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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> GAJTANI v. SWITZERLAND - 43730/07 - Chamber Judgment (French Text) [2014] ECHR 908 (09 September 2014)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2014/908.html
Cite as: [2014] ECHR 908

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DEUXIÈME SECTION

 

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE GAJTANI c. SUISSE

 

(Requête no 43730/07)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

 

STRASBOURG

 

9 septembre 2014

 

 

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Gajtani c. Suisse,


La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

          Guido Raimondi, président,
          Işıl Karakaş,
          Nebojša Vučinić,
          Helen Keller,
          Paul Lemmens,
          Egidijus Kūris,
          Robert Spano, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,


Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 juillet 2014,


Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE


1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 43730/07) dirigée contre la Confédération suisse et dont Mme Violete Gajtani (« la requérante ») a saisi la Cour le 8 octobre 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Par une lettre en date du 9 mai 2012, elle a fourni à la Cour une copie de son passeport et de son certificat de naissance, tous deux délivrés par la « République du Kosovo ».


2.  La requérante est représentée par Me P. Masoni, avocate à Lugano (canton du Tessin). Le gouvernement suisse (« le Gouvernement ») est représenté par son agent suppléant, M. A. Scheidegger, de l’unité Droit européen et protection internationale des droits de l’homme de l’Office fédéral de la Justice.


3.  Invoquant l’article 8 de la Convention, la requérante se plaint du déplacement forcé de ses enfants vers l’ex-République yougoslave de Macédoine, dans lequel elle voit une ingérence inadmissible dans leur vie privée et une violation grave de leur vie familiale, d’autant plus que les enfants s’y seraient vivement opposés.


Sur le terrain de l’article 6, elle critique également le Tribunal fédéral pour avoir, par sa décision du 29 août 2007, déclaré tardif son recours, pourtant introduit dans le délai indiqué par l’instance inférieure, au motif qu’elle aurait dû se rendre compte que cette indication était erronée.


4.  Le 15 octobre 2009, la requête a été communiquée au Gouverne­ment.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE


5.  La requérante est née en 1970 et réside à Skopje, dans l’ex‑République yougoslave de Macédoine.


6.  La requérante a, d’un autre ressortissant de l’ex-République yougoslave de Macédoine, deux enfants : un garçon né en 1995 et une fille née en 2002. Elle et leur père ne sont pas mariés. Ils vivaient initialement à Tetovo (ex-République yougoslave de Macédoine) et exerçaient conjointement l’autorité parentale.


7.  Après une détérioration de la relation entre la requérante et le père des enfants à constater depuis un certain temps, la requérante quitta l’ex‑République yougoslave de Macédoine avec ses enfants le 12 novembre 2005 pour rejoindre sa famille à Pristina (Kosovo).[1]


8.  Le 28 décembre 2005, elle y épousa un ressortissant italien résidant en Suisse à Agno, dans le canton du Tessin, où elle vint s’installer avec ses enfants en avril 2006. Y vivent par ailleurs également son père, ses frères et ses sœurs.


9.  Le 30 août 2006, le ministère du Travail et de la Politique sociale de l’ex-République yougoslave de Macédoine s’adressa par voie diplomatique à l’Office fédéral de la justice suisse, demandant le retour des enfants sur la base de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants (paragraphe 34 ci-dessous).


10.  Le 28 septembre 2006, l’Office fédéral de la justice invita l’avocate du père à prendre des mesures en vue du retour des enfants.


11.  Le 9 octobre 2006, le père des enfants demanda également le retour immédiat des enfants devant l’autorité de surveillance en matière de tutelle du canton de Tessin.


12.  Le 13 décembre 2006, les autorités de l’ex-République yougoslave de Macédoine attribuèrent au père la garde exclusive des enfants, sans avoir préalablement entendu ceux-ci ou la requérante. Toutefois, cette dernière ne contesta pas cette décision.


13.  Le 19 décembre 2006, les deux parents furent entendus par l’autorité de surveillance en matière de tutelle du canton du Tessin.


14.  Le fils de la requérante fut entendu par la même autorité le 22 décembre 2006. Une note figurant au dossier, rédigée par la cheffe du bureau de l’autorité de surveillance, indique que :


– le fils manifesta son opposition ferme à l’idée d’un retour chez son père et refusa même de le rencontrer et de lui parler au téléphone ;


– le mercredi précédent, alors qu’un droit de visite surveillé avait été fixé dans le canton du Tessin, le fils se serait présenté seulement pour dire à son père qu’il ne voulait pas le voir et serait parti immédiatement.


Toujours selon cette note, le fils aurait également déclaré :


– que son père n’avait jamais été présent, qu’il ne prenait pas soin de lui et de sa sœur, et qu’il ne leur avait jamais fait de petit cadeau ;


– que lui et sa sœur dépendaient du soutien financier des parents de leur mère ;


– que son père était un homme violent, en particulier à l’égard de leur mère, qu’il battait souvent ;


– que toutefois, le père aurait toujours réussi à convaincre son épouse de rentrer à la maison, à l’exception de la dernière fois, où le fils lui-même aurait poussé sa mère à quitter définitivement son père ;


– qu’il voulait rester avec sa mère et qu’il avait peur d’être séparé d’elle.


15.  Le 13 mars 2007, l’autorité de surveillance rejeta la demande du père visant à la restitution des enfants.


Dans ses motifs, l’autorité estima tout d’abord que la Convention de La Haye était applicable, en notant que la résidence habituelle des enfants était à Tetovo et que leur départ de l’ex-République yougoslave de Macédoine avait eu lieu sans le consentement ni l’autorisation de quiconque.


L’autorité concéda ensuite que la mère n’avait pas prouvé que le père s’était désintéressé des enfants, et que leur retour n’exposerait pas ces derniers à un danger physique ou psychique.


Elle retint cependant, à l’appui de sa décision :


– que le refus catégorique du fils, âgé de 11 ans et demi lors de son audition, constituait un motif de refus de restitution, d’autant plus que le père détenait dorénavant seul la garde des enfants à la suite de la décision du 13 décembre 2006, rendue sans audition de la requérante ni des enfants ;


– que l’enfant avait clairement refusé tout contact avec son père et ne voulait pas rentrer en ex-République yougoslave de Macédoine, et avait par ailleurs affirmé que son père avait frappé la requérante.


Quant à l’éventuelle influence de la mère sur la volonté de son fils de ne pas rentrer, l’autorité de surveillance estima que le dossier ne permettait ni de la confirmer ni d’en exclure la possibilité.


16.  Sur recours du père en date du 30 mars 2007, le tribunal d’appel du Tessin (section de droit civil) se prononça par un arrêt du 12 juin 2007, sur la base du procès-verbal de l’audition du fils en décembre 2006 établi par la cheffe du bureau de l’autorité de surveillance en matière de tutelle du canton du Tessin : il annula la décision attaquée et ordonna le retour des enfants en ex-République yougoslave de Macédoine.


Dans ses motifs, le tribunal d’appel reconnut d’abord qu’en vertu du droit de cet État, les parents détenaient ensemble l’autorité parentale : en l’espèce, la requérante ne pouvait donc pas quitter Tetovo sans l’accord du père des enfants – où à défaut, sans l’autorisation des autorités compétentes.


Il écarta ensuite l’argumentation de la requérante selon laquelle il n’était pas dans l’intérêt des enfants qu’ils soient gardés par leur père, en estimant qu’il s’agissait là de questions qui étaient de la compétence de l’État de résidence habituelle des enfants.


Le tribunal considéra par ailleurs qu’une exception au retour des enfants ne pouvait être décidée qu’en présence d’une opposition qualifiée, c’est‑à‑dire fondée sur des motifs compréhensibles et particuliers et ne concernant ni la relation de l’enfant avec le parent victime de l’enlèvement, ni son intégration dans l’État requis.


Il considéra en outre que le fils n’était pas assez mûr pour que son refus catégorique de rentrer puisse être pris en compte. Par ailleurs, même à supposer qu’il fût assez mûr, le fait qu’il préférait rester au Tessin était selon lui juridiquement inopérant, la demande de retour ayant été formulée dans un délai inférieur à un an à partir du déplacement illicite. Du reste, aux yeux du tribunal, l’enfant se trouvait pris dans un conflit de loyautés et craignait probablement de se couper de sa mère s’il reprenait contact avec son père.


Le tribunal exprima ses doutes quant à la crédibilité des déclarations du fils. En particulier, son insistance à vouloir exonérer sa mère de toute responsabilité pour l’enlèvement lui parut peu crédible pour un enfant âgé de 11 ans et demi ; ces doutes lui parurent d’autant plus justifiés que les déclarations du fils pouvaient être vues comme importantes pour sa mère. S’agissant de la fille, âgée de cinq ans à cette époque, la séparation d’avec la mère était certes problématique mais devait être acceptée comme conséquence de l’obligation de restitution, estima le tribunal.


Enfin, le fait que le père ait obtenu la garde exclusive ne pouvait, aux yeux du tribunal, être considéré comme constituant un danger objectif pour les enfants. La mère n’avait du reste accompli aucune démarche contre la décision du 13 décembre 2006.


L’arrêt indiquait en outre qu’un recours devant le Tribunal fédéral pouvait être déposé « dans les trente jours ». Or, cette indication était erronée puisque, avec l’entrée en vigueur de la loi sur le Tribunal fédéral le 1er janvier 2007, c’était désormais un délai de dix jours seulement qui s’appliquait en l’espèce, en vertu de l’article 100 alinéa 2 lettre c) de la loi sur le Tribunal fédéral (paragraphes 27 et 28 ci-dessous).


17.  Le 19 juin 2007, l’arrêt fut notifié à l’ancien représentant de la requérante, dont le mandat avait entre-temps pris fin.


Les versions des parties diffèrent sur les circonstances exactes de ce changement :


– d’après le Gouvernement, c’est la requérante qui aurait révoqué le mandat de son avocat ;


– d’après la requérante et le libellé de l’arrêt du Tribunal fédéral du 29 août 2007, c’est l’avocat qui aurait subitement renoncé à son mandat.


