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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> SCHMID-LAFFER v. SWITZERLAND - 41269/08 - Chamber Judgment (French text) [2015] ECHR 576 (16 June 2015) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2015/576.html Cite as: [2015] ECHR 576 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE SCHMID-LAFFER c. SUISSE
(Requête no 41269/08)
ARRÊT
STRASBOURG
16 juin 2015
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Schmid-Laffer c. Suisse,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Işıl Karakaş,
présidente,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Egidijus Kūris,
Robert Spano, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 mai 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 41269/08) dirigée contre la Conféderation suisse et dont une ressortissante de cet État, Mme Sibylle Schmid-Laffer (« la requérante »), a saisi la Cour le 26 juillet 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante a été représentée par Me M. Bosonnet, avocat à Zürich. Le gouvernement suisse (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. F. Schürmann, de l’Office fédéral de la justice.
3. La requérante allègue en particulier qu’elle n’a pas été informée de son droit de garder le silence lors de son interrogatoire du 1er août 2001.
4. Le 27 août 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. La requérante est née en 1975 et réside à Triengen.
6. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
7. En automne 2000, la requérante entama une relation amoureuse avec M.S. Elle était à ce moment-là en pleine procédure de divorce avec O.S. et en litige avec celui-ci relativement au droit de garde de leurs deux enfants.
8. Le 18 janvier 2001, alors qu’il roulait sur l’autoroute, O.S. remarqua que sa voiture tanguait. Après s’être arrêté, il constata que deux roues de celui-ci avaient été déboulonnées. Le 19 janvier 2001, il porta plainte contre la requérante et M.S., qu’il accusait tous deux d’avoir tenté de provoquer un accident mortel. L’affaire fut provisoirement classée sans suite au motif qu’il n’existait pas d’éléments de preuve suffisants.
9. Le 31 juillet 2001, O.S. fut poignardé par M.S., qui fut immédiatement arrêté et interrogé par la police. M.S. déclara avoir agi de son propre chef afin de venir en aide à la requérante, qui vivait une procédure de divorce particulièrement pénible selon lui.
10. Le 1er août 2001, la requérante fut convoquée, en qualité de personne appelée à donner des renseignements (« Auskunftsperson »), pour un interrogatoire par la police cantonale de Baden. Elle fut invitée à décrire le déroulement de la journée du 31 juillet 2001. Elle répondit en ces termes :
« Le matin du 31 juillet 2001, M.S. s’est rendu à son travail à Rupperswil avec ma voiture. Je suis restée à la maison avec les enfants. Vers midi, je suis allée au restaurant H. M.S. m’y a retrouvée. Nous habitons un appartement de quatre pièces au-dessus de ce restaurant. Nous y avons bu quelque chose. Ma collègue F.D. était également à notre table. M.S. n’a rien mangé. Ces derniers temps, il ne mangeait pas beaucoup. Nous avons également des problèmes d’argent. Durant le déjeuner, M.S. a envoyé des SMS à O.S. Il me les a montrés. Leur contenu se rapportait au fait qu’il voulait parler avec O.S. du retour des enfants. Nous voulions tout d’abord lui parler ensemble. Étant donné que je n’ai jamais pu avoir une conversation normale avec O.S. et que je voulais garder les enfants auprès de moi, j’ai accepté que M.S. se rende seul à l’entretien. (...) Le soir, M.S. n’a rien mangé non plus. Tout à coup, il a dit qu’il devait être à Birrfeld à 18 heures. Il a dit qu’il voulait absolument arriver à Birrfeld avant O.S. Il était très nerveux. Je ne l’avais encore jamais vu ainsi. Il disait qu’« il n’en avait « rien à foutre » de rien » (ihm sei alles « [s]cheissegal »). (...) J’ai vu qu’il prenait un objet dans la commode à côté de la portée d’entrée. L’objet faisait environ 25 cm de long. C’était quelque chose de dur. Autant que je pouvais en juger, il s’agissait d’un outil. (...)
