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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> CEVAT OZEL v. TURKEY - 19602/06 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Second Section)) French Text [2016] ECHR 488 (07 June 2016) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/488.html Cite as: [2016] ECHR 488 |
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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE CEVAT ÖZEL c. TURQUIE
(Requête no 19602/06)
ARRÊT
STRASBOURG
7 juin 2016
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Cevat Özel c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Julia Laffranque,
présidente,
Işıl Karakaş,
Paul Lemmens,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 mai 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 19602/06) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Cevat Özel (« le requérant »), a saisi la Cour le 26 avril 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me E. Şahin, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le requérant allègue en particulier que les écoutes téléphoniques dont il a fait l’objet ont constitué une violation de l’article 8 de la Convention.
4. Le 15 novembre 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est avocat. Il est né en 1948 et réside à Istanbul.
6. Par une lettre du 17 septembre 2004, la direction de sûreté d’Istanbul invita le procureur de la République à requérir une autorisation judiciaire pour la surveillance de huit numéros de téléphone portable, dont celui du requérant. La lettre indiquait que des renseignements selon lesquels ces personnes étaient en contact avec K.U. et M.H.U., recherchées pour notamment crimes en bande organisée, infraction au code des banques et détournement de fonds, avaient été obtenus.
7. K.U. et M.H.U étaient en fuite à l’étranger et une notice rouge avait été issue par l’Interpol à leur égard. Ils sont les anciens actionnaires d’une multitude de compagnies ainsi que d’une banque privée, Imarbank, dont les activités avaient été arrêtées pour malversations.
8. Le même jour, sur la demande du procureur de la République, la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul chargée du dossier pénal à l’égard desdites personnes accorda l’autorisation d’écoute des communications réalisées par les lignes téléphoniques en question, pour une durée limitée à trois mois. Cette décision indiquait parmi les motifs que « des renseignements » permettaient de dire que ces numéros étaient utilisés pour des contacts avec ceux utilisés par K.U. et M.H.U. Elle couvrait la surveillance des huit numéros de téléphone en question, dont celui du requérant.
9. Par ailleurs, dans le cadre de la même enquête et par des décisions des 8 juillet 2004, 27 septembre 2004 et 12 octobre 2004, la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul avait aussi autorisé la surveillance de dix autres numéros de téléphone et un téléphone portable indiqué par son numéro dite « IMEI ».
10. Par une lettre du 17 décembre 2004, le procureur de la République à Istanbul ordonna à la Direction de sûreté d’Istanbul l’arrêt de l’exécution de la mesure de surveillance en question à l’égard du numéro de téléphone du requérant, ainsi que de plusieurs autres numéros.
11. À une date non précisée, ces enregistrements furent détruits. Aucune notification au requérant n’eut lieu.
12. En 2005, alors qu’il examinait un dossier au greffe de la 7e chambre de la cour d’assises d’Istanbul, le requérant aperçut cette dernière lettre susmentionnée contenant l’instruction du procureur de la République ordonnant l’arrêt des écoutes.
13. Le 18 avril 2005, se fondant sur l’article 573 du code de procédure civile régissant la responsabilité personnelle des juges dans les cas d’erreur flagrante, le requérant introduisit un recours en indemnisation contre les trois membres de la 8e chambre de la cour d’assises d’Istanbul. Il alléguait notamment dans une argumentation très détaillée que leur décision était contraire aux lois en vigueur ; selon lui, la loi no 4422 sur la lutte contre les associations de malfaiteurs, sur laquelle la décision se fondait, ne comptait que d’une manière limitative les crimes organisés pour lesquels pareille mesure pouvait être appliquée et le cas en question ne répondait à aucune de ces incriminations.