18.  Le 12 juillet 2007, soit bien dans le délai de « trente jours » indiqué dans l’arrêt du tribunal d’appel, la requérante, qui n’était plus représentée par un avocat, introduisit un recours en matière civile et un recours constitutionnel subsidiaire (avec demande de mesures provisionnelles) auprès du Tribunal fédéral.


19.  Le Tribunal fédéral déclara le recours irrecevable par une décision du 29 août 2007.


Tout en notant qu’aux termes de l’article 49 de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral (LTF), une notification irrégulière ne doit entraîner aucun préjudice pour les parties (paragraphe 27 ci-dessous), la haute juridiction estima néanmoins qu’il ressortait de sa jurisprudence établie (paragraphe 30 ci-dessous) que, malgré l’indication erronée du délai, la partie requérante ou son avocat auraient pu se rendre compte de l’erreur simplement en consultant le texte de la loi (« la parte o il suo avvocato avrebbero potuto scoprire l’errore semplicemente consultando il testo di legge »). Par ailleurs, le Tribunal fédéral estima que l’inexactitude du délai de recours indiqué dans l’arrêt attaqué était reconnaissable à la seule lecture de l’article 100 alinéa 2 lettre c) de la LTF.


Selon le Tribunal fédéral, l’allégation de la requérante selon laquelle elle avait rédigé le recours sans l’aide d’un avocat n’était pas pertinente.


La haute juridiction suisse observa également que la requérante était représentée durant la procédure cantonale antérieure et que l’arrêt attaqué avait été notifié à son ancien mandataire le 19 juin 2007 : il appartenait à cet avocat, même après qu’il ait été mis fin au mandat, d’informer son ancienne cliente des modalités de recours, et en particulier de la brièveté du délai applicable.


Enfin, le Tribunal fédéral constata que la requérante n’avait pas demandé de restitution du délai sur le fondement de l’article 50 de la loi sur le Tribunal fédéral (paragraphe 28 ci-dessus).


20.  Le 18 octobre 2007, le président de la section rejeta une demande de mesures provisoires, au sens de l’article 39 du règlement de la Cour, visant à la suspension de l’exécution du retour des enfants.


21.  Le même jour, les enfants furent interceptés par la police et reconduits en ex-République yougoslave de Macédoine sans la requérante.


22.  Après avoir divorcé de son époux italien, la requérante repartit à Skopje le 19 novembre 2008 afin de vivre auprès de ses enfants et de leur père.


23.  Sur demande de la Cour, la requérante a fait savoir, par une lettre du 23 octobre 2012, qu’elle résidait officiellement au Kosovo, auprès du père des enfants, mais qu’elle habitait en fait en ex-République yougoslave de Macédoine, avec les enfants. Selon ses dires, il y avait un contact régulier entre le père et les enfants, mais sa fille souffrait de la situation et voulait rentrer en Suisse pour retrouver notamment ses amis et son grand-père.


Par une lettre du 8 avril 2013, la requérante a ajouté que son fils souffrait également et que le père le forçait à consulter des psychologues.


24.  En juin 2013, le fils de la requérante a atteint l’âge de la majorité.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS

A.  Le droit interne


25.  L’article 9 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 (« CF » ; recueil systématique no 101) consacre le principe de la bonne foi de la manière suivante :

 Article 9 : Protection (...) de la bonne foi

« Toute personne a le droit d’être traitée par les organes de l’État (...) conformément aux règles de la bonne foi. »


Le principe de la bonne foi donne au citoyen le droit d’être protégé dans la confiance légitime qu’il met dans les assurances reçues des autorités. Selon la jurisprudence du Tribunal fédéral, il trouve à s’appliquer lorsque l’intéressé a réglé sa conduite d’après des décisions, des déclarations ou un comport"http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/pages/search.aspx#{%22appno%22:[%2241615/0uxquelles la jurisprudence subordonne le recours à cette protection, il faut que l’administré ait eu de sérieuses raisons de croire à la validité des assurances et du comportement dont il se prévaut et qu’il ait pris sur cette base des dispositions qu’il ne pourrait modifier sans subir un préjudice. Lorsque ces conditions sont réunies, le principe de la bonne foi l’emporte sur celui de la légalité et ne cède que devant un intérêt public prépondérant (voir, à titre d’exemple, l’arrêt 2P.214/2002 du 19 mars 2003, publié au recueil des arrêts principaux du Tribunal fédéral («  ATF » 129 I 161, 170).


26.  Jusqu’au 31 décembre 2006, l’article 107 alinéa 3 de l’ancienne loi sur l’organisation judiciaire du 16 décembre 1943 (dite loi « OJ » ; no 3 521 du recueil systématique des lois et ordonnances de 1848 à 1946), se rapportant à la recevabilité du recours de droit administratif devant le Tribunal fédéral, était libellé comme suit :

« Une notification irrégulière, notamment le défaut d’indication ou l’indication incomplète ou inexacte des voies de droit, ne peut entraîner aucun préjudice pour les parties. »


27.  En vigueur depuis le 1er janvier 2007, les dispositions pertinentes de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral (« LTF » ; recueil systématique n173.110) sont libellées comme suit :

Article 49 : Notification irrégulière

« Une notification irrégulière, notamment en raison de l’indication inexacte ou incomplète des voies de droit ou de l’absence de cette indication si elle est prescrite, ne doit entraîner aucun préjudice pour les parties. »

Article 50 : Restitution

«1 Si, pour un autre motif qu’une notification irrégulière, la partie ou son mandataire a été empêché d’agir dans le délai fixé sans avoir commis de faute, le délai est restitué pour autant que la partie en fasse la demande, avec indication du motif, dans les 30 jours à compter de celui où l’empêchement a cessé ; l’acte omis doit être exécuté dans ce délai.

2 La restitution peut aussi être accordée après la notification de l’arrêt, qui est alors annulé. »

Article 100 : Recours contre une décision

« 1 Le recours contre une décision doit être déposé devant le Tribunal fédéral dans les 30 jours qui suivent la notification de l’expédition complète.

2 Le délai de recours est de dix jours contre :

(...)

c. les décisions portant sur le retour d’un enfant fondées sur la Convention du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants ;

(...). »


28.  Ce délai de dix jours contre les décisions portant sur le retour d’un enfant fondées sur la Convention de La Haye, prévu à l’article 100, alinéa 2, lettre c) de la LTF, et qui constitue une exception aux trente jours du délai de droit commun est une nouveauté introduite par cette dernière loi. Cette exception n’existait pas dans l’ancienne loi OJ (paragraphe 26). Dans son « Message concernant la révision totale de l’organisation judiciaire » du 28 février 2001 (Feuille fédérale [FF] 2001, 4138), le Conseil fédéral expliquait :

« Le délai est en principe de trente jours (...). Cette règle comporte néanmoins plusieurs exceptions (...). La plupart de ces exceptions correspondent au droit actuel. Un délai de dix jours est nouvellement introduit pour les décisions de retour fondées sur la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants (...). Le délai ordinaire de trente jours rendrait en effet difficile le respect du délai de six semaines par instance que prescrit la convention afin d’assurer l’exécution rapide de la décision ordonnant le retour d’enfants enlevés (article 11 de la convention). »


29.  L’article 50 de la loi fédérale sur les étrangers du 16 décembre 2005 (« LEtr » ; entrée en vigueur le 1er janvier 2008 ; recueil systématique n142.20) est libellé comme suit :

Article 50 : Dissolution de la famille

« 1 Après dissolution de la famille, le droit du conjoint et des enfants à l’octroi d’une autorisation de séjour et à la prolongation de sa durée de validité (...) subsiste dans les cas suivants :

a. l’union conjugale a duré au moins trois ans et l’intégration est réussie ;

b. la poursuite du séjour en Suisse s’impose pour des raisons personnelles majeures.

2 Les raisons personnelles majeures visées à l’alinéa 1, lettre b, sont notamment données lorsque le conjoint est victime de violence conjugale et que la réintégration sociale dans le pays de provenance semble fortement compromise.

3 (...). »

B.  La pratique interne


30.   Quant à la mention d’un délai inexact dans l’indication des voies de recours, la jurisprudence du Tribunal fédéral estime que la bonne foi au sens de l’article 9 de la Constitution (paragraphe 25 ci-dessus) n’est utilement invocable que par celui qui ne pouvait pas en découvrir l’inexacti­tude, même avec l’attention requise (voir en ce sens, à titre d’exemple, un arrêt du 12 décembre 1991, ATF 117 Ia 421 considérant 2a : « [D]er die Unrichtigkeit nicht kennt und auch bei gebührender Aufmerk­sam­keit nicht hätte erkennen können »).


La bonne foi devient notamment inopérante en cas de négligence procédurale grossière (« eine grobe prozessuale Unsorgfalt ») de celui qui l’invoque.


31.  Dans un arrêt du 29 août 2007 (5A_401/2007) – celui précisément qui donne lieu à la présente affaire devant la Cour – rendu par un collège de cinq juges, le Tribunal fédéral a jugé que le fait que la requérante ne fût, selon ses dires, plus représentée par un avocat ne suffisait pas à lui permettre d’invoquer valablement la bonne foi, dès lors que l’inexactitude du délai de recours indiqué dans l’arrêt cantonal attaqué était détectable par elle à la seule lecture de l’article 100 alinéa 2 lettre c) de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral.


Cette solution n’a pas été retenue pour publication au recueil officiel des arrêts principaux du Tribunal fédéral (malgré l’annonce en ce sens contenue dans un arrêt du 7 septembre 2007 (5A_352/2007), considérant 2.2).


32.  Après de vives critiques de la doctrine suisse, la jurisprudence consacrée par l’arrêt susmentionné du 29 août 2007 a été corrigée.


