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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> OKAN GUVEN AND OTHERS v. TURKEY - 13476/05 (Judgment : Violation of Right to a fair trial - Civil proceedings - Fair hearing) French Text [2017] ECHR 1004 (14 November 2017)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2017/1004.html
Cite as: CE:ECHR:2017:1114JUD001347605, [2017] ECHR 1004, ECLI:CE:ECHR:2017:1114JUD001347605

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE OKAN GÜVEN ET AUTRES c. TURQUIE

     

    (Requête no 13476/05)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

     

     

     

    STRASBOURG

     

    14 novembre 2017

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Okan Güven et autres c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Julia Laffranque, présidente,
              Işıl Karakaş,
              Nebojša Vučinić,
              Paul Lemmens,
              Jon Fridrik Kjølbro,
              Stéphanie Mourou-Vikström,
              Georges Ravarani, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 octobre 2017,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 13476/05) dirigée contre la République de Turquie et dont cinq ressortissants de cet État, Mmes Emine Çavuşoğlu et Fatma Burakreis et MM. Okan Güven, Orhun Güven et Mehmet Güven (« les requérants »), ont saisi la Cour le 14 mars 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Les requérants ont été représentés par Mes H.K. Elban et S.Y. Elban, avocats à Antalya. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

    3.  Les requérants alléguaient essentiellement qu’il avait été porté atteinte à leur droit au respect de leurs biens et que leur cause n’avait pas été entendue équitablement et dans un délai raisonnable.

    4.  Le 4 septembre 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  Les requérants sont nés respectivement en 1938, en 1943, en 1946, en 1937 et en 1941. Les trois premiers requérants résident à Istanbul et les deux derniers à Ünye.

    A.  Les travaux de cadastre relatifs au terrain litigieux

    6.  L’affaire porte sur un terrain (« le terrain litigieux ») qui se situe dans le village de Gölevi, près de Ünye, au bord de la Mer noire, et qui est adjacent à deux parcelles sur lesquelles les requérants détiennent un titre de propriété, les parcelles nos 479 et 658. D’après les requérants, ce terrain est entouré par les deux parcelles susmentionnées au sud, par un banc de sable de la Mer noire au nord, par la parcelle no 477 à l’ouest et par la parcelle no 659 à l’est.

    7.  Les requérants allèguent que ledit terrain aurait dû faire partie des parcelles nos 479 et 658, mais que, à la suite d’une erreur, il n’avait pas été indiqué sur les croquis établis lors des travaux de cadastre effectués en 1952, en particulier sur le plan no 48.

    8.  Par la pétition no 7/94 du 26 janvier 1990, la mairie d’Ünye introduisit auprès de la direction des registres fonciers et du cadastre d’Ünye une demande de renouvellement des plans de cadastre des villages de Nuriye, Gölevi et Gürecülü, situés à proximité d’Ünye.

    9.  Le 2 novembre 1990, trois experts établirent un rapport à la demande de la direction régionale du cadastre de Samsun. Ce rapport indiquait ce qui suit : les enregistrements de cadastre effectués dans les années 1951 et 1952 selon la méthode graphique retenue étaient dépourvus de valeurs nominales ; les polygones n’étaient plus disponibles et il n’était plus possible d’en retrouver la trace ; les enregistrements des ouvrages architecturaux effectués à l’époque ne correspondaient pas aux mesurages réalisés à la date du rapport ; les premiers enregistrements contenaient des erreurs et celles-ci étaient la conséquence d’une absence de vérification lors du tracé des polygones ; les limites entre les parcelles adjacentes ne coïncidaient pas et ces contradictions étaient observées pour tous les villages concernés. Les experts concluaient qu’il convenait de faire droit à la demande de la mairie d’Ünye visant au renouvellement des plans de cadastre.

    10.  Par l’approbation no 8689 du ministère de l’État du 26 août 1993, il fut décidé de renouveler les plans de cadastre conformément aux dispositions de la loi no 2859 du 23 juin 1983 relative au renouvellement des registres fonciers et des plans de cadastre.

    11.  Selon les requérants, les mesurages effectués dans le cadre du renouvellement ont commencé en 1999 et ont pris fin en 2002, et les nouveaux croquis sont devenus définitifs après avoir été affichés du 1er au 30 juin 2003. Toujours selon eux, l’existence du terrain litigieux a été constatée et transcrite sur les plans nos 20 J-1 et 20 J-2, établis en remplacement des anciens plans.

    B.  La procédure engagée par le Trésor public à l’encontre de l’un des requérants pour occupation illégale d’un terrain

    12.  Le 27 juillet 1987, le Trésor public introduisit devant le tribunal de grande instance d’Ünye (« le tribunal ») une demande tendant à la cessation de l’occupation illégale par le requérant Orhun Güven d’un terrain consistant en un banc de sable situé au nord des parcelles nos 479 et 658 (affaire no 1987/372).

    13.  Le tribunal entendit des témoins, effectua une visite des lieux le 4 février 1988 et obtint deux rapports d’expertise établis respectivement le 9 février 1988 par S.Y. et le 24 février 1988 par E.G. Par un jugement du 1er mars 1988 (E. 1987/372, K. 1988/137), il rejeta la demande du Trésor public au motif que l’occupation illégale du terrain en question par le requérant Orhun Güven n’avait pas été établie par des preuves suffisantes.

    C.  La procédure relative à la demande d’inscription du terrain litigieux au nom des requérants

    14.  Le 17 octobre 1990, les requérants introduisirent devant le tribunal de grande instance d’Ünye une demande contre le Trésor public visant à l’inscription au registre foncier du terrain litigieux (paragraphe 6 ci-dessus) à leur nom. À l’appui de leur demande, ils soutenaient que ce terrain était en la possession de leur famille - d’abord de leurs ascendants puis d’eux-mêmes - depuis plus de soixante-dix ans et qu’ils avaient exercé cette possession sans interruption et à titre de propriétaires, de sorte qu’ils auraient rempli toutes les conditions pour une acquisition par la prescription. Ils précisaient en outre que, à la suite d’une erreur, ce terrain n’avait pas été enregistré lors des travaux de cadastre effectués en 1952 (paragraphe 7 ci-dessus).

    15.  Le 12 avril 1991, un juge du tribunal, accompagné d’un collège de quatre experts composé de deux experts techniques, d’un expert agricole et d’un géologue, en l’occurrence E.G., effectua une visite des lieux. Le 3 juin 1991, les experts techniques présentèrent leur rapport, dans lequel ils désignaient sur un croquis l’emplacement et la superficie du terrain, qui était constitué d’une partie de 5627,37 m2 située au nord de la parcelle no 479 et d’une partie de 10154,50 m2 située au nord de la parcelle no 658. Le 11 juin 1991, l’expert agricole rendit son rapport, dans lequel il décrivait les caractéristiques du terrain. Quant à l’expert géologue, il établit trois rapports, datés du 1er juillet 1991, du 24 février 1992 et du 1er novembre 1992. Dans son rapport d’expertise du 24 février 1992, qui comportait un tracé de la ligne littorale, il indiquait que le terrain se trouvant au nord de cette ligne était dans la zone d’influence de la mer. Dans son rapport du 1er novembre 1992, il précisait que le terrain litigieux était délimité au sud par les parcelles nos 479 et 658, à l’est par la parcelle no 659, à l’ouest par la parcelle no 477, au nord par le sable, et plus au nord par la mer.

    16.  Par un jugement du 1er novembre 1993, le tribunal fit droit à la demande des requérants et décida d’inscrire sur le registre foncier le terrain litigieux, tel que défini dans les rapports d’expertise, à leur nom.

    17.  Le 6 juin 1995, sur pourvoi du Trésor public, la Cour de cassation annula ce jugement.

    Elle constatait les carences suivantes dans le dossier : un rapport établi par le même expert géologue, E.G., à l’occasion de l’affaire no 1987/372 (paragraphe 13 ci-dessus) relative à l’occupation illégale d’un terrain par le requérant Orhun Güven contenait des conclusions différentes concernant l’emplacement de la bande littorale et cette divergence n’avait pas été élucidée ; le tribunal ayant rendu le jugement attaqué n’avait pas recherché si le terrain litigieux était le même que celui concerné par l’affaire susmentionnée et n’avait pas pris en considération les propos tenus par le requérant Orhun Güven lors de la visite effectuée le 4 février 1988 dans le cadre de ce litige, selon lesquels les requérants n’utilisaient pas le terrain en cause au motif qu’il appartenait au Trésor public ; l’avis des experts agricoles quant à la nature du terrain litigieux n’avait pas été recueilli ; une des personnes dont le nom figurait sur la liste des héritiers n’avait pas participé à la procédure ; des témoins n’avaient pas été entendus alors que la demande concernait l’acquisition par la prescription.

    18.  Pour pallier ces carences, la Cour de cassation demandait au tribunal du fond de prendre les mesures suivantes : vérifier si le terrain objet de l’affaire était le même que celui pour lequel le requérant Orhun Güven avait déclaré, dans le cadre du litige de 1987, qu’il appartenait au Trésor public ; ordonner une expertise pour définir la nature du terrain, afin de vérifier si celui-ci était exploitable d’un point de vue agricole ; ordonner une expertise géologique afin de vérifier si le terrain avait été pris sur une partie de la mer ; établir une carte montrant la bande littorale ; examiner les registres fonciers des terrains voisins ; et entendre les témoins sur les lieux au sujet de la possession du terrain au fil des années et de sa transmission. La haute juridiction demandait au tribunal de statuer à la lumière de tous les éléments recueillis.

    19.  Le 1er juin 1998, le tribunal de grande instance fit de nouveau droit à la demande des requérants en constatant que les conditions requises par l’article 639 § 1 de l’ancien code civil (« l’ACC ») pour la prescription acquisitive étaient réunies. Il se référait d’abord à un rapport établi par trois experts agricoles le 27 octobre 1997, selon lequel, d’une part, le terrain litigieux avait été utilisé à des fins agricoles pendant de longues années et des arbres fruitiers et non fruitiers y avaient été cultivés et, d’autre part, la terre n’avait pas été cultivée depuis dix à quinze ans. Il observait ensuite que, dans un rapport géologique du 10 juin 1997, les experts avaient constaté que le terrain en question était celui qui avait fait l’objet du litige no 1987/372 et qu’il était situé sur le littoral. Il constatait toutefois, à l’examen de nouveaux rapports d’expertise, datés des 10 février et 25 mars 1998, que le terrain litigieux n’était pas situé sur le littoral. Il observait en outre que, dans un rapport du 26 décembre 1997, les experts géologues avaient indiqué les zones du littoral sous la souveraineté de l’État ainsi que l’emplacement du terrain litigieux sur un croquis. S’agissant de l’application de l’arrêt d’harmonisation jurisprudentielle de la Cour de cassation du 28 novembre 1997 relatif à la délimitation de la bande littorale (paragraphe 53 ci-dessous), il relevait que le tracé de la bande littorale, effectué par l’administration en 1994, avait été réalisé après l’introduction de la demande des requérants et que, en tout état de cause, ce tracé n’était pas opposable à ces derniers étant donné que ceux-ci n’avaient reçu aucune notification à ce sujet. À la lumière de tous ces éléments et en se référant aux croquis contenus dans les rapports précités des 10 février et 25 mars 1998, le tribunal décida d’inscrire le terrain sur le registre foncier au nom des requérants.

