembre 2005 ; Osman c. Danemark, no 38058/09, § 54, 14 juin 2011).
43. La Cour a reconnu que les États ont le droit, sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, de contrôler l’entrée et le séjour des étrangers sur leur sol. L’article 8 n’emporte pas une obligation générale pour un État de respecter le choix par des immigrants de leur pays de résidence et de permettre le regroupement familial sur son territoire (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 67, série A no 94 ; Berisha c. Suisse, no 948/12, § 49, 30 juillet 2013).
44. Cela dit, dans une affaire qui concerne la vie familiale aussi bien que l’immigration, l’étendue des obligations pour l’État varie en fonction de la situation particulière de la personne concernée et de l’intérêt général. Les facteur à prendre en considération dans ce contexte sont la mesure dans laquelle il y a effectivement entrave à la vie familiale, l’étendue des liens que les personnes concernées ont avec l’État contractant en cause, la question de savoir s’il existe ou non des obstacles insurmontables à ce que la famille vive dans le pays d’origine d’une ou plusieurs des personnes concernées et celle de savoir s’il existe des éléments touchant au contrôle de l’immigration ou des considérations d’ordre public pesant en faveur d’une exclusion (Rodrigues da Silva et Hoogkamer c. Pays-Bas, no 50435/99, § 39, CEDH 2006-I ; Antwi et autres c. Norvège, no 26940/10, §§ 88-89, 14 février 2012).
45. Lorsqu’il y a des enfants, les autorités nationales doivent, dans leur examen de la proportionnalité aux fins de la Convention, faire primer leur intérêt supérieur (Popov c. France, nos 39472/07 et 39474/07, § 139, 19 janvier 2012 ; Berisha, précité, § 51).
46. La Cour rappelle encore, à titre de comparaison, qu’en cas d’expulsion, les étrangers bénéficient de garanties procédurales spécifiques prévues par l’article 1 du protocole No 7. Si de telles garanties ne sont pas réglementées par la Convention en ce qui concerne la vie familiale des étrangers sous l’angle de l’article 8 de la Convention, et que celui-ci ne contient pas d’exigences procédurales explicites, le processus décisionnel conduisant à des mesures d’ingérence n’en doit pas moins être équitable et respecter comme il convient les intérêts sauvegardés par l’article 8 (voir, en général, McMichael c. Royaume-Uni, 24 février 1995, § 87, série A no 307-B et, en particulier, Cılız c. Pays-Bas, no 29192/95, § 66, CEDH 2000-VIII ; Saleck Bardi c. Espagne, no 66167/09, § 30, 24 mai 2011). En la matière, la qualité du processus décisionnel dépend spécialement de la célérité avec laquelle l’État agit (Ciliz, précité, § 71 ; Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c. Belgique, no 13178/03, § 82, CEDH 2006-XI ; Saleck Bardi, précité, § 65 ; Nunez c. Norvège, no 55597/09, § 84, 28 juin 2011).
47. Enfin, la Cour estime opportun de rappeler sa jurisprudence récente selon laquelle, s’agissant du règlement de la preuve pour les demandeurs d’asile, elle a estimé que, eu égard à la situation particulière dans laquelle ils se trouvent, il convient dans de nombreux cas de leur accorder le bénéfice du doute lorsque l’on apprécie la crédibilité de leurs déclarations et des documents soumis à l’appui de celles-ci. Toutefois, lorsque des informations sont soumises qui donnent de bonnes raisons de douter de la véracité des déclarations du demandeur d’asile, celui-ci est tenu de fournir une explication satisfaisante pour les incohérences de son récit (F.N. et autres c. Suède, no 28774/09, § 67, 18 décembre 2012). De la même manière, il incombe au requérant de fournir une explication suffisante pour écarter d’éventuelles objections pertinentes quant à l’authenticité des documents par lui produits (Mo.P. c. France (déc.), no 55787/09, 30 avril 2013).
b) Application en l’espèce
48. La Cour observe que le Gouvernement soutient qu’aucune « vie familiale » ne se trouve en cause en l’espèce. Elle estime ne pas devoir trancher, à ce stade de l’examen de la requête, la question de l’existence d’une « vie familiale » tant elle est liée au cœur du grief du requérant, qui dénonce les carences de l’État à établir de manière crédible que Lambert Sano et Éric Ndizeye sont majeurs, et comme tels, insusceptibles de bénéficier du regroupement familial.
