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You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> KIRIL ZLATKOV NIKOLOV v. FRANCE - 70474/11 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Fifth Section)) French Text [2016] ECHR 985 (10 November 2016) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2016/985.html Cite as: CE:ECHR:2016:1110JUD007047411, ECLI:CE:ECHR:2016:1110JUD007047411, [2016] ECHR 985 |
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CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE KIRIL ZLATKOV NIKOLOV c. FRANCE
(Requêtes nos 70474/11 et 68038/12)
ARRÊT
STRASBOURG
10 novembre 2016
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Kiril Zlatkov Nikolov c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Angelika Nußberger, présidente,
Ganna Yudkivska,
Erik Møse,
André Potocki,
Yonko Grozev,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits, juges,
et de Milan Blaško, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 27 septembre 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 70474/11 et 68038/12) dirigées contre la République française et dont un ressortissant bulgare, M. Kiril Zlatkov Nikolov, a saisi la Cour les 27 octobre 2011 et 4 octobre 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me Claire Waquet, avocate au Conseil d’État et à la Cour de cassation, ainsi que par Me Loïc Auffret, avocat à Lyon. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. François Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
3. Les requêtes ont été communiquées au Gouvernement le 27 février 2014 pour autant qu’elles visaient l’article 5 § 3 de la Convention, l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 6 § 1 de la Convention et l’article 13 de la Convention. Elles ont été déclarées irrecevables pour le surplus.
4. Informé des requêtes, le gouvernement bulgare n’a pas exercé le droit d’intervention que lui reconnaît l’article 36 § 1 de la Convention.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1971.
6. Dans le cadre d’une enquête sur un réseau international de prostitution, il fut procédé à des interceptions de correspondances téléphoniques en application de l’article 706-95 du code de procédure pénale, notamment sur la ligne d’un téléphone portable : du 6 août 2009, 17 heures, au 19 août 2009, 20 heures 39, sur le fondement d’une ordonnance du juge des libertés et de la détention de Chambéry du 5 août 2009, qui autorisait les interceptions pour deux semaines ; du 28 août 2009 au 11 septembre 2009, sur le fondement d’une ordonnance du même juge, du 26 août 2009. Deux conversations avec une personne utilisant un portable appartenant à une certaine I.K., enregistrées le 4 septembre 2009, apparurent de nature à mettre le requérant en cause : l’une entre une certaine R.G. et un certain Kiril, identifié par la suite comme étant le requérant ; l’autre entre cette même femme et un homme, dans le cadre de laquelle ledit Kiril fut évoqué en des termes qui laissaient entendre qu’il participait à ce réseau de prostitution.
A. L’information
1. L’arrestation du requérant, son transfèrement en France, sa mise en examen et son placement en détention provisoire
7. Une information fut ouverte le 2 octobre 2009, des chefs de proxénétisme aggravé en bande organisée, traite des êtres humains en bande organisée et participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un crime. Un mandat d’arrêt fut décerné contre le requérant le 28 juillet 2010 par le juge N.C., vice-président chargé de l’instruction au tribunal de grande instance de Lyon. Interpelé en Allemagne en vertu de ce mandat préalablement converti en mandat d’arrêt européen, le requérant fut remis aux autorités françaises le 16 décembre 2010 à 11 heures 45, présenté au procureur de la République de Strasbourg et placé immédiatement en « rétention » à Strasbourg. Le 20 décembre 2010 à 10 heures 56, il fut présenté pour la première fois à B. G., le juge d’instruction chargé de l’information, qui le mit en examen des chefs précités. Le même jour vers 17 heures, le juge des libertés et de la détention de Lyon, saisi par le juge d’instruction, entendit le requérant, ordonna son placement en détention provisoire et décerna un mandat de dépôt à son encontre.
8. Bien que les faits poursuivis aient revêtu une qualification criminelle, les interrogatoires et confrontations réalisés dans le cadre de l’instruction ne furent pas enregistrés, en raison de l’exception prévue par le septième alinéa de l’article 116-1 du code de procédure pénale, dans sa version alors applicable.
9. Le 29 décembre 2010, le requérant interjeta appel de l’ordonnance du 20 décembre 2010 devant la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Lyon. Il argua notamment de la nullité du mandat d’arrêt délivré à son encontre et de la violation de l’article 5 §§ 1 c) et 3 de la Convention à raison du délai de quatre jours entre son placement en rétention et sa comparution devant le juge. Il souleva en outre une question prioritaire de constitutionnalité (« QPC ») relative à la conformité à l’article 66 de la Constitution (« Nul ne peut être arbitrairement détenu. L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi ») notamment, des dispositions du code pénal permettant de priver de liberté la personne arrêtée ou détenue en vertu d’un mandat d’arrêt ou d’un mandat d’amener durant un tel délai sans intervention d’un magistrat du siège.
10. La chambre de l’instruction confirma l’ordonnance du 20 décembre 2010 par un arrêt du 13 janvier 2011, au motif notamment que ce délai de quatre jours n’était pas excessif au regard du temps nécessaire pour s’assurer de la complète information du juge mandant par le procureur de la République de Strasbourg, procéder à la levée de l’écrou de l’intéressé et organiser matériellement un transfert entre deux villes distantes de près de 500 kms, impliquant la mise à disposition d’un véhicule administratif et d’une escorte policière et ce, en pleine période hivernale.
11. Par un autre arrêt du même jour, la chambre de l’instruction transmit la QPC à la chambre criminelle de la Cour de cassation, qui la renvoya au Conseil constitutionnel le 29 mars 2011, lequel, le 24 juin 2011, décida que les textes qui lui avaient été soumis étaient conformes à la constitution (sauf une réserve dénuée de pertinence en l’espèce ; décision no 2011-133 QPC). Il releva tout d’abord que le délai critiqué était prévu par la loi et qu’en cas de dépassement, la personne était, « sauf circonstances insurmontables » libérée sur ordre du juge d’instruction. Il releva ensuite que cette privation de liberté se fondait sur un mandat d’amener ou d’arrêt pris par un juge d’instruction, lequel conservait ensuite la maîtrise de son exécution jusqu’à présentation de l’intéressé devant lui.
12. Le pourvoi en cassation formé le 21 janvier 2011 par le requérant sur le fondement notamment d’une violation de l’article 5 §§ 1 c) et 3 fut rejeté par un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 28 avril 2011, au motif, sur ce point, que « la personne mise en examen ne saurait, à l’occasion de l’exercice d’une voie de recours portant sur la détention, présenter des demandes étrangères à son unique objet » et que le moyen ne pouvait donc être accueilli même si la chambre de l’instruction avait à tort cru devoir répondre à l’exception de nullité de l’arrestation et du placement en détention.
2. La requête en annulation d’actes de procédure
13. Le 17 juin 2011, le requérant avait saisi la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Lyon d’une requête en annulation de divers actes de procédure, dont le titre privatif de liberté, les interrogatoires et confrontations réalisés au cours de l’instruction et diverses interceptions de correspondances téléphoniques. Il présenta deux QPC portant respectivement sur les articles 64-1, alinéa 7, et 116-1, alinéa 7, du code de procédure pénale, en application desquels les interrogatoires et confrontations n’avaient pas fait l’objet d’un enregistrement audiovisuel.
14. Le 6 septembre 2011, la chambre de l’instruction rejeta pour l’essentiel la requête en annulation (sauf un point relatif aux interceptions de correspondances téléphoniques), reprenant notamment le motif susmentionné de son arrêt du 13 janvier 2011. Par deux autres arrêts du même jour, elle transmit les QPC à la Cour de cassation.
15. Le 14 septembre 2011, le requérant se pourvut en cassation sur le fondement notamment de l’article 5 § 3 de la Convention, des articles 6 § 1 et 14 de la Convention et du principe constitutionnel d’égalité.
16. Le 18 janvier 2012, la Cour de cassation renvoya les QPC au Conseil constitutionnel et sursit à statuer dans l’attente de la décision de ce dernier.
17. Par une décision du 6 avril 2012 (no 2012-228/229 QPC), le Conseil constitutionnel déclara les septièmes alinéas des articles 64-1 et 116-1 du code de procédure pénale inconstitutionnels, jugeant qu’en faisant exception au principe de l’enregistrement audiovisuel des interrogatoires en matière criminelle lorsqu’ils sont menés dans le cadre d’enquêtes ou d’instructions portant sur des crimes relevant de la criminalité organisée ou d’atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation, ils portaient atteinte au principe d’égalité. Il précisa que l’abrogation de ces dispositions prendrait effet à compter de la publication de sa décision et serait applicable aux auditions de personnes gardées à vue et aux interrogatoires des personnes mises en examen qui seraient réalisées à compter de cette date.
