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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> EGITIM VE BILIM EMEKCILERI SENDIKASI AND OTHERS v. TURKEY - 20347/07 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Second Section)) French Text [2016] ECHR 616 (05 July 2016)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/616.html
Cite as: [2016] ECHR 616

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE EĞİTİM VE BİLİM EMEKÇİLERİ SENDİKASI ET AUTRES c. TURQUIE

     

    (Requête no 20347/07)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

    STRASBOURG

     

    5 juillet 2016

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Eğitim ve Bilim Emekçileri Sendikası et autres c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Julia Laffranque, présidente,
              Işıl Karakaş,
              Nebojša Vučinić,
              Paul Lemmens,
              Valeriu Griţco,
              Ksenija Turković,
              Georges Ravarani, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 juin 2016,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 20347/07) dirigée contre la République de Turquie et dont une personne morale de droit turc, le syndicat Eğitim ve Bilim Emekçileri Sendikası, Eğitim-Sen (« le syndicat requérant »), et six ressortissants turcs, MM. E. Barikan, M. Arda, A. Nesne, B. Bayır, B. Kutlu et E. Cebeci (« les requérants membres du syndicat »), ont saisi la Cour le 9 avril 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Les requérants ont été représentés par Me M.N. Eldem, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

    3.  Les requérants dénoncent une atteinte à leurs droits à la liberté d’expression et à la liberté de réunion (articles 10 et 11 de la Convention). En outre, les requérants membres du syndicat allèguent avoir subi des mauvais traitements (article 3 de la Convention).

    4.  La requête a été communiquée au Gouvernement le 14 novembre 2011.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  Le premier requérant, le syndicat Eğitim ve Bilim Emekçileri Sendikası, Eğitim-Sen, a été fondé en 1995 et a son siège à Ankara.

    Les autres requérants, membres de ce syndicat, à savoir E. Barikan, M. Arda, A. Nesne, B. Bayır, B. Kutlu et E. Cebeci, sont nés respectivement en 1975, en 1974, en 1979, en 1977, en 1973 et en 1975. E. Barikan, A. Nesne, B. Bayır et B. Kutlu résident à Istanbul, M. Arda à Ankara et E. Cebeci à Samsun.

    A.  Le déroulement des évènements en cause

    6.  Le 2 novembre 2005, le syndicat requérant appela tous ses membres à participer à une manifestation et à une déclaration à la presse, prévues le 26 novembre 2005 à Ankara, pour revendiquer la reconnaissance d’un droit à une éducation de qualité et gratuite. Selon le Gouvernement, les autorités apprirent que des membres du syndicat requérant viendraient en masse à Ankara, pour y défiler dans les parcs et sur les avenues principales, et pour s’arrêter devant le bâtiment du Ministère de l’Éducation nationale où une déclaration à la presse serait lue.

    7.  Le 21 novembre 2005, la préfecture d’Ankara envoya une lettre d’avertissement au syndicat requérant. Elle lui demanda de remplir la condition du préavis au préfet, prévue par l’article 10 de la loi no du 6 octobre 1983 relative au déroulement des réunions et manifestations (« la loi no 2911 »), et lui rappela l’interdiction de manifester dans certains lieux, prévue par l’article 22 de cette loi. Elle annonça qu’en cas de contravention à la loi, la manifestation serait empêchée et une action pénale serait entamée contre les organisateurs et les participants.

    8.  Le 23 novembre 2005, la préfecture envoya une déclaration à la presse. Elle y annonça que, faute de répondre aux conditions prévues par la loi no 2911, la manifestation était illégale et serait empêchée, et qu’une action publique serait entamée contre les organisateurs et les participants.

    9.  Le 25 novembre 2005, le préfet de police d’Ankara avisa le commandement de la gendarmerie de la même ville que le syndicat requérant avait informé l’opinion publique de la tenue d’une grande manifestation le lendemain à Ankara, indiquant que cette information avait été relayée par la presse. Le préfet précisait que le syndicat requérant avait été informé le 21 novembre 2005 de l’illégalité de la manifestation et de l’interdiction de la maintenir. Il ajoutait que, d’après les informations transmises par le syndicat requérant à ses sections locales, les participants à la manifestation qui venaient d’Istanbul devaient s’arrêter sur l’aire de repos d’une station-service située après le péage d’Ankara. Le préfet demandait au commandement de la gendarmerie de prendre les mesures de sécurité nécessaires, de procéder à des contrôles d’identité et d’empêcher les véhicules des manifestants de se rendre à Ankara.

    10.  Le 26 novembre 2005, vers 5 heures du matin, un groupe de manifestants, dont faisaient partie les requérants membres du syndicat, fut bloqué par les forces de sécurité sur l’autoroute menant d’Istanbul à Ankara alors qu’il se rendait à la manifestation.

    11.  Les manifestants sont restés pendant toute la journée au même endroit. Selon les requérants personnes physiques, vers 16 heures, sur l’autoroute, les forces de sécurité les avaient arrosés avec de l’eau sous pression, avaient jeté des bombes lacrymogènes et avaient dirigé sur eux un engin blindé.

    12.  Le procès-verbal d’arrestation du 26 novembre 2005, établi et signé par cinq gendarmes, indiquait que, le même jour, les requérants personnes physiques étaient arrivés à l’hôpital public d’Ankara à 19 h 20 et que leurs avocats s’étaient déplacés à l’hôpital et s’étaient entretenus avec les gendarmes. Il mentionnait que le procureur de la République de garde avait ordonné que ces requérants fussent remis en liberté après leur audition. Le procès-verbal précisait que E. Barikan avait été remis en liberté à 20 h 45, mais qu’il était resté en soins à l’hôpital en raison de ses blessures, et que les cinq autres requérants s’étaient rendus avec leurs avocats dans les locaux de la gendarmerie de Kazan pour y être auditionnés.

    13.  Il ressort de l’audition des requérants personnes physiques, en date du 26 novembre 2005, ce qui suit :

    - A. Nesne contesta les faits qui lui étaient reprochés. Il affirma notamment qu’il avait été aspergé avec de l’eau sous pression et du gaz lacrymogène sans avoir reçu de sommation. L’heure de l’audition de ce requérant ne figurait pas dans le procès-verbal ;

    - E. Barikan fut entendu à 20 h 40. Il fit usage de son droit de garder le silence ;

    - E. Cebeci contesta les faits qui lui étaient reprochés (le reste du procès-verbal est illisible). L’heure de l’audition de ce requérant ne figurait pas dans le procès-verbal ;

    - B. Bayır et M. Arda furent entendus (le reste du procès-verbal est illisible).

    14.  Un procès-verbal de constat des dégâts établi le 26 novembre 2005, à 18 h 30, par quatorze gendarmes, détaillait les détériorations subies par un véhicule blindé des forces de l’ordre : selon ce procès-verbal, les rétroviseurs avaient été endommagés, de même que l’avant du véhicule par un jet de pierres, et le pare-brise, les protections pare-balles situées à l’avant droit et à l’avant gauche, l’essuie-glace droit et un garde-boue avaient été brisés.

    15.  Le 27 novembre 2005, un procès-verbal d’incident fut établi et cosigné par quatorze gendarmes. Selon ce procès-verbal, le 25 novembre 2005, à la suite de la notification d’un ordre de la préfecture d’Ankara informant de la tenue d’une manifestation illégale, à l’appel du syndicat Eğitim-Sen, au centre-ville d’Ankara le 26 novembre, il avait été ordonné d’arrêter les véhicules des manifestants en provenance d’Istanbul sur l’autoroute, et les forces du commandement de la gendarmerie, les forces de sécurité et un engin blindé avaient été réunis sur les lieux, le jour en question, à partir de 4 heures. Le même jour, à partir de 4 h 30, les premiers bus de Eğitim-Sen sont arrivés au péage d’Ankara pour la manifestation. Au total, cinquante-trois bus et un véhicule prévu pour la diffusion d’annonces vocales se sont arrêtés au péage. Les manifestants sont descendus des bus et ont commencé à attendre sur l’autoroute. Le même jour, à partir de 11 heures, le groupe de manifestants a bloqué les véhicules circulant sur l’autoroute. Le groupe a continué à scander des slogans. Les manifestants ont été avertis d’un éventuel recours à l’usage de la force s’ils n’obtempéraient pas aux ordres des forces de sécurité. Le même jour, à 13 heures, les forces de sécurité ont arrosé le groupe avec de l’eau sous pression provenant de l’engin blindé, depuis une distance de 30 mètres. Plusieurs sommations de dispersion ont été adressées à ce groupe, qui n’a pas obtempéré et qui a adopté des comportements plus violents en scandant des slogans ; les forces de sécurité sont alors intervenues à l’aide de l’engin blindé en arrosant les manifestants avec de l’eau sous pression, et elles ont jeté des bombes munies de capsules à gaz lacrymogène. Une voie de circulation a pu être ouverte dans chaque sens de circulation de l’autoroute pour fluidifier le trafic. Le groupe des manifestants a attendu à une station d’essence jusqu’au lendemain, le 27 novembre 2005, à 4 h 30, et s’est ensuite mis en route en direction d’Istanbul.