14. Par une décision du 8 novembre 2005, la 4e chambre civile de la Cour de cassation, instance compétente en la matière, débouta le requérant. Elle indiqua qu’il avait été établi que les juges en question étaient chargés du dossier pénal à l’égard de K.U., Y.U. et M.H.U., accusés dans le dossier « Imarbank » du chef de plusieurs infractions à la loi no 4422, dont celles qui permettaient des écoutes téléphoniques, que lesdites personnes étaient en fuite, et que le requérant « avait été leur conseil dans l’une de leurs compagnies après avoir pris sa retraite de sa fonction de procureur ». Elle rajouta que la direction de sûreté avait demandé l’autorisation pour exécuter la mesure de surveillance et que le procureur de la République lui avait donné son accord, s’était adressé au tribunal compétent et qu’ainsi tous les actes étaient conformes à la loi et à la procédure. Par la même décision, le requérant fut aussi condamné à verser à chacun des trois juges 1 000 livres turques (TRY) en application de l’article 576 du code de procédure civile prévoyant l’octroi d’une « indemnité raisonnable » aux magistrats dans les cas où pareil recours à leur encontre serait rejeté.
15. Par une décision du 15 mars 2006, l’assemblée générale des chambres civiles de la Cour de cassation confirma cette décision.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
16. L’article 22 de la Constitution turque, tel qu’amendé le 17 octobre 2001, se lit ainsi :
« C. Liberté de communication
Article 22 : Toute personne a droit à la liberté de communiquer. Le secret des communications est la règle.
Les communications ne peuvent être entravées et leur secret ne peut être violé qu’en vertu d’une décision dûment rendue par un juge ou, dans les cas où un retard serait préjudiciable, en vertu d’un ordre écrit de l’autorité habilitée à cet effet par la loi, et en tout état de cause uniquement pour un ou plusieurs des motifs suivants : sauvegarder la sécurité nationale ou l’ordre public, empêcher la commission d’un délit, préserver la santé publique ou les bonnes mœurs, ou protéger les droits et libertés d’autrui. La décision de l’autorité compétente est soumise à l’approbation du juge dans les vingt-quatre heures. Le juge doit statuer dans les quarante-huit heures, faute de quoi la décision est levée de plein droit.
Les institutions et établissements publics où des exceptions seront applicables sont indiqués par la loi. »
17. L’article 1 de la loi no 4422 sur la lutte contre les associations de malfaiteurs[1] définissait l’association en question et énumérait les catégories de crimes couvertes par cette loi. Il indiquait qu’une association pour des actes et délits tels que menaces, abus de pouvoirs ou intimidation aux fins d’obtenir la majorité de l’administration d’une organisation ou compagnie, obtenir une autorité ou contrôle sur les médias, les permis, les appels d’offres publics, effectuer un détournement ou un recel de fonds, créer un monopole dans les activités économiques, mener des activités organisées pour réduire la quantité des provisions ou marchandises ou faire augmenter les prix, collecter des voix ou empêcher les élections, étaient couverts par cette loi.
18. L’article 2 de la loi no 4422 était libellé comme il suit :
« L’écoute ou l’interception de la correspondance
Les signaux, écrits, dessins, images et voix ou autres informations similaires émises par les systèmes électromagnétiques, avec ou sans câble, par des appareils tels que téléphone, télécopie, et ordinateur utilisés par des personnes suspectées de commettre, de participer, ou bien apporter aide et soutien aux personnes ayant commis les crimes indiqués dans cette loi, peuvent être écoutés ou interceptés.
Les décisions relatives à l’écoute ou à l’interception ne peuvent être rendues qu’en cas de forts indices (kuvvetli belirti).
Il ne peut être décidé d’écouter ou d’intercepter la correspondance lorsqu’il est possible de découvrir ou d’arrêter le suspect, ou encore de collecter les preuves relatives au crime, par d’autres moyens.
Les dispositions susmentionnées s’appliquent également aux données hormis le contenu de la correspondance, lesquelles sont enregistrées par les fournisseurs de services de télécommunication, publiques ou privées.
Le juge est compétent pour décider de l’écoute, l’interception ou l’examen des données. Dans les cas où un retard serait préjudiciable, le procureur de la République est également compétent dans ce domaine. Dans pareils cas, de tels actes doivent être confirmés par un juge dans les vingt-quatre heures qui suivent. Passé ce délai, ou, dans le cas où le juge en décide autrement, la mesure est immédiatement levée par le procureur de la République.
