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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> MERCAN AND OTHERS v. SWITZERLAND - 18411/11 (Judgment : Violation of Freedom of expression) French Text [2017] ECHR 1064 (28 November 2017)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2017/1064.html
Cite as: [2017] ECHR 1064, ECLI:CE:ECHR:2017:1128JUD001841111, CE:ECHR:2017:1128JUD001841111

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    TROISIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE MERCAN ET AUTRES c. SUISSE

     

    (Requête no 18411/11)

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

    STRASBOURG

     

    28 novembre 2017

     

     

     

     

    Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

     


    En l’affaire Mercan et autres c. Suisse,

    La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en un comité composé de :

              Pere Pastor Vilanova, président,
              Helen Keller,
              Alena Poláčková, juges,
    et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 novembre 2017,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 18411/11) dirigée contre la Confédération suisse et dont trois ressortissants turcs, M. Alı Mercan (« le premier requérant »), M. Hasan Kemahli (« le deuxième requérant ») et M. Ethem Kayali (« le troisième requérant »), ont saisi la Cour le 14 mars 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Les requérants ont été représentés devant la Cour par Me T. Göksu, avocat à Fribourg. Le gouvernement suisse (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. F. Schürmann.

    3.  Les requérants alléguaient une violation de leur droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention.

    4.  Le 26 novembre 2015, la requête a été communiquée au Gouvernement. Ce dernier a renoncé à soumettre des observations sur la recevabilité et le fond de l’affaire.

    5.  Le gouvernement turc, qui a exercé en l’espèce son droit d’intervention (article 36 § 1 de la Convention et article 44 § 1 b) du règlement), a produit des tierces observations.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    6.  Le premier requérant est né en 1950 et réside à Francfort. Le deuxième requérant est né en 1966 et réside à Zurich. Le troisième requérant est né en 1955 et réside à Schliern bei Köniz.

    7.  Le premier requérant, représentant européen du Parti des travailleurs de Turquie, s’exprima lors d’une conférence de presse qui eut lieu le 30 juin 2007 dans un hôtel à Winterthur devant les médias et une quarantaine de spectateurs. Les deuxième et troisième requérants étaient les organisateurs de cette conférence au nom de l’Association pour la pensée kémaliste (Gesellschaft für kemalistisches Denken). En vue de cet évènement, ils avaient notamment loué la salle, engagé l’intervenant et informé la presse par courrier électronique. Ils avaient également fait imprimer des affiches portant l’inscription « Le génocide arménien est un mensonge international ».

    8.  Ils avaient annoncé dans un premier temps aux médias que M. Doğu Perinçek tiendrait la conférence mais, devant le refus des autorités suisses de laisser celui-ci entrer sur le territoire, ils l’avaient remplacé par le premier requérant. Lors de la conférence, celui-ci déclara que les massacres et déportations d’Arméniens commis par l’Empire ottoman en 1915 n’étaient pas constitutifs d’un génocide et que prétendre le contraire était un mensonge international et historique.

    9.  Le 16 octobre 2008, le tribunal de district (Bezirksgericht) de Winterthur reconnut le premier requérant coupable de discrimination raciale au sens de l’article 261bis al. 4 du code pénal (CP) (paragraphe 13 ci-dessous) et le condamna à une peine pécuniaire de 150 jours-amende (déduction faite de 1 jour de détention provisoire) au taux journalier de 30 francs suisses (CHF), dont 75 avec sursis, assortie d’une période de mise à l’épreuve de trois ans. Les deuxième et troisième requérants furent reconnus coupables de complicité de discrimination raciale au sens de l’article 261bis al. 4 du CP combiné avec l’article 25 CP (paragraphe 13 ci-dessous) et condamnés à des peines pécuniaires de 120 jours-amende au taux journalier de 30 CHF, dont 60 avec sursis (déduction faite, à l’égard du troisième requérant, de 1 jour de détention provisoire).

    10.  Les requérants interjetèrent appel de ce jugement devant le tribunal cantonal (Obergericht) du canton de Zurich (« le tribunal cantonal »). Ils soutenaient que leur comportement n’était pas constitutif d’une infraction à l’article 261bis al. 4 du CP.