18. Par un arrêt du 10 mai 2012, la chambre criminelle de la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant. S’agissant de l’article 5 § 3 de la Convention, elle jugea que la chambre de l’instruction avait justifié sa décision dès lors que les motifs qu’elle avait retenus établissaient que la durée de privation de liberté subie par le requérant avant qu’il soit traduit devant le juge d’instruction mandant, « magistrat habilité à statuer en toute impartialité sur la légalité et le bien-fondé de celle-ci », était compatible avec les exigences de brièveté résultant notamment de ce texte. La Cour de cassation rejeta ensuite le moyen tiré de violations de la Convention (le requérant invoquait les articles 6 et 14 de la Convention ainsi que, plus largement, le droit à un procès équitable et l’interdiction de la discrimination) et de la Constitution résultant de l’application des septièmes alinéas des articles 64-1 et 116-1 du code de procédure pénale en la cause du requérant. D’une part, elle retint que le Conseil constitutionnel avait précisé que l’abrogation de ces dispositions ne s’appliquerait qu’aux auditions des personnes gardées à vue et aux interrogatoires des personnes mises en examen réalisées à compter de la publication de sa décision, de sorte que le moyen était à cet égard devenu sans objet. D’autre part, elle constata que le requérant n’avait pas été entendu pendant une mesure de garde à vue et que, s’il n’avait pas bénéficié d’un enregistrement audiovisuel de ses interrogatoires par le juge d’instruction « il n’en [était] résulté aucune atteinte à ses droits conventionnellement protégés, qu’il s’agisse de ses droits de la défense ou de celui à un procès équitable, dès lors [qu’il avait] été mis en mesure d’être assisté par un avocat, qu’il a[vait] eu la possibilité de vérifier la transcription sur les procès-verbaux, authentifiée par un greffier, des questions posées et des réponses données, de demander toute rectification et de contester, à tous les stades de la procédure, le sens et la portée de ses propos transcrits ».
19. La Cour de cassation considéra ensuite que le délai de 14 jours de l’article 706-95 du code de procédure pénale courait à partir non de la date de l’ordonnance du juge des libertés et de la détention autorisant des interceptions téléphoniques mais du jour de la mise en place effective de ces mesures, de sorte que la chambre de l’instruction avait à bon droit conclu que ce délai avait été respecté en l’espèce. Enfin, elle jugea que « la méconnaissance des formalités substantielles auxquelles est subordonnée la garde à vue et l’absence d’enregistrement audiovisuel des auditions ou interrogatoires ne peuvent être invoquées à l’appui d’une demande d’annulation d’acte ou de pièce de procédure que par la partie qu’elles concernent », de sorte que le requérant ne pouvait faire grief à l’arrêt attaqué d’avoir déclaré n’y avoir lieu à annulation des auditions en garde à vue et interrogatoires par le juge d’instruction d’autres personnes que lui.
B. La condamnation du requérant
20. Par un jugement du 28 octobre 2011, le tribunal correctionnel de Lyon déclara le requérant coupable des faits qui lui étaient reprochés, écartant cependant la qualification de traite des êtres humains. Il le condamna à quatre ans d’emprisonnement et au paiement d’une amende de 10 000 euros.
21. Par un arrêt du 20 juillet 2012, la cour d’appel de Lyon confirma le jugement sur la culpabilité et condamna le requérant à six ans d’emprisonnement avec une période de sûreté aux deux tiers, au paiement d’une amende de 10 000 euros et à une interdiction de séjour d’une durée de cinq ans sur les territoires de la Savoie et du Bas-Rhin.
22. Le pourvoi formé par le requérant - sur le moyen unique de l’inapplicabilité de la loi pénale française - fut rejeté par un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 12 juin 2013.
23. Le requérant fut libéré le 12 juin 2015, après avoir purgé sa peine.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
24. À l’époque des faits de la cause, les articles 64-1 et 116-1 du code de procédure pénale étaient ainsi libellés :
Article 64-1
« Les interrogatoires des personnes placées en garde à vue pour crime, réalisés dans les locaux d’un service ou d’une unité de police ou de gendarmerie exerçant une mission de police judiciaire font l’objet d’un enregistrement audiovisuel. (...)
[septième alinéa] Le présent article n’est pas applicable lorsque la personne est gardée à vue pour un crime mentionné à l’article 706-73 du présent code ou prévu par les titres Ier et II du livre IV du code pénal, sauf si le procureur de la République ordonne l’enregistrement. (...) »
Article 116-1
« En matière criminelle, les interrogatoires des personnes mises en examen réalisés dans le cabinet du juge d’instruction, y compris l’interrogatoire de première comparution et les confrontations, font l’objet d’un enregistrement audiovisuel. (...)
[septième alinéa] Le présent article n’est pas applicable lorsque l’information concerne un crime mentionné à l’article 706-73 du présent code ou prévu par les titres Ier et II du livre IV du code pénal, sauf si le juge d’instruction décide de procéder à l’enregistrement. (...) »
L’article 706-73 du code de procédure pénale contient une liste des crimes et délits qui relèvent de la criminalité et de la délinquance organisées. Quant aux titres I et II du livre IV du code pénal, ils concernent les crimes et délits d’atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation et de terrorisme.
25. L’exposé des motifs du projet de loi tendant à renforcer l’équilibre de la procédure pénale, dont sont issus les articles 64-1 et 116-1 ci-dessus, précise ce qui suit :
« (...) Le caractère contradictoire de la procédure pénale doit être renforcé sur de nombreux points. Il est ainsi prévu, comme c’est le cas actuellement pour les mineurs et comme cela existe dans de nombreux pays étrangers, de rendre obligatoire l’enregistrement audiovisuel des interrogatoires des personnes majeures gardées à vue dans le cadre d’affaires criminelles, afin de permettre la consultation de ces enregistrements en cas de contestation (article 6). Ces enregistrements sécuriseront ainsi les procédures, tout en constituant une garantie à la fois pour les justiciables et pour les enquêteurs, en prévenant les mises en causes injustifiées dont ces derniers font parfois l’objet. Dans la même logique, il est prévu que le juge d’instruction devra procéder à l’enregistrement audiovisuel des interrogatoires des personnes mises en examen dans les procédures criminelles (article 7).
La mise en œuvre de ces garanties nouvelles constituant une charge très importante pour les services enquêteurs et pour les juridictions, son entrée en vigueur est différée au premier jour du quinzième mois suivant la publication de la loi : jusqu’à cette date, l’enregistrement ne constituera qu’une faculté (article 16). De même, la nécessité de concilier ces garanties avec les exigences d’efficacité de la procédure conduit à prévoir que l’enregistrement sera facultatif s’il s’agit de faits relevant de la criminalité organisée ou des atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation, infractions qui font déjà l’objet de règles procédurales particulières. (...) »
26. Comme indiqué précédemment, le Conseil constitutionnel a déclaré les septièmes alinéas des articles 64-1 et 116-1 du code de procédure pénale inconstitutionnels par une décision du 6 avril 2012 (no 2012-228/229 QPC), lesquels sont en conséquence abrogés. Il a jugé qu’en faisant exception au principe de l’enregistrement audiovisuel des interrogatoires en matière criminelle lorsqu’ils sont menés dans le cadre d’enquêtes ou d’instructions portant sur des crimes relevant de la criminalité organisée ou d’atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation, ces dispositions portaient atteinte au principe d’égalité.
27. Les articles 130, 130-1 et 133 du code de procédure pénale étaient ainsi rédigés :
Article 130
« Lorsqu’il y a lieu à transfèrement dans les conditions prévues par les articles 128 et 129, la personne doit être conduite devant le juge d’instruction qui a délivré le mandat dans les quatre jours de la notification du mandat.
Toutefois, ce délai est porté à six jours en cas de transfèrement d’un département d’outre-mer vers un autre département ou de la France métropolitaine vers un département d’outre-mer. »
Article 130-1
« En cas de non-respect des délais fixés par les articles 127 et 130, la personne est libérée, sur ordre du juge d’instruction saisi de l’affaire, à moins que sa conduite ait été retardée par des circonstances insurmontables. »
Article 133
« La personne saisie en vertu d’un mandat d’arrêt est présentée dans les vingt-quatre heures suivant son arrestation devant le juge d’instruction ou à défaut le président du tribunal ou le juge désigné par celui-ci pour qu’il soit procédé à son interrogatoire et qu’il soit le cas échéant statué sur son placement en détention provisoire dans les conditions prévues par l’article 145. À défaut, la personne est remise en liberté. Les dispositions de l’article 126 sont applicables.