Les décisions concernant l’écoute ou l’interception ne peuvent être rendues que pour un délai de trois mois. Ce délai peut être prolongé deux fois, chaque fois ne dépassant pas trois mois.
Si durant l’écoute ou l’interception, la suspicion quant à la commission des crimes énoncés dans cette loi disparaît, la mesure est immédiatement levée par le procureur de la République. Dans pareils cas, les données obtenues par la mesure sont détruits au plus tard dans dix jours sous la supervision du procureur de la République ; il en est fait procès-verbal.
Lorsque le procureur de la République ou un agent habilité par lui demande l’exécution de la décision d’écoute ou d’enregistrement et l’installation d’appareils à ces égards, les agents des fournisseurs de service de télécommunication doivent s’y conformer immédiatement. Un procès-verbal est dressé pour indiquer la date et l’heure de l’exécution de la mesure. »
19. L’article 10 de la loi no 4422 régissait des peines de réclusion en cas de violation du secret des décisions et actes pris en application de cette loi et en cas de non-destruction ou divulgation des données indiquées à son article 2 § 7.
20. L’article 22 § 3 de la loi no 4389 sur les banques[2] régissait des peines de réclusion et des amendes pour différentes catégories de détournement de fonds dans les activités bancaires, pouvant être commises par des membres du comité exécutif des banques. L’article 22 § 4 contenait une disposition similaire s’agissant des actionnaires des banques.
21. L’article 24 de la loi no 4389 se lisait comme il suit, en ses parties pertinentes :
« (...) Les dispositions suivantes sont à appliquer dans l’enquête ou la poursuite à propos des crimes énoncés à l’article 22 § 4 [de cette loi]. (...)
b) Les articles 2 à 10 de la loi no 4422 sur la lutte contre les associations de malfaiteurs, du 30 juillet 1999, sont également applicables dans l’enquête ou les poursuites de ces crimes. (...) »
22. Après les reformes législatives intervenues en 2005 et les années suivantes, et sous réserve des dispositions spécifiques en relation aux forces de l’ordre et des services de renseignements, toutes les mesures de surveillance furent réunies dans les articles 135 et 136 du nouveau code de procédure pénale, entré en vigueur le 1er juin 2005, ainsi que dans les règlements y relatifs.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
23. Le requérant allègue que l’écoute téléphonique à son égard a constitué une violation de son droit au respect de sa vie privée. Il invoque l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
24. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
25. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle la déclare donc recevable.
B. Sur le fond
26. Le requérant se plaint de l’interception de ses conversations qui ont eu lieu par le biais de son téléphone portable, qu’il utilisait pour ses entretiens tant professionnels que privés. Il allègue n’avoir jamais été en contact avec lesdites personnes, ni les avoir représentées dans une affaire quelconque, même s’il avait été conseiller juridique dans l’une de leurs compagnies, que le crime reproché aux intéressés n’entrait pas dans le cadre de l’article 22 § 4 de la loi no 4389, et enfin, qu’il n’existait pas une « forte suspicion » à son égard, au sens de la loi, mais simplement un « renseignement ». Le requérant allègue également que la décision quant à la mesure de surveillance n’a pas été rendue par l’instance judiciaire compétente, ni conformément à la loi et qu’il n’a pas été informé de la mesure lorsque celle-ci avait pris fin.
27. Le Gouvernement argue notamment de la légalité et de la proportionnalité de la mesure. Selon lui, contrairement aux allégations du requérant, l’article 22 § 4 de la loi no 4389 couvrait tous les cas de détournement de fonds, accusation envers lesdits actionnaires majoritaires d’Imarbank, et en tant que telle, la décision sur la mesure de surveillance avait été prise par le tribunal en charge de ce dossier et en application de l’article 2 de la loi no 4422. Elle avait aussi été prise car aucun autre moyen ne permettait de localiser les accusés en fuite à l’étranger et au vu d’une forte suspicion qui permettait de dire que le requérant était en contact avec ceux-ci. Elle répondait ainsi à tous les aspects des critères de « légalité » et de « nécessité ». Au surplus, la mesure n’a été maintenue que pendant trois mois et n’a pas été prolongée ; les autorités nationales ont ainsi fait preuve de discernement.