Avant de partir, M.S. a encore dit : « Maintenant quelque chose doit arriver. Je ne peux rien garantir, quelque chose peut m’arriver aussi. » Je ne me rappelle plus exactement des mots qu’il a employés. Je les ai rapportés approximativement. Je lui ai dit à plusieurs reprises qu’il devait être prudent, car je savais que O.S. pouvait être dangereux. M.S. m’a dit : « Crois-tu que je suis un trouillard ? Moi aussi je suis fort. » (Hast du das Gefühl ich sei ein Weichei? Ich bin auch stark). Ensuite, je suis allée avec lui jusqu’à la voiture et j’y ai pris mon téléphone portable. M.S. est monté dans le véhicule et je suis rentrée [à la maison]. Tout à coup, je l’ai entendu m’appeler et je suis revenue vers la voiture. M.S. s’est approché de moi, il m’a dit qu’il m’aimait et m’a embrassée. Je lui ai dit à quel point moi aussi je l’aimais. Ensuite, nous nous sommes dit au revoir et il est parti. Environ quinze minutes plus tard, il m’a téléphoné. À ce moment-là, j’étais dans l’appartement avec A. (15 ans). Il m’a dit que je devais l’appeler à 18 h 35 et dire que j’étais allée faire des grillades avec les enfants à Baldegg. Il m’a également parlé d’une place de jeux et d’un restaurant. Puis il a raccroché. Je l’ai appelé à 18 h 35 (...). En arrière-fond, j’entendais O.S. parler. M.S. m’a « engueulée » (« zusammengeschissen ») au téléphone. Il a dit : « On ne peut pas te faire confiance. Nous nous étions pourtant mis d’accord. » Ensuite, il m’a demandé si nous étions en train de faire des grillades au même endroit. Il m’a demandé comment y arriver. Je répondais toujours « oui ». Il m’était difficile de comprendre ce qu’il voulait exactement. J’en ai déduit qu’il jouait la comédie à mon ex-époux [O.S.]. (...) J’ai alors reçu un nouvel appel téléphonique de M.S. Il était totalement hors de lui. Il ne faisait que bafouiller des choses incompréhensibles (Er quasselte nur noch unverständliches Zeugs). J’ai seulement compris que O.S. s’était relevé, qu’il était blessé et qu’il avait couru en direction d’une ferme. (...) Je lui ai demandé ce qui s’était passé. Il a alors dit : « Prends des vêtements propres pour moi et une paire de ciseaux pour coiffeur. Va à Buechlisegg, nous nous retrouvons là-bas. » (...) M.S. a également dit qu’il avait besoin d’un alibi. Je ne pouvais pas parler avec lui tellement il était nerveux. Il a ensuite coupé la communication. J’ai essayé plusieurs fois de le rappeler. Je suis tout de suite allée à Buechlisegg avec les vêtements et la paire de ciseaux (j’ai été formée comme coiffeuse pour dames). Je l’y ai attendu pendant environ une heure. J’ai envoyé à M.S. un SMS pour lui dire que nous avions froid, surtout les enfants, et que j’allais rentrer à la maison. »
11. Le fonctionnaire de police posa la question suivante :
« Aviez-vous déjà parlé au préalable de liquider le problème [O.]S. par la violence ? »
La requérante répondit :
« Nous avions déjà parlé de telles choses. De mon point de vue, c’était uniquement pour plaisanter. Nous avions ri et plaisanté à ce sujet en présence d’autres personnes, notamment A. M.S. disait fréquemment qu’il ferait en sorte que les enfants ne me soient pas retirés. Nous avons tenté beaucoup de choses et nous avons même téléphoné au [magazine suisse] Beobachter. M.S. faisait également des plaisanteries du genre : « Si O.S. disparaît, le problème sera réglé. » Personne n’en parlait cependant sérieusement. Nous espérions que O.S. se ferait prendre en train de consommer de la drogue. Nous espérions que le juge se rendrait ainsi compte que O.S. n’était pas un bon père. »
12. À l’issue de l’interrogatoire, la requérante fut laissée en liberté.
13. Le 23 août 2001, elle fut arrêtée par la police et placée le même jour en détention provisoire. Elle fut à nouveau interrogée le 24 août 2001. Elle avoua alors avoir incité M.S. à tuer son époux. Elle confirma ses aveux au cours des interrogatoires ultérieurs du 26 et du 31 août 2001.