Dans un arrêt du 12 mars 2009 (5A_814/2008 ; ATF 135 III 374), la juridiction suprême suisse, en formation collégiale à trois juges, a précisé que « [l]a partie sans connaissances juridiques qui, dans l’instance cantonale déjà, n’était pas assistée par un homme de loi et qui ne dispose d’aucune expérience particulière découlant par exemple de procédures antérieures, est en droit de se fier à l’indication inexacte du délai de recours contenue dans la décision cantonale. »


En outre, le Tribunal fédéral a admis également que l’article 100 de la LTF n’était pas aisément compréhensible pour une personne sans connaissances juridiques (« nicht für jeden juristischen Laien ohne weiteres verständlich »).


33.  Depuis cet arrêt du 12 mars 2009, la doctrine suisse considère la juris­pru­dence du 29 août 2007 comme dépassée.

C.  Le droit international


34.  Les dispositions pertinentes de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants, traité international entré en vigueur pour la Suisse le 1er janvier 1984 (recueil systématique no 0.211.230.02), sont ainsi libellées :

Article 1

La présente Convention a pour objet :

a.  d’assurer le retour immédiat des enfants déplacés ou retenus illicitement dans tout État contractant ;

b.  de faire respecter effectivement dans les autres États contractants les droits de garde et de visite existant dans un État contractant.

(...)

Article 3

Le déplacement ou le non-retour d’un enfant est considéré comme illicite :

a.  lorsqu’il a lieu en violation d’un droit de garde, attribué à une personne, une institution ou tout autre organisme, seul ou conjointement, par le droit de l’État dans lequel l’enfant avait sa résidence habituelle immédiatement avant son déplacement ou son non-retour, et

b.  que ce droit était exercé de façon effective seul ou conjointement, au moment du déplacement ou du non-retour, ou l’eût été si de tels événements n’étaient survenus.

Le droit de garde visé en a) peut notamment résulter d’une attribution de plein droit, d’une décision judiciaire ou administrative, ou d’un accord en vigueur selon le droit de cet État.

Article 4

La Convention s’applique à tout enfant qui avait sa résidence habituelle dans un État contractant immédiatement avant l’atteinte aux droits de garde ou de visite. L’application de la Convention cesse lorsque l’enfant parvient à l’âge de 16 ans.

 (...)

Article 5

Au sens de la présente Convention :

a.  le « droit de garde » comprend le droit portant sur les soins de la personne de l’enfant, et en particulier celui de décider de son lieu de résidence ;

b.  le « droit de visite » comprend le droit d’emmener l’enfant pour une période limitée dans un lieu autre que celui de sa résidence habituelle.

Article 13

Nonobstant les dispositions de l’article précédent, l’autorité judiciaire ou administrative de l’État requis n’est pas tenue d’ordonner le retour de l’enfant, lorsque la personne, l’institution ou l’organisme qui s’oppose à son retour établit :

(...)

b.  qu’il existe un risque grave que le retour de l’enfant ne l’expose à un danger physique ou psychique, ou de toute autre manière ne le place dans une situation intolérable.

L’autorité judiciaire ou administrative peut [...] refuser d’ordonner le retour de l’enfant si elle constate que celui-ci s’oppose à son retour et qu’il a atteint un âge et une maturité où il se révèle approprié de tenir compte de cette opinion.

Dans l’appréciation des circonstances visées dans cet article, les autorités judiciaires ou administratives doivent tenir compte des informations fournies par l’Autorité centrale ou toute autre autorité compétente de l’État de la résidence habituelle de l’enfant sur sa situation sociale. »

EN DROIT

I.  SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES RELATIVES À L’ENSEMBLE DES GRIEFS

A.  Sur l’absence de préjudice important

1.  Les thèses des parties


35.  Le Gouvernement fait valoir que la requérante n’a pas subi de préjudice important. En particulier, la requérante et surtout ses enfants ne sont pas restés longtemps en Suisse. En outre, le Gouvernement estime que la décision de retour a été prise rapidement. De plus, c’est elle qui a décidé de divorcer de son époux italien, domicilié en Suisse, et de repartir vivre en ex-République yougoslave de Macédoine auprès de ses enfants et de leur père. Par ailleurs, le Gouvernement estime qu’il est peu probable que la requérante eût pu, après son divorce, rester en Suisse, puisque la durée de son mariage était inférieure à trois ans, minimum prévu par l’article 50 de la loi fédérale sur les étrangers (paragraphe 29 ci-dessus).


36.  Le Gouvernement soutient également que le tribunal d’appel a apprécié les griefs de la requérante au regard de l’ensemble des éléments du dossier et qu’il a dûment motivé son jugement. Celui-ci a été rendu à l’issue d’une procédure contradictoire au cours de laquelle la requérante a pu fournir les observations et moyens qu’elle jugeait pertinents à l’appui de ses griefs. Compte tenu de ce qui précède, le Gouvernement soutient que les conditions de l’article 35 § 3 lettre b) de la Convention sont réunies.


37.  La requérante est convaincue qu’elle a subi un préjudice important dans la mesure où toute sa vie, ainsi que celle des enfants, a selon elle pris une tout autre direction en raison des décisions du tribunal d’appel et du Tribunal fédéral. Par ailleurs, elle rappelle que les enfants sont rentrés contre leur volonté en ex-République yougoslave de Macédoine, après avoir été attrapés par surprise par les autorités suisses et amenés à l’aéroport en son absence, car elle n’avait pas été mise au courant des mesures d’exécution de l’ordre de retour des enfants.

2.  L’appréciation de la Cour


38.  L’article 35 § 3 b) de la Convention, tel qu’amendé par le Protocole no 14, entré en vigueur le 1er juin 2010, se lit comme suit :

« 3.  La Cour déclare irrecevable toute requête individuelle introduite en application de l’article 34 lorsqu’elle estime :

(...)

b)  que le requérant n’a subi aucun préjudice important, sauf si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles exige un examen de la requête au fond et à condition de ne rejeter pour ce motif aucune affaire qui n’a pas été dûment examinée par un tribunal interne. »


39.  La Cour rappelle que le critère de l’absence de préjudice important a été conçu pour lui permettre de traiter rapidement les requêtes à caractère futile afin de se concentrer sur sa mission essentielle, qui est d’assurer au niveau européen la protection juridique des droits garantis par la Convention et ses Protocoles (Stefanescu c. Roumanie (déc.), no 11774/04, § 35, 12 avril 2011). Issue du principe de minimis non curat praetor, cette condition de recevabilité renvoie à l’idée que la violation d’un droit, quelle que soit sa réalité d’un point de vue strictement juridique, doit atteindre un seuil minimum de gravité pour justifier un examen par une juridiction internationale (Korolev c. Russie (déc.), no 25551/05, 1er juillet 2010).


40.  Afin de vérifier si la violation d’un droit atteint le seuil minimum de gravité, il y a lieu de prendre en compte notamment les éléments suivants : la nature du droit prétendument violé, la gravité de l’incidence de la violation alléguée dans l’exercice d’un droit et/ou les conséquences éventuelles de la violation sur la situation personnelle du requérant. Dans l’évaluation de ces conséquences, la Cour examinera, en particulier, l’enjeu de la procédure nationale ou son issue (Giusti c. Italie, no 13175/03, § 34, 18 octobre 2011).


41.  La Cour rappelle également que l’enjeu patrimonial ne constitue pas le seul élément à prendre en compte pour déterminer si le requérant a subi un préjudice important. En effet, une violation de la Convention peut avoir trait à des questions de principe majeures et par conséquent causer un préjudice considérable sans pour autant porter atteinte à un intérêt patrimonial (Korolev c. Russie (déc.), précitée).


42.  La Cour estime que la présente affaire ne se prête pas à l’application de ce critère de recevabilité. Dans la présente affaire, la requérante se plaint, d’une part, de l’ordre de retour des enfants et, d’autre part, du fait que le Tribunal fédéral a déclaré irrecevable son recours. La Cour rappelle que la requérante résidait encore en Suisse, aux côtés de son époux italien, au moment où le tribunal d’appel a ordonné le retour des enfants en ex‑République yougoslave de Macédoine. La possibilité de continuer à vivre ensemble avec ses deux enfants constituait aux yeux de la requérante un élément fondamental du droit au respect de sa vie familiale au sens de l’article 8 de la Convention. En ce qui concerne le grief portant sur la décision du Tribunal fédéral ayant déclaré le recours irrecevable, la Cour constate que cette décision a eu pour effet que la décision précitée du tribunal d’appel est devenue définitive.


43.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la requérante peut prétendre avoir subi un préjudice important.


44.  Partant, la Cour rejette l’exception préliminaire tirée de l’absence de préjudice important.

B.  Sur la demande de radiation du rôle

1.  Les thèses des parties


45.  À titre subsidiaire, le Gouvernement invite la Cour à rayer la présente requête du rôle. Il indique que l’article 37 § 1 c) de la Convention donne à la Cour une grande latitude quant à l’identification des motifs susceptibles d’être retenus à cet égard, étant entendu cependant qu’ils doivent résider dans les circonstances particulières de chaque cause.


46.  Le Gouvernement observe que la requérante est partie pour Skopje le 19 novembre 2008 pour vivre auprès de ses enfants et de leur père. En outre, la requérante n’ayant que tardivement saisi le Tribunal fédéral, elle n’a pas épuisé les voies de recours internes, par manque de diligence.


Enfin, le Gouvernement rappelle que la requérante n’a pas exercé de démarches contre la décision des autorités de l’ex-République yougoslave de Macédoine du 13 décembre 2006 attribuant au père la garde exclusive des enfants, mais a quitté leur lieu de résidence habituelle à Tetovo avec ses enfants.


47.  Au vu de ces éléments, le Gouvernement soutient que la présente requête constitue un cas d’application de l’article 37 § 1 c) de la Convention et qu’elle devrait être rayée du rôle.


48.  La requérante s’oppose à la radiation de sa requête. Elle estime qu’il y a un intérêt considérable à constater que le retour des enfants, y compris la manière de les amener en ex-République yougoslave de Macédoine, était contraire à l’article 8 de la Convention et que la décision d’irrecevabilité du Tribunal fédéral était d’un formalisme excessif et, dès lors, non compatible avec l’article 6 de la Convention.