Si la personne est arrêtée à plus de deux cents kilomètres du siège du juge d’instruction qui a délivré le mandat, elle est conduite dans les vingt-quatre heures suivant son arrestation devant le procureur de la République du lieu de l’arrestation qui reçoit ses déclarations après l’avoir avertie qu’elle est libre de ne pas en faire. Mention est faite de cet avis au procès-verbal.
Le procureur de la République informe sans délai le magistrat qui a délivré le mandat et requiert le transfèrement. Si celui-ci ne peut être effectué immédiatement, le procureur de la République en réfère au juge mandant.
Lorsqu’il y a lieu à transfèrement, la personne doit être conduite à la maison d’arrêt indiquée sur le mandat dans les délais prévus à l’article 130. Les dispositions de l’article 130-1 sont applicables. »
28. Le juge d’instruction peut, selon les cas, décerner mandat de recherche, de comparution, d’amener ou d’arrêt. Le mandat d’arrêt est l’ordre donné à la force publique de rechercher la personne à l’encontre de laquelle il est décerné et de la conduire devant lui après l’avoir, le cas échéant, conduite à la maison d’arrêt indiquée sur le mandat, où elle sera reçue et détenue (article 122 du code de procédure pénale). Comme les mandats de comparution et d’amener, il peut être décerné à l’égard d’une personne à l’égard de laquelle il existe « des indices graves ou concordants rendant vraisemblable qu’elle ait pu participer, comme auteur ou complice, à la commission d’une infraction, y compris si cette personne est témoin assisté ou mise en examen ».
29. Aux termes de l’article 80-1 du code de procédure pénale, « à peine de nullité », le juge d’instruction ne peut mettre en examen que les personnes à l’encontre desquelles « il existe des indices graves ou concordants rendant vraisemblable qu’elles aient pu participer, comme auteur ou comme complice, à la commission des infractions dont il est saisi ». Il ne peut procéder à cette mise en examen qu’après avoir préalablement entendu les observations de la personne ou l’avoir mise en mesure de les faire, en étant assistée par son avocat, soit dans les conditions prévues par l’article 116 relatif à l’interrogatoire de première comparution, soit en tant que témoin assisté conformément aux dispositions des articles 113-1 à 113-8 du code de procédure pénale. Le juge d’instruction ne peut procéder à la mise en examen de la personne que s’il estime ne pas pouvoir recourir à la procédure de témoin assisté.
EN DROIT
I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES
30. Constatant que les requêtes enregistrées sous les nos 70474/11 et 68038/12 ont été introduites par la même personne et trouvent leur origine dans les mêmes faits, la Cour estime qu’il y a lieu de les joindre en application de l’article 42 § 1 de son règlement.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION
31. Le requérant se plaint de ne pas avoir été « traduit devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires » « aussitôt » après avoir été remis aux autorités françaises. Il invoque l’article 5 § 3 de la Convention, aux termes duquel :
« Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »
A. Thèses des parties
1. Le Gouvernement
32. Le Gouvernement fait valoir que le requérant a été présenté à un juge d’instruction trois jours, vingt-trois heures et onze minutes après avoir été remis aux autorités françaises. Il rappelle que, dans l’arrêt Medvedyev et autres c. France [GC] (no 3394/03, CEDH 2010), la Cour a indiqué que le juge d’instruction était « assurément susceptible » d’être qualifié de « juge ou autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires », au sens de cette disposition, et souligne que son indépendance est garantie par l’article 64 de la Constitution française et l’article 81 du code de procédure pénale. Il ajoute que, lors de la délivrance du mandat d’arrêt, le juge d’instruction vérifie qu’il existe des indices graves ou concordants rendant vraisemblables que la personne visée a pu participer à la commission d’une infraction, ce critère étant plus restrictif que ceux énoncés par l’article 5 § 1 c) de la Convention, et précise que le mandat est ensuite exécuté sous le contrôle non du procureur mais de ce magistrat. Il précise également qu’il résulte des articles 130 et 130-1 du code de procédure pénale que lorsqu’il y a lieu à transfèrement, la personne visée par le mandat doit être conduite devant le juge d’instruction dans les quatre jours, et qu’en cas de non-respect de ce délai, le juge d’instruction doit ordonner la remise en liberté de l’intéressée, à moins que ce retard soit dû à « des circonstances insurmontables ». Par ailleurs, poursuit le Gouvernement, il peut à tout moment ordonner sa mise en liberté s’il estime que les éléments qui ont justifié son arrestation ne sont plus réunis, comme cela résulte de la décision du Conseil constitutionnel no 2011-133 QPC, selon laquelle il peut à tout moment ordonner la remise en liberté de la personne arrêtée sur mandat d’arrêt, notamment au vu des déclarations qu’elle a faites devant le procureur de la République ; s’il décide de ne pas la mettre en examen, cela met fin à sa détention ; s’il décide de la mettre en examen et s’il estime qu’un placement en détention provisoire est nécessaire, il ne peut lui-même prendre cette décision (seul le juge des libertés et de la détention est compétent) ; il peut également, alternativement, mettre la personne en examen sous contrôle judiciaire.
33. Le Gouvernement considère que ce délai de trois jours, vingt-trois heures et onze minutes, était nécessaire dans les circonstances de la cause. D’abord parce qu’il fallait s’assurer de la parfaite information du juge mandant par le Procureur de la République, procéder à la levée d’écrou de l’intéressé et organiser matériellement son transfert de Strasbourg à Lyon, distantes de près de cinq cents kilomètres, ce qui impliquait la mise à disposition d’un véhicule administratif et d’une escorte policière. Ensuite parce ce que ce transfert devait se faire durant une période particulièrement froide et enneigée ; la circulation avait été fortement perturbée et de nombreux axes routiers avaient été coupés, ce qui avait conduit les autorités à interdire la circulation des poids lourds pendant plusieurs jours, à suspendre les transports scolaires et à fermer plusieurs portions d’axes routiers. Le Gouvernement produit à l’appui de cette allégation un document publié par Météo France (un établissement public administratif chargé de la prévision et de l’étude des phénomènes météorologiques), ainsi que des articles parus dans la presse les 8, 16 et 17 décembre 2010. Selon lui, la forte perturbation de la circulation conjuguée à la nécessité d’assurer la sécurité du convoi du requérant explique ce délai. Ainsi, les intempéries et la désorganisation qu’elles ont entraînée sur le territoire français au cours de la période considérée constituaient des « circonstances exceptionnelles » au sens de la décision Rigopoulos c. Espagne (no 37388/97, CEDH 1999-II) et de l’arrêt Medvedyev et autres précité.
2. Le requérant
34. Le requérant réplique que l’article 5 § 3 a été violé pour deux raisons : premièrement, parce que, s’il a été présenté quatre jours moins quarante-neuf minutes après sa remise aux autorités françaises à un juge d’instruction, celui-ci n’était pas « un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires » au sens de cette disposition ; deuxièmement, parce qu’un tel délai est excessif.
35. Sur le premier point, le requérant souligne tout d’abord que le juge d’instruction auquel il a été présenté n’était pas « objectivement impartial » puisqu’il s’agissait du même juge que celui qui avait décerné le mandat d’arrêt sur le fondement duquel il avait été privé de liberté, et qui avait donc déjà émis une opinion sur les charges pesant contre lui : il était « objectivement partisan » de sa mise en examen et de son placement en détention provisoire. Il souligne que s’il avait estimé que les charges étaient insuffisantes ou s’il avait considéré que la mise en examen s’imposait sans pour autant nécessiter un placement en détention provisoire, le juge d’instruction aurait pu ordonner sa mise en liberté avant la première comparution ; la circonstance qu’il ne l’a pas fait démontrerait qu’il préjugeait de la nécessité de la mise en examen et du placement en détention provisoire. Le requérant observe par ailleurs que les conditions permettant de décerner un mandat d’arrêt (l’existence d’« indices graves ou concordants ») sont identiques à celles permettant la mise en examen, si bien qu’en pratique, les personnes arrêtés sous mandat d’arrêt sont systématiquement mises en examen ; à défaut, le juge d’instruction se déjugerait. Le requérant souligne ensuite que le juge d’instruction n’avait le pouvoir de contrôler la régularité ni du mandat d’arrêt ni de l’arrestation. Dans son cas, le procureur de la République ayant annoncé qu’il saisirait directement le juge des libertés et de la détention en vue d’un placement en détention provisoire si le juge d’instruction ne le faisait pas, ce dernier n’aurait pu ordonner l’élargissement qu’en décidant de ne pas le mettre en examen. Par ailleurs, le juge ayant préalablement manifesté la conviction qu’il était nécessaire de recourir à la force publique pour le faire comparaître, il eut été invraisemblable qu’il décidât de lui faire recouvrer la liberté.