14. Le 5 septembre 2001, un avocat fut commis d’office. Le 12 septembre 2001, la requérante fut à nouveau interrogée par la police en l’absence de son avocat.
15. À trois reprises, les 9, 12 et 15 octobre 2001, une confrontation entre la requérante et M.S. eut lieu dans le cabinet du juge d’instruction, en présence de l’avocat de l’intéressée. M.S. accusa celle-ci de lui avoir demandé de saboter le véhicule d’O.S. et d’avoir exercé un chantage affectif sur lui pour qu’il tente à nouveau de tuer O.S. après l’échec de la première tentative. La requérante revint sur ses aveux. Depuis lors, elle n’a cessé de nier en bloc toute participation aux deux tentatives de meurtre sur la personne de son époux.
16. Par un jugement du 26 février 2004, le tribunal du district de Baden (Bezirksgericht Baden) condamna la requérante à sept ans et demi de prison pour tentative d’assassinat, mise en danger de la vie d’autrui et dénonciation calomnieuse. Se fondant sur les déclarations de la requérante, sur celles de M.S. ainsi que sur les témoignages d’autres personnes, dont le frère de M.S. et son épouse, le père de la requérante (J.L.) et un collègue de ce dernier (W.A.), le tribunal considéra que la requérante avait participé activement au sabotage de la voiture d’O.S. et qu’elle avait incité M.S. à commettre une seconde tentative de meurtre.
17. La requérante interjeta appel devant la cour suprême du canton d’Argovie (Obergericht des Kantons Aargau), qui, par arrêt du 26 avril 2005, confirma intégralement le jugement de première instance.
18. La requérante saisit alors le Tribunal fédéral. Par un arrêt du 8 mai 2006, cette juridiction annula l’arrêt de la cour suprême cantonale, au motif que, en contravention de l’article 31 § 2 de la Constitution fédérale, la requérante avait fait des aveux les 24, 26 et 31 août et le 12 septembre 2001 sans avoir été préalablement rendue attentive à son droit de garder le silence alors qu’elle se trouvait en détention provisoire.
19. La procédure devant la cour suprême cantonale fut reprise. Par un arrêt du 6 juin 2007, cette juridiction confirma la culpabilité de la requérante et la condamna à sept ans d’emprisonnement. Elle estimait que les aveux faits par la requérante entre le 24 août et le 12 septembre 2001 ne devaient pas être pris en considération dans la mesure où l’intéressée, qui était en situation de détention provisoire et qui n’était pas assistée d’un avocat, n’aurait pas été informée de son droit de garder le silence. La cour suprême cantonale indiquait que, néanmoins, les déclarations de la requérante lors de son audition par la police le 1er août 2001 pouvaient être utilisées contre elle dès lors qu’elle était en liberté au moment où elle les avait faites. Elle se fondait à cet égard sur la loi argovienne relative à l’administration de la justice en matière pénale (paragraphe 20 ci-dessous). Elle considérait enfin que les déclarations de la requérante du 1er août 2001 et celles de M.S. et de diverses autres personnes constituaient autant d’éléments à charge permettant de conclure à la culpabilité de l’intéressée.
20. La requérante saisit le Tribunal fédéral. Elle soutenait que la prise en compte des déclarations qu’elle avait faites à la police le 1er août 2001 sans avoir été informée de son droit de garder le silence avait enfreint son droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination. Elle soutenait que M.S. ainsi que d’autres personnes entendues par la police n’avaient pas non plus été informés de leur droit de garder le silence et qu’elle n’avait pas pu les confrontés. Elle alléguait également que les procès-verbaux d’audition de M.S. comportaient des irrégularités. Elle alléguait enfin qu’elle avait été injustement privée du droit de faire entendre certains témoins à décharge, notamment deux de ses sœurs, des proches ou d’anciens voisins d’elle ou de M.S. ainsi que certains médecins de la Clinique psychiatrique universitaire de Bâle, où la victime avait séjourné précédemment.