2.  L’appréciation de la Cour


49.  La Cour observe que le Gouvernement se fonde sur l’article 37 § 1 c) de la Convention pour demander la radiation de la présente requête. L’article 37 est libellé comme suit :

Article 37

 « 1.  À tout moment de la procédure, la Cour peut décider de rayer une requête du rôle lorsque les circonstances permettent de conclure

(...)

b) que le litige a été résolu ; ou

c)  que, pour tout autre motif dont la Cour constate l’existence, il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de la requête.

Toutefois, la Cour poursuit l’examen de la requête si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles l’exige.

2.  (...). »


50.  La Cour rappelle que les enfants de la requérante ont été interceptés par la police et amenés en ex-République yougoslave de Macédoine le 18 octobre 2007. La requérante, quant à elle, s’est rendue à Skopje le 19 novembre 2008 pour vivre auprès de ses enfants et de leur père. Partant, force est de constater qu’elle a été séparée de ses enfants pendant une certaine durée sur la base des décisions des instances suisses et de leur mise en œuvre. La Cour estime que la décision de la mère de suivre ses enfants et de rentrer à Skopje ne constitue pas un cas d’application de l’article 37 § 1 c) de la Convention.


En outre, il n’y a pas lieu de rayer l’affaire du rôle au sens de l’article 37 § 1 b) de la Convention. La requérante n’a, en effet, pas reçu de décision en sa faveur, accompagnée de la reconnaissance explicite ou en substance par les autorités nationales d’une violation de la Convention, et d’une réparation adéquate et suffisante au sens de la jurisprudence de la Cour (voir, par exemple, Amuur c. France, 25 juin 1996, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1996‑III, Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 50, CEDH 1999‑VII, Association Ekin c. France (déc.), no 39288/98, 18 janvier 2000 et Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 115, 1er juin 2010).


51.  Partant, la Cour conclut qu’il ne convient pas de rayer la requête du rôle. Elle rejette dès lors l’exception formulée par le Gouvernement à cet égard (pour l’argument concernant le non-épuisement des voies de recours internes voir paragraphes 80 et suivants ci-dessous).

III.  SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION


52.  Invoquant l’article 6 de la Convention, la requérante conteste la décision d’irrecevabilité du Tribunal fédéral du 29 août 2007, qui a estimé qu’elle aurait dû se rendre compte que le délai de recours indiqué dans l’arrêt de l’instance inférieure était erroné. Or, selon la requérante, l’arrêt avait été notifié à l’avocat précédent, lequel aurait « subitement mis fin à son mandat ».


Sur le terrain de la même disposition, elle se plaint aussi de ce que ni elle ni ses enfants n’ont été entendus lors de la procédure en ex-République yougoslave de Macédoine qui a conduit, par une décision du 13 décembre 2006, à l’attribution de la garde des enfants au père. Dans sa partie pertinente,  l’article 6 est libellé comme suit :

«Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...) »

A.  Sur la recevabilité


53.  Quant au grief visant la procédure en ex-République yougoslave de Macédoine qui a mené à l’attribution de la garde des enfants au père, la Cour observe, que cette procédure ne saurait engager la responsabilité de la Suisse en vertu de l’article premier de la Convention, selon lequel les droits et libertés garantis sont reconnus par les parties contractantes à toute personne relevant de « leur juridiction » (voir, dans ce sens, Van den Berg et Sarrì c. Pays-Bas (déc.), no 7239/08, 2 novembre 2010).


54.  Il s’ensuit que ce grief est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.


55.  S’agissant du grief relatif à la décision d’irrecevabilité du Tribunal fédéral du 29 août 2007, la Cour constate en outre que le présent grief n’est pas manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention, et relève qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B.  Sur le fond

1.  Les thèses des parties

a.  La requérante


56.  La requérante est convaincue que la décision d’irrecevabilité du Tribunal fédéral du 29 août 2007 a violé son droit d’accès effectif à un tribunal, au sens de l’article 6 § 1. Elle estime que la jurisprudence du Tribunal fédéral, qui n’opère pas de distinction entre le cas d’une partie représentée et le cas d’une partie agissant seule, est très discutable. C’est à ses yeux particulièrement vrai dans la présente affaire, où elle était en Suisse depuis peu de temps. Attendre d’elle qu’elle connaisse l’article 100 alinéa 2 lettre c) de la LTF et s’y reporte relevait selon elle d’un formalisme excessif prohibé par l’article 6 de la Convention.


57.  En outre, elle soutient que la décision du Tribunal fédéral a violé le principe de la bonne foi, en lui faisant porter la responsabilité de n’avoir pas remarqué que le tribunal d’appel avait indiqué un délai erroné. Elle juge cette décision excessivement formaliste, comme par ailleurs celle du tribunal d’appel.

b.  Le Gouvernement


58.  Le Gouvernement soutient qu’eu égard à la facilité avec laquelle l’erreur dans l’indication des délais de recours pouvait être relevée par l’avocat auquel l’arrêt cantonal a été notifié, la requérante, seule responsable de l’erreur éventuelle de son mandataire, ne saurait se défausser de cette responsabilité sur un prétendu excès de formalisme.


59.  En outre, le Gouvernement estime que la brièveté du délai prévu pour les recours contre les décisions portant sur le retour d’un enfant fondées sur la Convention de La Haye – 10 jours – est entièrement justifiée par le caractère urgent de la procédure de retour prévue par cet instrument. Les circonstances de l’espèce étaient ainsi propres à faire naître le soupçon que l’indication d’un délai de recours de 30 jours ne pouvait être correcte. De même, l’abrégement du délai de recours poursuit un but légitime et constitue un moyen proportionné pour atteindre les buts de la Convention de La Haye.


60.  Compte tenu de ce qui précède, le Gouvernement conclut que la décision d’irrecevabilité du Tribunal fédéral du 29 août 2007 ne viole pas le droit de la requérante à l’accès effectif à un tribunal, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

2.  L’appréciation de la Cour

a.  Les principes généraux


61.  La Cour rappelle que l’article 6 de la Convention garantit à chacun le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès, à savoir le droit de saisir un tribunal en matière civile, constitue un aspect. Ce droit n’est pas absolu ; il se prête à des limitations implicitement admises, car il commande de par sa nature même une réglementation de l’État. Toutefois, même si les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation en la matière, il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention (Kreuz c. Pologne, no 28249/95, § 53, CEDH 2001‑VI et, mutatis mutandis, Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 26, série A no 32). Les limitations imposées ne doivent en aucun cas restreindre l’accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que le droit d’accès à la justice s’en trouve atteint dans sa substance même (Stubbings et autres c. Royaume-Uni, 22 octobre 1996, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, Kreuz, précité, § 54 et Stagno c. Belgique, no 1062/07, § 25, 7 juillet 2009).


62.  La Cour a maintes fois rappelé qu’une limitation de l’accès à un tribunal ne se concilie avec l’article 6 § 1 que si elle poursuit un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Tinnelly & Sons Ltd et autres et McElduff et autres c. Royaume-Uni, 10 juillet 1998, § 72, Recueil 1998‑IV, Stagno, précité, § 25 et Pedro Ramos c. Suisse, no 10111/06, § 37, 14 octobre 2010).


63.  La Cour rappelle en outre que l’article 6 de la Convention n’astreint pas les États contractants à créer des cours d’appel ou de cassation (voir, notamment, Delcourt c. Belgique, 17 janvier 1970, §§ 25-26, série A no 11 et Kemp et autres c. Luxembourg, no 17140/05, § 48, 24 avril 2008). Cependant, si de telles juridictions existent, les garanties de l’article 6 doivent être respectées, notamment en ce qu’il assure aux plaideurs un droit effectif d’accès aux tribunaux pour les décisions relatives à leurs « droits et obligations de caractère civil » (voir, parmi d’autres, Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, 19 décembre 1997, § 37, Recueil 1997-VIII). En outre, la compatibilité des limitations prévues par le droit interne avec le droit d’accès à un tribunal reconnu par l’article 6 § 1 de la Convention dépend des particularités de la procédure en cause et il faut prendre en compte l’ensemble du procès mené dans l’ordre juridique interne et le rôle qu’y a joué la cour suprême, les conditions de recevabilité d’un pourvoi en cassation pouvant être plus rigoureuses que pour un appel (Khalfaoui c. France, no 34791/97, CEDH 1999-IX).


64.  La Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes : c’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (voir, parmi beaucoup d’autres, Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, 19 décembre 1997, § 31, Recueil 1997-VIII, et Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne, 19 février 1998, § 33, Recueil 1998-I). Le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. Ceci est particulièrement vrai s’agissant de l’interprétation par les tribunaux des règles de nature procédurale telles que les délais régissant le dépôt des documents ou l’introduction de recours (voir Pérez de Rada Cavanilles c. Espagne, 28 octobre 1998, § 43, Recueil 1998-VIII). La réglementation relative aux délais à respecter pour former un recours vise certes à assurer une bonne administration de la justice et le respect, en particulier, du principe de la sécurité juridique, et les intéressés doivent s’attendre à ce que ces règles soient appliquées ; toutefois, la réglementation en question, ou l’application qui en est faite, ne devrait pas empêcher le justiciable de se prévaloir d’une voie de recours disponible (Leoni c. Italie, no 43269/98, § 23, 26 octobre 2000, et Aepi S.A. c. Grèce, no 48679/99, § 23, 11 avril 2002).

b.  Application des principes susmentionnés


65.  En l’occurrence, en vertu de l’article 100 alinéa 2 lettre c) de la LTF, le délai de recours contre les décisions portant sur le retour d’un enfant fondées sur la Convention de La Haye est de 10 jours suivant la notification de l’expédition complète de la décision (paragraphe 27 ci‑dessus). Il a déjà été relevé plus haut qu’il s’agissait d’un délai nouvellement introduit dans la LTF et qui était entré en vigueur le 1er janvier 2007 (paragraphes 27 et 28 ci‑dessus).


L’arrêt du tribunal d’appel du canton du Tessin du 12 juin 2007 a été notifié à l’avocat qui avait représenté la requérante devant cette instance le 19 juin 2007, soit près de six mois après l’entrée en vigueur de la LTF.