36. Sur le second point, le requérant souligne qu’un délai inférieur à quatre jours peut être excessif au regard des exigences de l’article 5 § 3, même dans le contexte d’une enquête portant sur des actes de terrorisme. Il renvoie aux arrêts Kandjov c. Bulgarie (no 68294/01, 6 novembre 2008 ; trois jours et vingt-trois heures), İpek et autres c. Turquie (nos 17019/02 et 30070/02, 3 février 2009 ; trois jours et neuf heures) et Gutsanovi c. Bulgarie (no 34529/10, CEDH 2013 (extraits) ; trois jours, cinq heures et trente minutes). D’après lui, le délai de quatre jours moins quarante-neuf minutes dont il est question dans son cas est excessif au regard des éléments suivants : ce délai est sensiblement plus long que celui jugé abusif dans les affaires İpek et Gutsanovi ; les faits qui lui étaient reprochés ne mettaient pas la vie en péril ; aucune investigation n’a été menée durant ce délai ; n’ayant pas accès au dossier, n’étant pas assisté d’un avocat et ne parlant ni ne comprenant le français, il se trouvait dans une position de fragilité ; le dossier de l’instruction et le Gouvernement sont muets sur les diligences qui auraient été accomplies par les autorités françaises afin d’assurer son prompt acheminement ; les autorités auraient pu et dû être d’autant plus rapides qu’elles savaient plus de trois mois avant son transfert en France qu’il avait été arrêté en Allemagne, qu’elles connaissaient le lieu du transfert trois jours avant et qu’il n’a rien fait pour retarder sa comparution. S’agissant des conditions météorologiques constitutives selon le Gouvernement de « circonstances insurmontables », le requérant rappelle que seules des « circonstances tout à fait exceptionnelles » sont de nature à rendre compatible avec l’article 5 § 3 un délai qui aurait normalement été excessif. Il note qu’il est très habituel que le froid et la neige perturbent la circulation automobile à Strasbourg au mois de décembre et, renvoyant à l’arrêt Koster c. Pays-Bas (28 novembre 1991, § 25, série A no 221), il rappelle que des circonstances prévisibles ne peuvent justifier un retard dans la présentation de la personne arrêtée à une autorité répondant aux exigences de cette disposition. Il estime en outre qu’en présence d’une circulation automobile non pas impossible mais ralentie, la priorité de passage dont bénéficient les véhicules transportant des détenus aurait permis d’assurer son prompt acheminement, qu’il aurait au demeurant été envisageable d’user du train ou de l’avion, et qu’aucune mesure particulière de sécurité n’était nécessaire dans son cas.
B. Appréciation de la Cour
1. Sur la recevabilité
37. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
a) Principes généraux
38. L’article 5 § 3 de la Convention vise à assurer que la personne arrêtée soit aussitôt « physiquement conduite » devant une autorité judiciaire, ce « contrôle judiciaire rapide et automatique » assurant aussi une protection contre les comportements arbitraires, les détentions au secret et les mauvais traitements. Il vise structurellement deux aspects distincts : les premières heures après une arrestation, moment où une personne se retrouve aux mains des autorités, et la période avant le procès éventuel devant une juridiction pénale, pendant laquelle le suspect peut être détenu ou libéré, avec ou sans condition. Pour ce qui est du premier volet, seul en cause en l’espèce, la jurisprudence de la Cour établit qu’il faut protéger par un contrôle juridictionnel la personne arrêtée ou détenue parce que soupçonnée d’avoir commis une infraction. Un tel contrôle doit fournir des garanties effectives contre le risque de mauvais traitements, qui est à son maximum durant cette phase initiale de détention, et contre un abus par des agents de la force publique ou une autre autorité, des pouvoirs qui leur sont conférés et qui doivent s’exercer à des fins étroitement limitées et en stricte conformité avec les procédures prescrites (voir, notamment, Medvedyev et autres, précité, §§ 118-120 ).
39. Le contrôle juridictionnel doit tout d’abord répondre à une exigence de « promptitude », car il a pour but de permettre de détecter tout mauvais traitement et de réduire au minimum toute atteinte injustifiée à la liberté individuelle (ibidem, § 121). Sauf « circonstances exceptionnelles » (Rigopoulos, précitée), il doit intervenir dans un délai maximum de quatre jours après l’arrestation (voir McKay C. Royaume-Uni [GC], no 543/03, § 47, ECHR 2006-X, et Năstase-Silivestru c. Roumanie, no 74785/01, § 32, 4 octobre 2007 ; voir aussi, par exemple, Ali Samatar et autres c. France, nos 17110/10 et 17301/10, § 45, 4 décembre 2014). Par ailleurs, un délai inférieur à quatre jours peut se révéler incompatible avec l’exigence de promptitude que pose l’article 5 § 3 si aucune difficulté particulière ou circonstance exceptionnelle n’empêchaient les autorités de traduire plus tôt la personne arrêtée devant le juge (voir, notamment, İpek et autres, précité, §§ 36-37, Kandjov, précité, § 66, et Gutsanovi, précité, §§ 154 et 159) ou lorsque des circonstances spécifiques justifiaient une présentation plus rapide devant un magistrat (voir, par exemple, Gutsanovi, précité, § 154, et Ali Samatar et autres, précité, même référence).
40. Ensuite, le contrôle ne peut être rendu tributaire d’une demande formée par la personne détenue : il doit être automatique (voir, notamment, Medvedyev et autres, précité, § 122).
41. Enfin, le contrôle doit être confié à un magistrat présentant les garanties requises d’indépendance à l’égard de l’exécutif et des parties, ce qui exclut notamment qu’il puisse agir par la suite contre le requérant dans la procédure pénale, à l’instar du ministère public, et ce magistrat doit avoir le pouvoir d’ordonner l’élargissement, après avoir entendu la personne et contrôlé la légalité et la justification de l’arrestation et de la détention. Il doit « entendre personnellement l’individu traduit devant lui » ; il doit examiner les circonstances qui militent pour ou contre la détention, se prononcer selon des critères juridiques sur l’existence de raisons la justifiant et, en leur absence, ordonner l’élargissement. Autrement dit, il faut que « le magistrat se penche sur le bien-fondé de la détentio ». Le contrôle automatique initial portant sur l’arrestation et la détention doit donc permettre d’examiner les questions de régularité et celle de savoir s’il existe des raisons plausibles de soupçonner que la personne arrêtée a commis une infraction, c’est-à-dire si la détention se trouve englobée par les exceptions autorisées énumérées à l’article 5 § 1 c) de la Convention ; s’il n’en est pas ainsi, ou si la détention est illégale, le magistrat doit avoir le pouvoir d’ordonner la libération (voir, notamment, Medvedyev et autres, précité, §§ 123-126). Destiné à établir si la privation de liberté de l’individu est justifiée, le contrôle requis par l’article 5 § 3 de la Convention doit être suffisamment ample pour couvrir les diverses circonstances militant pour ou contre la détention (Aquilina c. Malte [GC], no 25642/94, § 52, CEDH 1999-III).
b) Application de ces principes
42. Arrêté en Allemagne et placé en rétention à son arrivée à Strasbourg le 16 décembre 2010 à 11 heures 45, le requérant a comparu devant le juge d’instruction de Lyon le 20 décembre 2010 à 10 heures 56, soit au bout de trois jours, vingt-trois heures et onze minutes. Comme indiqué précédemment, il estime que l’article 5 § 3 a été violé pour deux raisons : premièrement, parce que, s’il a été présenté quatre jours moins quarante-neuf minutes après sa remise aux autorités françaises à un juge d’instruction, celui-ci n’aurait pas été « un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires » au sens de cette disposition ; deuxièmement, parce qu’un tel délai serait excessif.