    20.  Le 10 décembre 1998, la Cour de cassation infirma le jugement rendu le 1er juin 1998 par le tribunal de grande instance. Elle constatait que les recherches et examens effectués par le tribunal quant à la nature du terrain n’étaient pas suffisants. Elle estimait notamment que les principes établis par l’arrêt d’harmonisation jurisprudentielle du 28 novembre 1997 (paragraphe 54 ci-dessous) devaient être pris en considération pour la délimitation de la bande littorale. Par ailleurs, elle rappelait que, eu égard aux déclarations faites par le requérant Orhun Güven dans le cadre du litige no 1987/372 selon lesquelles les intéressés n’utilisaient pas le terrain au motif qu’il appartenait au Trésor public, le tribunal devait consulter le dossier du litige en question avant de statuer. Elle constatait enfin que, d’après les croquis versés au dossier, une partie du terrain était destinée à l’expropriation et qu’il n’était donc pas possible d’inscrire cette partie au nom des requérants.

    21.  Alors que l’affaire était de nouveau pendante devant le tribunal de grande instance, les requérants informèrent celui-ci, le 26 avril 1999, que la direction générale du cadastre avait placé le terrain litigieux dans le champ d’application de la loi no 2859 relative au renouvellement des registres fonciers et des plans de cadastre (paragraphes 8-10 ci-dessus).

    22.  Avant de se prononcer à nouveau, le tribunal ordonna, entre autres, de nouvelles expertises. Deux experts géologues examinèrent la nature du terrain à la lumière des données scientifiques et conclurent, dans un rapport du 8 juillet 1999, que le tracé de la bande littorale effectué par l’administration en 1994 était inexplicable au regard de la structure géologique du terrain et de la zone d’influence de la mer. À cet égard, ils proposèrent une autre délimitation de la bande littorale en se référant aux conclusions des rapports du 24 février 1992 (paragraphe 15 ci-dessus) et du 26 décembre 1997 (paragraphe 19 ci-dessus), qui, selon eux, étaient concordantes sur ce point. Par ailleurs, dans un rapport du 20 juillet 1999, un expert technique constata que le terrain litigieux était composé de deux parties se trouvant entre les limites nord des parcelles nos 479 et 658 et l’ancienne route de Terme, et qu’il ne s’agissait pas du terrain ayant fait l’objet du litige no 1987/372, étant donné que cette dernière affaire avait porté sur le terrain situé entre l’ancienne route de Terme et la mer.

    23.  Le 20 décembre 1999, déclarant se conformer à l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 10 décembre 1998, et statuant à la lumière des éléments nouvellement recueillis, le tribunal, d’une part, rejeta la demande des requérants concernant les parties du terrain destinées à l’expropriation et, d’autre part, décida d’inscrire au nom des intéressés le restant du terrain litigieux en vertu de l’article 639 § 1 de l’ACC.

    24.  Le 4 mai 2000, la Cour de cassation cassa le jugement précité. Elle notait que le tribunal avait comparé le tracé du littoral établi par le ministère des Travaux publics et de l’Habitat le 18 août 1994 à celui proposé par le rapport d’expertise du 8 juillet 1999 (paragraphe 22 ci-dessus) et qu’il avait opté pour les conclusions de ce dernier rapport au sujet de la bande littorale. Elle considérait cependant que, d’après l’arrêt d’harmonisation jurisprudentielle du 28 novembre 1997, dans le cas où il existait un tracé définitif concernant la bande littorale, c’était ce dernier qui devait être pris en considération. Elle notait par ailleurs que l’un des experts qui était intervenu dans le cadre du litige no 1987/372, en l’occurrence E.G., avait constaté dans son rapport du 24 février 1988 que le terrain en cause se situait sur la bande littorale, et elle considérait qu’il s’agissait du même terrain que celui objet de l’affaire portée devant elle.

    25.  L’affaire ayant été renvoyée au tribunal de grande instance, celui-ci décida, le 11 décembre 2000, à la demande des requérants, de s’informer de l’issue de la procédure que le requérant Okan Güven avait engagée devant le tribunal administratif d’Ordu en vue de l’annulation de la décision administrative du 18 août 1994 relative au tracé de la bande littorale (paragraphe 35 ci-dessous).

    26.  Le 30 mars 2001, le tribunal nota que le recours concernant la décision administrative susmentionnée était pendant, et il décida de ne pas attendre son issue, rejetant ainsi la demande de sursis à statuer formulée à cet égard par les requérants. Il nota ensuite que, d’après une information fournie le 14 mai 1998 par le ministère des Travaux publics et de l’Habitat, la décision administrative litigieuse avait été approuvée par le ministère en question. Il releva aussi que, selon le rapport d’expertise du 8 juillet 1999 (paragraphe 22 ci-dessus), le terrain litigieux se situait sur la bande littorale d’après la carte définitive du littoral établie par l’administration en 1994. En réexaminant les éléments de preuve, et en se prononçant à la lumière de l’arrêt d’harmonisation jurisprudentielle de la Cour de cassation du 28 novembre 1997, le tribunal estima, eu égard à l’existence d’un tracé définitif de la bande littorale, que le terrain litigieux était situé sur le littoral. Il conclut que ledit terrain ne pouvait dès lors pas faire l’objet d’une acquisition par la prescription en vertu de l’article 641 de l’ACC. En conséquence, le tribunal rejeta la demande des requérants.

    27.  À une date non précisée, les requérants se pourvurent en cassation. Dans leur recours, ils indiquaient que la décision administrative du 18 août 1994 relative au tracé de la bande littorale avait entre-temps été annulée par un jugement du tribunal administratif du 12 mars 2002 et que celui-ci avait été confirmé par le Conseil d’État le 17 juin 2003 (paragraphes 36-37 ci-dessous). À cet égard, ils reprochaient au tribunal de grande instance de ne pas avoir sursis à statuer jusqu’à l’issue de la procédure devant le tribunal administratif. Ils alléguaient en outre que la décision du tribunal de grande instance n’était pas conforme à l’arrêt d’harmonisation jurisprudentielle de la Cour de cassation du 28 novembre 1997 au motif que le tracé de la bande littorale établi par l’administration, tel que pris en compte par le tribunal, n’avait pas été porté à leur connaissance par le biais d’une notification et n’avait pas non plus fait l’objet d’un contrôle judiciaire. Ils indiquaient enfin que les anciens croquis du cadastre (de 1952) étaient erronés et ne correspondaient pas à la situation réelle. Ils estimaient que c’était pour cette raison que le terrain litigieux, revendiqué par eux, n’apparaissait pas sur les anciens croquis et qu’une confusion était née entre ce terrain et celui objet de l’affaire no 1987/372, sur lequel, d’après le croquis établi dans le cadre de cette procédure, du sable aurait été déversé. Ils soutenaient, en s’appuyant sur le rapport d’expertise du 20 juillet 1999, que le terrain ayant fait l’objet de l’affaire susmentionnée et le terrain litigieux étaient des terrains différents. Ils signalaient à cet égard que les enregistrements au cadastre concernant le terrain litigieux avaient été soumis à un renouvellement par une décision du ministère de l’État du 26 août 1993, et ils affirmaient que les nouveaux croquis produits après ce renouvellement avaient rectifié les erreurs contenues dans les anciens croquis et qu’ils permettaient clairement d’établir l’existence du terrain litigieux.

    28.  Le 30 mars 2004, la Cour de cassation rejeta le pourvoi des requérants. Elle considéra ce qui suit :

    « Le représentant des demandeurs a expliqué que les demandeurs avaient hérité  de l’immeuble sans titre de propriété, dont la situation et les limites ont été indiquées dans l’acte introductif d’instance, de leur de cujus, et a réclamé l’inscription de cet immeuble au nom des demandeurs en vertu de la prescription acquisitive.

    Le représentant du Trésor public a soutenu que l’immeuble en question était un banc de sable à la disposition de l’État et que le jugement rendu dans l’affaire n1987/372 était un jugement définitif pour le présent litige. Il a demandé en conséquence le rejet de l’action. Le représentant de la direction générale des autoroutes a demandé le rejet de la demande en ce qui concerne les parties expropriées [de l’immeuble concerné].

    À la suite du rejet de l’action des demandeurs, leur représentant s’est pourvu en cassation contre ce jugement.

    L’immeuble litigieux a été laissé non enregistré en tant que « banc de sable de la Mer noire » lors des travaux de cadastre réalisés en 1952 dans la région. Le jugement (...) rendu le 20 décembre 1999 par le tribunal de première instance, qui s’est conformé aux arrêts de cassation antérieurs de notre chambre [et a mené] des recherches, a, à nouveau, été infirmé par notre chambre par l’arrêt (...) du 4 mai 2000. Dans ce dernier arrêt, il a été souligné : que, dans le dossier de l’affaire n1987/372, qui [a été définitivement tranchée] après le contrôle de la Cour de cassation, une action avait été déclenchée par le Trésor public à l’encontre de Orhun Güven, un des demandeurs dans la présente affaire, pour occupation illégale du terrain ; que cette action avait été rejetée au motif que l’occupation illégale par Orhun Güven n’avait pas été démontrée ; mais que, selon le rapport établi le 24 février 1988 par l’expert géologue, E.G., l’immeuble était un banc de sable, se trouvait dans la zone d’influence de la Mer noire et avait les caractéristiques du sable ; que, selon les déclarations faites par Orhun Güven, en sa qualité de défendeur, lors de la visite des lieux effectuée le 4 février 1988, [le terrain des demandeurs] s’étendait jusqu’à la vieille route de Terme et le terrain situé au-delà de cette route était à la disposition de l’État ; que, selon le croquis établi le 9 février 1988 par l’expert technique, S.Y., à la suite de la même visite des lieux, la vieille route de Terme susmentionnée était signalée par une ligne verte et le terrain litigieux se trouvait du côté de la mer par rapport à cette route ; qu’en outre, selon l’arrêt (...) d’harmonisation jurisprudentielle du 28 novembre 1997 de la Cour de cassation, si une bande littorale était devenue définitive après la confirmation [de son tracé par un jugement rendu par les juridictions administratives], la situation du terrain litigieux par rapport à la bande littorale devait être déterminée conformément [à cette bande littorale] ; que, selon la visite des lieux effectuée dans le cadre du présent dossier, le terrain litigieux était un banc de sable se trouvant du côté de la mer par rapport à la bande littorale ; et que par conséquent l’action des demandeurs devait être rejetée.

    Par son jugement (...) du 30 mars 2001, le tribunal de première instance, en se conformant à l’arrêt de cassation définitif de notre chambre, a rejeté l’action [des demandeurs]. Les demandeurs, Orhun Güven et autres, ont formé un pourvoi en cassation contre ce jugement.

    Même si le jugement (...) du tribunal administratif d’Ordu du 12 mars 2002 annulant la décision [administrative] sur la bande littorale approuvée a été versé au dossier par les demandeurs après l’arrêt de cassation définitif précité, l’on ne saurait accorder de valeur à ce jugement, compte tenu des constatations du jugement E. 1987/312, K. 1988/137 précité, devenu définitif, du tribunal de grande instance d’Ünye, et des déclarations du demandeur Orhun Güven [dans le cadre de ce litige], du fait que le précédent arrêt de cassation définitif, auquel le tribunal de grande instance s’est conformé, constituait un droit acquis procédural, du fait que le terrain litigieux était indiqué comme étant le sable de la Mer noire sur le plan de cadastre, et du fait que, selon le rapport d’expertise du 27 octobre 1997, établi par un collège de trois experts agricoles à la suite d’une visite des lieux effectuée le 24 octobre 1997, contenu dans le dossier de l’affaire, le terrain n’était pas cultivé et aucune activité agricole n’y avait été réalisée depuis dix à quinze ans.