66.  En se fiant au délai de 30 jours indiqué de manière erronée dans cet arrêt, la requérante a ensuite déposé elle-même un recours en matière civile et un recours constitutionnel subsidiaire (avec demande d’octroi de mesures suspensives) (« ricorso in materia civile e costituzionale con domanda di concessione dell’effetto sospensivo ») le 16 juillet 2007, soit en dehors du délai de 10 jours légalement applicable.


Le Tribunal fédéral a alors déclaré le recours irrecevable par sa décision du 29 août 2007.


67.  La Cour se convainc sans difficulté que la mesure litigieuse visait des buts légitimes, en l’occurrence la bonne administration de la justice et le respect du principe de la sécurité juridique.


Il reste à examiner si la décision d’irrecevabilité du Tribunal fédéral était proportionnée à ces buts. Dans cet examen, il convient d’avoir à l’esprit l’article 49 de la LTF selon lequel « [u]ne notification irrégulière, notamment en raison de l’indication inexacte ou incomplète des voies de droit ou de l’absence de cette indication si elle est prescrite, ne doit entraîner aucun préjudice pour les parties ».


68.  La Cour estime que n’est pas en jeu ici l’opportunité d’un délai réduit à dix jours ou sa compatibilité avec l’article 6 § 1. Elle prend acte que ce délai est inspiré par le souci de respecter l’exigence de diligence sous‑jacente au principe du retour immédiat de l’enfant enlevé, qui est au cœur de la Convention de La Haye (paragraphe 28 ci-dessus).


69.  En revanche, la question qui se pose à la Cour est celle de savoir si le Tribunal fédéral pouvait, sans tomber dans un formalisme excessif, partir de l’hypothèse que la requérante aurait dû ou aurait pu se rendre compte du caractère erroné du délai indiqué par le tribunal d’appel. Le Tribunal fédéral s’est fondé à cet égard sur sa propre jurisprudence bien établie, selon laquelle un requérant ne peut pas invoquer la protection de l’article 49 de la LTF s’il pouvait ou aurait pu reconnaître l’inexactitude à la seule lecture du texte de la loi (paragraphe 30 ci-dessus). Selon la Cour, cette jurisprudence n’est pas nécessairement contraire au droit d’accès à un tribunal au sens de l’article 6 § 1, mais elle ne lie pas non plus la Cour dans son examen concret de la question de savoir s’il y a eu en l’espèce violation de cette disposition.


70.  Avant d’examiner les différents arguments soulevés par le Gouvernement à l’appui de sa thèse selon laquelle la manière de procéder du Tribunal fédéral était compatible avec l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour rappelle que c’est justement dans le contexte du droit d’accès à un tribunal qu’elle a plus particulièrement élaboré le principe selon lequel il convient d’interpréter et d’appliquer les dispositions de la Convention, instrument relatif à la protection des droits de l’homme, d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (voir, notamment, Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 35 in fine, série A no 18 ; Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 24, série A no 32, et Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A no 37). Dans des circonstances bien différentes, elle a en outre précisé qu’il faut prendre en compte les particularités de chaque cas concret pour éviter une application mécanique des dispositions de la loi à une situation particulière (Emonet et autres c. Suisse, no 39051/03, § 86, 13 décembre 2007).


71.  Selon l’argument de la requérante, non réfuté par le Gouvernement, l’arrêt contesté a été notifié à son ancien avocat, qui aurait subitement mis fin à son mandat.


La Cour, à l’instar du Tribunal fédéral et du Gouvernement, admet que c’est en partie à cause de l’ancien représentant de la requérante, qui n’avait apparemment pas informé celle-ci du caractère erroné du délai indiqué, que le recours a été introduit tardivement. Ignorant les motifs et circonstances exactes de ce changement abrupt d’avocat, et consciente du fait que les fautes commises par les représentants des requérants n’engagent en principe pas la responsabilité des autorités en vertu de la Convention, la Cour estime néanmoins qu’il ne s’agit ici que d’un élément parmi d’autres et qu’il faut prendre en compte l’ensemble des circonstances de l’espèce.


72.  Le Gouvernement soutient ensuite, à l’instar du Tribunal fédéral, que l’erreur dans le délai de recours était reconnaissable à la seule lecture de l’article 100 de la LTF (paragraphe 31 ci-dessus).


De l’avis de la Cour, cette argumentation est contredite par le fait que le Tribunal fédéral lui-même a entre-temps admis que la teneur de l’article 100 de la LTF n’est pas aisément compréhensible pour toute personne sans connaissances juridiques (« nicht für jeden juristischen Laien ohne weiteres verständlich » ; paragraphe 32 ci-dessus). Si l’on ajoute, entre autres, que la requérante ne se trouvait que depuis peu de temps en Suisse, pays qui lui était étranger, la Cour n’est pas convaincue que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elle qu’elle se méfie du délai indiqué dans l’arrêt du tribunal d’appel et, ensuite, le vérifie en recherchant et consultant la législation pertinente.


73.  En outre, la Cour observe que l’argument du Gouvernement selon lequel la jurisprudence du Tribunal fédéral n’opère pas de distinction entre partie représentée et partie agissant seule est dépassé depuis le nouvel arrêt de principe du Tribunal fédéral du 12 mars 2009 (arrêt 5A_814/2008, ATF 135 III 374 ; paragraphes 32 et 33 ci-dessus).


74.  Réaffirmant la jurisprudence susmentionnée, la Cour estime que, bien que rien n’obligeât la Suisse à offrir un recours devant le Tribunal fédéral contre la décision du tribunal d’appel, étant donné que le législateur suisse a opté pour cette voie, les autorités doivent veiller à ce que son fonctionnement soit compatible avec l’article 6 § 1 et qu’elle ne reste pas illusoire ou théorique. En découle notamment l’obligation pour le Tribunal fédéral de faire montre d’une certaine souplesse lorsqu’il est saisi d’un recours introduit par une partie non représentée, dans la mesure où cette non-représentation est admise (voir, dans ce sens, Assunção Chaves c. Portugal, no 61226/08, §§ 80-84, 31 janvier 2012).


75.  En conclusion, la Cour estime que le Tribunal fédéral n’a pas suffisamment pris en compte les circonstances assez particulières de l’espèce et a appliqué sa jurisprudence pertinente, qui n’est pas en soi contraire à l’article 6 § 1, de manière trop rigide (voir, mutatis mutandis, Assunção Chaves, précité, § 86). En effet, elle a fait subir à la requérante les conséquences d’une faute dont la responsabilité primaire revenait à l’instance inférieure (voir, en ce sens, Platakou c. Grèce, no 38460/97, § 39, CEDH 2001‑I), qui avait méconnu le nouveau délai de dix jours applicable en la matière depuis le 1er janvier 2007 (paragraphes 27 et 28 ci‑dessus), ce qui apparaît disproportionné par rapport aux buts légitimes visés – en l’occurrence la bonne administration de la justice et le respect de la sécurité juridique –, et cela d’autant plus s’agissant d’une procédure de retour d’enfants selon la Convention de La Haye sur les enlèvements internationaux, à la fois complexe et susceptible d’avoir des conséquences très graves et délicates pour les personnes concernées (voir, mutatis mutandis, Assunção Chaves, précité, § 82).


76.  Partant, la Cour estime que les limitations appliquées à l’accès de la requérante au Tribunal fédéral ont restreint le droit d’accès à un tribunal à un point tel qu’il s’en est trouvé atteint dans sa substance même.


77.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION


78.  Sur le terrain de l’article 8 de la Convention, la requérante expose que le déplacement coercitif des enfants a constitué une violation grave de sa vie privée et familiale, et ce d’autant plus que les enfants se seraient opposés vivement à leur retour en ex-République yougoslave de Macédoine. Cette disposition est libellée comme suit :

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »


79.  Le Gouvernement conteste cette thèse.

A.  Sur la recevabilité


80.  Le Gouvernement fait valoir que le recours de la requérante a été déclaré irrecevable pour tardiveté. Dès lors, la requérante n’aurait pas épuisé les voies de recours internes à propos du grief tiré de l’article 8 de la Convention.


81.  Le Gouvernement observe qu’en vertu de l’article 100 de la LTF, contre les décisions portant sur le retour d’un enfant fondées sur la Convention de La Haye, le délai de recours est de 10 jours suivant la notification de l’expédition complète de la décision (paragraphe 27 ci‑dessus).


82.  En l’espèce, l’arrêt du tribunal d’appel du canton du Tessin du 12 juin 2007 a été notifié à l’avocat qui avait représenté la requérante devant cette instance le 19 juin 2007. La requérante a déposé ensuite un recours en matière civile et un recours constitutionnel subsidiaire (avec demande de mesures provisionnelles) contre cet arrêt le 12 juillet 2007, soit certes dans le délai de 30 jours indiqué de manière erronée dans l’arrêt attaqué mais en dehors du délai de 10 jours légalement applicable. Le Tribunal fédéral a alors déclaré le recours irrecevable par sa décision du 29 août 2007, sur la base de l’article 49 de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral (paragraphe 27 ci-dessus).


83.  Le Gouvernement soutient qu’en adoptant cette dernière disposition, le législateur entendait uniquement reprendre l’article 107 alinéa 3 de la loi OJ (paragraphe 26 ci-dessus), sans pour autant remettre en cause la jurisprudence constante du Tribunal fédéral excluant de la protection de cette disposition celui qui pouvait ou aurait pu reconnaître l’inexactitude à la seule lecture du texte de la loi (paragraphe 30 ci-dessus). Il estime, à l’instar du Tribunal fédéral, que l’inexactitude du délai de recours indiqué dans l’arrêt attaqué était reconnaissable à la seule lecture de l’article 100 alinéa 2 lettre c) de la LTF. Selon lui, comme l’a constaté la haute juridiction suisse, l’allégation de la requérante selon laquelle elle avait rédigé le recours seule, sans l’aide d’un avocat, n’y changeait rien, dans la mesure où la jurisprudence du Tribunal fédéral n’opère pas de distinction entre partie représentée et partie agissant seule. Le Gouvernement rappelle également que, du reste, la requérante était représentée durant la procédure cantonale antérieure et que l’arrêt attaqué avait été notifié à son ancien mandataire : il appartenait à celui-ci d’informer sa cliente sur les modalités de recours et en particulier sur la brièveté du délai, même en cas de renoncement de cette dernière à être représentée. Enfin, il rappelle également que la requérante n’a pas demandé de restitution du délai sur le fondement de l’article 50 de la LTF (paragraphe 27 ci-dessus), comme l’a déjà observé le Tribunal fédéral.