21. Par un arrêt du 21 janvier 2008, le Tribunal fédéral rejeta le recours. S’agissant des déclarations du 1er août 2001, il estimait que, la requérante étant en liberté à cette date, il n’avait pas été nécessaire de la rendre attentive à son droit de ne pas s’incriminer elle-même. S’agissant du fait que M.S. et d’autres personnes n’avaient pas été rendues attentives à leur droit de refuser de déposer et que la requérante n’avait pas pu confronter W.A. et J.L., le Tribunal fédéral indiquait que ces griefs étaient tardifs, car ils auraient dû être soulevés au cours de la première procédure ayant abouti à l’arrêt du 8 mai 2006. Il ajoutait que, pour la même raison, les griefs portant sur d’éventuelles irrégularités commises dans la rédaction des procès-verbaux d’audition de M.S. étaient irrecevables, et que, en tout état de cause, ils n’étaient pas de nature à invalider la procédure concernant la requérante dès lors que M.S. aurait réitéré ses déclarations ultérieurement.
Enfin, le Tribunal fédéral estimait que la cour suprême cantonale pouvait refuser d’entendre les témoins à décharge dont la requérante réclamait l’audition, dans la mesure où il n’était pas clair de quelle manière les témoins cités par la requérante auraient pu modifier les conclusions de l’instance inférieure. Ces personnes avaient été citées principalement pour donner des informations sur la crédibilité du co-accusé M.S., leur audition n’éclaircirait en rien le déroulement des faits pertinents. Le Tribunal fédéral ajouta que l’instance inférieure s’était appuyée en particulier sur les dépositions de M.S. et était arrivée à la conclusion qu’elles étaient crédibles. Par ailleurs, le jugement de l’instance inférieure se fondait, entre autres, sur les déclarations du frère de M.S. ainsi que de son épouse. Le Tribunal fédéral conclut, dès lors, que le refus d’entendre d’autres témoins n’était pas arbitraire.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
22. En ce qui concerne la privation de liberté et les droits fondamentaux en matière de procédure pénale, la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 (recueil systématique des lois fédérales no 101) est libellée comme suit :
Article 31 - Privation de liberté
« 1. Nul ne peut être privé de sa liberté si ce n’est dans les cas prévus par la loi et selon les formes qu’elle prescrit.
2. Toute personne qui se voit privée de sa liberté a le droit d’être aussitôt informée, dans une langue qu’elle comprend, des raisons de cette privation et des droits qui sont les siens. Elle doit être mise en état de faire valoir ses droits. Elle a notamment le droit de faire informer ses proches. (...) »
Article 32 - Procédure pénale
« 1. Toute personne est présumée innocente jusqu’à ce qu’elle fasse l’objet d’une condamnation entrée en force.
2. Toute personne accusée a le droit d’être informée, dans les plus brefs délais et de manière détaillée, des accusations portées contre elle. Elle doit être mise en état de faire valoir les droits de la défense.
3. Toute personne condamnée a le droit de faire examiner le jugement par une juridiction supérieure. Les cas où le Tribunal fédéral statue en instance unique sont réservés. »
23. Les dispositions pertinentes de la loi argovienne relative à l’administration de la justice en matière pénale du 11 novembre 1958 (recueil systématique des lois argoviennes no 251.100, en vigueur jusqu’au 31 décembre 2010) se lisaient ainsi dans leur version en vigueur au moment des faits :
§ 62 - Constatation des circonstances personnelles
« 1. Le prévenu est tout d’abord interrogé sur son identité, son éducation, sa formation, sa profession, sa vie familiale ainsi que sur ses antécédents et sur les procédures pénales antérieures [le concernant]. Il peut être invité à verser au dossier un curriculum vitae qu’il aura rédigé de sa main.
2. De surcroît, [le juge d’instruction entreprendra] les actes d’enquête permettant d’éclaircir déjà au stade de l’instruction le passé et les circonstances personnelles du prévenu, au besoin par le biais d’une expertise psychiatrique.
3. Ces auditions et ces actes d’enquête doivent être effectués dans la mesure nécessaire au jugement de l’affaire. »
§ 63 - Explication des faits par le prévenu
« 1. Après que les charges ont été portées à sa connaissance, le prévenu a la possibilité de se prononcer sur les accusations et de désigner des faits ou des moyens de preuve pour sa défense. Il y a lieu de lui poser toutes les questions susceptibles de compléter, d’éclaircir ou de rectifier ses allégations ou d’éliminer toute contradiction.