43. S’agissant du premier point, le requérant soutient tout d’abord que le pouvoir de contrôle du juge d’instruction est insuffisant au regard des exigences de l’article 5 § 3 de la Convention puisqu’il ne peut contrôler la régularité ni du mandat d’arrêt ni de l’arrestation.
44. La Cour a toutefois déjà souligné que le juge d’instruction est un « juge ou (...) autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires », au sens de l’article 5 § 3, compétent pour examiner le « bien-fondé » de la détention (Moulin c. France, no 37104/06, § 60, 23 novembre 2010 ; voir aussi, Medvedyev et autres, précité, §§ 128 et 132, Ali Samatar et autres, précité, § 44, et Hassan et autres c. France, no 46695/10, § 88, 4 décembre 2014). Certes, s’il peut prendre un mandat d’arrêt, le juge d’instruction n’a plus par la suite de compétence directe dans ce domaine, son rôle étant dans ce contexte de décider si la personne qui lui est présentée doit, ou non, être mise en examen. Cependant, pour ce faire, il vérifie s’il y a contre elle des « indices graves ou concordants rendant vraisemblable qu’[elle ait] pu participer, comme auteur ou comme complice, à la commission des infractions dont il est saisi » (article 80-1 du code de procédure pénale). De fait, il vérifie ainsi le fondement de sa privation de liberté antérieure, un mandat d’arrêt ne pouvant être émis que sur la base de tels indices (article 122 du code de procédure pénale), et une garde à vue exigeant « une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner [que l’intéressée] a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement » (article 62-2 du code de procédure pénale). S’il constate qu’il n’y a pas d’« indices graves et concordants », il ne peut la mettre en examen et elle est libre. Il faut d’ailleurs retenir que le principe est que cette personne est libre après la première comparution et que, lorsqu’il n’y a pas mise en examen, cette liberté de principe est simplement confirmée. Il en va de même en cas de mise en examen si le juge d’instruction considère qu’un placement en détention provisoire n’est pas nécessaire. S’il considère qu’il y a lieu de placer la personne mise en examen en détention provisoire, il ne peut prendre la décision lui-même : il doit à cette fin saisir le juge des libertés et de la détention.
45. La Cour retient en conséquence que, lors de la première comparution, le juge d’instruction se prononce sur l’existence de « raisons plausibles de soupçonner que la personne arrêtée a commis une infraction » au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention ; s’il juge que cette condition n’est pas remplie, il ne la met pas en examen et elle est libre. C’est là une part importante du contrôle requis par l’article 5 § 3 de la Convention. Il faut par ailleurs relever que cette comparution devant un juge d’instruction, magistrat indépendant, constitue une protection des individus non seulement contre les privations de liberté arbitraires ou injustifiée, mais aussi contre les risques de mauvais traitements et autres abus de pouvoir (paragraphe 38 ci-dessus).
46. Le requérant soutient ensuite que le juge d’instruction auquel il a été présenté le 20 décembre 2010 n’était pas « objectivement impartial » puisqu’il s’agissait du même juge que celui qui avait décerné le mandat d’arrêt sur le fondement duquel il avait été privé de liberté, c’est-à-dire d’un juge qui avait déjà émis une opinion sur les charges pesant contre lui.
47. La Cour constate cependant que cette allégation est démentie par les éléments du dossier. Il ressort en effet de ceux-ci que le magistrat qui a entendu le requérant en première comparution le 20 décembre 2010 n’est pas celui qui a décerné le mandat d’arrêt (paragraphe 7 ci-dessus).
48. Au surplus, la Cour relève que le fait qu’une privation de liberté trouve ainsi son fondement dans une décision d’une autorité judiciaire est avant tout une garantie pour la personne concernée. Cela implique en effet un contrôle juridictionnel ab initio de l’existence de soupçons susceptibles de fonder régulièrement son arrestation conformément à l’article 5 § 1 c) puisque, comme indiqué précédemment, un mandat d’arrêt ne peut être délivré que contre une personne à l’égard de laquelle il existe des indices graves ou concordants rendant vraisemblable qu’elle ait pu participer, comme auteur ou complice, à la commission d’une infraction. Certes, lorsque le même juge décide ensuite, à l’issue de la première comparution de cette personne, s’il y a lieu de la mettre en examen - à défaut de quoi elle est mise en liberté -, il vérifie à nouveau s’il existe de tels indices contre elle ; il ne statue donc pas sur ce point l’esprit exempt de toute opinion. Cependant, cette seconde décision est prise après avoir entendu l’intéressé, qui est ainsi mis en mesure de lui soumettre des éléments ou des appréciations de nature à modifier son jugement.
49. La Cour conclut en conséquence que, le 20 décembre 2010 à 10 heures 56, le requérant a été traduit devant « un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires », au sens de l’article 5 § 3 de la Convention.
50. Il reste à décider s’il peut être considéré que le requérant a été « aussitôt » traduit devant un tel magistrat alors que cette comparution a eu lieu trois jours, vingt-trois heures et onze minutes après qu’il eut été remis aux autorités françaises.
51. La Cour constate tout d’abord que ce délai est régulier au regard du droit interne (paragraphe 27 ci-dessus) et est inférieur au maximum de principe de quatre jours qui ressort de sa jurisprudence (paragraphe 39 ci-dessus).
52. Elle estime ensuite que les circonstances de l’espèce justifient suffisamment que le requérant n’ait pas été présenté plus rapidement au juge d’instruction (paragraphe 39 ci-dessus). Elle relève à cet égard que la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Lyon a jugé que ce délai de trois jours, vingt-trois heures et onze minutes n’était pas excessif au regard du temps nécessaire pour procéder à la levée de l’écrou de l’intéressé et organiser matériellement un transfert entre deux villes distantes de près de 500 kms, impliquant la mise à disposition d’un véhicule administratif et d’une escorte policière et ce, en pleine période hivernale (paragraphe 10 ci-dessus). Elle ne doute pas que l’explication de ce délai se trouve pour l’essentiel dans le fait que le requérant n’avait pas été arrêté en France mais en Allemagne, et dans la circonstance que cela avait rendu nécessaire un transit par Strasbourg. En outre, comme le montrent les documents produits par le Gouvernement (paragraphe 33 ci-dessus), le trafic routier avait été perturbé en décembre 2010 dans l’Est de la France par des conditions météorologiques particulièrement mauvaises, ce que confirme le site public d’information « La Chaîne Météo », qui rapporte que ce mois de décembre avait été le plus froid depuis l’année 1969, que des hauteurs de neige exceptionnelles en plaine avaient été constatées et que la température de moins vingt degrés Celsius avait été enregistrée en Alsace. La Cour ne voit donc pas de raison de mettre en cause l’appréciation de la chambre de l’instruction.
53. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
54. Le requérant dénonce une discrimination résultant du fait que, poursuivi pour un crime relevant de la criminalité organisée, il n’a pas bénéficié de la garantie prévue par l’article 116-1 du code de procédure pénale, consistant en un enregistrement audiovisuel des interrogatoires des personnes mises en examen réalisés dans le cabinet du juge d’instruction, le septième alinéa de cette disposition excluant cette garantie lorsque l’information concerne ce type de crimes ou les crimes d’atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation et de terrorisme. Il invoque, combiné avec l’article 6 § 1 de la Convention, l’article 14 de la Convention. Ces dispositions sont ainsi libellées (respectivement) :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
A. Thèses des parties
1. Le Gouvernement
55. Selon le Gouvernement, le requérant ne peut pas se prévaloir de l’article 14 de la Convention dès lors qu’ayant trait exclusivement aux caractéristiques de faits qui sont l’objet d’une enquête ou d’une information judiciaire, la nature de l’infraction dont un individu est « accusé », au sens de l’article 6 § 1, ne constitue ni une caractéristique de la personne ni un élément de son statut. Il rappelle que dans les affaires Gerger c. Turquie [GC] (no 24919/94, § 69, 8 juillet 1999), Akbaba c. Turquie (no 52656/99, § 28, 17 janvier 2006), et Tanrıkulu et Deniz c. Turquie (no 60011/00, § 37, 18 avril 2006), la Cour a conclu qu’il n’y avait pas de discrimination contraire à la Convention lorsqu’une distinction ne s’applique pas à différents groupes de personnes mais à différents types d’infractions, selon la gravité que leur reconnait le législateur.