84.  En revanche, la requérante conteste la thèse du Gouvernement.


85.  Pour les mêmes motifs que ceux qui l’ont amenée à conclure à une violation du droit d’accès à un tribunal au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour estime qu’il y a bien eu épuisement des voies de recours quant à l’allégation de violation du droit au respect de la vie privée et familiale de la requérante. Par ailleurs, elle estime l’approche du Gouvernement trop rigide lorsqu’il allègue que la requérante aurait pu demander, respectivement obtenir, une restitution de délai en vertu de l’article 50 de la loi sur le Tribunal fédéral (paragraphe 27 ci-dessus ; voir Laskowska c. Pologne, no 77765/01, § 40, 13 mars 2007), alors que le Gouvernement lui-même ne cite pas un seul exemple dans lequel une telle restitution aurait été accordée dans des circonstances similaires.


86.  La Cour constate par ailleurs que le présent grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B.  Sur le fond

1.  Les thèses des parties

a.  La requérante


87.  La requérante soutient que le déplacement des enfants constituait une ingérence dans le droit au respect de sa vie familiale.


88.  Elle rappelle en outre que l’autorité de surveillance en matière de tutelle du canton du Tessin avait estimé que l’opposition à un retour en ex‑République yougoslave de Macédoine exprimée par le fils de la requérante constituait un motif de refus de restitution. Elle fait observer que c’est la seule autorité ayant eu un contact direct avec cet enfant.


89.  La requérante reconnaît s’être trompée deux fois : la première fois en venant en Suisse, et la deuxième fois en n’attaquant pas la décision du 13 décembre 2006 par laquelle les autorités macédoniennes ont attribué au père la garde exclusive des enfants. En revanche, elle estime avoir été victime d’un traitement arbitraire en ce que le tribunal d’appel a indiqué un délai de recours erroné auquel le Tribunal fédéral lui a ensuite reproché de s’être fiée.


90.  La requérante rappelle que le tribunal d’appel a admis la capacité de discernement du fils, mais a estimé, contrairement à l’instance inférieure, que celui-ci se trouvait pris dans un conflit de loyautés. Selon elle, aucun élément sérieux ne justifiait de qualifier l’opposition de l’enfant comme ne rentrant pas dans le champ d’application de l’article 13 alinéa 2 de la Convention de La Haye. En tout état de cause, elle soutient que le fait d’envoyer les enfants contre leur gré en ex-République yougoslave de Macédoine risquait de compromettre leur bien-être physique et psychique.


91.  La requérante affirme également que les enfants étaient bien intégrés dans le canton du Tessin, où ils vivaient avec leur mère et son mari.


92.  Pour ces raisons, la requérante conclut qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

b.  Le Gouvernement


93.  Le Gouvernement ne conteste pas que la décision incriminée constitue une ingérence dans le droit de la requérante au respect de sa vie familiale.


94.  Le Gouvernement rappelle que le tribunal d’appel du canton du Tessin a observé que selon le droit de l’ex-République yougoslave de Macédoine, les parents détenaient ensemble l’autorité parentale. La requérante ne pouvait pas quitter Tetovo sans l’accord du père des enfants, ou à défaut du père, sans l’autorisation des autorités macédoniennes compétentes. Partant, l’autorité parentale était donc en l’espèce bien détenue conjointement par les deux parents. Selon le Gouvernement, elle comportait notamment le droit de déterminer le lieu de résidence de l’enfant et d’exiger qu’il y demeure effectivement. Ainsi, elle doit être assimilée au « droit de garde » selon la Convention de La Haye. Par ailleurs, le Gouvernement soutient que la requérante n’a pas contesté l’établissement de la résidence habituelle des enfants dans l’ex-République yougoslave de Macédoine, ni le caractère illicite du déplacement. Compte tenu de ce qui précède, le déplacement de ses enfants vers la Suisse constituait donc bien un déplacement illicite au sens de l’article 3 de la Convention de La Haye.


95.  Le Gouvernement observe également que le tribunal d’appel a rappelé que, dans la mesure où la requérante faisait valoir qu’il n’était pas dans l’intérêt des enfants qu’ils soient gardés par leur père, il s’agissait là de questions qui étaient de la compétence de l’État de résidence habituelle des enfants. En outre, la requérante n’aurait pas produit d’éléments concrets permettant de conclure qu’il existait un risque grave que le retour des enfants les expose à un danger physique ou psychique, ou les place de toute autre manière dans une situation intolérable.


96.  En ce qui concerne la question de savoir si l’autorité judiciaire ou administrative devait refuser d’ordonner le retour des enfants en raison du fait que le fils de la requérante s’opposait à son retour et qu’il avait atteint un âge et une maturité justifiant d’en tenir compte, en vertu de l’article 13 alinéa 2 de la Convention de La Haye, le Gouvernement rappelle que le fils de la requérante, alors âgé de 11 ans et demi, a été entendu par l’autorité de surveillance en matière de tutelle du canton du Tessin.


97.  Le Gouvernement rappelle ensuite que le tribunal d’appel a constaté que le fils se trouvait à la limite inférieure en ce qui concernait la capacité de discernement dans une procédure de retour selon la Convention de La Haye. Après avoir soigneusement examiné les déclarations du fils de la requérante, le tribunal a constaté qu’il n’était pas assez mûr pour que son refus catégorique de rentrer puisse être pris en compte. Il aurait remarqué son intention d’exonérer sa mère de sa responsabilité, surtout en ce qui concernait l’enlèvement. Le tribunal a trouvé que son comportement ne dénotait pas une maturité suffisante pour que son opinion puisse être considérée comme suffisamment autonome. Par ailleurs, il a relevé que le fait qu’il préférait rester au Tessin n’avait pas de portée juridique. Il a noté par ailleurs que l’enfant se trouvait pris dans un conflit de loyautés et craignait probablement de se couper de sa mère s’il reprenait contact avec son père.


98.  Le Gouvernement rappelle que, s’agissant de la fille de la requérante, âgée alors de cinq ans, le tribunal d’appel a reconnu que la séparation d’avec la mère était certes problématique, mais il a également rappelé que le retour forcé d’un enfant comporte, par nature, la séparation d’avec un des parents et devait être accepté comme conséquence de l’obligation de restituer l’enfant. Le Gouvernement partage entièrement ces conclusions.


99.  Le Gouvernement estime ainsi que c’est à juste titre que le tribunal d’appel a considéré qu’une exception au retour ne pouvait être décidée qu’en présence d’une opposition qualifiée, c’est-à-dire fondée sur des motifs compréhensibles et particuliers et ne concernant ni la relation avec le parent victime de l’enlèvement, ni l’intégration dans l’État requis. Une telle interprétation tiendrait compte du fait que l’exception au retour doit être interprétée de manière restrictive.


100.  De l’avis du Gouvernement, il était par conséquent justifié, au regard de l’importance accordée aux buts de la Convention de La Haye, de considérer que l’opposition du fils de la requérante ne pouvait pas être qualifiée d’opposition au sens de son article 13 alinéa 2. La Convention de La Haye étant appliquée en accord avec les principes de la présente Convention, l’appréciation effectuée par les autorités internes doit être considérée comme nécessaire dans une société démocratique au sens de l’article 8 § 2 de cette dernière.

2.  L’appréciation de la Cour

a.  Base légale et buts légitimes de l’ingérence


101.  La Cour constate à titre liminaire que l’existence d’une ingérence dans le droit de la requérante au respect de sa vie familiale n’a pas été contestée par le Gouvernement.


102.  La requérante, pour sa part, n’a jamais contesté – ni devant les instances internes, ni devant la Cour – que l’ingérence avait une base légale, à savoir la Convention de La Haye. Il ressort de la décision du tribunal d’appel du canton du Tessin que l’autorité parentale était détenue conjointement par les deux parents et il n’existe au cas d’espèce aucun élément permettant de penser qu’elle n’était pas exercée effectivement de la part du père. Selon le Gouvernement, non contredit par la requérante, ladite autorité comprenait notamment le droit de déterminer le lieu de résidence de l’enfant. Ainsi, elle doit être assimilée au « droit de garde » au sens de l’article 5 lettre a) de la Convention de La Haye (paragraphe 34 ci‑dessus).


Compte tenu de ce qui précède, la Cour ne considère pas comme manifestement erroné ou arbitraire l’avis des tribunaux suisses et du Gouvernement selon lequel le déplacement par la requérante de ses enfants vers la Suisse constituait bien un « déplacement illicite » au sens de l’article 3 de la Convention de La Haye.


103.  La requérante n’a pas non plus contesté que la mesure litigieuse poursuivait des buts légitimes au sens de l’article 8 § 2. La Cour estime que la décision ordonnant le retour des enfants adoptée par le tribunal d’appel avait pour but légitime de protéger les droits et libertés des enfants et de leur père (voir, mutatis mutandis, Neulinger et Shuruk c. Suisse ([GC], no 


10441615/07, § 106, CEDH 2010).