2. Le prévenu doit être auditionné avec calme et décence.
3. Si le prévenu refuse de parler, la procédure se poursuit sans qu’il soit tenu compte de son refus. »
§ 105 - Personne appelée à donner des renseignements
« 1. Quiconque paraît suspect d’avoir commis une infraction pénale ne peut être entendu à ce propos qu’en qualité de personne appelée à donner des renseignements et non en tant que témoin. La même règle s’applique aux personnes qui, pour quelque raison que ce soit, doivent être considérées comme partiales.
2. Les dispositions relatives à l’audition du prévenu s’appliquent à l’audition des personnes appelées à donner des renseignements. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 TIRÉE DU DROIT DE LA REQUÉRANTE DE GARDER LE SILENCE
24. La requérante soutient qu’elle n’a pas été informée de son droit de garder le silence. Elle invoque à cet égard l’article 6 § 1 de la Convention, qui est libellé comme suit :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...) »
25. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
26. Le Gouvernement considère que le grief de la requérante selon lequel elle n’aurait pas été avertie de son droit de garder le silence à l’interrogatoire du 1er août 2001 est irrecevable ratione materiae dès lors que, selon lui, elle n’était pas à cette date « accusée » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.
27. La requérante allègue, par contre, que les garanties de l’article 6 sont déjà applicables au stade des investigations menées par la police.
28. La Cour rappelle que si l’article 6 a pour finalité principale, au pénal, d’assurer un procès équitable devant un « tribunal » compétent pour décider du « bien-fondé de l’accusation », il n’en résulte pas pour autant qu’il se désintéresse des phases qui se déroulent avant la procédure de jugement. Ainsi, l’article 6 peut jouer un rôle avant la saisine du juge du fond si, et dans la mesure où, son inobservation initiale risque de compromettre gravement l’équité du procès (Imbrioscia c. Suisse, 24 novembre 1993, § 36, série A no 275, John Murray c. Royaume-Uni, 8 février 1996, § 62, Recueil des arrêts et décisions 1996-I, et Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, § 50, CEDH 2008).
29. En l’espèce, la Cour observe d’abord que la requérante était interrogée en tant que personne appelée à donner des renseignements. Aucun élément du dossier n’indique que la police aurait eu en sa possession des informations incriminant la requérante à tel point qu’elle aurait dû être traitée comme une accusée lors de l’interrogatoire du 1er août 2001 et qu’elle aurait dû être informée de son droit de garder le silence. Par ailleurs, elle n’était ni placée en détention ni soupçonnée d’avoir commis un crime.
30. L’interrogatoire litigieux de la requérante a eu lieu au poste de police le lendemain de la seconde tentative d’assassinat de son époux. A aucun moment, le policier chargé de l’interrogatoire n’a indiqué à la requérante qu’elle pouvait se prévaloir de son droit à garder le silence. Il a, par ailleurs, demandé à la requérante si elle avait déjà envisagé de résoudre par la violence ses problèmes conjugaux. Cette dernière a alors raconté en détail tout ce qu’elle avait fait durant la journée au cours de laquelle la seconde tentative d’assassinat a eu lieu. Elle a également admis avoir envisagé, avec son amant, par plaisanterie, de se montrer violente à l’égard de son époux et avoir participé à la mise en scène destinée à attirer ce dernier à l’endroit du crime. A un stade ultérieur de la procédure, la requérante s’est rétractée et a nié toute implication de sa part.
31. Au vu de ce qui précède, la Cour, à la lumière de l’ensemble des circonstances, est d’avis que la manière dont l’interrogatoire de la requérante a été conduit, au poste de police, notamment en lui posant la question de savoir si elle avait envisagé auparavant de recourir à la violence contre son époux, était de nature à affecter sa position dans la suite de la procédure. Il s’ensuit que la requérante peut se prévaloir des garanties de l’article 6 § 1 de la Convention déjà dans ce stade de la procédure.
32. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
33. La requérante allègue qu’elle n’a pas été informée de son droit de garder le silence lors de l’interrogatoire du 1er août 2001 mais que les autorités auraient utilisé les déclarations faites lors de cet interrogatoire par la suite. Dans la mesure où les dépositions litigieuses étaient susceptibles de l’incriminer, elle s’estime lésée dans ses droits de défense. Dès lors, il y aurait eu violation du droit à un procès équitable au sens de l’article 6 de la Convention.