49. Elle relève par ailleurs que la procédure de regroupement se décompose en deux phases. Une fois l’autorisation donnée par le préfet, les membres de la famille concernés doivent obtenir un visa d’entrée en France dont la délivrance n’est pas automatique puisque soumise à des impératifs d’ordre public. La Cour considère donc que le refus litigieux de délivrer les visas ne constitue pas une « ingérence » dans l’exercice par le requérant du droit au respect de sa vie familiale mais que l’affaire concerne une allégation de manquement de l’État défendeur à une obligation « positive ».
50. D’après le requérant, le processus décisionnel ayant conduit les autorités nationales à refuser de délivrer des visas aux enfants précités ne lui a pas garanti la protection de ses intérêts. Il fait valoir en particulier que la saisine des autorités rwandaises par les autorités consulaires était inappropriée et dangereuse. Il souligne également que la décision de rejet des visas demandés ne pouvait pas se fonder sur l’examen médical car les actes d’état civil des enfants n’étaient pas contestés et que d’autres éléments, dont la possession d’état, prouvaient l’absence de fraude. Le Gouvernement plaide que le refus litigieux reposait sur des considérations d’ordre public, vérifiées à plusieurs stades de la procédure, conformément à sa marge d’appréciation en la matière.
51. La Cour admet que les autorités nationales se trouvent devant une tâche délicate lorsqu’elles doivent évaluer l’authenticité d’actes d’état civil, en raison des difficultés résultant parfois du dysfonctionnement des services de l’état civil de certains pays d’origine des migrants et des risques de fraude qui y sont associés. Les autorités nationales sont en principe mieux placées pour établir les faits sur la base des preuves recueillies par elle ou produites devant elles (Z.M. c. France, no 40042/11, § 60, 14 novembre 2013) et il faut donc leur réserver un certain pouvoir d’appréciation à cet égard. Il en est de même à l’égard de la décision de pratiquer un examen médical des enfants. Pour des raisons évidentes liées aux conséquences attachées à la condition de mineur par la législation, le visa long séjour ne pouvant être délivré qu’aux enfants mineurs ou dans l’année qui suit leur dix-huitième anniversaire, l’âge est souvent au cœur de la contestation. Force est de constater que, en l’espèce, l’autorité consulaire a conclu à une discordance entre l’âge physiologique des enfants et l’âge mentionné sur les actes d’état civil présentés au moment de la demande de regroupement de familial, et que les juridictions nationales ont décidé que cette circonstance suffisait à justifier le refus de délivrer des visas.
52. Toutefois, la Cour estime que, compte tenu de la décision intervenue quelques mois plus tôt d’accorder le statut de réfugié au requérant et après la reconnaissance de principe du regroupement familial qui lui avait été accordée, il était capital que les demandes de visa soient examinées rapidement, attentivement et avec une diligence particulière. La Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux autorités compétentes dans l’examen de la question de savoir si les actes d’état civil présentés au soutien de la demande de regroupement familial étaient frauduleux ou pas au sens de l’article 47 du code civil. En revanche, elle est compétente pour rechercher si les autorités nationales, dans l’application et l’interprétation de cette disposition, ont respecté les garanties de l’article 8 de la Convention, en tenant compte du statut de réfugié accordé au requérant, et de la protection de ses intérêts garantis par cette disposition. À ce titre, elle estime que, dans les circonstances de l’espèce, pesait sur l’État défendeur l’obligation de mettre en œuvre, pour répondre à la demande du requérant, une procédure prenant en compte les évènements ayant perturbé et désorganisé sa vie familiale et conduit à lui reconnaître le statut de réfugié. La Cour entend donc faire porter son examen sur la qualité de cette procédure et se placer sur le terrain des « exigences procédurales » de l’article 8 de la Convention (paragraphe 46 ci-dessus).