    11.  Par une décision du 9 février 2010, le tribunal cantonal confirma la condamnation des requérants. Il estima, d’une part, qu’il était indubitablement établi que les évènements des années 1915 et suivantes étaient constitutifs d’un génocide au sens de l’article 261bis al. 4 CP et, d’autre part, qu’il existait un large consensus dans la société à cet égard, ainsi que le Tribunal fédéral l’aurait indiqué dans son arrêt du 19 décembre 2007 dans l’affaire Perinçek (arrêt du Tribunal fédéral, ATF 6B_398/2007). S’agissant des conditions subjectives de l’infraction, il expliqua que, selon la doctrine majoritaire, la négation d’un génocide est punissable même en l’absence d’un mobile discriminatoire. Par ailleurs, il rejeta l’argument selon lequel leur condamnation avait violé le droit des requérants à la liberté d’opinion et de recherche scientifique. Il estima enfin que l’article 261bis du CP était une base légale permettant une restriction des droits fondamentaux au sens de l’article 36 de la Constitution, et que la mesure prise était proportionnée au but visé et qu’elle était nécessaire.

    12.  Les requérants formèrent un recours contre cette décision. Le Tribunal fédéral le rejeta le 16 septembre 2010, considérant que la présente cause ne se distinguait pas de l’affaire Perinçek. Il exposa notamment que, dans la présente cause, le requérant avait fait référence à un mensonge historique et international en relation avec le génocide arménien et que les Arméniens avaient été présentés comme des agresseurs. Il observa en outre que le requérant avait déclaré être venu en Suisse pour exprimer les opinions de M. Doğu Perinçek, qu’il disait partager. Selon le Tribunal fédéral, les requérants avançaient en substance les mêmes arguments que ceux exposés par M. Doğu Perinçek lors de la procédure dirigée contre lui en ce qui concerne, d’une part, l’application de l’article 261bis al. 4 du CP et, d’autre part, la violation des droits fondamentaux. Pour ces motifs, le Tribunal fédéral renvoya intégralement aux considérations formulées par lui dans l’affaire Perinçek. Il ajouta que les requérants n’avaient pas démontré qu’il était arbitraire de qualifier de génocide les évènements de 1915. Il estima que la juridiction inférieure avait correctement apprécié les faits et conclu à raison à l’existence de mobiles racistes, et qu’il n’y avait pas lieu de trancher le débat doctrinal sur le point de savoir si le mobile de discrimination raciale était une condition nécessaire à l’application de l’article 261bis al. 4 du CP. Quant aux droits fondamentaux, il considéra que l’article 261bis al. 4 du CP constituait une base légale suffisante pour fonder une restriction au sens de l’article 36 de la Constitution, que les déclarations du premier requérant étaient susceptibles de troubler la paix publique et de porter atteinte à la dignité des membres de la communauté arménienne, et que la poursuite de ces faits était nécessaire, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la défense de l’ordre et à la protection de la morale au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.

    II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

    13.  Les dispositions pertinentes en l’espèce du CP du 21 décembre 1937 sont libellées comme suit :

    Article 25 (Complicité)

    « La peine est atténuée à l’égard de quiconque a intentionnellement prêté assistance à l’auteur pour commettre un crime ou un délit. »

    Article 261bis (Discrimination raciale)

    « Celui qui, publiquement, aura incité à la haine ou à la discrimination envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur appartenance raciale, ethnique ou religieuse ;

    celui qui, publiquement, aura propagé une idéologie visant à rabaisser ou à dénigrer de façon systématique les membres d’une race, d’une ethnie ou d’une religion ;

    celui qui, dans le même dessein, aura organisé ou encouragé des actions de propagande ou y aura pris part ;

    celui qui aura publiquement, par la parole, l’écriture, l’image, le geste, par des voies de fait ou de toute autre manière, abaissé ou discriminé d’une façon qui porte atteinte à la dignité humaine une personne ou un groupe de personnes en raison de leur race, de leur appartenance ethnique ou de leur religion ou qui, pour la même raison, niera, minimisera grossièrement ou cherchera à justifier un génocide ou d’autres crimes contre l’humanité ;

    celui qui aura refusé à une personne ou à un groupe de personnes, en raison de leur appartenance raciale, ethnique ou religieuse, une prestation destinée à l’usage public,

    sera puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire. »

    14.  L’article 369 du CP relatif à l’élimination des inscriptions figurant au casier judiciaire se lit comme suit dans sa partie pertinente en l’espèce :

    Article 369 (Élimination de l’inscription)

    «  1 Les jugements qui prononcent une peine privative de liberté sont éliminés d’office lorsqu’il s’est écoulé, dès la fin de la durée de la peine fixée par le jugement :

    a. 20 ans en cas de peine privative de liberté de cinq ans au moins ;

    b. quinze ans en cas de peine privative de liberté de un an ou plus, mais de moins de cinq ans ;

    c. dix ans en cas de peine privative de liberté de moins d’un an ;

    d. dix ans en cas de privation de liberté selon l’art. 25 DPMin3.