    B.  Les rapports médicaux de MM. E. Barikan, M. Arda, A. Nesne, B. Bayır, B. Kutlu et E. Cebeci

    16.  Le 26 novembre 2005, à la suite de l’incident, les requérants membres du syndicat se rendirent à l’hôpital public d’Ankara pour y subir des examens. Les rapports médicaux correspondants, à l’exception de celui concernant E. Barikan qui fut établi ultérieurement, étaient datés du même jour.

    17.  Le rapport médical concernant A. Nesne, établi à 16 heures, se lisait comme suit :

    « Chirurgie cérébrale : l’état de santé général du patient est normal, [le malade] est conscient et coopératif (...). Il n’y a pas d’asymétrie faciale (...). [Le patient présente] un œdème sur le nez, un œdème intraorbital à gauche, une incision suturée de deux-trois centimètres sur le muscle à gauche (...).

    Oreilles, nez, gorge : (...) perforation septale, hématome et hémorragie active. (...) Les fonctions neurales bilatérales et faciales sont intactes. (...) gonflement de la paupière supérieure gauche, coupure suturée de trois centimètres sur le sourcil gauche, fracture nasale (...). »

    18.  Le rapport médical de E. Cebeci indiquait ce qui suit :

    « Chirurgie cérébrale : l’état de santé général du patient est normal, [le malade] est conscient et coopératif. (...) œdème péri-orbital à gauche et ecchymose. (...) Pas d’asymétrie faciale (...).

    Œil : le patient a été vu aux urgences. (...) œdème et ecchymose sur la paupière supérieure gauche. (...) »

    19.  Le rapport médical de B. Bayır était libellé comme suit :

    « Œil : (...) les zones péri-orbitales : ecchymose et incision suturée d’un centimètre sur la paupière supérieure. Œdème et ecchymose sur la paupière inférieure.

    Chirurgie cérébrale : l’état de santé général du patient est normal, [le malade] est conscient et coopératif. (...) œdème et ecchymose péri-orbitaux à droite. Incision suturée sur l’œil droit. (...). »

    20.  Le rapport médical de B. Kutlu mentionnait ce qui suit :

    « Chirurgie cérébrale : l’état de santé général du patient est normal, [le malade] est conscient et coopératif (...). Pas d’asymétrie faciale. (...) Incision de huit-dix centimètres (illisible). (...) Lésion sur la région temporo-pariétale du cuir chevelu. (...) Le cuir chevelu est suturé. »

    21.  Le rapport médical de M. Arda se lisait comme suit :

    « Le pronostic vital (...) est engagé. [Le patient] a été transféré en pneumo-chirurgie. (...) Le patient a été traité en urgence en raison d’une fracture du sternum résultant d’une blessure due à une explosion. Hématome sur le sternum, fracture du sternum avec déplacement. Quinze jours de repos préconisés (...). »

    22.  Le rapport médical de E. Barikan, établi le 16 février 2006, mentionnait ce qui suit :

    « Fracture ouverte de la cuisse droite. Trois mois de repos préconisés (...). »

    23.  Les éléments suivants ressortent des nombreux rapports médicaux présentés par le requérant E. Barikan : l’intéressé a été hospitalisé au service d’orthopédie de l’hôpital Acıbadem d’Istanbul du 23 au 29 janvier 2008 pour une fracture du tibia droit causée par l’utilisation d’une arme (rapport médical du 28 janvier 2008) ; il a ensuite été hospitalisé du 18 février au 13 mars 2008, puis le 5 avril 2008 pour la fracture du tibia, et il a été opéré à cinq reprises ; il a de nouveau été hospitalisé à l’hôpital Acıbadem du 28 novembre au 19 décembre 2008, toujours pour la fracture à la jambe droite, et il s’est vu prescrire un repos de vingt jours (rapport médical du 19 décembre 2008).

    C.  La procédure engagée par le syndicat requérant à l’encontre du préfet de police d’Ankara et des forces de sécurité

    24.  Le 29 novembre 2005, le syndicat requérant porta plainte, au nom de ses adhérents ayant participé aux événements du 26 novembre 2005, auprès du procureur général près la Cour de cassation contre le préfet de police d’Ankara et contre les forces de sécurité intervenues pour bloquer les personnes ayant répondu à son appel à manifester.

    25.  Dans sa plainte, le syndicat alléguait, d’une part, que les forces de sécurité avaient empêché ses membres d’exercer leur droit à la liberté de réunion en les arrêtant sur l’autoroute au péage d’Ankara et, d’autre part, qu’elles avaient fait usage de la force de manière disproportionnée en bloquant d’autres manifestants pendant cinq heures à Güvenpark à Ankara. Le syndicat demandait l’ouverture d’une enquête pénale à l’encontre des forces de sécurité intervenues dans cet incident.

    26.  Le 1er décembre 2005, le syndicat requérant présenta au parquet les rapports médicaux des requérants personnes physiques.

    27.  Le 2 décembre 2005, le procureur général près la Cour de cassation transmit la plainte du syndicat au ministère de l’Intérieur et lui demanda l’autorisation d’ouvrir des poursuites à l’encontre du préfet et des forces de sécurité mis en cause.

    28.  Le ministère de l’Intérieur désigna trois enquêteurs, à savoir  le préfet d’Ankara, le commandant de la gendarmerie d’Ankara et le directeur de la direction de la sûreté d’Ankara. Ces enquêteurs recueillirent un nombre de dépositions, et rédigèrent un rapport le 14 février 2006.

    Concernant les incidents survenus près du péage sur l’autoroute d’Ankara, le rapport indique que les manifestants avaient scandé des slogans. Les forces de l’ordre les avaient sommés de cesser leur action dans la mesure où la manifestation n’avait pas été autorisée. Si les manifestants ne se conformaient pas à l’ordre, les forces de l’ordre allaient utiliser la contrainte. Les manifestants avaient jeté des pierres sur les véhicules blindés et s’en étaient pris à ces véhicules avec des bâtons également. Certains manifestants avaient grimpé sur les véhicules blindés. Lors des manœuvres effectués par ces véhicules, les manifestants se trouvant sur les véhicules étaient tombés et s’étaient blessés. D’autres manifestants étaient montés sur les barrières des péages.

    Après avoir averti les manifestants de se disperser, les forces de l’ordre avaient utilisé des canons à eau contre eux et ceux se trouvant sur les barrières des péages étaient tombés sur le sol. Les personnes blessées avaient été transférées dans les hôpitaux. Des renforts de police avaient également été demandés. Par la suite, en sus des canons à eau, des bombes à gaz avaient été utilisées pour disperser les manifestants.

    Le rapport conclut qu’une force graduelle et proportionnée avait été utilisée par la police à l’encontre des manifestants. Malgré les avertissements, la manifestation s’était déroulée en dehors des lieux désignés et du trajet prévu à cet effet. Les manifestants avaient empêché le trafic et le déplacement des piétons. Les gendarmes avaient agi conformément à la loi pour disperser les manifestants qui, se trouvant sur l’autoroute Ankara-Istanbul, avaient fermé cette autoroute.

    29. Le 2 mars 2006, sur base de ce rapport, le ministère décida qu’il n’y avait pas lieu d’engager des poursuites à l’encontre du préfet et des forces de sécurité mis en cause, en application de l’article 4 de la loi no 4483 du 2 décembre 1999 sur la procédure relative aux poursuites contre les fonctionnaires et autres agents de la fonction publique (« la loi no 4483 »).

    30.  Le 26 avril 2006, le syndicat requérant s’opposa à cette décision devant le Conseil d’État, soutenant que sa demande remplissait toutes les conditions requises par l’article 4 de la loi no 4483. Il invoquait les articles 3, 10, 11 et 13 de la Convention et demandait la prise d’une décision sur le bien-fondé de sa plainte.