53. À cet égard, la Cour observe que la vie familiale du requérant n’a été interrompue qu’en raison de sa fuite, par crainte sérieuse de persécution au sens de la Convention de Genève de 1951 (Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga, précité, § 75 et Tuquabo-Tekle et autres, précité, § 47). Ainsi, la venue des deux enfants, eux-mêmes réfugiés dans un pays tiers, constituait le seul moyen pour reprendre la vie familiale (a contrario, Berisha, précité, § 60).
54. La Cour rappelle que l’unité de la famille est un droit essentiel du réfugié et que le regroupement familial est un élément fondamental pour permettre à des personnes qui ont fui des persécutions de reprendre une vie normale (voir le mandat du HCR, paragraphe 32 ci-dessus). Elle rappelle également qu’elle a aussi reconnu que l’obtention d’une telle protection internationale constitue une preuve de la vulnérabilité des personnes concernées (Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 155, CEDH 2012). Elle note à cet égard que la nécessité pour les réfugiés de bénéficier d’une procédure de regroupement familial plus favorable que celle réservée aux autres étrangers fait l’objet d’un consensus à l’échelle internationale et européenne comme cela ressort du mandat et des activités du HCR ainsi que des normes figurant dans la directive 2003/86/CE de l’Union européenne (paragraphe 32 ci-dessus).
55. Dans l’affaire Tuquabo-Teckle précitée, le refus d’accorder un permis de résidence au titre du regroupement familial à la fille de Mme Tuquabo-Tekle, âgée de plus de quinze ans, posait problème à la fois parce que ses parents ne pouvaient pas retourner dans leur pays d’origine, et parce que sa situation dans ce pays était préoccupante au regard des conditions de sa prise en charge (§§ 47 à 52). En l’espèce, la Cour observe que le requérant a, à plusieurs reprises, fait part de sa crainte que ses deux enfants, prétendument âgés de quinze et dix-sept ans au moment de la demande de regroupement familial, ne soient rapatriés au Rwanda et qu’ils risquent d’y subir des mauvais traitements ; il a souligné que l’un d’entre eux avait des problèmes de santé liés aux expériences traumatiques subies au Rwanda et qu’il était soigné pour une dépression, et insisté sur leur isolement, puisque leurs trois frères et sœurs aînés ne vivaient pas au Kenya comme le ministre de l’Immigration l’avait affirmé, mais en Europe où ils avaient tous obtenu le statut de réfugié (paragraphes 17, 18, 22 et 24 ci-dessus). Dans ce contexte, la Cour considère qu’il était essentiel que les autorités nationales tiennent compte de la vulnérabilité et du parcours personnel particulièrement difficile du requérant, qu’elles prêtent une grande attention à ses arguments pertinents pour l’issue du litige, et enfin qu’elles statuent à bref délai sur les demandes de visa.
56. De ce point de vue, la Cour juge utile de tenir compte des standards qui émanent des instruments internationaux en la matière et d’avoir à l’esprit les recommandations des organisations non gouvernementales (ci-après « ONG ») spécialisées en droit des étrangers. Ainsi et avant tout, elle observe que la Convention internationale sur les droits de l’enfant préconise que les demandes de regroupement familial soient examinées avec souplesse et humanité. Elle attache de l’importance au fait que le Comité des ministres et le Commissaire du Conseil de l’Europe ont soutenu et précisé cet objectif (paragraphe 32 ci-dessus). S’agissant des moyens de preuve, elle relève dans la directive 2003/86/CE de l’Union européenne (paragraphe 32 ci-dessus) et dans divers textes émanant de sources internationales et d’ONG que les autorités nationales sont incitées à prendre en considération « d’autres preuves » de l’existence des liens familiaux si le réfugié n’est pas en mesure de fournir des pièces justificatives officielles. Le HCR, le Conseil de l’Europe et les ONG indiquent de manière concordante l’importance d’élargir ces moyens de preuve (paragraphe 32 ci-dessus), et la Cimade a souhaité que les autorités françaises compétentes prennent en considération les documents tenant lieu d’actes d’état civil délivrés par l’OFPRA, et ceux déjà contrôlés par cet Office (ibidem). Enfin, il importe de noter que plusieurs rapports dénoncent des pratiques qui font obstacle au regroupement familial, en raison de la longueur excessive et de la complexité de la procédure de délivrance des visas ; ils insistent sur la nécessité d’écourter les délais de la procédure en montrant plus de souplesse dans l’exigence des preuves attestant des liens familiaux (ibidem).