    2 Les délais fixés à l’al. 1 sont augmentés d’une fois la durée d’une peine privative de liberté déjà inscrite.

    3 Les jugements qui prononcent une peine privative de liberté avec sursis, une privation de liberté avec sursis, une peine pécuniaire, un travail d’intérêt général ou une amende comme peine principale sont éliminés d’office après dix ans.

    (...)

    6 Le délai court :

    a. à compter du jour où le jugement est exécutoire, pour les jugements visés aux al. 1, 3 et 4ter ;

    b. à compter du jour de la levée de la mesure ou de la libération définitive de la personne concernée, pour les jugements visés aux al. 4 et 4bis.

    7 L’inscription ne doit pas pouvoir être reconstituée après son élimination. Le jugement éliminé ne peut plus être opposé à la personne concernée.

    8 Les inscriptions portées au casier judiciaire ne sont pas archivées. »

     

     

    15.  Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Constitution de la Confédération suisse du 18 avril 1999 sont libellées comme suit :

    Article 16 (Libertés d’opinion et d’information)

    « La liberté d’opinion et la liberté d’information sont garanties.

    Toute personne a le droit de former, d’exprimer et de répandre librement son opinion.

    Toute personne a le droit de recevoir librement des informations, de se les procurer aux sources généralement accessibles et de les diffuser.

    Article 20 (Liberté de la science)

    La liberté de l’enseignement et de la recherche scientifiques est garantie. »

    16.  La loi fédérale du 17 juin 2005 relative au Tribunal fédéral, entrée en vigueur le 1er janvier 2007, dispose ce qui suit :

    Article 122
    Violation de la Convention européenne des droits de l’homme

     « La révision d’un arrêt du Tribunal fédéral pour violation de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 (CEDH) peut être demandée aux conditions suivantes :

    a.  la Cour européenne des droits de l’homme a constaté, dans un arrêt définitif, une violation de la CEDH ou de ses protocoles ;

    b.  une indemnité n’est pas de nature à remédier aux effets de la violation ;

    c.  la révision est nécessaire pour remédier aux effets de la violation. »

    EN DROIT

    I.  SUR LA DÉCLARATION UNILATÉRALE

    17.  La Cour constate que les parties ne sont pas parvenues à s’entendre sur les termes d’un règlement amiable de l’affaire.

    18.  Par une lettre du 23 mai 2016, le Gouvernement a adressé à la Cour une « déclaration unilatérale » qui se lit comme suit dans sa partie pertinente en l’espèce :

    Déclaration unilatérale : demande de radiation

    « (...) Les efforts en vue de la conclusion d’un règlement amiable ayant échoué, nous soumettons à la Cour (...) une déclaration unilatérale. Elle est libellée comme suit :

    1.  À la lumière de l’arrêt de la Grande Chambre dans l’affaire Perinçek (...) et vu les circonstances similaires de la présente affaire avec ladite affaire (...), le Gouvernement reconnaît que, à l’instar de l’affaire Perinçek, il y a eu violation de l’article 10 CEDH dans la présente affaire.

    2.  Comme par le passé, le Gouvernement respectera son obligation de se conformer aux arrêts définitifs de la Cour, y compris l’arrêt Perinçek, précité, dont l’exécution est actuellement soumise à la surveillance du Comité des Ministres.

    3.  Le Gouvernement accepte de verser à la partie adverse le montant de 35 000 CHF à titre d’indemnité forfaitaire, toutes causes de préjudice confondues, y inclus la réparation d’un tort moral et des frais et dépens encourus par les requérants en Suisse et à Strasbourg à raison des faits qui ont donné lieu à l’introduction de la requête.

    4.  Quant à l’inscription des requérants au casier judiciaire, le Gouvernement tient à préciser ce qui suit :

    -  Selon l’article 369 du Code pénal suisse (CPS), la condamnation dont ont fait l’objet les requérants (peines pécuniaires) sera éliminée d’office du casier judiciaire après dix ans (al. 3), le délai courant à compter du jour où le jugement est exécutoire (al. 6 let. a). En l’espèce, la suppression aura lieu en février 2020. Une fois éliminée, l’inscription ne doit pas pouvoir être reconstituée et le jugement éliminé ne peut plus être opposé à la personne concernée (al. 7). La loi établit en plus que les inscriptions portées au casier judiciaire ne sont pas archivées (al. 8).