Le Gouvernement ne se prononce pas à propos de l’absence de notification de la mesure au requérant lorsque celle-ci avait pris fin.
1. Principes généraux
28. S’agissant des principes généraux en matière d’interception des conversations téléphoniques, la Cour renvoie à son arrêt Roman Zakharov c. Russie ([GC], no 47143/06, §§ 227-235, 4 décembre 2015) et les références qui y figurent.
2. Application en l’espèce
29. La Cour observe qu’il ne prête pas à controverse que l’écoute téléphonique à l’égard du requérant constitue une ingérence à son droit au respect de sa vie privée et de sa correspondance garanti par l’article 8 § 1 de la Convention. La principale question est donc de savoir si l’ingérence était justifiée au regard de l’article 8 § 2, notamment si elle était « prévue par la loi » et « nécessaire dans une société démocratique », à la poursuite de l’un des buts énoncés dans ce paragraphe.
30. La Cour observe que la mesure de surveillance en l’espèce a été mise en œuvre dans le cadre d’une information judiciaire en application de l’article 2 de la loi no 4422 sur la lutte contre les associations de malfaiteurs ; une législation était donc mise en place.
31. Cependant, la Cour rappelle que la notion de « loi » couvre aussi « la qualité » de celle-ci : la loi doit définir l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir d’appréciation quant à l’application d’une mesure de surveillance avec une clarté suffisante pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire (Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 78, 10 mars 2009, et Roman Zakharov, précité, § 230).
32. Dans ce contexte, la Cour note que les observations des parties sont divergentes tant sur l’interprétation du fondement juridique de la mesure en question que sur la nécessité ou l’applicabilité de celle-ci à l’égard du requérant. Néanmoins, notant surtout, dans un souci d’économie de la procédure et une bonne administration de la justice, que la législation appliquée à l’époque a été abolie à la suite des reformes judiciaires (voir paragraphe 22 ci-dessus), la Cour estime qu’elle n’est pas appelé à examiner ces arguments, pour le motif suivant.
33. Pour le cas d’espèce, la Cour rappelle que lorsque la surveillance a cessé, la question de la notification a posteriori de mesures de surveillance est indissolublement liée à celle de l’effectivité des recours judiciaires et donc à l’existence de garanties effectives contre les abus des pouvoirs de surveillance. La personne concernée ne peut guère, en principe, contester rétrospectivement devant la justice la légalité des mesures prises à son insu, sauf si on l’avise de celles-ci (Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 57, série A no 28, et Roman Zakharov, précité, § 234)
34. La Cour a déjà dit qu’il peut ne pas être possible en pratique d’exiger une notification a posteriori dans tous les cas. L’activité ou le danger qu’un ensemble de mesures de surveillance vise à combattre peut subsister pendant des années, voire des décennies, après la levée de ces mesures. Une notification a posteriori à chaque individu touché par une mesure désormais levée risquerait de compromettre le but à long terme qui motivait à l’origine la surveillance. En outre, pareille notification risquerait de contribuer à révéler les méthodes de travail des services de renseignement, leurs champs d’activité et même, le cas échéant, l’identité de leurs agents. Dès lors, l’absence de notification ultérieure aux personnes touchées par des mesures de surveillance secrète, dès la levée de celles-ci, ne saurait en soi justifier la conclusion que l’ingérence n’était pas « nécessaire, dans une société démocratique », car c’est précisément cette absence d’information qui assure l’efficacité de la mesure constitutive de l’ingérence. Cependant, il est souhaitable d’aviser la personne concernée après la levée des mesures de surveillance dès que la notification peut être donnée sans compromettre le but de la restriction (voir Roman Zakharov, précité, § 287).