    31.  Par un arrêt du 26 septembre 2006, le Conseil d’État rejeta l’opposition du syndicat requérant aux motifs que sa plainte ne se fondait sur aucun élément délictuel justifiant une action pénale et que les forces de sécurité avaient agi dans les limites des pouvoirs qui leur étaient conférés conformément à la loi no 2559 du 14 juillet 1934 sur les fonctions et compétences de la police (« la loi no 2559 »).

    32.  Le 11 octobre 2006, cet arrêt fut notifié au premier requérant.

    D.  Les procédures engagées par les requérants personnes physiques

    1.  La procédure engagée par l’ensemble des requérants personnes physiques

    33.  Entre-temps, le 30 mars 2006, les requérants membres du syndicat avaient porté plainte devant le procureur général près la Cour de cassation en se fondant sur les rapports médicaux les concernant. Ils demandaient l’ouverture de poursuites pénales à l’encontre des forces de sécurité impliquées dans l’incident et du préfet de police d’Ankara.

    34.  Le 9 mars 2007, en l’absence de suite donnée à leur plainte, lesdits requérants s’enquirent de l’avancement de la procédure auprès du parquet général.

    35.  Le 12 mars 2007, le procureur général près la Cour de cassation leur répondit en se bornant à se référer à la décision rendue par le ministère de l’Intérieur le 2 mars 2006 dans le cadre de la procédure engagée par le syndicat requérant.

    2.  La procédure engagée par le requérant E. Barikan

    36.  Entre-temps, le 29 mai 2006, le requérant E. Barikan avait déposé une plainte pénale devant le procureur de la République de Kazan contre les forces de l’ordre. Il reprochait à celles-ci d’avoir fait un usage disproportionné de la force à son égard et d’avoir abusé de leurs pouvoirs lors de l’incident du 26 novembre 2005.

    37.  Le 17 mai 2007, le procureur de la République rendit une décision de non-lieu. Après avoir constaté que le requérant en question souffrait d’une fracture de la cuisse droite, il relevait que l’enregistrement des caméras de vidéosurveillance ne permettait pas de dire si cette blessure avait ou non résulté d’un usage abusif de la force par les gendarmes. Compte tenu du nombre important de personnes s’étant trouvées sur les lieux de l’incident, le procureur estimait qu’E. Barikan avait pu se casser la jambe en tentant de s’enfuir. Il concluait, en se référant aux dispositions de la loi no 2559, que, eu égard aux éléments du dossier, la force utilisée par les gendarmes n’avait pas dépassé les limites de la légitime défense.

    38.  Le 26 septembre 2007, le président de la cour d’assises de Sincan confirma la décision du procureur de la République.

    E.  La procédure pénale engagée à l’encontre des requérants personnes physiques

    39.  Dans l’intervalle, par un acte d’accusation daté du 7 juillet 2007, le procureur de la République de Kazan avait intenté une action pénale dirigée entre autres contre les requérants personnes physiques pour participation à une manifestation en violation de la loi no 2911 du 6 octobre 1983 relative au déroulement des réunions et manifestations (« la loi no 2911 ») , atteinte à des fonctionnaires dans l’exercice de leurs fonctions et atteinte aux biens publics. Le procureur joignait à son acte d’accusation, en tant que pièces à conviction, le procès-verbal de déroulement de l’incident, un enregistrement vidéo des faits litigieux, ainsi que le procès-verbal de constat des dégâts.

    40.  Par un jugement du 24 juillet 2008, le tribunal correctionnel de Kazan acquitta les requérants membres du syndicat.

    Concernant les chefs d’atteinte à des fonctionnaires dans l’exercice de leurs fonctions et d’atteinte aux biens publics, il relevait qu’il ne ressortait pas des photographies ni des enregistrements vidéo versés au dossier que ces requérants s’en étaient pris aux forces de l’ordre ou bien avaient endommagé leur véhicule, qu’il n’y avait pas d’éléments de preuve concrets et convaincants permettant d’étayer les chefs d’accusation retenus et que lesdits requérants devaient bénéficier à cet égard du principe selon lequel « le doute profite à l’accusé ».

    Concernant le chef de participation à une manifestation en violation de la loi no 2911, le tribunal soulignait ce qui suit : les accusés étaient membres du syndicat Eğitim-Sen ; pour attirer l’attention de l’opinion publique sur la défense des intérêts économiques, démocratiques, sociaux, culturels, juridiques et professionnels de ses membres, le syndicat en question avait prévu d’organiser le 26 novembre 2005, à Ankara, une manifestation au cours de laquelle une déclaration à la presse devait être lue ; les véhicules à bord desquels se trouvaient les accusés avaient été arrêtés, ce qui avait empêché les intéressés de se rendre à Ankara et de participer à la lecture de la déclaration à la presse du syndicat Eğitim-Sen qui devait s’y tenir ; conformément à l’article 90 de la Constitution, les conventions internationales valablement signées et entrées en vigueur, telles la Convention, avaient valeur de loi ; la Convention primait sur la loi nationale ; en outre, conformément à l’article 10 de la Convention toute personne avait droit à la liberté d’expression sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière, et conformément à l’article 3 de la loi no 2911, toute manifestation pacifique et non armée pouvait être organisée sans obtention d’une autorisation au préalable ; par ailleurs, l’action menée par le syndicat Eğitim-Sen ne constituait pas une infraction au regard des conventions internationales liant la Turquie, et notamment de la Convention. Enfin, l’annulation de plano d’une manifestation pacifique constituait une atteinte à la liberté d’expression, condition sine qua non de l’existence d’une société démocratique ; par conséquent, il convenait d’acquitter les requérants accusés du chef de participation à une manifestation en violation de la loi no 2911.

    41.  Aucune des parties au procès pénal ne s’étant pourvue en cassation, le jugement du tribunal correctionnel acquit force de chose jugée.

    II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

    A.  La Constitution

    42.  L’article 34 de la Constitution dispose :

    « Chacun a le droit d’organiser des réunions et des manifestations pacifiques et non armées sans autorisation préalable.

    Le droit d’organiser des réunions et des manifestations ne peut être limité qu’en vertu de la loi et pour des raisons de sécurité nationale ou d’ordre public ou dans le but d’empêcher la commission d’un délit, de préserver la santé publique ou les bonnes mœurs ou de protéger les droits et libertés d’autrui.

    Les formes, conditions et procédures applicables à l’exercice du droit d’organiser des réunions et des manifestations sont fixées par la loi. »

    B.  La loi no 2911 du 6 octobre 1983 relative au déroulement des réunions et manifestations

    43.  L’article 3 de la loi no 2911 dispose que l’organisation d’une réunion ou d’une manifestation sans armes et sans violences, conformément à la loi, ne requiert aucune autorisation préalable.

    44.  L’article 6 de cette loi donne compétence au préfet ou au sous-préfet pour réglementer le lieu et l’itinéraire que doivent emprunter les participants à la réunion ou à la manifestation.

    45.  L’article 10 prévoit que le préfet ou le sous-préfet doit être informé au moins quarante-huit heures avant la manifestation. L’avis d’information contient, en particulier, le but de la manifestation, le lieu, le jour ainsi que l’heure de début et de fin de la manifestation.

    46.  L’article 22 précise qu’il est interdit de manifester sur les voies publiques et les autoroutes, dans les parcs publics et devant les lieux de culte et les bâtiments et les infrastructures assurant un service public ainsi que leurs dépendances. Il est également interdit de manifester à une distance de moins d’un kilomètre de la Grande Assemblée nationale de Turquie. Les manifestants doivent se conformer aux mesures prises par le préfet ou le sous-préfet, et ne peuvent pas empêcher le bon déroulement de la circulation des personnes et des transports publics.

    47.  L’article 23 punit le port d’armes à feu - même celles faisant l’objet d’une autorisation - ou de produits explosifs, lors des réunions et manifestations.

    48.  Aux termes de l’article 24 :

    « Si une réunion ou une manifestation débutée dans le respect de la loi (...) se transforme en une réunion ou manifestation contraire à la loi :

    (...)

    b)  La plus haute autorité civile locale (...) envoie les commandants locaux de la sûreté ou l’un d’eux sur les lieux des évènements.

    Ce commandant avertit la foule qu’elle doit se disperser conformément à la loi et qu’en cas de non-dispersion, il sera fait usage de la force. Si la foule ne se disperse pas, elle sera dispersée par le recours à la force. (...)

    (...) En cas d’attaque ou de résistance active contre les forces de l’ordre ou les lieux et personnes qu’elles protègent, il sera recouru à la force sans qu’il soit besoin [de procéder à] un avertissement.

    (...)