56. Le Gouvernement estime par ailleurs que la différence de nature entre des infractions doit être regardée comme entrainant de facto une différence de situation entre les personnes accusées de les avoir commises : une personne accusée d’une infraction de droit commun ne saurait être regardée comme étant dans une situation analogue ou comparable à celle d’une personne accusée d’une infraction grave ou particulièrement complexe, telles que celle prévues par l’article 706-73 du code de procédure pénale (relatives à la criminalité organisée, à l’atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation et au terrorisme). Il n’y aurait donc pas de différence de traitement de situations analogues.
57. Enfin, le Gouvernement rappelle que, pour qu’il y ait méconnaissance de l’article 14, il faut encore que le requérant ait été victime d’une discrimination dans la jouissance d’un droit prévu par la Convention. Or tel ne serait pas le cas en l’espèce s’agissant du droit prévu par l’article 6 § 1. Certes, indique-t-il en renvoyant à l’exposé des motifs du projet de loi tendant à renforcer l’équilibre de la procédure pénale (paragraphe 25 ci-dessus), en permettant la vérification des propos retranscrits dans les procès-verbaux d’audition ou d’interrogatoire, l’enregistrement contribue à garantir le droit de l’« accusé » à un procès équitable. D’après lui cependant, comme l’a souligné le juge interne en l’espèce, l’absence d’enregistrement ne contrevient pas à ce droit lorsque l’avocat de l’intéressé est présent lors de l’interrogatoire et est en mesure de veiller à la bonne retranscription de ses propos, de formuler toute observation et de faire noter toute difficulté. Or, souligne le Gouvernement, d’une part, le requérant n’a pas contesté l’exactitude des procès-verbaux dressés à l’issue de ses interrogatoires par le juge d’instruction ; d’autre part, il était assisté par un avocat lors de ces interrogatoires, si bien qu’il a bénéficié de la même garantie que celle posée par l’article 116-1 du code de procédure pénale.
58. Le Gouvernement indique en outre que les crimes commis en bande organisée ont initialement été exclus de l’obligation d’enregistrement « du fait de leur gravité, de la complexité et plus largement de la nature de ces crimes ». Il précise que le législateur a ainsi entendu concilier la règle de l’enregistrement avec les spécificités des enquêtes et instructions menées en matière de criminalité organisée ou d’atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation.
2. Le requérant
59. Renvoyant à l’arrêt Clift c. Royaume-Uni (no 7205/07, §§ 58-59, 13 juillet 2010), le requérant rappelle que, si seules les différences fondées sur une caractéristique personnelle identifiable par laquelle des personnes ou groupes de personnes se distinguent les uns des autres peuvent s’analyser en une discrimination prohibée par l’article 14, une caractéristique peut être personnelle même si elle n’est ni innée ni inhérente à la personne concernée. Il ajoute que la Cour a jugé dans cette affaire (arrêt, §§ 61-63) et dans les affaires Engel et autres c. Pays-Bas (8 juin 1976, § 72, série A no 22) et Schelley c. Royame-Uni (déc.) (no 23800/06, 4 janvier 2008), qu’il en va ainsi de la qualité de condamné purgeant une peine à temps de quinze ans ou plus par opposition à celle de condamné purgeant une peine perpétuelle, du grade et du statut de détenu. Il estime que tel est également le cas de la nature de l’infraction dont une personne est accusée.
60. Selon le requérant, la différence de traitement ainsi opérée en sa cause ne reposerait sur aucune justification pertinente. Elle ne saurait être justifiée par le fait qu’il était soupçonné de crimes commis en bande organisée dès lors que certains crimes de ce type échappent à la dérogation critiquée (le requérant évoque l’empoisonnement en bande organisée et les violences avec armes sur un fonctionnaire de police commises en bande organisée, incriminés par les articles 221-5 et 222-14-1 du code pénal). Quant à la raison tirée de la gravité des faits, elle serait doublement inadéquate : premièrement, parce que, comme l’a jugé la Cour dans l’arrêt Gäfgen c. Allemagne [GC] (no 22978/05, § 177, CEDH 2010) notamment, c’est face aux peines les plus lourdes que le droit à un procès équitable doit être assuré au plus haut degré possible par les sociétés démocratiques ; deuxièmement, parce que certains crimes tout aussi graves que celui dont il était soupçonné (car passibles de la même peine) ne sont pas visés par la dérogation. Il en irait de même du motif tiré de la nature des intérêts lésés dès lors qu’un crime donné commis en bande organisée porte atteinte aux mêmes intérêts que s’il avait été commis selon un autre mode.
B. Appréciation de la Cour
61. La Cour relève qu’à l’époque des faits de la cause, en vertu de son septième alinéa, l’article 116-1 du code de procédure pénale n’était pas applicable lorsque l’information concernait les crimes mentionnés à l’article 706-73 du même code (relatifs à la criminalité organisée) ainsi que les crimes d’atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation et les crimes de terrorisme, sauf si le juge d’instruction décidait de procéder à l’enregistrement. En l’espèce, à défaut d’une telle décision du juge d’instruction, le requérant ayant été mis en examen pour des crimes mentionnés à l’article 706-73 du code de procédure pénale, ses interrogatoires par le juge d’instruction n’ont pas été enregistrés alors que les personnes mises en examen pour les autres crimes (sauf les crimes d’atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation et les crimes de terrorisme) bénéficiaient automatiquement de cette mesure.
62. La thèse du requérant revient ainsi à retenir qu’il a de ce fait subi une discrimination dans la jouissance de son droit à un procès équitable.
63. La Cour observe toutefois que rien ne permet d’établir que l’absence d’enregistrement des interrogatoires du requérant ait eu, dans les circonstances de l’espèce, des conséquences significatives sur l’exercice de ses droits dans le cadre de la procédure pénale dont il a été l’objet, ni même, plus largement, sur sa situation personnelle (Boelens et autres c. Belgique (déc.), no 20007/09, § 31, 11 septembre 2012).
64. La Cour en déduit qu’en tout état de cause, la discrimination dans la jouissance du droit à un procès équitable que dénonce le requérant n’a causé à ce dernier « aucun préjudice important », au sens de l’article 35 § 3 b) de la Convention. Il convient donc de déclarer cette partie de la requête irrecevable sauf si, comme le précise cet article, « le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles exige un examen de la requête au fond et à condition de ne rejeter pour ce motif aucune affaire qui n’a pas été dûment examinée par un tribunal interne ».
65. À cet égard, la Cour déduit du fait que le septième alinéa de l’article 116-1 du code de procédure pénale a été abrogé (paragraphe 26 ci-dessus) que le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles n’exige pas un examen de cette partie de la requête au fond ; elle rappelle qu’une telle conclusion peut être tirée de la seule circonstance que la question dont elle est saisie a été réglée au plan interne, de sorte que l’affaire ne présente plus qu’un intérêt historique sur ce point (voir Boelens et autres, décision précitée, §§ 34-35, et Uhl c. République tchèque (déc.), no 1848/12, §§ 25-27, 25 septembre 2012). Par ailleurs, elle considère qu’il ressort de la décision du Conseil constitutionnel no 2012-228/229 QPC, du 6 avril 2012, et de l’arrêt de la Cour de cassation du 10 mai 2012, que le grief tiré de l’article 14 combiné avec l’article 6 § 1 a été dûment examiné par un tribunal interne.
66. Partant, il convient de déclarer irrecevable et de rejeter cette partie de la requête en application de l’article 35 §§ 3 b) et 4 de la Convention.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC LES ARTICLES 14 ET 6 § 1 DE LA CONVENTION
67. Le requérant se plaint d’une violation du droit à un recours effectif. Il indique que, s’il a pu exercer un recours contre la violation de son droit à la non-discrimination, ce recours s’est révélé ineffectif puisqu’il n’a pas bénéficié de l’inconstitutionnalité constatée par le Conseil constitutionnel à la suite de sa question prioritaire de constitutionnalité et que la Cour de cassation ne s’est pas prononcée sur son grief tiré de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 6 § 1. Il invoque l’article 13 de la Convention, aux termes duquel :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
A. Thèses des parties
68. Selon le Gouvernement, le fait que le requérant n’a pas bénéficié de la déclaration d’inconstitutionnalité de l’alinéa 7 de l’article 116-1 du code de procédure pénale prononcée le 6 avril 2012 par le conseil constitutionnel ne caractérise pas une violation du droit à un recours effectif. Il rappelle qu’il n’entre pas dans la compétence du Conseil constitutionnel de statuer sur un grief tiré de la violation d’un droit protégé par la Convention, de sorte que ses décisions n’ont pas pour objet d’assurer le contrôle exigé par la Convention. En conséquence, l’inapplicabilité de la décision du 6 avril 2012 à la situation du requérant n’aurait pas porté atteinte à la possibilité pour ce dernier de se prévaloir d’une méconnaissance des dispositions de la Convention devant une instance nationale. Il observe que le requérant a d’ailleurs soulevé son grief tiré des articles 14 et 6 § 1 combinés devant la Cour de cassation, qui l’a écarté après l’avoir dûment examiné : loin d’ignorer la décision d’inconstitutionnalité du 10 avril 2012, elle l’a visée avant de se prononcer sur la conventionalité des dispositions attaquées ; elle a cependant opéré une distinction entre le contrôle au regard de la Constitution et le contrôle au regard de la Convention en jugeant qu’il n’y avait pas eu, en l’espèce, de violation des articles 14 et 6 § 1 combinés. Il estime que le grief que le requérant tirait de ces dispositions a fait l’objet d’un examen minutieux par la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Lyon et par la Cour de cassation.