    -  Le CPS ne prévoit pas d’exceptions à la condition du délai de dix ans. La seule possibilité de réaliser une élimination de l’inscription avant l’expiration dudit délai est l’acquittement postérieur des requérants suite à une nouvelle procédure. Le droit suisse prévoit certes cette possibilité par le biais d’une révision du jugement pénal. Parmi les motifs de révision figure celui de la violation de la CEDH, seul pertinent en l’espèce. Toutefois, la loi applicable (art. 122 de la loi sur le Tribunal fédéral) établit comme condition que « la Cour [ait] constaté, dans un arrêt définitif, une violation de la CEDH ou de ses protocoles. »

    -  Il s’ensuit qu’une élimination de l’inscription, aussi souhaitable qu’elle soit, constituerait une mesure contra legem et ne pouvait par conséquent être envisagée.

    -  Le Gouvernement tient toutefois à souligner que les requérants auraient (...) la possibilité de joindre la décision rendue par la Cour suite à la présente déclaration unilatérale, s’ils devaient être appelés, avant février 2020, à présenter un extrait de leur casier judiciaire.

    5.  Le Gouvernement invite la Cour à considérer la présente déclaration comme « tout autre motif » justifiant de ne plus poursuivre l’examen de la requête, au sens de l’art. 37 § 1 de la Convention.

    (...) »

    19.  Dans leurs observations en réponse, adressées à la Cour par une lettre du 7 juillet 2016, les requérants indiquent qu’ils ne partagent pas l’avis du Gouvernement selon lequel la présente affaire est désormais sans objet, dès lors qu’une révision de leur condamnation pénale ne serait possible qu’en cas de violation de la Convention constatée par la Cour. Ils ajoutent qu’une simple radiation de l’affaire à la suite de la reconnaissance de la violation de l’article 10 de la Convention ne permettrait pas d’effacer les inscriptions figurant sur leur casier judiciaire. Ils précisent que ces inscriptions sont susceptibles d’avoir des conséquences importantes sur leur vie privée, notamment en cas de recherche d’emploi ou de demande de naturalisation.

    20.  Ils soutiennent également que la déclaration unilatérale soumise par le Gouvernement ne couvre pas l’ensemble du dommage causé par la violation de la Convention qu’ils dénoncent, en particulier les frais d’avocat. Enfin, ils allèguent que, en cas de radiation de l’affaire, ils ne pourraient plus demander le remboursement de leurs frais et dépens par la voie de la révision en vertu du droit suisse.

    21.  Compte tenu de ce qui précède, les requérants demandent à la Cour de soumettre aux parties une proposition modifiée en vue d’un règlement amiable de l’affaire, prévoyant l’octroi d’une indemnisation plus élevée et contenant une déclaration écrite du Gouvernement selon laquelle les condamnations inscrites sur le casier judiciaire seront considérées comme nulles.

    22.  Le Gouvernement n’a pas réagi à ces observations.

    23.  La Cour, rappelant que les parties ne sont pas parvenues à s’entendre sur les termes d’un règlement amiable, prend acte de la déclaration unilatérale du 23 mai 2016, par laquelle le Gouvernement lui a demandé la radiation de l’affaire.

    24.  Elle rappelle que, aux termes de l’article 37 de la Convention, elle peut à tout moment de la procédure décider de rayer une requête du rôle lorsque les circonstances permettent de conduire à l’une des conclusions exposées aux alinéas a) à c) du paragraphe premier de cette disposition, qui est libellée comme suit :

     « 1.  À tout moment de la procédure, la Cour peut décider de rayer une requête du rôle lorsque les circonstances permettent de conclure

    a)  que le requérant n’entend plus la maintenir ; ou

    b)  que le litige a été résolu ; ou

    c)  que, pour tout autre motif dont la Cour constate l’existence, il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de la requête.

    Toutefois, la Cour poursuit l’examen de la requête si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles l’exige.