    À la lumière  de ce qui précède, aucune impertinence n’a été constatée dans le jugement de rejet du tribunal de première instance. Il a donc été décidé, à l’unanimité, le 30 mars 2004, de rejeter le pourvoi en cassation du représentant des demandeurs et de confirmer le jugement, qui a été considéré conforme à la loi et à la procédure (...). »

    29.  Par un arrêt du 4 octobre 2004, la Cour de cassation rejeta le recours en rectification formé par les requérants.

    D.  La demande relative à la réouverture de la procédure

    30.  Le 28 janvier 2005, les requérants introduisirent devant le tribunal de grande instance d’Ünye une demande de réouverture de la procédure visant à l’inscription au registre foncier du terrain litigieux à leur nom. À l’appui de leur demande, ils indiquaient notamment que la décision du ministère des Travaux publics et de l’Habitat du 18 août 1994 relative au tracé de la bande littorale avait été annulée par les juridictions administratives, ce qui aurait abouti à l’existence de deux décisions judiciaires contradictoires relativement à leur droit de propriété. Ils ajoutaient que les registres cadastraux avaient été définitivement modifiés le 30 juin 2003 en prenant en compte la décision des juridictions administratives. Ils précisaient que le plan no 48 avait ainsi été abrogé et remplacé par les plans nos 20 J-1 et 20 J-2.

    31.  Le 3 mai 2005, le tribunal rejeta leur demande au motif que l’arrêt de la Cour de cassation était devenu définitif le 4 octobre 2004 et que la demande de réouverture de la procédure avait été introduite après l’écoulement du délai de trois mois prévu à l’article 447, alinéa 2, du code de procédure civile.

    32.  Les requérants se pourvurent en cassation le 3 juin 2005. Ils soutenaient que le délai applicable à leur demande était le délai de dix ans prévu à l’article 445, point 10, du code de procédure civile.

    33.  Le 15 novembre 2005, la Cour de cassation, par un arrêt non motivé, rejeta le pourvoi en cassation, considérant que le jugement attaqué était conforme à la loi.

    34.  Le 13 mars 2006, la Cour de cassation rejeta le recours en rectification formé par les requérants.

    E.  La procédure en annulation de la décision administrative relative au tracé de la bande littorale

    35.  Le 2 novembre 2000, le requérant Okan Güven introduisit devant le tribunal administratif d’Ordu une demande visant à l’annulation de la décision du ministère des Travaux publics et de l’Habitat du 18 août 1994 relative au tracé de la bande littorale.

    36.  Le 12 mars 2002, le tribunal administratif annula la décision administrative litigieuse, au motif que, d’après un rapport d’expertise établi le 2 janvier 2002 par un collège d’experts (géologue, topographe et agricole), la bande littorale n’avait pas été tracée selon des critères scientifiques et de manière conforme aux dispositions de la loi relative au littoral.

    37.  Le 17 juin 2003, le Conseil d’État rejeta le pourvoi formé par le ministère des Travaux publics et de l’Habitat.

    II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

    A.  L’acquisition de la propriété foncière

    38.  L’article 633 de l’ancien code civil (« l’ACC ») (la loi no 743 du 17 février 1926), qui était en vigueur jusqu’au 1er janvier 2002, était ainsi libellé :

    « L’inscription au registre foncier est nécessaire pour l’acquisition de la propriété foncière.

    Celui qui acquiert un immeuble par occupation, succession, expropriation, exécution forcée ou jugement en devient toutefois propriétaire avant l’inscription, mais il n’en peut disposer dans le registre foncier qu’après que cette formalité a été remplie. »

    39.  La teneur de cette disposition a été reprise à l’article 705 du nouveau code civil (« le NCC ») (la loi no 4721 du 22 novembre 2001).

    B.  Les conditions générales de la prescription acquisitive

    40.  L’article 639 alinéa 1 de l’ACC disposait ce qui suit :

    « Toute personne ayant exercé une possession continue et paisible à titre de propriétaire pendant vingt ans sur un bien immeuble pour lequel aucune mention ne figure au registre foncier peut introduire une action [en justice] en vue d’obtenir l’inscription [au registre foncier] de ce bien comme étant sa propriété. »

    41.  L’article 713 alinéas 1 et 5 du NCC se lit comme suit :

    « Toute personne ayant exercé une possession continue et paisible à titre de propriétaire pendant vingt ans sur un bien immeuble non enregistré sur le registre foncier peut introduire une action [en justice] en vue d’obtenir l’inscription de son droit de propriété sur l’intégralité, une partie ou une part de ce bien au registre foncier.

    (...)

    La propriété est acquise au moment où les conditions prévues au premier alinéa sont réunies. »

    42.  Le dernier alinéa de l’article 713 du NCC précise que le mécanisme ainsi décrit s’applique sous réserve de dispositions spéciales (özel kanun hükümleri).

    43.  L’article 14 de la loi no 3402 du 21 juin 1987 sur le cadastre prévoit que « le titre d’un bien immobilier non immatriculé au registre foncier (...) est inscrit au nom de celui qui prouve, au moyen de documents, d’expertises ou de déclarations de témoins, avoir possédé [ledit bien], à titre de propriétaire, de manière ininterrompue pendant plus de vingt ans ».

    C.  L’exclusion des terrains situés sur le littoral de la prescription acquisitive

    44.  L’article 43 de la Constitution dispose que les côtes sont la propriété de l’État et relèvent de sa juridiction, et que l’intérêt public prime en ce qui concerne l’exploitation des rivages des mers, des lacs et des cours d’eau ainsi que des bandes côtières situées en bordure des mers et des lacs. L’article 5 de la loi no 3621 sur le littoral dispose aussi que les côtes sont soumises à la juridiction de l’État et sont à sa disposition, et que l’intérêt public est observé en priorité dans l’utilisation des bandes littorales. Les terrains situés sur les bandes littorales ne sont donc pas susceptibles de devenir l’objet d’une propriété privée, et ils échappent ainsi à la prescription acquisitive.

    D.  Le moment de l’acquisition de la propriété par voie de prescription

    45.  Sous l’empire de l’ACC, par un arrêt du 16 décembre 1964, l’assemblée des chambres civiles de la Cour de cassation (Yargıtay Hukuk Genel Kurulu) a indiqué que le moment de l’acquisition de la propriété par le jeu des règles relatives à l’usucapion n’était pas la date à laquelle l’ensemble des conditions étaient réunies mais celle à laquelle la décision du tribunal concluant au respect de toutes les conditions devenait définitive. En effet, selon la haute juridiction, la décision judiciaire avait un caractère constitutif et non simplement déclaratoire.

    46.  Malgré cet arrêt de principe, quelques arrêts de chambre ont été rendus en sens contraire. D’après ces décisions, l’action en usucapion n’avait qu’un caractère déclaratoire et la propriété était acquise dès l’instant où les conditions de la prescription étaient réunies.

    47.  Par un arrêt du 22 mai 1996, l’assemblée des chambres civiles de la Cour de cassation a confirmé sa jurisprudence de 1964.

    48.  Enfin, par un arrêt du 4 décembre 1998, l’assemblée plénière de la Cour de cassation (Yargıtay Büyük Genel Kurulu) a confirmé l’approche retenue par l’assemblée des chambres civiles. Les parties pertinentes en l’espèce de son arrêt se lisent comme suit :

    « Le droit de propriété est un droit réel qui doit être inscrit au registre foncier. En matière immobilière, ce droit naît, en principe, avec l’inscription audit registre (article 633 alinéa 1 (...) du code civil).

    Par exception à cette règle, l’article 633 alinéa 2 [du code civil] prévoit des situations dans lesquelles le droit de propriété peut s’acquérir avant l’inscription. L’une de ces situations est l’existence d’une décision de justice. Il a ainsi été prévu que le droit de propriété pouvait s’acquérir avant l’inscription en raison d’une décision judiciaire.

    (...)

    La réunion de l’ensemble des conditions de la prescription acquisitive ne saurait suffire en soi à transformer la possession en propriété. Lorsque ces conditions sont remplies, le possesseur acquiert « le droit de réclamer l’inscription » [devant un juge]. À cet égard, l’article 639 alinéa 1 du code civil indique que le possesseur « peut » demander l’enregistrement [à un juge].

    (...)

    Pour les raisons qui viennent d’être exposées, la nouvelle situation juridique voit le jour avec la décision ordonnant l’enregistrement ; la décision du juge revêt donc un caractère constitutif et c’est à partir du moment où elle devient définitive et pour l’avenir qu’elle produit des effets. (...)

    Conclusion : lors de la première session du 4 décembre 1998, a été décidé à une majorité dépassant les deux tiers que les décisions rendues sur le fondement de l’article 639 alinéa 1 du code civil, relatives à l’acquisition par voie d’usucapion de biens immeubles non inscrits au registre foncier, ont un caractère constitutif (créateur - fondateur - (...)). »

    49.  Ainsi qu’il a été indiqué ci-dessus (paragraphe 41), l’article 713 alinéa 5 du NCC dispose désormais que la propriété est acquise par voie de prescription au moment où les conditions de l’usucapion sont réunies.

    E.  Les délais de recours contre les conclusions des travaux de cadastre

    50.  La loi no 3402 du 21 juin 1987 sur le cadastre prévoit que le procès-verbal des travaux de cadastre peut faire l’objet d’une opposition auprès de l’administration aussi longtemps que l’équipe de techniciens est présente sur la zone de travail (article 9).

    51.  Elle indique en son article 11 que les conclusions des travaux de cadastre doivent faire l’objet d’un affichage public pendant trente jours. L’affichage doit mentionner la possibilité d’un recours contentieux.

    52.  L’article 12 de la même loi dispose que les procès-verbaux qui n’ont pas fait l’objet d’un recours dans le délai de trente jours deviennent définitifs et peuvent être transcrits au registre foncier. Néanmoins, un recours s’appuyant sur « des motifs juridiques antérieurs aux travaux de cadastre » est possible pendant une durée de dix ans à partir de la date à laquelle le procès-verbal est devenu définitif.

    53.  Selon l’article 41 de la même loi, les erreurs techniques découlant des mesurages, des tracés ou des calculs concernant les biens immeubles dont les plans de cadastre sont devenus définitifs sont rectifiées à la demande de l’intéressé ou d’office par la direction du cadastre. Cette rectification est notifiée aux propriétaires de l’immeuble et à d’autres ayants droit. Si cette rectification n’est pas contestée devant le juge d’instance pénal dans les trente jours suivant la notification, elle devient définitive. Le délai de dix ans prévu à l’article 12 de la loi n’est pas applicable à cette rectification.