    Si une réunion ou une manifestation débute contrairement à la loi (...) les forces de l’ordre (...) prennent les précautions nécessaires. Le commandant des forces de l’ordre avertit la foule qu’elle doit se disperser conformément à la loi et qu’en cas de non-dispersion, il sera fait usage de la force. Si la foule ne se disperse pas, elle sera dispersée par le recours à la force. »

    C.  La loi no 4483 du 2 décembre 1999 sur la procédure relative aux poursuites contre les fonctionnaires et autres agents de la fonction publique

    49.  La loi no 4483 dispose en son article 9 que les décisions rendues par les organes administratifs compétents sur les demandes d’ouverture d’enquêtes pénales formulées par les parquets et mettant en cause un fonctionnaire sont susceptibles d’opposition dans un délai de dix jours. Elle dispose en outre que les juridictions administratives sont seules compétentes pour connaître de telles oppositions et que leurs décisions sont définitives.

    50.  Dans le cas d’une décision d’un organe administratif portant refus d’ouvrir une enquête, la même loi prévoit que, après confirmation de cette décision par les juges administratifs, le parquet est lié par la position des juges et ne peut que classer l’affaire sans suite ; il s’agit là d’un acte purement formel, qui se borne à entériner la décision définitive de l’organe administratif. Dans la pratique, il arrive que les parquets rendent des « ordonnances de non-lieu » à la suite du refus opposé à une demande d’ouverture de poursuites contre un fonctionnaire. Pareilles ordonnances sont caduques et la voie pénale de l’opposition, théoriquement ouverte contre celles-ci, ne saurait entraîner l’ouverture de poursuites pénales en dépit de la décision de refus d’ouverture d’une enquête prise par l’organe administratif. La position des chambres répressives de la Cour de cassation le confirme dans les termes suivants:

    « L’ouverture de poursuites pénales contre des fonctionnaires pour des délits tombant sous le coup de la loi no 4483 (...) requiert une « autorisation ». En application de l’article 4 de la loi no 4483, les procureurs de la République saisis d’une plainte ou d’une dénonciation relative à de tels délits (...) demandent l’autorisation d’ouvrir une instruction et se bornent à administrer les preuves susceptibles de disparaître (...). Si l’autorisation requise est refusée, le parquet peut prendre une décision de « classement sans suite » de la plainte ou de la dénonciation (...), mais il lui est impossible de rendre une « ordonnance de non-lieu à poursuivre », au sens de l’article 172 du code de procédure pénale (...), car aucune instruction pénale n’est censée avoir été ouverte auparavant. Le fait que l’instance répressive appelée à connaître d’une opposition formée contre une telle ordonnance statue sur le bien-fondé du recours au lieu de conclure à un « classement sans suite » est contraire à la loi (...) » (voir, par exemple, les arrêts no 2006/10703 du 10 mai 2006 et no 2006/14865 du 4 octobre 2006 de la haute juridiction).

    51.  Jusqu’à la promulgation, le 2 janvier 2003, de la loi d’amendement n4778, la procédure susmentionnée s’appliquait à toute forme de délit commis dans l’exercice de la fonction publique, à l’exception des cas de flagrant délit passibles de peines d’emprisonnement ferme. Depuis cette date, selon l’article 2 de la loi no 4483, les poursuites pour mauvais traitements (article 243 de l’ancien code pénal et articles 94 et 95 du nouveau code pénal du 26 septembre 2004) et recours excessif à la force (article 245 de l’ancien code pénal et article 256 du nouveau code pénal) par des agents de l’État sont exclues du champ d’application de la loi no 4483 (consulter Çamçı et autres c. Turquie, no 25172/02, §§ 21-22, 24 février 2009).

    52.  À l’heure actuelle, l’instruction de tels actes relève du droit commun, donc de la compétence des procureurs de la République.

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

    53.  Les requérants membres du syndicat se plaignent d’avoir fait l’objet de mauvais traitements de la part des forces de l’ordre au péage d’Ankara. À cet égard, ils reprochent également aux autorités nationales de ne pas avoir ouvert d’enquête pénale. Ils invoquent les articles 3 et 13 de la Convention.

    54.  Eu égard à la formulation des griefs présentés par lesdits requérants, la Cour estime qu’il convient d’examiner ces doléances sous l’angle du seul article 3 de la Convention (Özalp Ulusoy c. Turquie, no 9049/06, § 30, 4 juin 2013), ainsi libellé :

    « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

    55.  Le Gouvernement combat la thèse des requérants.

    A.  Sur la recevabilité

    56.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

    B.  Sur le fond

    1.  Sur les allégations de mauvais traitements

    a)  Thèses des parties

    57.  Les requérants susmentionnés soutiennent que le Gouvernement n’a pas apporté d’explication concernant l’origine de leurs blessures. Ils expliquent qu’ils ont dû attendre pendant des heures sur le bord de l’autoroute et que, au moment où ils ont décidé de faire un sit-in sur place, ils ont immédiatement été attaqués par les forces de l’ordre sans avertissement préalable. Ils affirment avoir été arrosés avec de l’eau sous pression et avoir été touchés par des bombes lacrymogènes lancées depuis une distance d’une vingtaine de mètres. Ils soutiennent que leurs blessures sont la conséquence de l’intervention des forces de l’ordre.

    58.  Le Gouvernement explique que les gendarmes n’ont pas fait usage de la force à l’encontre des requérants personnes physiques. Il indique que, d’après le procès-verbal d’incident du 27 novembre 2005, les gendarmes ont procédé à plusieurs sommations, puis ont aspergé les manifestants d’eau sous forte pression avant d’utiliser des bombes lacrymogènes pour les disperser. Les requérants membres du syndicat auraient ensuite été conduits à l’hôpital pour y être examinés par un médecin et pour y recevoir des soins médicaux.

    b)  Appréciation de la Cour

    i.  Principes généraux pertinents

    59.  L’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Il ne prévoit pas de restrictions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention, et d’après l’article 15 § 2, il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation. Même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines et traitements inhumains ou dégradants, quel que soit le comportement de la personne concernée (voir, notamment, Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 81, CEDH 2015).

    60.  Pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge, de l’état de santé de la victime, etc. Parmi les autres facteurs à considérer figurent le but dans lequel le traitement a été infligé ainsi que l’intention ou la motivation qui l’ont inspiré, étant entendu que la circonstance qu’un traitement n’avait pas pour but d’humilier ou de rabaisser la victime n’exclut pas de façon définitive un constat de violation de l’article 3. Doit également être pris en compte le contexte dans lequel le traitement a été infligé, telle une atmosphère de vive tension et à forte charge émotionnelle (Bouyid, précité, § 86).

    61.  Les allégations de mauvais traitements contraires à l’article 3 doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés. Pour l’appréciation de ces éléments, la Cour se rallie au principe de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », mais ajoute qu’une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (voir, notamment, Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 161 in fine, série A no 25, et Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 67, CEDH 2006-IX).

    62.  La Cour rappelle que, lorsqu’un individu se trouve privé de sa liberté ou, plus généralement, se trouve confronté à des agents des forces de l’ordre, par exemple lors d’une arrestation, l’utilisation à son égard de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue strictement nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 de la Convention (voir, Bouyid, précité, § 88).

    63.  La Cour a déjà admis que, en présence d’une résistance physique ou d’un risque de comportements violents de la part de personnes contrôlées, une forme de contrainte de la part des forces de l’ordre était justifiée (voir, parmi d’autres, Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 30, série A n269, et Sarigiannis c. Italie, no 14569/05, § 61, 5 avril 2011). La Cour est arrivée aux mêmes conclusions dans des cas de « résistance passive » à une interpellation (Milan c. France, no 7549/03, § 59, 24 janvier 2008), de tentative de fuite face à la force publique (Caloc c. France, no 33951/96, §§ 100-101, CEDH 2000-IX) ou d’un refus de fouille opposé par un détenu (Borodin c. Russie, no 41867/04, §§ 119-121, 6 novembre 2012). En recherchant si la force utilisée n’était pas excessive ou injustifiée au vu des circonstances, la Cour attache une importance particulière aux blessures qui ont été occasionnées aux personnes visées par l’intervention et aux circonstances précises dans lesquelles elles l’ont été (consulter Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, § 76, CEDH 2000-XII, R.L. et M.-J.D. c. France, n44568/98, § 68, 19 mai 2004, Dembele c. Suisse, no 74010/11, § 42, 24 septembre 2013, Anzhelo Georgiev et autres c. Bulgarie, no 51284/09, § 66, 30 septembre 2014, et Şakir Kaçmaz c. Turquie, no 8077/08, § 80, 10 novembre 2015).

    ii.  Application des principes aux faits de lespèce

    64.  La Cour relève qu’il ressort des documents versés au dossier que plusieurs dizaines d’autocars transportant des membres du syndicat Eğitim-Sen, y compris les requérants, avaient été arrêtés au péage d’Ankara. Le but de cette opération menée par les forces de l’ordre était d’empêcher les requérants et les autres membres du syndicat de se rendre à la manifestation prévue au centre d’Ankara. Les forces de l’ordre ont ainsi immobilisé sur l’aire de péage d’Ankara plusieurs centaines de personnes embarquées dans des autocars. Ces dernières étaient finalement descendues des autocars. Ce mouvement de foule a eu pour conséquence inévitable de bloquer les véhicules circulant sur l’autoroute. À ce stade des faits, les forces de l’ordre devaient, d’une part, contenir puis disperser ce groupe de personnes et, d’autre part, maintenir l’ordre sur l’aire de péage pour régler la circulation des véhicules circulant sur l’autoroute Istanbul-Ankara.