69. Le requérant souligne qu’en exigeant un recours effectif, la Convention requiert notamment que l’instance nationale compétente ait le pouvoir de fournir un « redressement approprié ». Il souligne aussi que de nombreuses normes prévues par la Convention sont également protégées par la Constitution, et qu’il en va ainsi du droit à la non-discrimination, identique au principe constitutionnel d’égalité. Selon lui, si l’on retient que le recours exercé devant le Conseil constitutionnel avait pour objet d’assurer en substance le contrôle exigé par la Convention, il faut inévitablement conclure que ce recours s’est révélé ineffectif en sa cause puisqu’il lui a été dénié le droit de bénéficier de l’inconstitutionnalité constatée ; si l’on retient, à l’instar du Gouvernement, que ce recours n’avait pas un tel objet, il faut relever que la Cour de cassation n’a pas davantage exercé le contrôle voulu puisqu’elle a éludé le grief tiré des articles 14 et 6 § 1, se bornant à affirmer que l’absence d’enregistrement ne violait pas l’article 6 § 1, sans examiner s’il violait cette disposition combinée avec l’article 14.
B. Appréciation de la Cour
70. La Cour rappelle que l’article 13 s’applique uniquement lorsqu’un individu formule un « grief défendable » de violation d’un droit protégé par la Convention (voir, par exemple, Valette et Doherier c. France (déc.), no 6054/10, § 23, 29 novembre 2011).
71. En l’espèce, le grief tiré de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 6 § 1 de la Convention a été jugé irrecevable au motif que le requérant n’avait subi aucun préjudice important au sens de l’article 35 § 3 b) (paragraphe 66 ci-dessus). Or, même s’il peut sembler ne pas être manifestement mal fondé - comme en l’espèce, eu égard à la décision no 2012-228/229 du Conseil constitutionnel, du 6 avril 2012 (paragraphe 17 ci-dessous) -, un grief qui a été déclaré irrecevable pour un tel motif n’est pas « défendable », au sens de la jurisprudence relative à l’article 13 (voir Kudlička c. République tchèque (déc.), no 21588/12, 3 mars 2015).
72. Il s’ensuit que l’article 13 ne s’applique pas, et que cette partie de la requête est manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et doit être rejetée en application de l’article 35 § 4.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Décide, à l’unanimité, de joindre les requêtes nos 70474/11 et 68038/12 ;
2. Déclare, à l’unanimité, les requêtes recevables quant au grief tiré de l’article 5 § 3 de la Convention ;
3. Déclare, à la majorité, les requêtes irrecevables pour le surplus ;
4. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 novembre 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Milan Blaško Angelika Nußberger
Greffier adjoint Présidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
- opinion concordante des juges
Yudkivska et Ranzoni ;
- opinion partiellement dissidente du juge Mits.
A.N.
M.B.
OPINION CONCORDANTE DES JUGES YUDKIVSKA ET RANZONI
Nous sommes d’accord avec la majorité que la requête, en ce qui concerne les griefs tirés de l’article 14 combiné avec l’article 6 § 1 de la Convention, doit être déclarée irrecevable. Toutefois, nous ne pouvons pas souscrire au constat d’irrecevabilité de cette partie de la requête fondé sur l’absence de « préjudice important » au sens de l’article 35 § 3 b). Ce critère de recevabilité permet de déclarer des requêtes irrecevables en raison de leur caractère insignifiant « alors qu’elles auraient pu donner lieu à un arrêt auparavant » (voir le paragraphe 79 du Rapport explicatif du Protocole no 14 à la Convention).
Nous estimons que la présente affaire ne relève pas de ce cas de figure, parce que le problème qu’elle soulève sort du champ d’application de la Convention.
Le requérant soutient que l’absence d’enregistrement audiovisuel des interrogatoires menés par le juge d’instruction - et ce uniquement par rapport aux personnes soupçonnées d’avoir commis un crime relevant de la criminalité organisée - se traduit en une mesure discriminatoire et constitue une violation de l’article 14 lu en combinaison avec l’article 6 § 1 de la Convention. Comme l’a dit la majorité, « rien ne permet d’établir que l’absence d’enregistrement des interrogatoires du requérant ait eu, dans les circonstances de l’espèce, des conséquences significatives sur l’exercice de ses droits dans le cadre de la procédure pénale dont il a été l’objet, ni même, plus largement, sur sa situation personnelle » (§ 63 du présent arrêt). En fait, le requérant ne se plaint pas d’une atteinte à la substance même de son droit à un procès équitable - ses interrogatoires ont apparemment été dûment transcrits dans les procès-verbaux.
L’article 6 de la Convention consacre l’état de droit dans une société démocratique. Le principe essentiel est le droit de chacun « à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi ». Les alinéas 2 et 3 de cet article énoncent les garanties procédurales dont bénéficie toute personne accusée d’une infraction pénale. Ainsi, l’article 6 garantit une équité élémentaire en la matière. Cette équité, en outre, doit être « concrète et effective, et non pas théorique et illusoire ». De même, tout grief sur ce terrain doit être tiré d’une violation concrète des droits garantis par cette disposition, et non de leur violation théorique.
En l’espèce, le requérant se plaint que son interrogatoire et ses confrontations avec un autre accusé n’aient pas été enregistrés, bien que ses interrogatoires aient été transcrits dans les procès-verbaux.
La Cour a déjà eu l’occasion de constater ceci : « l’enregistrement des interrogatoires fournit une garantie contre les fautes policières (...). Elle n’est toutefois pas convaincue qu’il s’agisse de conditions préalables indispensables à l’équité au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Pour chacune des requêtes soumises à la Cour, la question essentielle reste celle de savoir si, eu égard aux circonstances de chaque cause, le requérant a bénéficié d’un procès équitable. » (Brennan c. Royaume-Uni, no 39846/98, § 53, CEDH 2001-X).
Dans cette affaire, la Cour a refusé de reconnaître les enregistrements audiovisuels des interrogatoires comme étant des garanties procédurales fondamentales, même lorsque les interrogatoires sont conduits par la police. Dans le cas présent, il s’agit d’un interrogatoire mené par un juge d’instruction, devant lequel les risques d’abus sont moindres.
Bien que la Cour ait admis que « la diffusion à l’audience d’un enregistrement vidéo d’interrogatoire au stade de l’enquête du témoin absent (...) constitue une garantie supplémentaire de nature à permettre au tribunal, au ministère public et à la défense d’observer le comportement du témoin pendant l’interrogatoire et de se former leur propre opinion quant à sa fiabilité » (Schatschaschwili c. Allemagne [GC], no 9154/10, § 127, CEDH 2015), elle n’a jamais consacré l’enregistrement comme étant une garantie procédurale distincte.
L’article 6 § 1 de la Convention n’oblige pas les États parties à opter pour l’enregistrement des interrogatoires des personnes inculpées pénalement. En tant que tel, l’enregistrement peut être considéré comme une alternative au procès-verbal, une possibilité technique additionnelle rendue possible par le progrès technique, et grâce à laquelle des informations peuvent facilement être enregistrées au cours des interrogatoires.
Nous ne contestons pas que le recours à l’enregistrement audiovisuel d’interrogatoires facilite le travail des parties en rendant possible la vérification des propos retranscrits dans les procès-verbaux, mais en aucun cas cela ne signifie qu’il représente le seul moyen de fixation des preuves au cours d’un interrogatoire.