    F.  L’arrêt d’harmonisation jurisprudentielle de la Cour de cassation relatif à la délimitation de la bande littorale

    54.  Dans son arrêt d’harmonisation jurisprudentielle adopté le 28 novembre 1997 (E. 1996/5, K. 1997/3), l’assemblée plénière des chambres civiles de la Cour de cassation a considéré ce qui suit :

    « En principe, il appartient à la justice civile de délimiter la bande littorale en ce qui concerne le droit de propriété. Cependant, dans le cas où la bande littorale a été délimitée par l’administration et où [la décision prise par celle-ci] n’a pas été contestée devant la justice administrative malgré la notification écrite faite aux intéressés ou [bien a été entérinée par un jugement rendu par la justice administrative] devenu définitif, la bande littorale doit être délimitée conformément à [cette décision]. »

    G.  Le droit acquis procédural dans les affaires civiles

    55.  La notion de droit acquis procédural est un principe qui a été reconnu et développé par la jurisprudence de la Cour de cassation. Ce principe a été explicité comme suit par un arrêt d’harmonisation jurisprudentielle de l’assemblée plénière de la Cour de cassation du 9 mai 1960 (E. 1960/21, K. 1960/09) :

    « Lorsqu’un tribunal se conforme à un arrêt de cassation d’une chambre de la Cour de cassation, une obligation naît pour lui [de procéder à des examens et des recherches] conformément à cet arrêt [de cassation] et de statuer conformément aux principes juridiques indiqués dans cet arrêt. À cet égard, la contrariété du jugement suivant du tribunal aux principes indiqués dans l’arrêt de cassation ne peut pas être considérée comme conforme à la procédure et constitue un motif de cassation, à moins que cette contrariété concerne un principe procédural indiqué dans l’arrêt de cassation et ne soit pas de nature à changer (...) le jugement final. Le fait de procéder et de statuer conformément à l’arrêt de cassation, lorsqu’un tribunal se conforme à un arrêt de cassation, conduira [celui-ci] à statuer en faveur d’une des parties et en défaveur de l’autre ; cela s’appelle le droit acquis procédural (...). Même si aucune disposition claire relative à un tel droit acquis procédural n’est prévue dans le code de procédure, la notion de droit acquis procédural est l’un des principes fondamentaux sur lesquels se fonde le code de procédure et relève de l’ordre public, (...) étant donné qu’elle a été acceptée afin d’assurer la stabilité juridique.

    (...) Si, après qu’un tribunal a statué conformément à un arrêt de cassation, une chambre de la Cour de cassation rend un deuxième arrêt de cassation contraire aux [principes] relatifs à la loi et à la procédure adoptés par le premier arrêt de cassation, cela porte atteinte à la stabilité visée par les dispositions relatives à la procédure et ébranle la confiance générale envers les décisions [judiciaires]. »

    H.  La demande de réouverture de la procédure

    56.  L’article 445 de l’ancien code de procédure civile du 18 juin 1927, remplacé par le nouveau code de procédure civile du 12 janvier 2011 à compter du 1er octobre 2011, pouvait se lire comme suit :

    « Une demande de réouverture de la procédure peut être introduite contre les jugements définitifs pour les motifs suivants :

    (...)

    10. Si deux jugements contradictoires sont rendus par le même tribunal ou par des tribunaux différents dans des affaires où les parties et l’objet du litige sont identiques.

    (...) »

    57.  L’article 447 de l’ancien code de procédure civile était ainsi libellé :

    « (...)

    Une demande de réouverture de la procédure introduite pour le motif prévu au point 10 de l’article 445 est recevable jusqu’à la fin du délai de prescription (dix ans selon l’article 39 de la loi no 2004 du 9 juin 1932 relative à l’exécution forcée et à la faillite).

    (...) »

    EN DROIT

    I.  SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT

    A.  Sur l’exception tirée du non-respect du délai de six mois

    58.  Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée du non-respect du délai de six mois. Il estime que la requête doit être déclarée irrecevable pour tardiveté au motif que les requérants ont saisi la Cour plus de six mois après la décision interne définitive, qui, selon lui, était l’arrêt de la Cour de cassation du 30 mars 2004.

    59.  Les requérants rétorquent que, selon la jurisprudence de la Cour, le recours en rectification d’arrêt est un recours à exercer dans les affaires civiles. Ils ajoutent qu’ils n’ont pas introduit leur requête, présentée le 14 mars 2005, plus de six mois après l’arrêt de la Cour de cassation portant rejet de leur recours en rectification d’arrêt, prononcé le 4 octobre 2004.

    60.  La Cour note qu’en l’espèce la décision interne définitive est l’arrêt de la Cour de cassation du 4 octobre 2004 portant rejet du recours en rectification d’arrêt introduit par les requérants (voir, mutatis mutandis, Gök et autres c. Turquie, nos 71867/01 et 3 autres, § 47, 27 juillet 2006, Nacaryan et Deryan c. Turquie, no 19558/02, § 30, 8 janvier 2008, Kayacı et autres c. Turquie, no 4185/05, § 16, 4 octobre 2011, et Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, § 60, 29 juin 2012). Les requérants ayant introduit leur requête devant la Cour le 14 mars 2005, soit dans les six mois qui ont suivi l’arrêt du 4 octobre 2004, il convient de rejeter l’exception du Gouvernement.

    B.  Sur l’exception tirée de l’incompétence ratione temporis

    61.  Le Gouvernement indique que la Cour n’a pas compétence pour connaître des requêtes portant sur des faits qui se sont déroulés avant la reconnaissance du droit de recours individuel par la Turquie le 28 janvier 1987. Il considère qu’en l’espèce la Cour doit rejeter la requête pour incompétence ratione temporis au motif que l’objet de la requête concernait un terrain non immatriculé à la suite des travaux de cadastre réalisés dans les années 1950.

    62.  Les requérants soutiennent que la Cour est compétente pour connaître des allégations de violation relatives à un fait qui, bien que survenu avant la reconnaissance de sa compétence, continue à déployer ses effets après cette reconnaissance. Ils ajoutent qu’ils ont introduit leur demande d’inscription du terrain litigieux à leur nom, devant les juridictions internes, après la reconnaissance par la Turquie du droit de recours individuel. Ils allèguent enfin que leur action se rapporte à une erreur de cadastre et qu’ils ont saisi les tribunaux internes après s’être rendu compte de cette erreur, et ce, selon eux, conformément au droit interne.

    63.  La Cour note que la requête ne porte pas sur une allégation de privation de bien découlant de l’absence d’inscription du terrain litigieux au nom des requérants lors des travaux de cadastre effectués dans les années 1950, mais sur le rejet par les juridictions internes d’une demande d’inscription de ce terrain au nom des intéressés au registre foncier en vertu de la prescription acquisitive. Elle relève que la demande formulée par les requérants a été introduite devant le tribunal de grande instance le 17 octobre 1990 (paragraphe 14 ci-dessus), soit après la reconnaissance du droit de recours individuel par la Turquie. Il s’ensuit que cette exception doit elle aussi être rejetée.

    C.  Sur l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes

    64.  Le Gouvernement soutient que les requérants ont omis d’introduire les actions en dommages et intérêts prévues par le droit interne. Il allègue à cet égard que les intéressés auraient pu intenter une action en réparation pour dommage causé par les actes de l’administration sur le fondement de l’article 13 de la loi no 2577 sur la procédure administrative. Il ajoute qu’ils auraient aussi pu introduire une action en réparation pour les dommages subis en raison d’erreurs dans la tenue du registre foncier sur la base de l’article 917 de l’ACC, en vigueur à l’époque des faits. Se référant en outre à la jurisprudence de la Cour de cassation, il indique que, selon celle-ci, une indemnité doit être octroyée aux personnes ayant vu leurs titres de propriété relatifs aux terrains situés sur le littoral être annulés par l’administration.

    65.  Les requérants soutiennent que les voies de recours proposées par le Gouvernement n’offraient pas de perspectives raisonnables de succès dans leur cas. À cet égard, ils arguent qu’ils ne pouvaient introduire une demande de réparation contre l’administration pour une ingérence dans leur droit de propriété, aux motifs que ce droit ne leur est pas reconnu en droit interne et que les tribunaux internes ont rejeté leur demande d’inscription du terrain litigieux à leur nom.

    66.  La Cour rappelle que l’obligation découlant de l’article 35 § 1 de la Convention impose aux requérants de faire un usage normal des recours disponibles et suffisants pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 71, 25 mars 2014, Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09 et 2 autres, § 222, CEDH 2014 (extraits), Gherghina c. Roumanie [GC] (déc.), no 42219/07, § 85, 9 juillet 2015, et Mozer c. République de Moldova et Russie [GC], n11138/10, § 116, CEDH 2016). Pour pouvoir être jugé effectif, un recours doit être susceptible de remédier directement à la situation dénoncée et présenter des perspectives raisonnables de succès (Vučković et autres, précité, § 74, Mocanu et autres, précité, § 222, Gherghina, décision précitée, § 85, et Mozer, précité, § 116).

    67.  La Cour note qu’en l’espèce les requérants se plaignent essentiellement du refus des juridictions internes d’inscrire le terrain litigieux à leur nom, par la voie de l’usucapion, et non pas d’avoir été privés de ce terrain en raison d’une erreur de l’administration. Elle considère donc qu’en l’occurrence les voies de réparation proposées par le Gouvernement n’étaient pas appropriées pour le redressement des griefs présentés par les requérants. Dès lors, il convient également de rejeter cette exception.

    II.  SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

    A.  Sur le droit à un procès équitable

    68.  Invoquant l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, les requérants allèguent avoir été privés de leur propriété en raison d’une erreur de cadastre, et ce sans percevoir aucune indemnité. Ils soutiennent à cet égard qu’une partie du terrain se trouvant sur les parcelles nos 479 et 658 - qui leur appartiennent -, dans le village de Gölevi, près de Ünye, a été erronément laissée non enregistrée lors des travaux de cadastre réalisés en 1952 et que les croquis établis lors de ces travaux ne reflétaient donc pas la réalité. Ils se plaignent ainsi de ne pas avoir obtenu l’inscription du terrain litigieux à leur nom, et ce même après le renouvellement des registres de cadastre en 2003, qui, selon eux, permet d’identifier ce terrain sur les cartes.

    69.  Les requérants soutiennent par ailleurs que la procédure menée par eux en vue du redressement de cette atteinte alléguée à leur droit à la propriété a manqué d’équité. Sur ce point, ils indiquent que la Cour de cassation a demandé au tribunal de grande instance d’effectuer plusieurs recherches, que les résultats de celles-ci étaient en leur faveur, mais que, dans son arrêt du 30 mars 2004, la haute juridiction n’a pris en compte aucune de ces recherches. Ils se plaignent en outre que le tribunal de grande instance, par son jugement du 30 mars 2001, ait rejeté leur action en se fondant sur la décision administrative de 1994 relative au tracé de la ligne littorale, et ce sans attendre l’issue du recours en annulation introduit par l’un d’entre eux contre cette décision devant le tribunal administratif. Ils reprochent aussi à la Cour de cassation d’avoir entériné le jugement du tribunal de grande instance, et ce malgré la confirmation par le Conseil d’État du jugement portant annulation de la décision administrative précitée rendu dans l’intervalle par le tribunal administratif. Ils critiquent enfin les juridictions internes en ce qu’elles n’auraient pas pris en compte le renouvellement des registres de cadastre, renouvellement pourtant présenté par eux à l’attention de ces juridictions plusieurs fois à partir du 26 avril 1999.