35. En l’espèce, si la loi mise en cause prévoyait la destruction des données, elle ne contenait aucune indication sur la notification de la mesure à l’intéressé. Il s’ensuit que, selon la législation en vigueur à l’époque des faits, à moins qu’une procédure pénale ait été déclenchée contre le sujet de l’interception et que les données interceptées aient servi d’éléments de preuve, ou à moins d’une indiscrétion, il est peu probable que la personne concernée ait pu apprendre un jour qu’il y avait eu interception de ses communications. Le Gouvernement n’a pas non plus démontré l’existence d’un règlement ou d’une pratique, ni n’a indiqué des motifs raisonnables pour expliquer l’absence de notification de la mesure au requérant, laquelle faisait obstruction de manière essentielle à la possibilité d’introduire un recours (pour des explications sur la nécessité ou non de la notification, voir Roman Zakharov, précité, § 288 et les références qui y figurent).
36. Ainsi, il n’existait pas de garanties adéquates et effectives contre les abus éventuels des pouvoirs de surveillance de l’État quant aux écoutes autorisées par un tribunal dans le cadre de l’information judiciaire concernant le requérant.
37. Cet élément suffit à la Cour pour conclure que la loi en vigueur à l’époque des faits et appliqué au cas du requérant ne possédait pas la qualité requise (voir Roman Zakharov, précité, §§ 236, et 302 à 305). L’écoute téléphonique à l’égard du requérant n’était donc pas « prévue par la loi » ; par conséquent, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.
38. Cette conclusion dispense aussi la Cour de rechercher s’il s’agissait d’une mesure « nécessaire », « dans une société démocratique », à la poursuite de l’un des buts énumérés au paragraphe 2 de l’article 8.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
39. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
40. Le requérant réclame 50 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.
41. Le Gouvernement considère que cette demande est excessive.
42. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 7 500 EUR au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
43. Le requérant demande également 50 000 EUR pour les honoraires de ses avocats au niveau national, ainsi que 4 344,90 livres turques (TRY) pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes. Il explique qu’il n’est pas en mesure de présenter une attestation s’agissant des honoraires de ses avocats car le contrat signé entre eux indiquait le paiement de cette somme dans le cas où l’issue du recours lui était favorable, ce qui n’était pas le cas. Pour le reste, il présente les attestations de paiement de 544,90 TRY le 15 novembre 2005 au trésor public (environ 345 EUR à cette date), ainsi que de 3 800 TRY le 20 janvier 2006 (environ 2 375 EUR à cette date) au titre des indemnités aux juges mis en cause, ainsi que les honoraires des avocats de ceux-ci.
44. Le Gouvernement conteste ces demandes.
45. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 5 000 EUR au titre des frais et dépens de la procédure nationale et l’accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
46. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
3. Dit, par six voix contre une,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
i) 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii) 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 juin 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley Naismith Julia Laffranque
Greffier Présidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge P. Lemmens.
J.L.
S.H.N.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE LEMMENS
À mon grand regret, je ne peux pas suivre mes collègues dans leur conclusion selon laquelle l’article 8 a été violé en l’espèce.
La majorité considère que la loi qui forme la base légale des écoutes litigieuses - l’article 2 de la loi no 4422 - ne présente pas la qualité requise, du fait qu’elle ne prévoit pas de notification a posteriori des mesures de surveillance aux personnes concernées.
À mon avis, cette conclusion est trop abstraite et générale. Comme la Cour l’a rappelé à maintes reprises, « dans des affaires issues d’une requête individuelle, [elle] n’a point pour tâche de contrôler dans l’abstrait la législation pertinente. Elle doit au contraire se limiter autant que possible à examiner les problèmes soulevés par le cas dont elle est saisie » (voir, parmi beaucoup d’autres, Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, § 83, CEDH 2010, Kotov c. Russie [GC], no 54522/00, § 130, 3 avril 2012, et Schatschaschwili c. Allemagne [GC], no 9154/10, § 109, CEDH 2015).