Les garanties du procès équitable sur le plan de l’égalité des armes ont été respectées en l’espèce puisque les interrogatoires du requérant ont été retranscrits dans les procès-verbaux et qu’il pouvait les vérifier lui-même et avec l’aide de son avocat, et les modifier le cas échéant (§ 57 du présent arrêt).
Toutefois, ces interrogatoires n’ont pas été enregistrés, en application de l’exception prévue par le septième alinéa de l’article 116-1 du code de procédure pénale, applicable à l’époque des faits. Ils avaient été menés au cours de l’année 2010. En 2012, le Conseil constitutionnel a déclaré les articles 64-1 et 116-1 du code de procédure pénale contraires à la Constitution, mais la portée de son raisonnement reste limitée. En effet ces dispositions litigieuses permettaient de ne pas enregistrer les interrogatoires dans plusieurs cas (par exemple en raison du « nombre de personnes (...) [d]evant être simultanément interrogées », ou « en cas d’impossibilité technique mentionnée dans le procès-verbal » etc.), et pas seulement dans le cas dont nous avons à traiter dans le cadre de cette requête. Le Conseil constitutionnel a invalidé les normes permettant ces exceptions en disant ceci : « la différence de traitement (...) entraîne une discrimination injustifiée ; (...) ces dispositions méconnaissent le principe d’égalité et doivent être déclarées contraires à la Constitution » (voir la décision du Conseil constitutionnel no 2012-228/229 QPC du 6 avril 2012, § 9).
Le principe d’égalité énoncé dans la Constitution française se rapproche du principe de non-discrimination consacré à l’article 1 du Protocole no 12 à la Convention. En effet, si le cas présent devait être considéré sous l’angle de cet article, nous serions d’accord avec la majorité. Toutefois la France n’a ni signé ni ratifié le Protocole no 12. L’article 14 de la Convention, quant à lui, « n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent » (voir, entre autres, E.B. c. France [GC], no 43546/02, § 47, 22 janvier 2008 ; Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, § 107, CEDH 2014).
Pour notre part, nous estimons que la méthode d’enregistrement d’interrogatoire ne concerne pas « la jouissance des droits et libertés » garantis par la Convention. Par conséquent, l’article 14 est inapplicable lui aussi. Il est vrai que l’article 14 peut entrer en jeu même en absence de violation d’une disposition matérielle de la Convention (X c. Turquie, no 24626/09, § 55, 9 octobre 2012 ; Taddeucci et McCall c. Italie, no 51362/09, § 45, 30 juin 2016). Toutefois nous sommes d’avis qu’une extension de son champ d’application sans lien suffisant avec une disposition matérielle de la Convention le rendrait vague et impossible à distinguer de l’article 1 du Protocole no 12.
En conclusion, nous estimons que la requête est irrecevable ratione materiae et nous regrettons que le constat majoritaire d’absence de préjudice important puisse donner l’impression que des moyens techniques qui facilitent la jouissance de droits déjà pleinement protégés puissent être élevés au rang de garanties fondamentales.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DU JUGE MITS
(Traduction)
1. Je suis d’accord que, en l’espèce, il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 3 et que le grief relatif à l’article 14 combiné avec l’article 6 § 1 est irrecevable. Je me dissocie de la majorité en ce que j’estime recevable le grief soulevé sur le terrain de l’article 13 en combinaison avec les articles 14 et 6 § 1, bien que je conclue à l’absence de violation de ces articles. Le point essentiel de l’affaire est l’application du critère du préjudice important, qui soulève deux questions : un grief tiré de la discrimination ainsi alléguée peut-il être considéré comme n’appelant aucun examen au fond et, dans l’affirmative, faut-il en conclure automatiquement à l’inapplicabilité aussi du grief relatif à l’absence de recours internes ?
A. La discrimination alléguée en tant que préjudice important
2. Si le droit interne à l’époque des faits excluait clairement les infractions en cause de l’obligation faire un enregistrement vidéo des interrogatoires, il n’y a eu aucune répercussion sur les droits procéduraux du requérant ou sur sa situation personnelle. Les juridictions internes (la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel) se sont dûment penchées sur ce cas. À l’issue de leur examen, les dispositions législatives litigieuses ont été déclarées inconstitutionnelles mais il a été conclu, concernant la situation particulière du requérant, qu’il aurait pu s’appuyer sur toutes les autres garanties procédurales permettant d’assurer le respect de ses droits en rapport avec les interrogatoires (§§ 17-18 de l’arrêt).
3. Il reste à examiner si le respect des droits de l’homme exigeait un examen au fond d’un grief tiré, sur le terrain de l’article 14 en combinaison avec l’article 6 de la Convention, d’une éventuelle discrimination, et en particulier si l’autorité judiciaire nationale suprême a reconnu le caractère discriminatoire des dispositions internes litigieuses. Cependant, pareille conclusion ne s’impose pas dans la situation du requérant.
4. D’un côté, cette affaire ne soulève aucune question sérieuse, qu’elle concerne l’interprétation ou l’application de la Convention, ou le droit interne. D’un autre côté, a priori, le grief pourrait dépasser le « niveau minimal de gravité » justifiant son examen (voir, par exemple, Van der Putten c. Pays-Bas (déc.), no 15909/13, § 28, 27 août 2013). Le premier point, toutefois, doit être examiné non pas dans l’abstrait mais seulement au vu des circonstances de l’espèce. Puisqu’il n’y a eu aucune conséquence négative pour le requérant et que la question a été réglée par les autorités internes, il n’y a aucune raison impérieuse que le système de la Convention demeure saisi d’un tel grief, et ce d’autant plus que la raison d’être de ce critère d’irrecevabilité est de permettre la Cour, compte tenu de sa charge de travail, de consacrer davantage de temps aux affaires méritant un examen au fond ainsi que d’offrir une certaine souplesse s’ajoutant à celle autorisée par les critères de recevabilité existants (§§ 77-78 du rapport explicatif du Protocole no 14). Dès lors, le présent grief n’appelle aucun examen au fond.
B. Le grief défendable dans le contexte de l’effectivité des voies de recours
5. Appliquant la jurisprudence, la majorité a conclu que, ayant été déclaré irrecevable faute de préjudice important, le grief soulevé sur le terrain de l’article 14 en combinaison avec l’article 6 § 1 n’était pas « défendable » au regard de l’article 13. Un tel raisonnement est conforme aux principes d’opportunité procédurale et se justifie par de bonnes raisons.
6. Néanmoins, il est difficile à mes yeux de déclarer automatiquement irrecevable un grief relatif à l’article 13, et ce pour trois raisons. Premièrement, de par sa nature, le grief qui a été déclaré irrecevable en application de l’article 35 § 3 b) au motif que le requérant n’avait pas subi de préjudice important aurait pu, dans le cas contraire, donner lieu à un arrêt au fond ou faire apparaître une « violation d’un droit (...) réelle d’un point de vue purement juridique » (Korolev c. Russie (déc.), no 25551/05, Recueil des arrêts et décisions 2010). Autrement dit, l’article 35 § 3 b) s’applique aussi aux « griefs défendables ». Deuxièmement, la garantie d’un recours effectif offerte par l’article 13 va au-delà du cas d’espèce. Cet article revêt une importance essentielle pour le système de la Convention, fondé sur le principe que toute violation alléguée doit être examinée et réparée à l’échelon interne (principe de subsidiarité). Troisièmement, selon la disponibilité des voies de recours dans l’ordre juridique interne en question, le grief peut atteindre le niveau minimal de gravité appelant son examen par la Cour. Par conséquent, un grief d’indisponibilité de recours internes doit être traité séparément, indépendamment de l’application de l’article 35 § 3 b) eu égard à un autre article. Ces considérations auront d’autant plus de poids lorsque la clause de sauvegarde concernant les affaires « dûment examinée[s] par un tribunal interne » sera écartée, comme l’envisage le Protocole no 15.
7. Le grief de fond en l’espèce relatif à l’article 14 en combinaison avec l’article 6 § 1 était « défendable » au regard de l’article 13 et celui-ci était dès lors applicable. Le requérant a eu accès à un tribunal et son grief relatif à cet élément particulier du procès équitable sur le terrain de la Convention a été dûment examiné par la Cour de cassation. L’effectivité d’un « recours » au sens de l’article 13 ne dépend pas d’une issue favorable pour le requérant (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 157, CEDH 2000-XI). Il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 13 en combinaison avec les articles 14 et 6 § 1.