    70.  La Cour note que les requérants se plaignent essentiellement d’un manque d’équité de la procédure qu’ils ont intentée pour obtenir l’inscription à leur nom sur le registre foncier, en vertu de la prescription acquisitive, d’un terrain dont ils allèguent avoir été privés en raison d’une erreur technique commise par l’administration sur les croquis du cadastre. Elle considère à cet égard que la question de savoir si les requérants avaient une « espérance légitime » relevant de la notion de « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et celle de savoir s’ils ont été privés dudit terrain au mépris de cette disposition sont étroitement liées à l’issue de cette procédure, dont l’équité est dénoncée par les intéressés.

    71.  La Cour rappelle que, maîtresse de la qualification juridique des faits, elle n’est pas liée par celle que leur attribuent les parties (Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 55, CEDH 2015). En l’espèce, eu égard aux griefs formulés et à la nature de la procédure civile dont les requérants contestent l’issue, elle estime qu’il convient d’examiner les faits dénoncés uniquement sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé en ses passages pertinents en l’espèce :

    « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...). »

    1.  Sur la recevabilité

    72.  Le Gouvernement indique que les requérants n’ont jamais acquis la propriété du terrain litigieux, et il allègue qu’ils n’avaient pas une espérance légitime de devenir propriétaires de ce terrain selon le droit interne, tel qu’interprété et appliqué par les autorités nationales compétentes. Il considère ainsi que les requérants n’avaient pas un bien au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et que, par conséquent, la requête doit être déclarée irrecevable pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention.

    73.  Notant que cette exception se rapporte aux conditions d’applicabilité de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, la Cour considère qu’elle doit être déclarée sans objet, eu égard à la requalification des griefs des requérants tirés de cette dernière disposition (paragraphe 71 ci-dessus).

    74.  Constatant que le grief fondé sur l’article 6 § 1 n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

    2.  Sur le fond

    a)  Arguments des parties

    i.  Les requérants

    75.  Les requérants indiquent d’emblée qu’ils possèdent un titre de propriété sur certaines parcelles situées dans le village de Gölevi. Ils soutiennent que, selon leur titre de propriété et les croquis annexés à celui-ci, leur propriété s’étend au nord jusqu’au banc de sable de la Mer noire. Ils allèguent que l’application d’une méthode graphique erronée dans les croquis établis à la suite des travaux de cadastre effectués dans les années 1950 a eu comme conséquence la perte pour eux d’une partie du terrain litigieux puisque la limite nord illustrée sur ces croquis ne serait pas allée jusqu’au banc de sable de la Mer noire.

    76.  Les requérants reconnaissent que le banc de sable de la Mer noire, à savoir la bande littorale, constitue la limite nord du terrain. Ils allèguent qu’à l’origine du litige se trouve une application erronée par la Cour de cassation du droit interne et, en particulier, de son arrêt d’harmonisation jurisprudentielle du 28 novembre 1997 relatif à la délimitation de la bande littorale : selon eux, la haute juridiction a confirmé la prise en compte de la décision des autorités administratives relative au tracé de la bande littorale sans respecter les conditions prévues par son propre arrêt d’harmonisation jurisprudentielle.

    77.  Sur ce point, les requérants indiquent que l’arrêt d’harmonisation jurisprudentielle confère au tribunal de grande instance la compétence et le devoir d’établir le tracé de la bande littorale dans le cas où la décision administrative y afférente n’a pas été notifiée aux personnes concernées et n’est pas devenue définitive. À cet égard, ils ajoutent que, en l’espèce, le tribunal de grande instance a délimité la bande littorale de son propre chef en application de l’arrêt d’harmonisation jurisprudentielle précité et a ainsi statué en leur faveur, mais que la Cour de cassation leur a dénié le droit de propriété sur le terrain en cause en infirmant le jugement de ce tribunal.

    78.  Les requérants soutiennent que, contrairement à ce qui aurait été retenu par la Cour de cassation à l’occasion de l’affaire no 1987/372, le rapport de l’expert technique ne visait pas la délimitation de la bande littorale. En outre, ils reprochent à la Cour de cassation de ne pas avoir vérifié si le terrain au sujet duquel le requérant Orhun Güven avait déclaré qu’il appartenait au Trésor public lors de la procédure de 1987 était bien le terrain litigieux, ainsi que d’avoir ignoré le rapport d’expertise du 20 juillet 1999 qui concluait à la non-identification des deux terrains. Les requérants estiment que la décision du tribunal de grande instance du 1er juin 1998, infirmée par la haute juridiction, par laquelle celui-ci aurait lui-même délimité la bande littorale après avoir constaté l’absence de notification de la décision administrative du 18 août 1994 relative au tracé de la bande littorale, était conforme à l’arrêt d’harmonisation jurisprudentielle. Ils précisent en outre que la décision administrative susmentionnée n’avait pas fait l’objet d’un contrôle judiciaire, alors que pareil contrôle serait exigé par cet arrêt d’harmonisation jurisprudentielle.

    79.  En outre, en s’appuyant sur une visite des lieux effectuée le 21 juin 1999 par le tribunal de grande instance, sur le rapport des experts géologues du 8 juillet 1999 et sur le rapport de l’expert technique du 20 juillet 1999, qui auraient constitué les fondements de la décision du tribunal de grande instance du 20 décembre 1999, ainsi que sur le rapport d’expertise du 2 janvier 2002, qui aurait motivé les décisions des juridictions administratives relatives à l’annulation de la décision administrative précitée du 18 août 1994, les requérants soutiennent que le terrain litigieux ne se trouvait pas sur la bande littorale.

    80.  Par ailleurs, les requérants allèguent que les juridictions internes n’ont pas pris en compte leur argument relatif aux nouveaux travaux de cadastre entrepris par l’administration sur le terrain englobant leurs parcelles. Ils estiment que le tribunal de grande instance aurait dû se déclarer incompétent en faveur des tribunaux du cadastre, et ce, à leurs dires, conformément à la législation pertinente.

    81.  Les requérants considèrent par conséquent que l’interprétation et l’application du droit interne et des pratiques juridiques par la Cour de cassation dans leur affaire étaient arbitraires et imprévisibles.

    ii.  Le Gouvernement

    82.  Le Gouvernement fait d’abord observer que l’action intentée par les requérants concernait l’inscription à leur nom d’un terrain qui aurait été en la possession de leur famille - d’abord de leurs ascendants puis d’eux-mêmes - depuis plus de soixante-dix ans. Il soutient que les conditions de l’usucapion n’étaient pas réunies dans la présente espèce. Il allègue à cet égard que le terrain litigieux se trouve sur la bande littorale, précisant que celle-ci est sous la souveraineté de l’État, et qu’il ne peut faire l’objet d’une propriété privée. Il ajoute que, selon le rapport d’expertise du 27 octobre 1997, le terrain n’était pas utilisé pour une activité agricole depuis dix à quinze ans. Le Gouvernement s’appuie aussi sur les déclarations du requérant Orhun Güven faites lors du litige no 1987/372, selon lesquelles le terrain en cause dans cette affaire appartenait au Trésor public et n’était pas utilisé par les requérants. Il soutient enfin que les requérants n’ont jamais acquis le terrain litigieux, que les autorités administratives n’ont donc pas procédé à une expropriation de ce bien et que, par conséquent, il n’y avait pas lieu d’octroyer une indemnité aux intéressés.

    b)  Appréciation de la Cour

    83.  La Cour rappelle que c’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter le droit interne. Sous réserve d’une interprétation arbitraire ou manifestement déraisonnable (Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 86, CEDH 2007-I), son rôle se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999-I, et Rohlena c. République tchèque [GC], no 59552/08, § 51, CEDH 2015). Il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit éventuellement commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles peuvent avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (voir, par exemple, García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999-I, et Perez c. France [GC], no 47287/99, § 82, CEDH 2004-I), par exemple si elles peuvent exceptionnellement s’analyser en un « manque d’équité » incompatible avec l’article 6 de la Convention. Si cette disposition garantit le droit à un procès équitable, elle ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves ou leur appréciation, matière qui relève au premier chef du droit interne et des juridictions nationales. En principe, des questions telles que le poids attaché par les tribunaux nationaux à tel ou tel élément de preuve ou à telle ou telle conclusion ou appréciation dont ils ont eu à connaître échappent au contrôle de la Cour. Celle-ci n’a pas à tenir lieu de juge de quatrième instance et elle ne remet pas en cause sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention l’appréciation des tribunaux nationaux, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (voir, par exemple, Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 61, CEDH 2015, De Tommaso c. Italie [GC], no 43395/09, § 170, CEDH 2017 (extraits), et Moreira Ferreira c. Portugal (no 2) [GC], no 19867/12, § 83, 11 juillet 2017).

    84.  En l’espèce, la Cour observe que les requérants ont introduit devant les juridictions internes une procédure civile concernant un terrain adjacent aux parcelles nos 479 et 658, qui leur appartiennent. Elle note d’emblée que les requérants ne disposaient pas d’un titre de propriété inscrit au registre foncier relativement au terrain litigieux et qu’ils n’ont jamais formellement acquis ce bien. Pour autant qu’ils affirment que ledit terrain n’a pas été inscrit sur le registre foncier à leur nom lors des travaux de cadastre effectués dans les années 1950 en raison d’une erreur dans les croquis, la Cour observe que les intéressés n’ont formé aucune opposition à cet égard et qu’ils n’ont pas non plus présenté une demande de rectification des registres de cadastre concernant les croquis établis et les immatriculations effectuées après ces travaux. Les conclusions des travaux de cadastre relatives au terrain litigieux sont ainsi devenues définitives.

    85.  La Cour note ensuite que la demande introduite par les requérants en 1990 visait à l’inscription du terrain litigieux à leur nom en vertu d’une acquisition par la prescription sur le fondement de l’article 639 de l’ACC (actuellement l’article 713 du NCC). Elle relève à cet égard que, d’après cette disposition, toute personne ayant exercé une possession continue et paisible à titre de propriétaire pendant vingt ans sur un bien immeuble pour lequel aucune mention ne figurait au registre foncier pouvait demander l’inscription au registre foncier de ce bien comme étant sa propriété (paragraphe 40 ci-dessus), et elle note qu’une disposition similaire figure à l’article 14 de la loi no 3402 du 21 juin 1987 sur le cadastre (paragraphe 43 ci-dessus). La Cour observe, par ailleurs, que le droit turc exclut l’acquisition de certains terrains, notamment de ceux se trouvant sur la bande littorale, par la voie de l’usucapion (paragraphe 44 ci-dessus).

    86.  La Cour constate donc que, tout au long de la procédure civile intentée par les requérants devant les juridictions internes, se posait la question de savoir si les intéressés remplissaient ou non les conditions prévues par le droit turc pour bénéficier de l’immatriculation du bien litigieux à leur nom par la prescription acquisitive, à savoir les conditions de possession continue et paisible à titre de propriétaire pendant vingt ans d’un bien immeuble et de susceptibilité du bien concerné d’être acquis par la prescription acquisitive.