    65.  La Cour constate qu’après leur arrestation les requérants membres du syndicat ont été examinés par des médecins. Il ressort des rapports médicaux établis que ces requérants présentaient des plaies suturées, des œdèmes, des hématomes, des ecchymoses ainsi que des fractures (paragraphes 16-23 ci-dessus). Prenant en compte les conclusions de ces différents rapports médicaux, la Cour considère que les traitements subis par les intéressés pendant l’opération des forces de l’ordre tombent à priori sous le coup de l’article 3 de la Convention.

    66.  Dès lors, il appartient à la Cour de rechercher si la force utilisée, en l’espèce, était nécessaire et proportionnée au vu des circonstances et du comportement des requérants et des autres manifestants.

    67.  La Cour relève que ni les autorités administratives ni le procureur de la République de Kazan n’ont exposé que les requérants membres du syndicat s’en étaient pris physiquement aux forces de l’ordre ou avaient fait preuve de violence à leur égard. Elle note ensuite que, d’après le Conseil d’État, les forces de l’ordre avaient agi dans les limites des pouvoirs qui leur étaient conférés conformément à la loi no 2559. Elle observe aussi que, d’après le procureur de la République de Kazan, les enregistrements des caméras ne permettaient pas de dire que la blessure de E. Barikan était une conséquence de l’utilisation de la force par les gendarmes et que, selon ce même procureur, celle-ci n’avait pas dépassé le cadre de la légitime défense. Par ailleurs, concernant l’hypothèse selon laquelle E. Barikan avait pu se casser la jambe au cours de sa fuite, la Cour note qu’elle n’est corroborée par aucun commencement de preuve. À cet égard, elle observe qu’aucun élément du dossier ne permet d’infirmer ou de confirmer cette hypothèse : en effet, l’intéressé a fait usage de son droit de garder le silence lors de son audition, et le procureur de la République de Kazan n’a pas fait de rapprochement entre la blessure de ce requérant et l’utilisation de bombes lacrymogènes par les gendarmes.

    68.  Eu égard aux constats qui viennent d’être opérés ainsi qu’aux rapports médicaux présentés par les requérants membres du syndicat, la Cour estime que, même à supposer que le comportement des manifestants ait pu justifier un recours à la force, il n’est pas établi que la dispersion du rassemblement litigieux pouvait justifier la gravité des coups portés aux participants à cet événement, que ce soit sur le corps, à la tête ou au visage. Ainsi, les explications du Gouvernement ne permettent pas à la Cour de conclure que la force employée par les forces de l’ordre constituait une réponse adéquate à la situation eu égard au comportement adopté par les manifestants lors de l’incident litigieux.

    69. Dès lors, la Cour considère que la force employée dans la présente affaire a été excessive et injustifiée.

    70.  Le recours à la force dénoncé par les requérants a eu pour conséquence des lésions qui ont incontestablement causé aux requérants membres du syndicat une souffrance d’une nature telle qu’elle s’analyse en un traitement inhumain et dégradant.

    71.  Il s’ensuit qu’il y a eu violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention.

    2.  Sur le caractère effectif des investigations menées

    a)  Thèses des parties

    72.  Les requérants membres du syndicat soutiennent qu’aucune enquête n’a été menée au sujet de leurs allégations de mauvais traitements. En tout état de cause, l’enquête menée par le ministère de l’Intérieur n’aurait pas été effective.

    73.  Se référant au déroulement des faits, le Gouvernement indique qu’une enquête a été menée au sujet des allégations de mauvais traitements subis par les requérants membres du syndicat. Il précise que, à la suite de l’enquête administrative menée par les inspecteurs nommés par le ministère de l’Intérieur, il a été décidé de ne pas poursuivre au pénal les forces de l’ordre incriminées et que cette décision a été confirmée par le Conseil d’État.

    b)  Appréciation de la Cour

    i.  Principes généraux pertinents

    74.  Pour que l’interdiction générale de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants s’adressant notamment aux agents publics s’avère efficace en pratique, il faut qu’existe une procédure permettant d’enquêter sur les allégations de mauvais traitements infligés à une personne se trouvant entre leurs mains (Bouyid, précité, § 115). Cette obligation s’applique également dans le cas d’allégations de mauvais traitements lors de l’intervention des forces de l’ordre pour disperser un rassemblement de personnes (voir, par exemple, Timtik c. Turquie, no 12503/06, § 55, 9 novembre 2010, Özalp Ulusoy, précité, § 50, et Tüfekçi c. Turquie, no 52494/09, § 44, 22 juillet 2014).

    75.  Ainsi, notamment, compte tenu du devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de la Convention de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », les dispositions de l’article 3 requièrent par implication qu’une forme d’enquête officielle effective soit menée lorsqu’un individu soutient de manière défendable avoir subi, de la part notamment de la police ou d’autres services comparables de l’État, un traitement contraire à l’article 3 (Bouyid, précité, § 116).

    76.  Il s’agit essentiellement, au travers d’une telle enquête, d’assurer l’application effective des lois qui interdisent la torture et les peines et traitements inhumains ou dégradants dans les affaires où des agents ou organes de l’État sont impliqués, et de garantir que ceux-ci aient à rendre des comptes au sujet des mauvais traitements survenus sous leur responsabilité (Bouyid, précité, § 117).

    77.  D’une manière générale, pour qu’une enquête puisse passer pour effective, il faut que les institutions et les personnes qui en sont chargées soient indépendantes des personnes qu’elle vise. Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi une indépendance concrète (Bouyid, précité, § 118).

    78.  Une autre condition est que l’enquête doit être approfondie, ce qui signifie que les autorités doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête (Bouyid, précité, § 123).

    ii.  Application des principes aux faits de lespèce

    α)  Quant aux plaintes déposées par le syndicat requérant et l’ensemble des requérants membres du syndicat

    79.  La Cour relève que le syndicat requérant, au nom de ses membres, et les requérants membres du syndicat ont porté plainte devant le parquet général près la Cour de cassation. La première de ces plaintes a été adressée au ministère de l’Intérieur afin d’obtenir l’autorisation d’ouvrir des poursuites pénales contre le préfet d’Ankara et les forces de l’ordre incriminées. Sur base d’une enquête administrative, ce ministère a refusé d’autoriser l’ouverture d’une enquête pénale. Quant à la seconde plainte, le procureur général près la Cour de cassation n’y a pas donné suite en se référant à la décision précitée du ministère de l’Intérieur. La Cour constate que depuis l’entrée en vigueur de la loi d’amendement no 4778, le 2 janvier 2003, les poursuites contre les agents de l’État pour mauvais traitements et recours excessif à la force relèvent du droit commun. Dans les circonstances de l’espèce, les faits et les actes litigieux s’étant déroulés le 26 novembre 2005, l’instruction de la plainte en question semble avoir dû pleinement relever de la compétence du parquet (voir, entres autres, İzgi c. Turquie, no 44861/04, § 38, 15 novembre 2011). Quoi qu’il en soit, le refus du ministère de l’Intérieur d’autoriser l’ouverture de poursuites pénales a eu pour effet d’empêcher l’ouverture d’une enquête pénale.