    2.  La Cour peut décider la réinscription au rôle d’une requête lorsqu’elle estime que les circonstances le justifient. »

    25.  Après avoir examiné les termes de la déclaration du Gouvernement et eu égard à l’ensemble des circonstances de l’espèce, la Cour estime qu’il n’est pas opportun de rayer l’affaire du rôle sur la seule base de ladite déclaration. Elle constate que les parties sont d’accord sur le fait que seul un arrêt de la Cour constatant explicitement la violation de l’article 10 de la Convention permettrait aux requérants de demander, le cas échéant, la révision de l’arrêt litigieux du Tribunal fédéral et l’effacement des inscriptions portées sur leur casier judiciaire. À cet égard, elle n’exclut pas que ces inscriptions puissent effectivement être source pour les requérants de désagréments et de difficultés dans leur vie quotidienne.

    26.  Partant, la Cour décide de poursuivre l’examen de la présente requête.

    II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

    27.  Les requérants allèguent une violation de leur droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention. Ils soutiennent que les déclarations faites par le premier requérant ne concernaient pas des faits historiquement prouvés et non controversés, et qu’ils avaient donc le droit de soutenir leur propre thèse. Ils invoquent l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :

    « 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

    2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

    28.  Le Gouvernement conteste cette thèse.

    A.  Sur la recevabilité

    29.  Le Gouvernement indique, dans ses observations du 20 juin 2016, que la présente affaire soulève des questions factuelles et juridiques similaires à celles examinées par la Grande Chambre dans l’affaire Perinçek c. Suisse ([GC], no 27510/08, CEDH 2015 (extraits)), et il renonce à soumettre des observations sur sa recevabilité et son bien-fondé.

    30.  Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

    B.  Sur le fond

    31.  Les requérants estiment que leur cause est identique à celle qui faisait l’objet de l’affaire Perinçek. Le Gouvernement ne remet pas cette thèse en question, comme observé ci-dessus (paragraphe 29 ci-dessus).

    32.  Le gouvernement turc, tiers intervenant, rappelle que le premier requérant a tenu la conférence litigieuse en lieu et place de M. Doğu Perinçek dont l’entrée en Suisse avait été refusée par les autorités internes. Estimant qu’il existe une identité factuelle et juridique de la présente affaire avec l’affaire Perinçek, il demande à la Cour de conclure qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

    33.  La Cour observe que les parties et la tierce partie sont d’accord sur le fait que la présente affaire ne se distingue pas fondamentalement de l’affaire Perinçek, dans laquelle elle a considéré qu’il n’était pas nécessaire, dans une société démocratique, de condamner pénalement le requérant pour protéger les droits de la communauté arménienne qui étaient en jeu en l’espèce (Perinçek, précité, § 280 in fine) et dans laquelle elle a dès lors conclu à la violation de l’article 10.

    34.  La Cour ne voit pas de raison d’adopter une approche différente de celle des parties et de la tierce partie. Elle constate en effet que les requérants ont été condamnés pour la même infraction que M. Doğu Perinçek dans l’affaire le concernant (article 261bis al. 4 du CP ; paragraphe 13 ci-dessus) et sur la base des mêmes thèses. À cet égard, elle rappelle qu’il avait été initialement annoncé aux médias que le conférencier serait M. Doğu Perinçek, mais que, devant le refus des autorités internes de le laisser entrer sur le territoire, il avait été remplacé par le premier requérant. En outre, force est de constater que les déclarations faites par ce dernier reflètent bien les idées de M. Doğu Perinçek. Dans la présente affaire, il importe peu de savoir que les deuxième et troisième requérants n’ont été condamnés que pour complicité de discrimination raciale.

    35.  Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que l’ingérence dans la liberté d’expression des requérants n’était pas nécessaire dans une société démocratique et que, par conséquent, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

    III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    36.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    37.  Le Gouvernement indique que, en vertu de l’article 122 de la loi relative au Tribunal fédéral (paragraphe 16 ci-dessus), la révision d’un arrêt de cette juridiction pour violation de la Convention peut être demandée si la Cour a constaté, par un arrêt définitif, une violation de la Convention ou de ses Protocoles. Il expose que c’est par ce biais que le Tribunal fédéral, dans un arrêt du 25 août 2016, a admis la demande de révision de M. Doğu Perinçek à la suite de l’arrêt de la Cour du 15 octobre 2015. Il précise que, à part les dépens liés à la demande elle-même, le Tribunal fédéral n’a répondu aux prétentions pécuniaires formulées par M. Doğu Perinçek que pour autant qu’elles concernaient la procédure devant lui. Il ajoute que le Tribunal fédéral a considéré qu’il incombait à la cour cantonale de statuer sur les autres aspects pécuniaires. À la lumière de ce qui précède, le Gouvernement estime que la Cour, en cas de refus de la déclaration unilatérale proposée, ne devrait accorder aux requérants aucune satisfaction au titre de l’article 41.