    87.  La Cour observe que, au cours de cette procédure, la Cour de cassation a, à trois reprises, infirmé les jugements successifs du tribunal de grande instance par lesquels celui-ci avait fait droit à la demande des requérants en décidant d’inscrire le terrain litigieux à leur nom sur le registre foncier. En effet, par un premier arrêt de cassation, du 6 juin 1995, la Cour de cassation a demandé au tribunal de grande instance, notamment, de vérifier si le terrain objet de l’affaire était le même que celui pour lequel le requérant Orhun Güven avait déclaré, dans le cadre du litige no 1987/372, qu’il appartenait au Trésor public, d’ordonner une expertise géologique afin de vérifier si le terrain avait été pris sur une partie de la mer et d’établir une carte montrant la bande littorale (paragraphe 18 ci-dessus). Ensuite, par un deuxième arrêt de cassation, du 10 décembre 1998, la haute juridiction a demandé au tribunal de grande instance de prendre en considération les principes établis par l’arrêt d’harmonisation jurisprudentielle du 28 novembre 1997 pour la délimitation de la bande littorale et de consulter le dossier du litige no 1987/372, eu égard aux déclarations précitées du requérant Orhun Güven lors de ce litige selon lesquelles les intéressés n’utilisaient pas le terrain au motif qu’il appartenait au Trésor public (paragraphe 20 ci-dessus). Enfin, par un troisième arrêt de cassation, du 4 mai 2000, la Cour de cassation a demandé au tribunal de grande instance de prendre en considération, conformément à l’arrêt d’harmonisation jurisprudentielle du 28 novembre 1997, le tracé de la bande littorale effectué par l’administration, et elle s’est à nouveau référée au dossier du litige no 1987/372, dans le cadre duquel un expert avait constaté dans son rapport du 24 février 1988 que le terrain en cause se situait sur la bande littorale, pour considérer qu’il s’agissait du même terrain que celui faisant l’objet de l’affaire pendante devant elle (paragraphe 24 ci-dessus).

    88.  La Cour observe encore que la procédure s’est terminée par l’arrêt final de la Cour de cassation du 30 mars 2004, qui a confirmé le jugement du tribunal de grande instance du 30 mars 2001, par lequel ce dernier avait rejeté la demande des requérants, en considérant que, selon le tracé définitif de la bande littorale établi par l’administration, le terrain litigieux se trouvait sur le littoral et ne pouvait pas faire l’objet d’une acquisition par la prescription (paragraphe 26 ci-dessus). Par son arrêt du 30 mars 2004, la Cour de cassation, après avoir constaté l’annulation du tracé de la bande littoral par les juridictions administratives, a définitivement rejeté la demande des requérants en substituant ses motifs à ceux adoptés par le tribunal de grande instance dans son jugement du 30 mars 2001. En effet, la haute juridiction a conclu qu’aucune des deux conditions de la prescription acquisitive n’était remplie en l’espèce. Plus particulièrement, elle a considéré, d’une part, que le terrain litigieux se trouvait sur la bande littorale, ce qui pour elle rendait impossible son acquisition par la prescription, et, d’autre part, qu’il n’était pas utilisé par les requérants à des fins agricoles depuis dix à quinze ans, ce qui à ses yeux démontrait que la condition de la possession effective d’une manière paisible et continue à titre de propriétaire faisait défaut. Pour arriver à ces conclusions, la Cour de cassation s’est référée notamment aux constatations et déclarations contenues dans le dossier du litige n1987/372 du tribunal de grande instance d’Ünye, aux données du cadastre et aux conclusions du rapport d’expertise du 27 octobre 1997 (paragraphe 28 ci-dessus).

    89.  Examinant de près les décisions des juridictions internes, la Cour constate que tout au long de cette procédure la Cour de cassation s’est fondée d’une manière récurrente sur deux éléments du dossier de l’affaire n1987/372 : les déclarations du requérant Orhun Güven recueillies dans le cadre de ce litige, selon lesquelles les intéressés n’utilisaient pas le terrain faisant l’objet dudit litige au motif qu’il appartenait au Trésor public, et le rapport d’expertise du 24 février 1988, obtenu lors de ce litige, selon lequel ledit terrain se situait sur la bande littorale. À cet égard, la Cour note d’abord que le litige n19 87/372 concernait l’occupation illégale d’un terrain appartenant au Trésor public et ne visait pas la délimitation de la bande littorale. Elle note ensuite que dans ses jugements des 1er juin 1998 et 20 décembre 1999, rendus à la suite des arrêts d’infirmation de la Cour de cassation, qui soulevaient notamment la question de savoir si le terrain litigieux était le même que celui qui avait fait l’objet du litige n1987/372, le tribunal de grande instance a apporté une réponse négative à cette question à la lumière de nouveaux rapports d’expertise (paragraphes 19, 22 et 23 ci-dessus). Or la Cour de cassation a continué à se référer, dans ses arrêts rendus ultérieurement, les 4 mai 2000 et 30 mars 2004, aux éléments du dossier de l’affaire n1987/372 pour considérer que le terrain litigieux était celui qui avait fait l’objet de cette affaire, et ce sans apporter d’explications sur les raisons pour lesquelles elle préférait se fonder sur ces éléments malgré les constats figurant dans les jugements du tribunal de grande instance des 1er juin 1998 et 20 décembre 1999 (paragraphes 24 et 28 ci-dessus).

    90.  La Cour observe par ailleurs que la Cour de cassation, par ses deux arrêts d’infirmation successifs des 10 décembre 1998 et 4 mai 2000 (paragraphes 20 et 24 ci-dessus), a demandé au tribunal de grande instance d’appliquer les principes établis par l’arrêt d’harmonisation jurisprudentielle du 28 novembre 1997 relatif à la délimitation de la bande littorale, selon lesquels, lorsqu’il existe un tracé définitif de la bande littorale établi par l’administration, c’est ce dernier qui doit être pris en compte (paragraphe 54 ci-dessus). C’est ainsi que dans son jugement du 30 mars 2001 le tribunal de grande instance a considéré que, compte tenu de la décision administrative du 18 août 1994 relative au tracé de la bande littorale, le terrain litigieux se trouvait sur le littoral (paragraphe 26 ci-dessus). Cependant, la décision administrative en question a par la suite été annulée par les juridictions administratives (paragraphes 36-37 ci-dessus). Or, dans son arrêt rendu le 30 mars 2004, soit après l’annulation de cette décision administrative, la Cour de cassation a estimé qu’elle ne pouvait accorder de « valeur » à ladite annulation, compte tenu des éléments du dossier du litige n1987/372. Elle a aussi considéré que son précédent arrêt d’annulation, auquel le tribunal de grande instance s’était conformé, constituait un droit acquis procédural, tout en ignorant le fait que, lorsqu’elle avait rendu ce dernier arrêt de cassation, la décision administrative relative au tracé de la bande littorale était toujours valide et non encore annulée. La Cour relève en particulier que, par cet arrêt du 30 mars 2004, la Cour de cassation, contrairement à ce qu’elle avait fait par ses arrêts des 10 octobre 1998 et 4 mai 2000, n’a pas renvoyé l’affaire au tribunal de grande instance en demandant à ce dernier la prise en compte des principes découlant de l’arrêt d’harmonisation jurisprudentielle du 28 novembre 1997 pour la délimitation de la bande littorale : au contraire, prenant acte de l’annulation de la décision administrative par les juridictions administratives, la haute juridiction a elle-même conclu que le terrain litigieux faisait partie de la zone de sable de la Mer noire sur la base d’autres éléments du dossier, à savoir notamment les constatations et déclarations contenues dans le dossier du litige n1987/372 et les conclusions du rapport d’expertise du 27 octobre 1997. À cet égard, la Cour observe que la Cour de cassation s’est fondée sur ces éléments, qui figuraient parmi plusieurs autres éléments et rapports d’expertise contenus dans le dossier de l’affaire, sans exposer les raisons de ce choix. Elle estime donc que, dans cet arrêt, la Cour de cassation a adopté une attitude inattendue, incohérente avec la logique suivie depuis le début de la procédure, sans expliquer pour quelles raisons elle s’appuyait sur certains éléments du dossier plutôt que sur d’autres.

    91.  La Cour constate enfin que ni le tribunal de grande instance, dans ses jugements du 20 décembre 1999 et du 30 mars 2001, ni la Cour de cassation, dans son arrêt du 30 mars 2004, n’ont répondu au moyen, présenté par les requérants le 26 avril 1999 devant le tribunal de grande instance (paragraphe 21 ci-dessus) ainsi que lors de leur pourvoi en cassation formé contre le jugement du 30 mars 2001 devant la Cour de cassation (paragraphe 27 ci-dessus), tiré du renouvellement des enregistrements de cadastre. Or elle estime qu’en l’espèce ce moyen pouvait être d’une importance particulière pour l’issue de la procédure dans la mesure où le grief des requérants tenait aux erreurs d’enregistrements prétendument commises par l’administration lors des travaux de cadastre de 1952 et où les nouveaux croquis établis après ledit renouvellement, sur lesquels, selon les requérants, le terrain litigieux apparaissait, pouvaient avoir une valeur probante quant à l’allégation des intéressés relative à la possession effective dudit terrain par eux pendant plus de vingt ans.

    92.  À la lumière de ce qui précède, la Cour relève que la Cour de cassation, dans ses arrêts, a fait des choix déterminants sur les éléments du dossier de l’affaire sans pourtant suffisamment motiver ces choix, notamment quant à ses références constantes aux éléments du dossier du litige n1987/372, malgré les réponses antérieurement apportées par le tribunal de grande instance à cet égard. En outre, la Cour de cassation n’a pas renvoyé l’affaire au tribunal de grande instance pour une nouvelle délimitation en fait de la bande littorale conformément aux principes établis par l’arrêt d’harmonisation jurisprudentielle du 28 novembre 1997 après l’annulation de la décision administrative relative au tracé de la bande littorale, contrairement à ce qu’elle avait fait dans ses arrêts de cassation antérieurs. Enfin, les juridictions internes n’ont pas pris en compte, sans en expliquer les raisons, l’argument des requérants tiré du renouvellement des enregistrements de cadastre, qui, aux yeux de la Cour, pouvait constituer un élément de preuve déterminant sur une question importante de l’affaire.

    93.  Eu égard à l’ensemble de ces constats, la Cour considère que la motivation retenue dans la décision définitive rendue dans la procédure entamée par les requérants ne permet pas de comprendre pour quelles raisons les éléments de preuve ont été appréciés en défaveur des intéressés. Par conséquent, cette décision doit, dans les circonstances de l’espèce, être considérée comme étant arbitraire ou, à tout le moins, manifestement déraisonnable.

    94.  Il s’ensuit que la procédure civile menée par les juridictions internes en l’espèce n’a pas satisfait aux exigences d’équité du procès énoncées à l’article 6 § 1 de la Convention. Il y a donc eu violation de cette disposition.

    B.  Sur le délai raisonnable

    95.  Sans invoquer aucun article de la Convention, les requérants se plaignent de la longueur de la procédure relative à leur demande d’inscription sur le registre foncier du terrain litigieux à leur nom.

    96.  La Cour estime que ce grief doit également être examiné sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé en ses passages pertinents en l’espèce :

    « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

    1.  Sur la recevabilité

    97.  La Cour fait d’abord observer qu’un nouveau recours en indemnisation a été instauré en Turquie à la suite de l’application de la procédure d’arrêt pilote dans l’affaire Ümmühan Kaplan c. Turquie (no 24240/07, 20 mars 2012). Elle rappelle que, dans sa décision Turgut et autres c. Turquie ((déc.), no 4860/09, 26 mars 2013), elle a déclaré irrecevable une requête faute pour les requérants d’avoir fait usage de toutes les voies de recours internes, notamment de ce nouveau recours. Pour ce faire, elle a considéré notamment que cette nouvelle voie de droit était, a priori, accessible et susceptible d’offrir des perspectives raisonnables de redressement pour les griefs relatifs à la durée de la procédure.