57. En l’espèce, le déroulement de la procédure litigieuse retracé plus haut peut se résumer ainsi :
a) Le 5 mars 2003, le requérant déposa sa demande de regroupement familial. Le 13 janvier 2004, il présenta des demandes de visas pour les deux enfants. Le 31 août 2005, les autorités consulaires rejetèrent sa demande, soit dix-neuf mois plus tard, et neuf mois après l’examen médical pratiqué par le médecin agréé auprès de l’ambassade à Nairobi.
b) En octobre 2005, il introduisit un recours contre cette décision auprès de la commission de recours et manifesta son incompréhension de la remise en cause des actes d’état civil établis au Rwanda juste avant le début de la guerre, les seuls qu’il avait pu emporter avec lui lors de sa fuite, et qu’il avait présenté devant l’OFPRA au moment de sa demande d’asile. En février 2007, quinze mois après sa saisine, la commission de recours rendit un avis favorable.
c) Contre cet avis, le sous-directeur de la circulation des étrangers refusa la délivrance des visas par une décision du 26 février 2007.
d) En avril 2007, le requérant demanda l’annulation de cette décision devant le Conseil d’État, et le 24 janvier 2008, il saisit cette juridiction d’une requête en référé-suspension.
e) Par une ordonnance du 5 février 2008, le juge des référés considéra que la condition d’urgence n’était pas satisfaite car les deux enfants étaient majeurs ou près de le devenir. Il indiqua que la requête au fond serait jugée rapidement.
f) En mars 2009, le Conseil d’État rejeta le recours en annulation de la décision du 26 février 2007, soit presque deux ans après son introduction.
58. Au vu de ce rappel, la Cour constate ce qui suit. À titre liminaire, elle observe qu’il ne ressort pas du dossier qu’un test radiologique ait été effectué en l’espèce (paragraphe 14 ci-dessus). Il faut donc en déduire, à la lumière des deux attestations médicales manuscrites disponibles, que seul un examen sommaire de la cavité buccale a été pratiqué par un médecin (paragraphe 13 ci-dessus). Or, ce constat, de l’avis de la Cour, pose problème à double titre. Premièrement, elle relève que le Conseil d’État a affirmé « qu’il ne ressort pas du dossier » que l’examen en question se limitait à un examen de la cavité buccale, ce qui pourrait indiquer que la charge de la preuve pèse sur le requérant. Deuxièmement, elle observe que cette méthode de détermination de l’âge est discutable (paragraphes 30, 31, 33 et 34 ci-dessus). La Cour a déjà eu l’occasion de constater que, en cas d’absence de radiographie dentaire, le seul examen visuel d’un médecin ne permet pas de donner une indication, même approximative, de l’âge (Ahmade c. Grèce, no 50520/09, § 77, 25 septembre 2012). Il ressort du dossier que tel a été le cas en l’espèce. La Cour estime dès lors que le Gouvernement n’a pas établi, de manière crédible, que les allégations du requérant sur l’âge des enfants étaient non fondées et qu’il ne pouvait pas invoquer l’existence d’une « vie familiale » à leur égard (paragraphes 40 et 48 ci-dessus).
59. La Cour observe pourtant que l’examen médical s’est avéré déterminant dans l’appréciation du caractère apocryphe des actes de naissance présentés lors de la demande de visa alors que d’« autres éléments » de preuve apportés par le requérant corroboraient ses déclarations constantes depuis sa demande d’asile à l’OFPRA. Ainsi, l’ensemble des documents officiels qu’il avait produit indiquaient la même date de naissance des deux enfants. Le requérant avait déclaré Lambert Sano et Éric Ndizeye avec les autres membres de sa famille dans sa demande adressée à l’OFPRA (paragraphe 6 ci-dessus), lequel avait confirmé ses liens conjugaux et sa filiation avec tous ses enfants, ce qui avait permis la reconstitution d’une fiche familiale (paragraphe 7 ci-dessus). La demande de visas avait par ailleurs été faite conjointement pour son épouse et tous ses enfants mineurs, dont il ne ressort pas du dossier qu’ils aient été séparés avant la venue des trois derniers en France (paragraphe 15 ci-dessus). Le requérant avait ainsi fourni aux autorités consulaires les mêmes actes de naissance que ceux qu’il avait produits devant l’OFPRA (paragraphe 12 ci-dessus).