    80. En ce qui concerne l’enquête administrative ordonnée par le ministère de l’Intérieur, la Cour rappelle avoir émis de sérieux doutes quant à la capacité d’organes administratifs tels que celui concerné de mener une enquête indépendante, comme le requiert notamment l’article 3 de la Convention (voir, notamment, Oğur c. Turquie [GC], no 21594/93, § 91, CEDH 1999-III, et Mehmet Emin Yüksel c. Turquie, no 40154/98, § 40, 20 juillet 2004). En l’espèce, la Cour constate que l’enquête a été confiée au préfet d’Ankara, au commandant de la gendarmerie d’Ankara et au directeur de la direction de la sûreté d’Ankara, c’est-à-dire à des personnes qui risquaient de faire elles-mêmes l’objet de l’accusation pénale. La Cour estime que dans ces circonstances l’enquête ne pouvait pas passer pour indépendante (İşeri et autres c. Turquie, no 29283/07, § 42, 9 octobre 2012, et les références qui y sont citées).

    81En outre, il résulte du rapport des enquêteurs du 14 février 2006 que les forces de l’ordre avaient utilisé de l’eau sous pression, puis du gaz lacrymogène, afin de disperser les manifestants. Il est également fait mention de certains actes violents de la part de certains manifestants non identifiés. Le rapport conclut qu’une force graduelle et proportionnée avait été utilisée. Toutefois, il n’y a pas eu d’enquête sur le comportement précis des requérants personnes physiques, ni sur les circonstances dans lesquelles ces personnes avaient subi les lésions qui avaient pu être constatées après les faits. Il s’ensuit que cette enquête ne saurait être considérée comme ayant établi les circonstances exactes ayant entouré la soumission des requérants personnes physiques aux mauvais traitements allégués.

    β)  Quant à la plainte déposée par le requérant E. Barikan

    82. La Cour relève que le requérant E. Barikan a déposé une plainte pénale séparée devant le procureur de la République de Kazan contre les forces de l’ordre pour usage disproportionné de la force à son égard et pour abus de pouvoirs. Cette plainte a résulté en une ordonnance de non-lieu prise par le procureur de la République et confirmée par la cour d’assises de Sincan.

    83.  La Cour rappelle que, étant donné le rôle clé que jouent les procureurs de la République dans l’engagement des poursuites, il est légitime d’attendre de la part de ces derniers qu’ils vérifient la conformité d’une intervention litigieuse à toutes les exigences légales en vigueur en la matière (Kop c. Turquie, no 12728/05, §§ 38-39, 20 octobre 2009). Cela signifie que les procureurs de la République ne doivent pas limiter leurs investigations au simple constat que la force utilisée par les forces de l’ordre a été conforme à la loi en vigueur : ils doivent mener leur enquête en utilisant tous les moyens légaux mis à leur disposition pour examiner dans quelle mesure la force utilisée contre des individus a été justifiée eu égard au comportement de ces derniers. Or, en l’occurrence, même s’il a admis que les forces de l’ordre ont dû faire usage de la force, le procureur de la République s’est contenté de se référer au nombre important de personnes se trouvant sur les lieux, et à développer l’hypothèse qu’E. Barikan avait pu se casser la jambe en tentant de s’enfuir. Il a conclu que la force utilisée par les gendarmes n’avait pas dépassé les limites de la légitime défense, sans toutefois exposer de quelle manière le requérant ou les autres manifestants avaient résisté aux représentants de la loi. Ainsi, le procureur de la République s’est borné à se référer aux dispositions de la loi no 2559, sans examiner la proportionnalité de la force utilisée contre ce requérant (Serkan Yılmaz et autres c. Turquie, no 25499/04, § 25, 13 octobre 2009, comparer Klaas, précité, §§ 26-30).

    γ)  Conclusion

    84.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que ni les plaintes devant le procureur général près la Cour de cassation, ni la plainte devant le procureur de la République de Kazan n’ont donné lieu à une enquête effective. Partant, il y a eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention.

    II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

    85.  Aussi bien le syndicat requérant que les requérants personnes physiques se plaignent, d’une part, d’une méconnaissance de leur droit à la liberté d’expression et, d’autre part, d’une atteinte à leur droit à la liberté de réunion. À cet égard, ils invoquent les articles 10 et 11 de la Convention.

    Eu égard à la formulation des griefs des requérants et au déroulement des faits de l’espèce, la Cour estime que la question posée par la présente affaire se situe sur le seul terrain de l’article 11 de la Convention (Matelly c. France, no 10609/10, § 41, 2 octobre 2014), ainsi libellé dans sa partie pertinente en l’espèce :

    « 1.  Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique (...), y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

    2.  L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. (...) »

    86.  Le Gouvernement combat la thèse des requérants.

    A.  Sur la recevabilité

    87.  En l’espèce, la Cour souligne d’emblée que le syndicat requérant se plaint de ce que les manifestants se trouvant déjà à Ankara n’auraient pas pu assister à la manifestation prévue sur place. Devant la Cour ces manifestants n’étant pas requérants, le grief a été présenté par le syndicat en leur nom. La Cour relève qu’il ressort des informations données par les parties et des documents versés au dossier que la manifestation organisée à Ankara s’est bien tenue. En l’absence de doléances plus étayées, la Cour estime que le grief formulé par le syndicat requérant portant sur l’atteinte alléguée au droit de ses membres à la liberté de réunion dans le centre d’Ankara est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

    88.  Constatant que le grief des requérants personnes physiques, se rapportant aux événements près de l’aire de repos à côté de l’autoroute Istanbul-Ankara, n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

    B.  Sur le fond

    1.  Thèses des parties

    89.  Les requérants affirment que l’État défendeur a empêché la tenue d’une manifestation pacifique et non armée, précisant que les autorités internes avaient été informées de l’organisation de ce rassemblement par la presse et les chaînes de télévision. Ils considèrent que l’interdiction d’une manifestation organisée par un syndicat est une mesure radicale : en l’espèce, une telle ingérence était disproportionnée. Selon les requérants, comme les autorités étaient parfaitement au courant de la manifestation qui allait se tenir, elles auraient dû prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité des participants et du public et éviter ainsi tout désordre public au lieu d’empêcher la tenue de la manifestation. Les requérants contestent par ailleurs que la manifestation, qui devait se terminer par la lecture d’une déclaration à la presse, tombait sous l’application de la loi no 2911 et devait être préalablement déclarée aux autorités.

    90.  Le Gouvernement soutient que la mise en place par les autorités internes d’un régime de notification préalable de la tenue d’une réunion n’est pas contraire à l’article 11 de la Convention. Se référant aux faits de l’espèce, il reproche au syndicat requérant de ne pas s’être conformé au préavis de quarante-huit heures prévu à l’article 10 de la loi no 2911. Il indique que, en droit interne, si une autorisation n’est pas requise pour organiser une manifestation publique, il faut néanmoins en informer les autorités internes compétentes quarante-huit heures avant. Or, selon lui, ce devoir de notification n’a pas été respecté en l’espèce. Le Gouvernement en conclut que la manifestation litigieuse était illégale et qu’elle pouvait donc être empêchée. Il précise toutefois que les autorités internes compétentes avaient pris connaissance de la date de la manifestation grâce aux déclarations faites par le syndicat requérant à la presse et que ledit syndicat avait été mis en demeure de se conformer aux prescrits de la loi et de solliciter du préfet la désignation des lieux de rassemblement et de l’itinéraire à suivre. Le syndicat requérant n’y a toutefois pas donné suite. Les autorités sont alors intervenues pour empêcher le désordre pour le déroulement de la vie quotidienne et la perturbation de la circulation par une manifestation qui aurait lieu dans les parcs et sur les avenues principales de la ville.

    2.  Appréciation de la Cour

    a)  Principes généraux pertinents

    91.  La Cour se réfère d’abord aux principes généraux qui se dégagent de sa jurisprudence et qui ont été rappelés dans l’arrêt Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC] (n37553/05, CEDH 2015).

    92.  Le droit à la liberté de réunion est un droit fondamental dans une société démocratique et, à l’instar du droit à la liberté d’expression, l’un des fondements de pareille société. Dès lors, il ne doit pas faire l’objet d’une interprétation restrictive (Taranenko c. Russie, no 19554/05, § 65, 15 mai 2014, et Kudrevičius et autres, précité, § 91).

    93.  Les garanties de l’article 11 de la Convention s’appliquent à tous les rassemblements, à l’exception de ceux où les organisateurs ou les participants sont animés par des intentions violentes, incitent à la violence ou renient d’une autre façon les fondements de la société démocratique (Sergueï Kouznetsov c. Russie, no 10877/04, § 45, 23 octobre 2008, Alekseyev c. Russie, nos 4916/07, 25924/08 et 14599/09, § 80, 21 octobre 2010, Fáber c. Hongrie, no 40721/08, § 37, 24 juillet 2012, Gün et autres c. Turquie, no 8029/07, § 49, 18 juin 2013, Taranenko, précité, § 66, et Kudrevičius et autres, précité, § 92).