104.  Le grief principal de la requérante consiste à prétendre que le retour forcé des enfants était illicite et les mesures d’exécution disproportionnées, d’autant plus que les enfants se seraient vivement opposés à leur retour en ex-République yougoslave de Macédoine. Dans ce contexte, elle allègue plus particulièrement que l’opinion des enfants, en particulier du fils, n’a pas été suffisamment prise en compte. La Cour doit examiner ces questions au regard de la nécessité de la mesure dans une société démocratique.

b.  Nécessité dans une société démocratique


105.  Dans l’affaire X c. Lettonie [GC] (no 27853/09, arrêt du 26 novembre 2013), la Cour a fixé et réitéré dans les termes suivants les critères devant guider les autorités internes dans le processus décisionnel lorsqu’elles sont confrontées à une demande de retour d’enfants fondée sur la Convention de La Haye :

« 107. [L]a Cour estime que l’article 8 de la Convention fait peser sur les autorités internes une obligation procédurale particulière à ce titre : dans le cadre de l’examen de la demande de retour de l’enfant, les juges doivent non seulement examiner des allégations défendables de « risque grave » pour l’enfant en cas de retour, mais également se prononcer à ce sujet par une décision spécialement motivée au vu des circonstances de l’espèce. Tant un refus de tenir compte d’objections au retour susceptibles de rentrer dans le champ d’application des articles 12, 13 et 20 de la Convention de La Haye qu’une insuffisance de motivation de la décision rejetant de telles objections seraient contraires aux exigences de l’article 8 de la Convention, mais également au but et à l’objet de la Convention de La Haye. La prise en compte effective de telles allégations, attestée par une motivation des juridictions internes qui soit non pas automatique et stéréotypée, mais suffisamment circonstanciée au regard des exceptions visées par la Convention de La Haye, lesquelles doivent être d’interprétation stricte (...), est nécessaire. Cela permettra aussi d’assurer le contrôle européen confié à la Cour, dont la vocation n’est pas de se substituer aux juges nationaux. »


106.  S’agissant du cas d’espèce, la Cour précise que la seule question qui se pose ici est celle de savoir si les autorités compétentes ont suffisamment pris en compte les opinions des enfants. La requérante ne soutient par ailleurs pas que la procédure interne aurait été inéquitable pour d’autres raisons, ni que les décisions internes auraient été insuffisamment motivées ni qu’une pièce pertinente n’aurait pas dûment été prise en compte. La présente affaire se distingue dès lors de l’affaire X c. Lettonie, précitée, où l’allégation concrète d’un « risque grave », au sens de l’article 13 b) de la Convention de La Haye, reposait sur une attestation émanant d’un expert dénonçant un risque de traumatisme psychologique pour l’enfant en cas de séparation immédiate d’avec sa mère (X c. Lettonie, précitée, § 114).


107.  La Cour rappelle également que l’autorité de surveillance en matière de tutelle a dûment entendu le fils avant de prendre sa décision. Le tribunal d’appel a constaté, après avoir soigneusement examiné ses déclarations, qu’il n’était pas assez mûr pour que son refus catégorique de rentrer puisse être pris en compte. Le tribunal a trouvé que son comportement ne révélait pas une maturité suffisante pour que son opinion puisse être considérée comme suffisamment autonome. Il a remarqué son intention de préserver sa mère de sa responsabilité, surtout en ce qui concernait l’enlèvement. Cette juridiction a noté par ailleurs que l’enfant se trouvait pris dans un conflit de loyautés et qu’il craignait probablement de se couper de sa mère s’il reprenait contact avec son père.


108.  La Cour rappelle qu’il revient en principe aux juridictions nationales d’apprécier les éléments rassemblés par elles (voir, parmi beaucoup d’autres, Vidal c. Belgique, 22 avril 1992, § 33, série A n235‑B). Elle souligne que, dans le cadre de l’application de la Convention de La Haye, si le point de vue des enfants doit être pris en compte, leur opposition ne fait pas nécessairement obstacle à leur retour (Raw et autres c. France, n10131/11, § 94, 7 mars 2013). En outre, elle observe que la Convention de La Haye prévoit, dans son article 13 alinéa 3, que

« [l]’autorité judiciaire ou administrative peut [...] refuser d’ordonner le retour de l’enfant si elle constate que celui-ci s’oppose à son retour et qu’il a atteint un âge et une maturité où il se révèle approprié de tenir compte de cette opinion. »


Il ressort de la formulation de cet alinéa : d’une part, que les autorités ont certes la faculté de refuser le retour d’un enfant en cas d’opposition de sa part mais qu’il ne s’agit pas pour elles d’une obligation ; d’autre part, que l’appréciation de la question de savoir s’il est opportun de tenir compte de l’opinion d’un enfant enlevé appartient en premier lieu aux autorités internes, qui jouissent dans ce domaine d’une certaine latitude.


109.  Par ailleurs, la Cour rappelle qu’en matière d’enlèvement international d’enfants, les obligations que l’article 8 fait peser sur les États contractants doivent s’interpréter en tenant également compte de la Convention relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989 (Neulinger et Shuruk, précité, § 132, et X c. Lettonie, précité, § 93), entrée en vigueur pour la Suisse le 26 mars 1997.  Aux termes de son article 12 § 1, « [l]es États parties garantissent à l’enfant qui est capable de discernement le droit d’exprimer librement son opinion sur toute question l’intéressant, les opinions de l’enfant étant dûment prises en considération eu égard à son âge et son degré de maturité. » Le paragraphe 2 de cette disposition précise en outre qu’« [o]n donnera notamment à l’enfant la possibilité d’être entendu dans toute procédure judiciaire ou administrative l’intéressant, soit directement, soit par l’intermédiaire d’un représentant ou d’un organisme approprié, de façon compatible avec les règles de procédure de la législation nationale ».


110.  Dans la mesure où elle est compétente pour trancher la question, la Cour ne considère pas comme déraisonnable la conclusion du tribunal d’appel selon laquelle l’on ne pouvait prendre en compte les déclarations du fils de la requérante dans la décision sur le retour des enfants. Elle estime que la décision de cette juridiction, intervenue sur la base de l’audition du fils par l’instance inférieure, est dûment appuyée sur une motivation circonstanciée (X c. Lettonie, précité, § 107).


111.  Eu égard à la marge d’appréciation certaine dont jouissent dans ce domaine les autorités internes, qui sont mieux placées que la Cour, le tribunal d’appel pouvait raisonnablement considérer qu’il n’était ni nécessaire ni opportun d’entendre encore une fois le fils, d’autant plus que celui-ci se trouvait pris dans un conflit de loyautés et que de telles auditions peuvent avoir des impacts traumatisants pour un enfant et retarder considérablement la procédure.


112.  Quant à la fille du couple, âgée alors de 5 ans, il n’apparaît pas qu’elle ait été entendue par les instances du canton du Tessin.


La Cour rappelle à cet égard que dans l’affaire Eskinazi et Chelouche (décision précitée), elle a souligné qu’il ne lui appartient pas de substituer sa propre appréciation à celles des juridictions nationales quant à l’adéquation d’une audition, procédé délicat, ni de contrôler l’interprétation et l’application faites des dispositions des conventions internationales, en l’occurrence les articles 13 de la Convention de La Haye et 12 § 1 de la Convention relative aux droits de l’enfant, sauf en cas d’arbitraire (position confirmée dans l’affaire Maumousseau et Washington c. France, n39388/05, § 79, 6 décembre 2007). Il convient également de relever que dans la récente affaire X c. Lettonie, précitée, la Grande Chambre a entériné l’avis des instances lettones selon lequel le jeune âge de l’enfant – environ 4 ans à l’époque – l’empêchait d’exprimer valablement sa préférence quant à son lieu de résidence (§§ 112 et 22).


113.  En l’espèce, la requérante n’allègue pas avoir demandé, devant les instances internes, une audition de sa fille et s’être heurtée à un refus. Elle ne prétend pas non plus qu’une audition était indispensable pour déterminer si l’une des exceptions au retour de l’enfant prévues par l’article 13 alinéa 1 lettre b) de la Convention de la Haye rentrait en jeu. La Cour observe par ailleurs que cette convention, notamment son article 13 alinéa 2, n’impose nullement aux autorités nationales d’entendre l’enfant.


114.  Compte tenu de ce qui précède, le tribunal d’appel ne saurait se voir reprocher son refus de prendre en compte l’opposition au retour manifestée, notamment, par le fils de la requérante. Dès lors, le processus décisionnel en droit interne a satisfait aux exigences procédurales inhérentes à l’article 8.


115.  Partant, l’ordre de retour des enfants n’apparaît pas disproportionné et il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention à cet égard.

IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION


116.  Invoquant l’article 3 de la Convention, la requérante soutient que le déplacement forcé des enfants contre leur volonté constitue un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3, estimant qu’elle‑même et les enfants ont été atteints dans leur dignité. Cette disposition est libellée comme suit :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »


117.  La Cour estime que ce grief se confond largement avec celui examiné par la Cour sous l’angle de l’article 8. La Cour ayant conclu que les mesures litigieuses ne posaient pas de problème au regard de l’article 8, le seuil de gravité exigé pour qu’entre en jeu l’article 3 ne saurait en tout état de cause avoir été atteint.


118.  Pour autant que ce grief, formulé de manière assez vague, se rapporterait plus particulièrement aux mesures d’exécution de l’ordre de retour des enfants, la Cour rappelle que la requérante ne l’a pas soulevé devant les instances internes.


119.  Ce grief s’avère dès lors manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

V.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

120.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage


121.  La requérante réclame un montant de 29 790,57 euros (EUR) pour dommage matériel, ventilé comme suit :


- 218,70 EUR de photocopies,


- 2 000 EUR pour le coût de son divorce,


- 2 000 EUR pour son déménagement,


- 3 228 EUR de frais liés à l’exercice du droit de visite (déménagement, nuits d’hôtel, billets d’avion, repas et autres dépenses),


- 22 348,87 EUR d’indemnités de chômage perdues.


122.  La requérante revendique en outre une somme de 35 000 EUR pour elle, et autant pour chacun des deux enfants (soit une somme totale de 105 000 EUR) au titre du dommage moral tenant à la souffrance morale et physique qu’elle et eux auraient subie du fait de la violation alléguée de la Convention.


123.  S’agissant du dommage matériel, le Gouvernement objecte que le montant de 218,70 EUR pour les photocopies relève des frais et dépens et doit donc être examiné sous le point B ci-dessous. Il considère en outre que les montants de 2 000 EUR pour les frais de divorce et de 22 348,87 EUR pour les indemnités de chômage perdues n’ont pas de lien de causalité direct avec les violations alléguées de la Convention. Il observe enfin que le montant de 3 228 EUR pour les frais liés à l’exercice du droit de visite n’est justifié par aucun document.