L’ensemble de ces éléments fait apparaître la situation angoissante et apparemment sans issue dans laquelle le requérant se trouvait puisque, d’un côté, les actes d’état civil présentés par lui pour les deux enfants avaient été certifiés par l’OFPRA et par la commission de recours, et que, de l’autre, ils étaient remis en cause par un examen médical sommaire dont rien au dossier n’établit qu’il ait été corroboré par une radiographie (paragraphes 14 et 58 ci-dessus).
60. La Cour souligne encore les difficultés rencontrées par le requérant pour participer utilement à la procédure afin de faire valoir la protection de ses intérêts. Elle note que le requérant n’a été informé de l’avis positif rendu par la commission de recours le 1er février 2007 qu’à l’occasion de la réception des observations du ministère de l’Immigration du 23 mai 2008, et qu’il n’a pas pu s’en prévaloir pour faire valoir ses arguments. En particulier, il n’a pas pu l’invoquer devant le juge des référés qui a considéré que la condition d’urgence n’était pas satisfaite parce que les deux enfants étaient « majeurs ou près de l’être », et que la requête au fond allait être jugée rapidement. Or, la Cour estime que cette motivation démontre avant tout que le requérant n’a pas pu faire examiner ses craintes maintes fois réitérées que les deux enfants fassent l’objet de persécution en cas de retour au Rwanda, ce qui constituait l’essence même de sa demande de regroupement familial à leur égard.
61. Enfin, la Cour constate qu’il aura fallu plus de cinq ans pour que le requérant soit fixé sur son sort. Elle estime qu’il s’agit d’un délai excessif, eu égard à la situation particulière du requérant et à l’enjeu de la procédure de vérification pour lui.
62. Compte tenu de ce qui précède, et malgré la marge d’appréciation de l’État en la matière, la Cour estime que les autorités nationales n’ont pas dûment tenu compte de la situation spécifique du requérant, et conclut que la procédure de regroupement familial n’a pas présenté les garanties de souplesse, de célérité et d’effectivité requises pour faire respecter le droit du requérant au respect de sa vie familiale garanti par l’article 8 de la Convention. Pour cette raison, l’État a omis de ménager un juste équilibre entre l’intérêt du requérant d’une part, et son intérêt à contrôler l’immigration d’autre part. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
63. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
64. Le requérant réclame 10 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi. Il fait valoir que lui et son épouse ont vécu pendant plusieurs années dans une inquiétude constante tandis que les deux enfants restés au Kenya ont vécu et continuent de vivre un sentiment d’injustice et d’incompréhension.
65. Le Gouvernement estime que seul le constat de violation constituerait une réparation adéquate du préjudice moral éventuellement subi.
66. La Cour considère que le requérant a dû éprouver une angoisse certaine qui ne saurait être réparée par le seul constat de violation établi par elle. Eu égard à la nature de la violation constatée en l’espèce, la Cour juge équitable d’octroyer au requérant 5 000 EUR au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
67. Le requérant demande également 4 522,90 EUR pour les frais et dépens engagés devant le Conseil d’État et pour ceux engagés devant la Cour. Il fournit une note de frais et honoraires.
68. Le Gouvernement estime que la somme de 1 500 EUR apparaît suffisante pour les frais exposés aux fins de la présente affaire.
69. La Cour juge raisonnable d’allouer la somme demandée au requérant. Partant, elle lui accorde 4 522,90 EUR.
C. Intérêts moratoires
70. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
3. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention,
i) 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii) 4 522,90 EUR (quatre mille cinq cent vingt-deux euros et quatre-vingt-dix centimes), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 juillet 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Claudia Westerdiek Mark Villiger
Greffière Président