    94.  La liberté de réunion protège aussi les manifestations susceptibles de heurter ou mécontenter des éléments hostiles aux idées ou revendications qu’elles veulent promouvoir (Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie, nos 29221/95 et 29225/95, § 86, CEDH 2001-IX). Les mesures entravant la liberté de réunion et d’expression en dehors des cas d’incitation à la violence ou de rejet des principes démocratiques - aussi choquants et inacceptables que puissent sembler certains points de vue ou termes utilisés aux yeux des autorités - desservent la démocratie, voire, souvent, la mettent en péril (Güneri et autres c. Turquie, nos 42853/98, 43609/98 et 44291/98, § 76, 12 juillet 2005, Sergueï Kouznetsov, précité, § 45, Alekseyev, précité, § 80, Fáber, précité, § 37, Gün et autres, précité, § 70, Taranenko, précité, § 67, et Kudrevičius et autres, précité, § 145).

    95.  Toute manifestation dans un lieu public est susceptible d’entraîner des perturbations de la vie quotidienne, notamment de la circulation routière (Barraco c. France, no 31684/05, § 43, 5 mars 2009, Disk et Kesk c. Turquie, no 38676/08, § 29, 27 novembre 2012, et İzci c. Turquie, no 42606/05, § 89, 23 juillet 2013). Ce fait en soi ne justifie pas une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression (Berladir et autres c. Russie, no 34202/06, § 38, 10 juillet 2012, et Gün et autres, précité, § 74), car il est important que les pouvoirs publics fassent preuve d’une certaine tolérance en la matière (Achougian c. Arménie, no 33268/03, § 90, 17 juillet 2008). Le « degré de tolérance » approprié ne peut être défini in abstracto ; la Cour doit examiner les circonstances particulières de l’affaire, en particulier l’ampleur des « perturbations de la vie quotidienne » (Primov et autres c. Russie, no 17391/06, § 145, 12 juin 2014). Cela étant, il est important que les associations et autres organisateurs de manifestations se conforment aux règles du jeu démocratique, dont ils sont les acteurs, en respectant les réglementations en vigueur (Oya Ataman c. Turquie, no 74552/01, § 38, CEDH 2006-XIV, Balçık et autres c. Turquie, no 25/02, § 49, 29 novembre 2007, Éva Molnár c. Hongrie, no 10346/05, § 41, 7 octobre 2008, Barraco, précité, § 44, Skiba c. Pologne (déc.), no 10659/03, 7 juillet 2009, et Kudrevičius et autres, précité, § 155).

    96.  La Cour a considéré dans des affaires antérieures que le fait de subordonner la tenue d’une manifestation publique à une notification, voire à une procédure d’autorisation, ne porte pas atteinte en principe à la substance du droit consacré par l’article 11 de la Convention, pour autant que le but de la procédure est de permettre aux autorités de prendre des mesures raisonnables et adaptées permettant de garantir le bon déroulement des événements de ce type. Les organisateurs de rassemblements publics doivent obéir aux normes régissant ce processus en se conformant aux réglementations en vigueur (Kudrevičius et autres, précité, § 147).

    97.  La notification préalable vise non seulement la conciliation du droit à la liberté de réunion et des droits et intérêts juridiquement protégés (dont la liberté de circulation) d’autrui, mais également la défense de l’ordre ou la prévention des infractions pénales. Pour ménager un équilibre entre ces intérêts concurrents, le recours à des procédures administratives préliminaires est une pratique courante dans les États membres en matière d’organisation de manifestations publiques. Toutefois, les réglementations de cette nature ne doivent pas constituer une entrave dissimulée à la liberté de réunion telle qu’elle est protégée par la Convention (Kudrevičius et autres, précité, § 148).

    98. Enfin, la Cour rappelle que les autorités ont le devoir de prendre les mesures nécessaires pour toute manifestation légale afin de garantir le bon déroulement de celle-ci et la sécurité de tous les citoyens (Oya Ataman, précité, § 35, Makhmoudov c. Russie, no 35082/04, §§ 63-65, 26 juillet 2007, Skiba, décision précitée, Gün et autres, précité, § 69, et Kudrevičius et autres, précité, § 159).

    b)  Application des principes aux faits de l’espèce

    i.  Existence d’une ingérence

    99.  La Cour relève que le syndicat requérant a organisé une manifestation à Ankara pour revendiquer la reconnaissance d’un droit à une éducation de qualité et gratuite. Il était prévu que les manifestants se rendraient vers le ministère de l’Éducation nationale pour y lire une déclaration à la presse. Rien n’indique qu’il s’agirait d’un rassemblement non pacifique.

    100. Pour participer à cette manifestation, les requérants, comme d’autres membres du syndicat, ont pris place à bord d’autocars venant d’Istanbul. Le jour prévu de la manifestation, les forces de l’ordre ont arrêté le convoi d’autocars des requérants au péage d’Ankara au motif que la manifestation prévue était illégale pour ne pas avoir été préalablement déclarée aux autorités. Le grief des requérants sous l’angle de l’article 11 de la Convention est dirigé contre le fait qu’ils ont été empêchés de se rendre à la manifestation dans le centre d’Ankara.

    101.  La Cour estime que les actions des autorités publiques visant à empêcher les requérants de se rendre au centre d’Ankara pour y participer dans la manifestation constituent une ingérence dans leur droit à la liberté de réunion. Elle souligne que l’ingérence ainsi identifiée doit être distinguée des incidents survenus après l’arrêt du convoi d’autocars par les forces de l’ordre et examinés sous l’angle de l’article 3 de la Convention.

    ii.  Justification de l’ingérence

    102.  La Cour rappelle qu’une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté de réunion enfreint l’article 11 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », poursuit un ou des buts légitimes et est « nécessaire, dans une société démocratique » pour les atteindre.

    103.  En l’espèce, la Cour note tout d’abord que les requérants ont été empêchés de participer dans une manifestation qui allait se tenir au centre d’Ankara. Elle accepte le point de vue du Gouvernement selon lequel cette manifestation tombait sous l’application de la loi no 2911. Elle note ensuite que l’article 10 de cette loi disposait que les organisateurs d’une manifestation devaient en informer le préfet ou le sous-préfet au moins quarante-huit heures en avance. Les requérants ne contestent pas que le syndicat n’avait pas donné une telle information. En outre, en vertu de l’article 22 de la loi, il était interdit de manifester notamment sur les voies publiques et devant les bâtiments des services publics. Les requérants ne contestent pas non plus que la manifestation devait avoir lieu sur la voie publique, pour se terminer devant le bâtiment du Ministère de l’Éducation nationale. Dans ces circonstances, la Cour peut accepter que la manifestation allait se tenir dans des conditions qui n’étaient pas conformes à la loi. Elle estime que les organisateurs de la manifestation pouvaient prévoir, à un degré raisonnable, que les autorités publiques prendraient des mesures pour assurer le respect de la loi. Par ailleurs, les requérants ne contestent pas que la préfecture d’Ankara avait envoyé un avertissement au syndicat le 21 novembre 2005 et qu’elle avait envoyé une déclaration à la presse, le 23 novembre 2005, pour annoncer qu’elle prendrait des mesures pour empêcher la tenue de la manifestation.

    104.  La Cour conclut, sur ce point, que l’ingérence en cause avait un fondement légal, à savoir les articles 10 et 22 de la loi no 2911, et que l’application de ces dispositions était prévisible. L’ingérence était dès lors « prévue par la loi » au sens de l’article 11 § 2 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Oya Ataman, précité, §§ 29-30).

    105.  La Cour relève ensuite que, pour le Gouvernement, l’ingérence poursuivait les buts de la défense de l’ordre et de la protection des droits d’autrui. Elle note que les requérants ne se prononcent pas sur ce point. Eu égard au nombre de manifestants attendus au centre d’Ankara, la Cour admet que l’ingérence en cause poursuivait deux des buts légitimes mentionnés au paragraphe 2 de l’article 11 de la Convention, à savoir la défense de l’ordre et la protection des droits d’autrui, en l’occurrence le droit de circuler en public sans contrainte (voir, mutatis mutandis, Oya Ataman, précité, § 32).