34. Le Gouvernement rappelle que l’interrogatoire litigieux s’est déroulé conformément aux règles du droit interne. Par ailleurs, il est convaincu qu’il ne constituait qu’une pièce de mosaïque, de loin pas indispensable, pour arriver au constat de la culpabilité de la requérante. Selon le Gouvernement, la condamnation repose avant tout sur les dépositions de M.S., corroborées par les déclarations d’autres témoins.
35. Le Gouvernement souligne également que la condamnation a été prononcée par le tribunal de district de Baden, puis confirmée, en appel, par le tribunal cantonal d’Argovie. Il rappelle également que les deux juridictions ont rendu leur jugement à la suite d’une audience publique à laquelle la requérante a participé, représentée par un avocat d’office. Par ailleurs, à la suite du premier arrêt du Tribunal fédéral, le tribunal cantonal d’Argovie, après avoir décidé, le 6 décembre 2006, d’organiser à nouveau les débats en présence de la requérante, a fait droit à une demande de la requérante de la dispenser de sa participation pour cause de maladie et a ordonné la procédure écrite. Lors de ce nouveau procès, la requérante était représentée par un avocat de son choix.
2. Appréciation de la Cour
36. La Cour rappelle d’abord que, si la Convention garantit dans son article 6 le droit à un procès équitable, elle ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves en tant que telle, matière qui relève au premier chef du droit interne. Il lui faut examiner si la procédure, y compris le mode d’obtention des preuves, a été équitable dans son ensemble (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, §§ 162-163, CEDH 2010).
37. La Cour rappelle ensuite que le droit de garder le silence et le droit de ne pas s’incriminer soi-même sont des normes internationales généralement reconnues qui sont au cœur de la notion de procès équitable (Saunders c. Royaume-Uni, 17 décembre 1996, § 68, Recueil 1996-VI, Allan c. Royaume-Uni, no 48539/99, § 44, CEDH 2002-IX, et Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 100, CEDH 2006-IX). Le droit pour l’accusé de garder le silence et de ne pas contribuer à sa propre incrimination ne saurait raisonnablement se limiter aux aveux de méfaits ou aux remarques le mettant directement en cause (Saunders, précité, § 71). Il suffit que ses déclarations soient susceptibles d’affecter substantiellement la position de l’accusé (Chabelnik c. Ukraine, no 16404/03, § 57, 19 février 2009), les déclarations faites lorsque l’accusé n’est pas informé de son droit de garder le silence et de ne pas s’incriminer lui-même, devant être traitées avec précaution extrême (Loutsenko c. Ukraine, no 30663/04, § 51, 18 décembre 2008).
38. La Cour rappelle également que le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination et le droit de garder le silence ont notamment pour but de protéger l’accusé contre une coercition abusive de la part des autorités et ainsi d’éviter les erreurs judiciaires et d’atteindre les buts de l’article 6. Pour rechercher si une procédure a anéanti la substance même du droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination, la Cour doit examiner la nature et le degré de la coercition, l’existence de garanties appropriées dans la procédure et l’utilisation qui est faite des éléments ainsi obtenus (Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 92, 10 mars 2009).