    38.  La Cour considère comme spéculatif l’argument tiré d’une révision éventuelle de l’arrêt du Tribunal fédéral du 16 septembre 2010 et ne peut dès lors suivre la proposition du Gouvernement. Partant, elle décide de continuer l’examen du bien-fondé des demandes formulées par les requérants au titre de l’article 41.

    A.  Dommage

    39.  Les requérants réclament chacun 10 000 CHF (soit 30 000 CHF au total) pour préjudice moral. Ils réclament par ailleurs, pour préjudice matériel, le remboursement des peines pécuniaires qu’ils ont dû acquitter, à savoir 2 220 CHF pour le premier requérant, 1 770 CHF pour le deuxième requérant et 1 800 CHF pour le troisième requérant, soit 5 800 CHF au total.

    40.  Le Gouvernement estime que l’arrêt de la Grande Chambre dans l’affaire Perinçek et la grande publicité qu’il aurait connue au niveau mondial constituent, pour les requérants, une certaine réparation du dommage moral qu’ils disent avoir subi. Il indique que, le cas échéant, un nouveau constat de violation de la Cour dans la présente affaire ainsi que l’admission d’une demande de révision introduite devant le Tribunal fédéral à la suite de l’arrêt définitif de la Cour compenseraient largement le préjudice moral allégué par les requérants.

    S’agissant de la demande présentée pour préjudice matériel, le Gouvernement estime justifié le montant de 5 790 CHF, et précise que la demande soumise dans le chef du premier requérant, pour lequel il est réclamé 2 230 CHF au lieu de 2 220 CHF, contient une erreur de 10 CHF.

    41.  La Cour estime que le constat de violation dans la présente affaire constitue une satisfaction équitable suffisante pour le préjudice moral subi par les requérants. Par contre, elle considère qu’il convient d’accorder à ceux-ci le montant de 5 790 CHF (4 988 euros (EUR)) pour dommage matériel.

    B.  Frais et dépens

    42.  Les requérants demandent au total 14 200 CHF au titre des frais judiciaires qu’ils disent avoir engagés pour la procédure devant les juridictions internes. Ils ventilent cette prétention de la façon suivante : 6 000 CHF pour la procédure devant le tribunal de district de Winterthur, 4 200 CHF pour la procédure devant le tribunal cantonal de Zurich et 4 000 CHF pour la procédure devant le Tribunal fédéral. Ils réclament également 20 116,70 CHF en remboursement des frais d’avocat qu’ils disent avoir exposés dans la procédure interne.

    43.  Le Gouvernement considère comme justifié le montant de 14 200 CHF demandé en remboursement des frais judiciaires exposés devant les juridictions nationales. S’agissant des frais d’avocat engagés dans la procédure interne, il invite la Cour à octroyer 5 000 CHF et indique que les requérants n’ont pas demandé le remboursement des frais d’avocat exposés pour la procédure devant la Cour.

    44.  La Cour estime que les requérants ont droit au remboursement des frais judiciaires exposés par eux devant les juridictions internes, soit un montant de 14 200 CHF. Quant aux frais d’avocat engagés dans la procédure interne, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 15 000 CHF et l’accorde aux requérants. Par ailleurs, elle constate que ceux-ci n’ont pas présenté de demande de remboursement des frais d’avocat engagés devant la Cour. Partant, elle estime qu’il n’y a pas lieu de leur octroyer de somme à ce titre. La somme globale à octroyer aux requérants au titre de frais et dépens s’élève dès lors à 29 200 CHF (25 156 EUR).

    C.  Intérêts moratoires

    45.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Rejette la déclaration unilatérale du Gouvernement ;

     

    2.  Déclare la requête recevable ;

     

    3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

     

    4.  Dit que le constat d’une violation représente en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par les requérants ;

     

    5.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir en francs suisses au taux applicable à la date du règlement :

    i.  4 988 EUR (quatre mille neuf cent quatre-vingt-huit euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel,

    ii.  25 156 EUR (vingt-cinq mille cent cinquante-six euros), plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    6.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 28 novembre 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

         Fatoş Aracı                                                                   Pere Pastor Vilanova         Greffière adjointe       Président

     

     


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