124.  Quant au dommage moral, le Gouvernement estime que l’allocation à la requérante d’un montant de 10 000 francs suisses (CHF) (environ 8 229 EUR) à ce titre serait équitable.


125.  La Cour constate que les frais exposés par la requérante se rapportent à une violation prétendue de l’article 8 qui n’a pas été retenue par le présent arrêt.


En outre, elle n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée du droit d’accès à un tribunal et le dommage matériel allégué. Partant, elle rejette cette demande.


126.  En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer à la requérante 5 000 EUR au titre du préjudice moral pour la violation constatée de l’article 6, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur ladite somme.


127.  La Cour précise à cet égard que les enfants ne sont pas parties à la présente procédure.

B.  Frais et dépens


128.  La requérante demande également un montant total de 26 875,40 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour, ventilé comme suit :


- 4 081,65 EUR pour les honoraires de l’avocat qui l’a représentée devant les instances cantonales,


- 8 941,35 EUR pour les honoraires de Me Masoni, qui l’a représentée devant la Cour,


- 2 000 EUR de « prévision » de frais et honoraires pour les travaux en cours devant la Cour,


- 5 000 EUR pour les dépenses de l’avocat qui l’a représentée au Kosovo,


- 5 900 EUR pour les dépenses de l’avocat qui l’a représentée en ex‑République yougoslave de Macédoine,


- 952,40 EUR pour les frais de justice (correspondant, à l’époque, à 400 CHF devant le tribunal d’appel et 1 000 CHF devant le Tribunal fédéral).


129.  Par une lettre du 30 mai 2012, l’avocate de la requérante a informé la Cour que celle-ci lui doit encore un montant de 6 200,65 CHF, mais qu’elle renonce à lui réclamer cette somme eu égard à sa situation financière difficile.


130.  Le Gouvernement estime qu’hormis le montant des frais de justice, les prétentions et honoraires ne sont pas suffisamment étayés pour satisfaire aux exigences de l’article 60 § 2 du règlement de la Cour. En tout état de cause, ils s’avèrent selon lui exagérés.


À titre subsidiaire, considérant les montants alloués par la Cour dans des affaires suisses présentant un degré de difficulté semblable, le Gouvernement estime qu’une somme de 5 000 CHF (soit 4 115 EUR) serait appropriée pour couvrir les frais et dépens de la requérante dans la procédure interne et devant la Cour.


131.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 4 000 EUR pour l’ensemble des frais et dépens occasionnés devant la Cour en relation avec la violation constatée de la Convention, plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt.

C.  Intérêts moratoires


132.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 6 dans la mesure où il est dirigé contre la Suisse, ainsi qu’au grief tiré de l’article 8, et irrecevable pour le surplus ;

 

2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

 

3.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention ;

 

4.  Dit

a)  que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

i)  5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii)  4 000 EUR (quatre mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par la requérante, pour frais et dépens ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

 

5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 septembre 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley Naismith                                                                 Guido Raimondi
        Greffier                                                                               Président

 

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion concordante des juges Lemmens, Kūris et Spano.

G.R.A.
S.H.N.

 


OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES LEMMENS, KŪRIS ET SPANO

 

1.  En ce qui concerne le grief tiré d’une violation de l’article 6 § 1 de la Convention, nous avons voté avec nos collègues pour le déclarer fondé. Toutefois, nous aurions préféré que la démarche qui résulte des motifs de l’arrêt soit plus une démarche de principe.

2.  La majorité s’efforce de démontrer que la décision du Tribunal fédéral déclarant le recours de la requérante irrecevable pour tardiveté « n’est pas en soi contraire à l’article 6 § 1 » mais qu’elle a produit des effets disproportionnés aux « circonstances assez particulières de l’espèce » (paragraphe 75). Ces circonstances sont le fait que la requérante ne se trouvait que depuis peu de temps en Suisse, qu’elle n’était pas représentée par un avocat quand elle introduisit son recours devant le Tribunal fédéral et que l’avocat qui l’avait représentée devant le tribunal d’appel et auquel l’arrêt de ce tribunal fut notifié ne l’avait pas informée du bon délai de recours (voir paragraphes 71 et 72).

À notre avis, la décision du Tribunal fédéral était « en soi » contraire à l’article 6 § 1, sans qu’il y ait besoin de se référer aux « circonstances particulières » énumérées.

3.  Certes, la règle sur laquelle le Tribunal fédéral s’est basé est claire : le délai de recours contre les décisions portant sur le retour d’un enfant, fondées sur la Convention du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants, est de dix jours (article 100, alinéa 2, de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral). Cette règle n’avait besoin d’aucune interprétation judiciaire pour acquérir une clarté suffisante (voir, a contrario, Majski c. Croatie (no 2), no 16924/08, § 70, 19 juillet 2011).

Il est également vrai que la règle précitée vise à assurer une bonne administration de la justice et le respect, en particulier, du principe de la sécurité juridique. En vertu du principe « Nemo censetur ignorare legem » le justiciable doit s’attendre à ce que cette règle soit appliquée (voir Pérez de Rada Cavanilles c. Espagne, 28 octobre 1998, § 45, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII, et Sotiris et Nikos Koutras ATTEE c. Grèce, n39442/98, § 20, CEDH 2000-XII).

4.  Toutefois, la règle en question, ou l’application qui en est faite, ne devrait pas empêcher la requérante de se prévaloir d’une voie de recours ouverte (Pérez de Rada Cavanilles, précité, § 45, et Sotiris et Nikos Koutras ATTEE, précité, § 20).

La Cour a déjà admis que, dans certaines circonstances particulières, l’absence d’information quant aux formes et délais à respecter pour introduire un recours contre une décision judiciaire peut priver le justiciable du droit d’accès à la juridiction de recours (voir, en particulier, Da Luiz Domingues Ferreira c. Belgique, no 50049/99, §§ 58-59, 24 mai 2007 ; Hakimi c. Belgique, no 665/08, § 36, 29 juin 2010, et Assunção Chaves c. Portugal, no 61226/08, §§ 81 et 85-87, 31 janvier 2012).

En l’espèce, il ne s’agit pas d’un cas d’absence d’information. Il s’agit, au contraire, d’un cas où les indications précises données dans l’arrêt entrepris quant au délai à respecter pour introduire un recours se sont avérées erronées. N’ayant fait que de suivre ces indications, la requérante a vu par la suite son recours être déclaré irrecevable.

Quand elle est appelée à examiner la justification de limitations à un droit fondamental, la Cour se réfère parfois au principe selon lequel les erreurs commises par les autorités publiques doivent profiter à la personne concernée, spécialement quand aucun autre intérêt privé n’est en jeu. En d’autres termes, le risque de toute erreur de la part d’une autorité publique doit être supporté par l’État et aucune erreur ne doit être réparée au détriment de la personne concernée (Gashi c. Croatie, no 32457/05, § 40, 13 décembre 2007 ; Gladysheva c. Russie, no 7097/10, § 80, 6 décembre 2011 ; Pyrantienė c. Lituanie, no 45092/07, § 70, 12 novembre 2013 ; Marija Božić c. Croatie, no 50636/09, § 56, 24 avril 2014 ; Šimecki c. Croatie, no 15253/10, § 46, 30 avril 2014, et Albergas et Arlauskas c. Lituanie, no 17978/05, § 59, 27 mai 2014).

Il est significatif que ce principe trouve un écho dans le droit suisse. L’article 9 de la Constitution fédérale dispose que « toute personne a le droit d’être traitée par les organes de l’État (...) conformément aux règles de la bonne foi », et cette disposition est interprétée par le Tribunal fédéral comme donnant au citoyen le droit d’être protégé dans la confiance légitime qu’il met dans les assurances reçues des autorités (voir paragraphe 25 de l’arrêt, se référant à titre d’exemple à un arrêt du Tribunal fédéral du 19 mars 2003). En outre, exactement dans le même domaine qu’en l’espèce, l’article 49 de la loi fédérale sur le Tribunal fédéral dispose qu’ « une notification irrégulière, notamment en raison de l’indication inexacte (...) des voies de droit (...), ne doit entraîner aucun préjudice pour les parties ».

5.  Dans la présente espèce, la requérante a été pénalisée par la décision d’irrecevabilité du Tribunal fédéral, alors que l’erreur commise relève principalement de la responsabilité du tribunal d’appel (voir paragraphe 75 ; comparer avec Sotiris et Nikos Koutras ATTEE, précité, § 21, et Platakou c. Grèce, no 38460/97, § 39, CEDH 2001-I ; voir également Ferré Gisbert c. Espagne, no 39590/05, § 30, 13 octobre 2009). La brièveté du délai n’ayant guère laissé à la requérante la possibilité de rectifier l’erreur commise, la décision du Tribunal fédéral a restreint le droit d’accès à ce dernier à un point tel qu’il s’est trouvé atteint dans sa substance même.

6.  Le fait que la requérante n’était pas représentée par un avocat lors de l’introduction de son recours n’est pas, à nos yeux, un élément décisif pour conclure à une violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Tout au plus s’agit-il d’une circonstance aggravante.

Nous estimons en tout cas que la Cour ne devrait pas émettre la moindre appréciation au sujet du comportement de l’avocat qui avait représenté la requérante devant le tribunal d’appel et auquel l’arrêt de ce tribunal fut notifié. La majorité semble dire que cet avocat avait commis une faute en n’informant pas la requérante du caractère erroné du délai indiqué (paragraphe 71). À notre avis, la Cour ne dispose pas de suffisamment d’éléments pour parvenir à une telle conclusion.

 



[1] Toute référence au Kosovo, soit à son territoire, à ses institutions ou sa population, dans cette décision doit être comprise comme étant en conformité avec la Résolution 1244 du Conseil de sécurité et sans préjuger du statut du Kosovo.


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