    106. Quant à la question de savoir si l’ingérence en cause était nécessaire dans une société démocratique, la Cour note tout d’abord qu’il ressort des observations des parties et des documents produits par elles que le syndicat requérant avait informé dès le 2 novembre 2005 ses sections locales de la tenue d’une manifestation à Ankara le 26 novembre 2005 et qu’il avait également prévenu le public par la voie de la presse. La Cour relève également que, d’une part, les 21 et 23 novembre 2005, le préfet de police d’Ankara avait informé le syndicat Eğitim-Sen et le public de l’illégalité de cette manifestation et que, d’autre part, il avait ordonné le 25 novembre 2005 au commandement de la gendarmerie de prendre les mesures de sécurité nécessaires et d’empêcher les personnes désireuses de prendre part à la manifestation de se rendre à Ankara. Toutefois, la Cour rappelle que la situation irrégulière découlant de l’absence d’une notification préalable ne justifie pas en soi une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté de réunion (paragraphe 95 ci-dessus). En l’espèce, la Cour ne peut que constater que, si les organisateurs n’avaient pas explicitement prévenu les autorités de la tenue de la manifestation, il n’en demeure pas moins que celles-ci en avaient été informées au moins par la voie de la presse écrite. La Cour estime que dans ces circonstances il était excessif de prendre des mesures visant à empêcher purement et simplement la tenue de la manifestation au motif que les organisateurs n’en avaient pas formellement informé les autorités compétentes.

    107.  Ensuite, la Cour rappelle que toute manifestation dans un lieu public est susceptible d’entraîner des perturbations de la vie quotidienne, notamment de la circulation routière, mais que ce fait ne justifie pas non plus en soi une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté de réunion, étant donné qu’on peut attendre des autorités publiques qu’elles fassent preuve d’une certaine tolérance (paragraphe 95 ci-dessus). La Cour rappelle également qu’il est du devoir des autorités de prendre les mesures nécessaires pour toute manifestation légale afin de garantir le bon déroulement de celle-ci et la sécurité de tous les citoyens (paragraphe 98 ci-dessus). Or, en l’espèce, il ne résulte ni des pièces du dossier ni des observations du Gouvernement que les autorités, face à la possibilité d’une perturbation de la circulation dans les artères principales du centre d’Ankara, n’aient considéré des mesures permettant au syndicat requérant de tenir la manifestation dans des conditions qui auraient minimisé l’impact sur la circulation routière. À cet égard, la Cour a relevé qu’il ressortait des informations versées au dossier par les parties que la manifestation organisée par le syndicat Eğitim-Sen  dans le centre d’Ankara s’était tenue (paragraphe 87 ci-dessus). Il semble que la seule mesure qui était envisagée à l’égard des requérants personnes physiques, et en tout cas la seule mesure qui fut effectivement prise, était leur empêchement pur et simple de s’y rendre (comparer Oya Ataman, précité, § 41, où la Cour a dit être « frappée, en particulier, par l’impatience des autorités de mettre fin à [la] manifestation »; comparer Éva Molnár, précité, § 43, où la Cour a constaté « que la police a fait preuve de la tolérance requise envers les manifestants, alors qu’elle n’avait pas été informée au préalable de l’événement »).

    108. En conclusion, la Cour admet que les organisateurs de la manifestation ne se sont pas conformés à tous égards à la loi. Toutefois, elle estime que l’imposition du respect pour la loi, avec l’intervention musclée des forces de l’ordre (voir, mutatis mutandis, Oya Ataman, précité, § 43) pour empêcher les requérants de participer à la manifestation, a constitué en l’espèce une mesure disproportionnée, qui n’était pas nécessaire à la défense de l’ordre ou à la protection des droits d’autrui.

    109.  Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 11 de la Convention.

    III.  SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

    110.  Les requérants membres du syndicat dénoncent une violation de l’article 5 de la Convention.

    Eu égard à l’ensemble des éléments dont elle dispose et pour autant qu’elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour ne relève aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

    111.  Les requérants membres du syndicat se plaignent en outre d’un manque d’équité de la procédure devant le Conseil d’État au motif d’une absence de motivation de la décision ayant rejeté leur recours, ainsi que d’une méconnaissance du principe de l’égalité des armes et d’une atteinte au principe du contradictoire en raison d’une absence d’audition des témoins au cours de la procédure. Ils invoquent l’article 6 de la Convention.

    112.  La Cour constate que les requérants membres du syndicat n’étaient pas parties à la procédure devant le Conseil d’État. Il s’ensuit que ce grief est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et qu’il doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.

    IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    113.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommages

    114.  Au titre du préjudice matériel, le requérant E. Barikan réclame les sommes suivantes : 128 765 livres turques (TRY) pour les frais médicaux afférents à sa blessure à la jambe, 12 717 TRY pour les frais de déplacement en taxi entre son domicile et l’hôpital, 7 155 TRY pour le manque à gagner ayant trait aux salaires qu’il aurait dû percevoir et 7 151 euros (EUR) pour celui relatif à l’indemnité qui aurait dû lui être versée en sa qualité de directeur d’école. Il réclame également la somme de 200 000 TRY pour dommage moral.

    Au titre du préjudice moral, les requérants A. Nesne, B. Bayır, B. Kutlu, E. Cebeci et M. Arda réclament respectivement 2 000 TRY, 4 000 TRY, 4 000 TRY, 4 000 TRY et 10 000 TRY.

    Quant au syndicat Eğitim-Sen, il réclame, au titre du préjudice matériel, 100 000 euros (EUR) en raison de l’incident litigieux ayant empêché ses membres de se rendre à la manifestation.

    115.  Le Gouvernement conteste les sommes réclamées par les requérants, soutenant qu’il n’y a pas de lien de causalité entre les prétendues violations et les dommages allégués.

    116.  La Cour ne relève pas de lien de causalité entre les violations constatées et les dommages matériels allégués et rejette les demandes y afférentes. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer aux requérants membres du syndicat les sommes suivantes au titre du préjudice moral : 10 000 EUR à E. Barikan, 900 EUR à A. Nesne, 1 800 EUR à B. Bayır, 1 800 EUR à B. Kutlu, 1 800 EUR à E. Cebeci et 4 500 EUR à M. Arda.

    B.  Frais et dépens

    117.  Les requérants demandent également 474,50 TRY pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes, ainsi que 163,07 TRY pour les frais de poste et de traduction exposés devant la Cour. Ils demandent aussi des montants pour couvrir les honoraires de leurs avocats dans les procédures devant les juridictions internes et devant la Cour. En premier lieu, sur base du tarif des barreaux de Turquie, en partant des montants réclamés au titre de dommages, ils demandent un montant de 13 584,00 EUR. À cela s’ajoute un montant de 6 700,00 EUR, calculé sur base d’un décompte horaire. Au total, ils réclament donc 20 284,00 EUR à titre de remboursement des honoraires. Ils fournissent à cet effet un décompte horaire pour les requérants personnes physiques et pour le syndicat Eğitim-Sen correspondant aux frais de deux avocats.

    118.  Le Gouvernement conteste le montant réclamé au titre des frais et dépens au motif que la demande y relative n’est pas étayée.

    119.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose, la Cour estime que la demande de remboursement des frais et dépens présentée pour l’avocat du syndicat Eğitim-Sen doit être rejetée dans la mesure où elle a déclaré irrecevables les griefs présentés par celui-ci. En revanche, la Cour constate que le décompte horaire présenté par l’avocat des requérants personnes physiques doit être pris en considération comme justificatif pour autant qu’il concerne les heures consacrées réellement à la cause de ces requérants et qu’il est suffisamment ventilé pour appuyer leur demande pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et la Cour. Partant, la Cour estime raisonnable d’accorder, tous frais confondus, conjointement aux requérants personnes physiques la somme de 4 100 EUR.

    C.  Intérêts moratoires

    120.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare, la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 3 et 11 de la Convention par les requérants personnes physiques, et irrecevable pour le surplus ;

     

    2.  Dit, qu’il y a eu violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention ;

     

    3.  Dit, qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention ;

    4.  Dit, qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;

     

    5.  Dit,

    a)  que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

    i.  10 000 EUR (dix mille euros) à E. Barikan, 900 EUR (neuf cents euros) à A. Nesne, 1 800 EUR (mille huit cents euros) à B. Bayır, 1 800 EUR (mille huit cents euros) à B. Kutlu, 1 800 EUR (mille huit cents euros) à E. Cebeci et 4 500 EUR (quatre mille cinq cents euros) à M. Arda, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

    ii.  4 100 EUR (quatre mille cent euros) conjointement aux requérants membres du syndicat, plus tout montant pouvant être dû par eux à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    6.  Rejette, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 juillet 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

    Stanley Naismith                                                                  Julia Laffranque
            Greffier                                                                              Présidente


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