    98.  La Cour rappelle ensuite que, dans son arrêt pilote Ümmühan Kaplan (précité, § 77), elle a également précisé qu’elle pourrait poursuivre, par la voie de la procédure normale, l’examen des requêtes du même type qui avaient été communiquées au Gouvernement avant l’adoption de l’arrêt pilote en question. Elle note que le Gouvernement n’a pas soulevé dans le cadre de la présente affaire une exception portant sur ce nouveau recours. À la lumière de ce qui précède, elle décide de poursuivre l’examen de la présente requête.

    99.  Constatant que le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

    2.  Sur le fond

    100.  Tout en admettant que le retard dans la notification du jugement du 30 mars 2001 à l’administration n’est pas imputable à l’État, les requérants estiment que la durée globale de la procédure a été excessive.

    101.  Le Gouvernement soutient que la durée de la procédure litigieuse ne peut être considérée comme déraisonnable au regard de la complexité de l’affaire. Il affirme en outre que les requérants ont contribué à la prolongation de la durée de la procédure par leur propre conduite puisqu’ils auraient omis de payer les frais de notification du jugement du 30 mars 2001 au Trésor public pendant deux ans.

    102.  La Cour constate que la période à prendre en considération a débuté le 17 octobre 1990 et s’est terminée le 4 octobre 2004 : la durée totale de la procédure en cause est donc d’environ quatorze ans pour deux degrés de juridiction, le tribunal de grande instance et la Cour de cassation ayant chacun été saisis à quatre reprises.

    103.  La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement des requérants et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour les intéressés (voir, parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 209, CEDH 2017 (extraits)).

    104.  En l’espèce, la Cour estime que les faits appellent une appréciation globale. Elle reconnaît que la procédure revêtait une certaine complexité. En ce qui concerne le comportement des requérants, elle estime que l’on ne saurait reprocher à ces derniers d’avoir tiré pleinement parti des voies de recours que leur ouvrait le droit interne. Elle note toutefois que les requérants ont contribué à l’allongement de la durée d’une partie de la procédure puisqu’ils ont fait montre d’une inactivité entre le prononcé du jugement du tribunal de grande instance du 30 mars 2001 et la notification dudit jugement à l’administration, intervenue environ deux ans plus tard, tout en admettant que cette inactivité pourrait s’expliquer par le fait que les intéressés attendaient la décision définitive sur le recours contre la décision administrative établissant le tracé du littoral. S’agissant du comportement des autorités, la Cour note que la Cour de cassation a à trois reprises annulé le jugement du tribunal de grande instance et lui a renvoyé l’affaire, ce qui démontre une différence de vues récurrente entre ces deux juridictions et peut dénoter une déficience de fonctionnement du système judiciaire (voir Paroisse Gréco-Catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 147, CEDH 2016 (extraits)). En effet, c’est surtout le désaccord entre ces deux juridictions qui explique la durée de la procédure (Ekdal et autres c. Turquie, no 6990/04, §§ 62 et 63, 25 janvier 2011 ; voir également Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 211).

    105.  Compte tenu de l’ensemble de ces circonstances, et même si l’enjeu de la procédure ne demandait pas une diligence particulière, la Cour estime que la durée de la procédure n’a pas répondu à l’exigence du « délai raisonnable ». Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

    III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    106.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage

    107.  Les requérants demandent 2 692 727,50 livres turques au titre du préjudice matériel qu’ils estiment avoir subi pour la perte alléguée du bien litigieux. Ils réclament également 2 000 euros (EUR) pour chacun d’entre eux au titre du préjudice moral qu’ils disent avoir subi en raison des violations de l’article 6 § 1 de la Convention.

    108.  Le Gouvernement conteste ces prétentions et soutient qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la violation constatée et les dommages allégués.

    109.  En ce qui concerne le dommage matériel allégué, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’accorder une indemnité à ce titre aux requérants : en effet, elle ne saurait spéculer sur le résultat auquel la procédure introduite par ces derniers auraient abouti si les violations de la Convention n’avaient pas eu lieu (voir, mutatis mutandis, Lupaş et autres c. Roumanie, nos 1434/02 et 2 autres, § 101, CEDH 2006-XV (extraits), et L’Érablière A.S.B.L. c. Belgique, no 49230/07, § 48, CEDH 2009 (extraits)).

    110.  La Cour relève par ailleurs que l’article 375, alinéa 1 i) du nouveau code de procédure civile du 12 janvier 2011 prévoit qu’un arrêt définitif rendu par elle concluant à une violation de la Convention ou de ses Protocoles constitue un motif de réouverture d’une procédure. Dans ces circonstances, la Cour considère qu’une réouverture de la procédure à la demande des intéressés représente en principe un moyen approprié de redresser la violation du droit à un procès équitable (Tanay c. Turquie, no 18753/04, § 41, 9 décembre 2008, et T.Ç. et H.Ç. c. Turquie, no 34805/06, § 95, 26 juillet 2011 ; voir également, mutatis mutandis, Gençel c. Turquie, no 53431/99, § 27, 23 octobre 2003, et Mehmet et Suna Yiğit c. Turquie, no 52658/99, § 47, 17 juillet 2007).

    111.  Quant au dommage moral, statuant en équité, la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer à chacun des requérants 2 000 EUR à ce titre.

    B.  Frais et dépens

    112.  Les requérants demandent également 3 000 EUR pour les frais de représentation juridique devant la Cour et 675 EUR pour la taxe à la valeur ajoutée liée à ce montant. Ils présentent à cet égard une convention d’honoraires d’avocat signée entre eux (avec des réserves en ce qui concerne le requérant Okan Güven) et leurs représentants devant la Cour.

    113.  Le Gouvernement conteste la prétention formulée par les requérants. Il estime qu’une partie de cette demande est non justifiée et doit de ce fait être rejetée.

    114.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable d’accorder conjointement aux requérants l’intégralité de la somme demandée au titre des frais de représentation, à savoir 3 675 EUR.

    C.  Intérêts moratoires

    115.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR,

    1.  Déclare, à la majorité, le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention relativement à l’équité de la procédure recevable ;

     

    2. Déclare, à l’unanimité, le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention relativement à la durée de la procédure recevable ;

     

    3.  Dit, par quatre voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison d’une atteinte à l’équité de la procédure ;

     

    4. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de la durée excessive de la procédure ;

     

    5.  Dit, par six voix contre une,

    a)  que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

    i.  2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, à chacun des requérants, pour dommage moral,

    ii.  3 675 EUR (trois mille six cent soixante-quinze euros) conjointement aux requérants, plus tout montant pouvant être dû par ceux-ci à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    6.  Rejette, par six voix contre une, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 novembre 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

    Stanley Naismith                                                                  Julia Laffranque
            Greffier                                                                              Présidente

     

    Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

    -  opinion partiellement dissidente commune des juges Paul Lemmens et Georges Ravarani ;

    -  opinion partiellement dissidente du juge Jon Fridrik Kjølbro ;

    -  opinion partiellement dissidente de la juge Stephanie Mourou-Vikström.

    J.L.
    S.H.N.


    OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES LEMMENS ET RAVARANI

    1.  À notre regret, nous ne pouvons suivre la majorité en ce qui concerne ses conclusions sur le grief relatif au droit à un procès équitable.

     

    2.  Nous sommes d’accord avec l’arrêt dans la mesure où il décide d’examiner ce grief sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 71 de l’arrêt). Nous ne pensons pas que la Cour dénature le grief en procédant de la sorte.

     

    Nous sommes également d’accord avec l’arrêt dans la mesure où il déclare recevable le grief ainsi qualifié.

     

    3.  Par contre, nous estimons, contrairement à la majorité, que l’article 6 § 1 n’a pas été violé du fait que la procédure menée devant les juridictions internes n’aurait pas satisfait aux exigences d’un procès équitable (paragraphes 83-94 de l’arrêt).

     

    Sur ce point, nous nous rallions entièrement à la partie pertinente de l’opinion séparée de notre collègue Kjølbro (paragraphes 9-15).

     

    4.  Nous sommes d’accord avec l’arrêt dans la mesure où il constate un dépassement du délai raisonnable (paragraphes 95-105).

     

    5.  Eu égard à la violation de l’article 6 § 1 en ce qui concerne ce dernier aspect de la procédure, nous avons également voté pour l’octroi d’une satisfaction équitable.


    OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE KJØLBRO

    (Traduction)

    1.  J’ai voté en faveur du constat de violation du droit à être jugé dans un délai raisonnable et de l’octroi d’une indemnité pour dommage moral et pour frais et dépens (points 2, 4, 5 et 6 du dispositif). Toutefois, je me permets d’exprimer mon désaccord avec la conclusion de la majorité selon laquelle l’autre grief tiré par les requérants de l’article 1 du Protocole no 1 relevait plutôt d’un examen sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphes 70-71 de l’arrêt) et, surtout, avec son constat de violation de cette disposition (paragraphes 83-94).

    Quant à la requalification du grief aux fins d’un examen sous l’angle de l’article 6

    2.  Devant la Cour, les requérants se plaignaient, sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1, d’avoir été privés de leurs biens par suite d’une erreur et de ne pas avoir pu obtenir l’inscription de leurs droits de propriété au registre foncier (paragraphe 68 de l’arrêt). Dans ce contexte, ils alléguaient que la procédure qu’ils avaient engagée pour obtenir l’inscription de leurs droits de propriété avait été inéquitable (paragraphe 69 de l’arrêt).

    3.  Il est donc clair, à mon avis, que ce grief concerne une atteinte alléguée au droit des requérants au respect de leurs biens et qu’il devait par conséquent être examiné sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1. Les requérants disaient être propriétaires d’une parcelle de terrain et avoir été privés de leur bien, et ils se plaignaient de l’issue de la procédure dans le cadre de laquelle ils s’étaient efforcés d’obtenir la reconnaissance et l’enregistrement de leurs droits de propriété. Le fait qu’ils dénonçaient aussi un défaut d’équité de la procédure ne peut en lui-même justifier une requalification du grief qu’ils tirent de l’article 1 du Protocole no 1, disposition qui comprend en vertu de la jurisprudence de la Cour une obligation d’équité procédurale en cas d’atteinte aux droits de propriété (voir, par exemple, Jokela c. Finlande, no 28856/95, § 45, CEDH 2002-IV, Bäck c. Finlande, no 37598/97, § 56, CEDH 2004-VIII, et Paulet c. Royaume-Uni, no 6219/08, § 65, 13 mai 2014).

    4.  Lorsque la Cour, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (voir, par exemple, Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, et Glor c. Suisse, no 13444/04, § 48, CEDH 2009), estime nécessaire d’examiner un grief sous l’angle d’une autre disposition que celle invoquée par le requérant, c’est normalement parce que la disposition invoquée n’est pas la disposition pertinente ou que le grief se prête mieux à un examen au regard d’une autre disposition. Normalement, la Cour ne requalifie pas un grief si le requérant a bien invoqué la disposition applicable et pertinente.