39. Dans la partie sur la recevabilité du présent grief, la Cour a estimé que l’interrogatoire du 1er août 2001 était, en tant que tel, susceptible de porter atteinte à l’équité du procès pénal mené ultérieurement contre la requérante (paragraphe 31 ci-dessus). La Cour en déduit que, dans les circonstances de l’espèce, il appartenait à la police d’informer la requérante de ses droits de ne pas s’incriminer soi-même et de garder le silence lors de l’interrogatoire Aleksandr Zaichenko c. Russie, no 39660/02, § 52, 18 février 2010). Par contre, la Cour partage entièrement l’avis des autorités internes selon lequel cet interrogatoire ne constituait qu’un élément de preuve de faible importance (voir, a contrario, Aleksandr Zaichenko, précité, § 58). Elle estime que le Tribunal fédéral a étayé de manière détaillée et convaincante que la condamnation de la requérante s’était appuyée en particulier sur les dépositions de M.S., considérées comme crédibles par les instances internes. Les dites dépositions ont été corroborées par les dépositions de plusieurs autres personnes (paragraphe 21 ci-dessus). En d’autres mots, la condamnation n’a pas été prononcée sur la seule base des informations obtenues au cours de l’interrogatoire du 1er août 2001 (voir dans ce sens O’Halloran et Francis c. Royaume-Uni [GC], nos 15809/02 et 25624/02, § 60, CEDH 2007-III). Par ailleurs, la requérante, dûment représentée par un avocat devant les tribunaux internes et devant la Cour, ne précise pas exactement quelles déclarations faites lors de l’interrogatoire du 1er août 2001 auraient ultérieurement été utilisées par les autorités suisses pour fonder sa condamnation. Il convient également de constater, à la lecture du procès-verbal dudit interrogatoire (paragraphe 10 ci-dessus), que la requérante ne s’était pas incriminée à cette occasion et qu’elle a été laissée en liberté.
40. Compte tenu de ce qui précède, la Cour arrive à la conclusion que le procès, vu dans son intégralité, n’était pas inéquitable. Dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1.
II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 6
41. La requérante estime qu’il y a eu plusieurs violations de l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention. Elle se plaint de l’utilisation qui aurait été faite des déclarations de M.S. et d’autres personnes qui n’auraient pas non plus été averties de leur droit de garder le silence et auxquelles elle n’a pas été confrontée (W.A. et J.L.). Par ailleurs, la requérante se plaint de l’impossibilité de faire entendre certains témoins à décharge. Elle dénonce en outre des irrégularités qui auraient affecté certains procès-verbaux concernant l’audition de M.S., dans la mesure où des échanges préalables de la police avec M.S. n’auraient pas figuré dans le procès-verbal.
42. La Cour rappelle qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, § 49, 20 octobre 2011). La Cour rappelle de plus qu’elle n’a pas à se prononcer, par principe, sur la recevabilité de certaines sortes d’éléments de preuve (Gäfgen, précité, § 163). C’est aux juridictions nationales qu’il revient de juger de l’utilité d’une offre de preuve (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 198, CEDH 2012).
43. S’agissant du cas d’espèce, la Cour note que le Tribunal fédéral a déclaré que le grief concernant le droit des personnes autres que la requérante (M.S., W.A. et J.L.) de garder le silence et auxquelles elle n’a pas été confrontée aurait dû être soulevé au cours de la première procédure ayant abouti à l’arrêt du 8 mai 2006. Elle constate que cela n’a pas été contesté par l’intéressée. Dès lors, la requérante n’a pas épuisé les voies de recours internes à cet égard.
44. En ce qui concerne le grief portant sur l’impossibilité de faire entendre certains témoins à décharge, la Cour renvoie à l’arrêt du Tribunal fédéral du 21 janvier 2008 (paragraphe 21 ci-dessus) et à ses observations concernant le grief tiré de la violation du droit de la requérante de garder le silence (paragraphes 28 et suiv. ci-dessus) d’où il ressort que la condamnation de la requérante s’appuyait sur une multitude d’éléments, notamment les dépositions du co-accusé M.S., corroborées par les dépositions de plusieurs autres personnes. Le Tribunal fédéral a dès lors pu considérer inopportun d’entendre d’autres personnes.
45. Quant aux griefs portant sur d’éventuelles irrégularités commises dans la rédaction des procès-verbaux d’audition de M.S., le Tribunal fédéral les considéra irrecevables puisqu’ils auraient dû être soulevés au cours de la première procédure ayant abouti à l’arrêt du 8 mai 2006 et que, en tout état de cause, ils n’étaient pas de nature à invalider la procédure concernant la requérante dès lors que M.S. aurait réitéré ses déclarations ultérieurement. La Cour ne voit rien d’arbitraire ou de déraisonnable dans ces appréciations.
46. Pour ces raisons, elle estime que la requête ne révèle aucune apparence de violation à cet égard et que le grief doit dès lors être rejeté pour défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré du droit de la requérante de garder le silence conformément à l’article 6 § 1 et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 juin 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley
Naismith Işıl Karakaş
Greffier Présidente