Or, force est de constater qu’en l’espèce le requérant a appris, certes par une voie indirecte, que les écoutes dont il avait été l’objet avaient cessé à un moment donné (paragraphe 12 de l’arrêt). Il a donc réalisé qu’il avait fait l’objet d’écoutes. La majorité n’attache aucune importance à cette circonstance.
Elle me semble ainsi perdre de vue un aspect important du raisonnement de la Cour dans l’affaire Roman Zakharov c. Russie (GC], no 47143/06, CEDH 2015). Si la Cour s’y est montrée très sensible, à juste titre, à une notification a posteriori, c’est parce qu’une telle notification « est indissolublement liée à [la question] de l’effectivité des recours judiciaires et donc à l’existence de garanties effectives contre les abus des pouvoirs de surveillance » (§ 234). En effet, « la personne concernée ne peut guère, en principe, contester rétrospectivement devant la justice la légalité des mesures prises à son insu, sauf si on l’avise de celles-ci [...] ou si - autre cas de figure -, soupçonnant que ses communications font ou ont fait l’objet d’interceptions, la personne a la faculté de saisir les tribunaux, ceux-ci étant compétents même si le sujet de l’interception n’a pas été informé de cette mesure [...] » (ibidem). La notification a posteriori est donc vue comme un moyen d’atteindre un but bien déterminé, à savoir l’octroi à l’intéressé de la possibilité de saisir les tribunaux pour faire contrôler la légalité de la mesure de surveillance et de demander réparation en cas d’atteinte illégale à ses droits.
La Cour a précisé que « l’absence de notification a posteriori aux personnes touchées par des mesures de surveillance secrète, dès la levée de celles-ci, ne saurait en soi justifier la conclusion que l’ingérence n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » » (Roman Zakharov, précité, § 287). Elle a estimé, tout au plus, qu’ « il [était] souhaitable d’aviser la personne concernée après la levée des mesures de surveillance » (ibidem.). Il est à noter que dans cette affaire la Cour a abordé la justification de l’ingérence uniquement du point de vue de la nécessité de celle-ci, en laissant ouverte la question de savoir si le droit russe satisfaisait à l’exigence de la qualité de la loi (Roman Zakharov, précité, § 304).
En l’espèce, bien que le requérant n’ait pas reçu notification a posteriori des mesures de surveillance, il a pu introduire une demande en indemnisation contre les magistrats de la cour d’assises qui avaient accordé l’autorisation de l’écoute litigieuse, et sa demande a donné lieu à un examen de la légalité de celle-ci par la Cour de cassation (paragraphes 13-14 de l’arrêt). La majorité ne met pas en doute l’effectivité de ce recours. Le but visé par la notification a posteriori semble donc avoir été atteint, même s’il n’y a pas eu une telle notification (comparer, dans le même sens, Kennedy c. Royaume-Uni, no 26839/05, § 167, 18 mai 2010).
Dans ces circonstances, je ne pense pas que l’on puisse conclure que la loi manque de la qualité requise, sauf à se prononcer dans l’abstrait. Je regrette donc de ne pouvoir souscrire à la conclusion selon laquelle l’absence de disposition prévoyant une notification a posteriori « suffit [...] pour conclure que la loi [...] ne possédait pas la qualité requise » (paragraphe 37 de l’arrêt, avec des références à l’arrêt Roman Zakharov). La majorité me semble par ailleurs donner à l’arrêt Roman Zakharov une portée qu’il n’a pas, en transformant un simple souhait en une obligation formelle.
En conclusion, la seule défaillance constatée par la majorité me semble insuffisante pour pouvoir conclure à une violation de l’article 8. Ne pouvant pas suivre la majorité sur ce point, j’estime que je ne peux pas non plus voter pour l’octroi d’une satisfaction équitable.
[1]. Cette loi fut abolie par l’article 18 § 1 d) de la loi no 5320 relative à l’application du code de procédure pénale, entrée en vigueur le 1er juin 2005.
[2]. Cette loi fut abolie par l’article 168 § a) de la loi no 5411 sur les banques, dont les parties pertinentes sont entrées en vigueur le 1er novembre 2005.