    5.  En requalifiant le grief des requérants pour l’examiner sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour a évité d’avoir à vérifier l’applicabilité de l’article 1 du Protocole no 1. Or cette question aurait bien pu se révéler être un problème insurmontable pour les requérants, et c’est peut-être la raison pour laquelle la Cour a choisi d’examiner le grief sous l’angle de l’article 6 § 1.

    6.  À mon avis, l’article 1 du Protocole no 1 est ici inapplicable ratione materiae pour la simple et bonne raison que les requérants n’ont pas de droit sur des biens au sens de cette disposition. Pour que l’article 1 du Protocole no 1 trouve à s’appliquer, il faut qu’il y ait eu ingérence dans l’exercice d’un droit sur des biens. Or les requérants ont allégué être propriétaires d’une parcelle de terrain (paragraphe 6 de l’arrêt) en s’appuyant constamment sur deux arguments : ils avaient acquis la propriété du terrain par prescription acquisitive, et le terrain ne se trouvait pas sur le littoral (ce qui aurait exclu l’acquisition par prescription acquisitive). Ils n’ont jamais été inscrits au registre foncier en tant que propriétaires du terrain, et ils n’ont ainsi jamais eu sur ce terrain de réel droit de propriété. Dès lors, l’article 1 du Protocole no 1 n’aurait été applicable en l’espèce que s’ils avaient eu « l’espérance légitime » d’être inscrits en tant que propriétaires du terrain.

    7.  Étant donné que la revendication et les arguments développés par les requérants sur le terrain du droit et de la pratique internes (consistant à dire que le terrain ne se trouvait pas sur le littoral, qu’ils en avaient dès lors acquis la propriété par prescription acquisitive, et qu’ils devaient en conséquence être inscrits en tant que propriétaires dudit terrain) ont été examinés par les juridictions internes et rejetés définitivement par la Cour de cassation dans un arrêt du 30 mars 2004, on ne saurait, en vertu de la jurisprudence de la Cour, considérer que les intéressés avaient « l’espérance légitime » de devenir propriétaires du terrain (voir, notamment, Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 50, CEDH 2004-IX, Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 65, CEDH 2007-I, Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 173, CEDH 2012, et Béláné Nagy c. Hongrie [GC], no 53080/13, § 75, CEDH 2016).

    8.  J’estime donc que le grief principal des requérants (quant aux volets procédural et matériel du droit au respect des biens) n’aurait pas dû être requalifié aux fins d’un examen sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, mais examiné sous l’angle de la disposition pertinente invoquée par eux, à savoir l’article 1 du Protocole no 1 ; et je suis d’avis que, si la Cour avait procédé ainsi, elle aurait rejeté le grief pour incompatibilité ratione materiae avec cette disposition, au sens de laquelle les requérants n’avaient pas de droits sur un bien.

    Quant à l’examen du grief sous l’angle de l’article 6

    9.  Même à supposer que le grief que les requérants tiraient d’une privation de propriété et d’un manquement à enregistrer leurs droits ait pu faire l’objet d’un examen sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, il n’y aurait pas eu, à mon avis, de base suffisante pour conclure à la violation de cette disposition.

    10.  La majorité rappelle correctement les principes généraux établis dans la jurisprudence de la Cour (paragraphe 83 de l’arrêt), mais j’estime problématique la manière dont elle les applique aux circonstances de la cause.

    11.  Dans sa jurisprudence, la Cour a toujours, non sans raison, été très réticente à juger « arbitraires ou manifestement déraisonnables » l’interprétation et l’application faites par les juridictions nationales du droit interne, leur appréciation des éléments de preuve ou les conclusions auxquelles elles étaient parvenues. Les termes même de cette expression, « arbitraires » et « manifestement déraisonnables », indiquent clairement que la Cour doit appliquer un seuil très élevé. À défaut, elle risquerait fort d’être appelée à jouer le rôle de quatrième instance, qui réexaminerait l’issue des affaires tranchées par les juridictions internes. Il est clair que tels ne sauraient être son rôle et sa fonction, surtout dans l’application de l’article 6 de la Convention, qui pose d’abord et avant tout les garanties procédurales du procès équitable.

    12.  Par exemple, la Cour juge les conclusions des juridictions internes arbitraires ou manifestement déraisonnables lorsqu’il y a eu une « erreur manifeste d’appréciation » (Dulaurans c. France, no 34553/97, § 38, 21 mars 2000), que « l’erreur de fait ou de droit commise par le juge national est évidente au point d’être qualifiée de « manifeste » - en ce sens que nul magistrat raisonnable n’aurait pu la commettre » (Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 62, CEDH 2015), ou que le caractère déraisonnable de la conclusion des juridictions nationales sur les faits était si « flagrant et manifeste » que la procédure dénoncée devait être regardée comme « grossièrement arbitraire » (Khamidov c. Russie, no 72118/01, § 174, 15 novembre 2007). Elle est également parvenue à cette conclusion lorsque la décision de justice interne, qui en substance était dépourvue de base légale en droit interne et ne faisait pas de lien entre les faits établis, le droit applicable et l’issue du procès, revêtait ainsi un tel caractère arbitraire qu’elle s’analysait en un « déni de justice » (Anđelković c. Serbie, no 1401/08, § 27, 9 avril 2013), ou encore lorsque les juges nationaux avaient « grossièrement dénaturé » les constats opérés par elle dans un arrêt (Bochan, précité, §§ 63-64) ou que ce qu’ils avaient affirmé était « totalement erroné » (Bochan, précité, § 63). Récemment, elle a dit qu’« une décision de justice interne ne peut être qualifiée d’« arbitraire » au point de nuire à l’équité du procès que si elle est dépourvue de motivation ou si cette motivation est fondée sur une erreur de fait ou de droit manifeste commise par le juge national qui aboutit à un « déni de justice » (Moreira Ferreira c. Portugal (no 2) [GC], no 19867/12, § 85, CEDH 2017).

    13.  Les quelques exemples cités ci-dessus montrent clairement le seuil très élevé fixé par la Cour. Du fait de ce seuil, il est rare que la Cour ait jugé « arbitraires ou manifestement déraisonnables » les conclusions des juridictions internes. Il y a cependant des cas où elle semble avoir abaissé le seuil, sans toutefois s’écarter des critères mentionnés. Ainsi, dans un arrêt qu’elle a rendu récemment dans une autre affaire turque (Tel c. Turquie, no 36785/03, §§ 58-76, 17 octobre 2017), elle a conclu que la décision des juridictions internes était le résultat d’une « erreur manifeste d’appréciation », conclusion qui a amené deux des juges à rédiger des opinions dissidentes sur ce point précis.

    14.  En l’espèce, dans son arrêt du 30 mars 2004, la Cour de cassation a motivé en détail le rejet du recours des requérants (paragraphe 28 de l’arrêt), en répondant aux arguments que ceux-ci avaient avancés. Notamment, elle a motivé sa conclusion selon laquelle le terrain se trouvait sur le littoral et ne pouvait donc pas faire l’objet d’une prescription acquisitive. À cet égard, elle s’est appuyée sur une expertise, des dépositions, des cartes et des croquis, de la jurisprudence et des inspections réalisées sur place. Elle a aussi expliqué pourquoi elle n’attachait pas de poids à la décision du tribunal administratif annulant la décision administrative relative au littoral.

    15.  On peut remettre en question l’appréciation et les conclusions d’une juridiction interne ou ne pas souscrire à son appréciation des éléments de preuve ou à l’interprétation et l’application qu’elle a faites du droit interne, mais qualifier un raisonnement et une conclusion motivés tels que ceux de la Cour de cassation en l’espèce d’« arbitraire ou manifestement déraisonnable » est tout autre chose, et je trouve frappant que la majorité ait besoin d’un raisonnement aussi long (paragraphes 83-94) pour expliquer en quoi le raisonnement et les conclusions de la Cour de cassation étaient « arbitraires ou manifestement déraisonnables ».

    Conclusion

    16.  À mon avis, cette affaire soulève deux questions importantes d’intérêt général relatives à l’interprétation et à l’application de la Convention : 1) la Cour doit-elle requalifier un grief concernant une privation alléguée de propriété, le manquement à reconnaître et à enregistrer un droit de propriété et, dans ce contexte, un défaut allégué d’équité procédurale, pour l’examiner sous l’angle de l’article 6 de la Convention alors que les requérants ont bien invoqué la disposition pertinente, c’est-à-dire l’article 1 du Protocole no 1 ? 2) Que signifie « arbitraire ou manifestement déraisonnable » dans la jurisprudence de la Cour, et plus précisément, quel est le seuil à partir duquel une décision de justice interne soigneusement motivée peut être considérée comme une décision arbitraire ou manifestement déraisonnable aboutissant à un déni de justice ? À mon avis, la majorité est allée trop loin dans sa réponse à l’une et l’autre question.


    OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE MOUROU-VIKSTRÖM

    J’ai voté avec la majorité pour un constat de violation de l’article 6 de la Convention s’agissant d’un manque d’équité et d’un délai excessif dans le traitement de la procédure. Toutefois, je ne peux pas me rallier à l’opinion majoritaire qui a décidé de limiter son examen de l’affaire aux seuls griefs tirés de l’article 6 et de ne pas envisager l’affaire sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1.

    Le principal grief des requérants devant la Cour concerne une atteinte à leur droit de propriété en raison d’une erreur technique commise par l’administration lors de l’établissement des croquis du cadastre. Ils allèguent avoir été privés de leur propriété sur un terrain détenu par leur famille depuis plus de 70 ans et acquis par le jeu de la prescription acquisitive.

    Ainsi leurs allégations de violation de l’article 6 dans le cadre de la procédure qu’ils avaient menée pour obtenir l’enregistrement sur les registres fonciers de leur droit de propriété ne peut pas englober, ni écarter, le grief principal tiré de l’article 1 du Protocole no 1 et ce, même si cette disposition contient selon la jurisprudence de la Cour une obligation d’équité procédurale. Les requérants se trouvent privés d’une analyse sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 alors que la disposition qu’ils ont choisi d’invoquer était parfaitement pertinente et adaptée à l’enjeu de la requête.

    L’article 1 du Protocole no 1 aurait, à mon sens, pu trouver à s’appliquer en l’espèce car les requérants pouvaient avoir « l’espérance légitime » de se voir conférer la propriété d’un « bien ». La Cour de Cassation, par son arrêt du 30 mars 2004, a estimé qu’elle n’avait pas à accorder de valeur au jugement du tribunal administratif du 12 mars 2002 qui annulait la décision délimitant la bande littorale au motif que le jugement du tribunal de grande instance d’Ünye était définitif. Or cette juridiction n’avait pas sursis à statuer dans l’attente de la décision portant sur la remise en question de la délimitation.

    La décision administrative du 18 août 1994, bien qu’annulée, a donc servi de fondement au jugement du tribunal défavorable aux requérants, mais également à l’arrêt de la Cour de cassation.

    La Cour de cassation invoque un « droit acquis procédural » et des éléments factuels du dossier qu’elle estime supérieurs à la réalité du tracé littoral, et écarte la décision d’annulation, pourtant de nature à remettre radicalement en cause l’issue de la procédure.

    L’espérance légitime a également et naturellement pu naître des trois décisions rendues par le tribunal de première instance qui a décidé l’inscription de tout ou partie des terrains litigieux au nom des requérants.

    Un constat de violation de l’article 1 du Protocole no 1 aurait pu conduire à la reconnaissance du droit de propriété des requérants sur les parcelles de terrain litigieuses.


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