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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> RUBIO DOSAMANTES v. SPAIN - 20996/10 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Third Section)) French Text [2017] ECHR 200 (21 February 2017)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2017/200.html
Cite as: ECLI:CE:ECHR:2017:0221JUD002099610, CE:ECHR:2017:0221JUD002099610, [2017] ECHR 200

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    TROISIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE RUBIO DOSAMANTES c. ESPAGNE

     

    (Requête no 20996/10)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

     

     

     

    STRASBOURG

     

    21 février 2017

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


    En l’affaire Rubio Dosamantes c. Espagne,

    La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

              Helena Jäderblom, présidente,
              Luis López Guerra,
              Helen Keller,
              Dmitry Dedov,
              Branko Lubarda,
              Pere Pastor Vilanova,
              Georgios A. Serghides, juges,
    et de Stephen Phillips, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 31 janvier 2017,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 20996/10) dirigée contre le Royaume d’Espagne et dont une ressortissante mexicaine, Mme Paulina Rubio Dosamantes (« la requérante »), a saisi la Cour le 8 avril 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  La requérante a été représentée devant la Cour par Me J. Saavedra Fernández, avocat à Madrid. Le gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. F. de A. Sanz Gandasegui, avocat de l’État, chef du service juridique des droits de l’homme au ministère de la Justice.

    3.  Le 11 décembre 2012, le grief tiré de l’article 8 de la Convention et portant sur le droit au respect de la vie privée de la requérante a été communiqué au Gouvernement, et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    4.  La requérante est née en 1971. Elle est une chanteuse très connue en Espagne sous le nom de Paulina Rubio.

    5.  Dans le cadre de trois émissions de télévision, F.B., l’ancien manager de la requérante, fut interviewé par d’autres invités sur divers aspects de la vie privée de la chanteuse. Les échanges en question peuvent se transcrire ainsi :

    Émission Dónde estás corazón, 22 avril 2005 :

    « (...) [La requérante] est l’une des plus importantes chanteuses latino-américaines et a la réputation d’être une diva capricieuse. Sa biographie est truffée de rumeurs au sujet de son homosexualité, de ses flirts avec les drogues et de ses coucheries.

    (...)

    -  P. : Définirais-tu la relation [entre la requérante et R.B.] comme orageuse ?

    -  F.B. : Oui.

    -  P. : Pour moi, une relation orageuse inclut des bagarres, des humiliations.

    -  F.B. : Oui, oui.

    -  P. : Et même de la violence... n’est-ce pas ?

    -  F.B. : De la violence ? Je ne sais pas à quel point.

    -  P. : Peux-tu nous décrire en quoi consistaient ces humiliations, qui humiliait qui, et nous dire si tu as été témoin de bagarres et si quelqu’un a été blessé ?

    -  F.B. : D’accord, je te raconte. Comme je l’ai déjà dit, je crois que leur relation était... Bref, le méchant était R.B. Il était totalement débridé (...). Mais, à l’époque où j’ai fait leur connaissance, l’omelette avait été retournée. C’était [la requérante] qui punissait R.B., (...) la relation était très orageuse, insupportable pour leur entourage, c’était toujours des discussions, toujours des humiliations de lui par elle (...)

    -  F.B. : Elle l’insultait constamment, le rabaissait devant tout le monde...

    (...)

    -  G.C. : Mais elle l’était ou elle ne l’était pas ? Tu as connu [la requérante]. Je te demande si elle est ou non bisexuelle.

    -  F.B. : Pour affirmer une telle chose, j’aurais dû être avec elle là-bas, or ce sont des choses que je n’ai pas vues. Oui, nous sommes amis et je vais te dire une chose, elle a toujours beaucoup joué avec ça, et tout a été très commenté et...

    -  P. : Mais qu’est-ce que ça veut dire, « jouer avec ça » ? Je ne comprends pas ce que tu veux dire.

    -  F.B. : Avec cette dualité... Dans les conférences de presse, elle a toujours beaucoup joué avec ça.

    -  P. : Mais toi, tu sais si elle vit avec quelqu’un ou si elle a eu une relation durable avec quelqu’un ou si elle s’est bagarrée...

    -  F.B. : Oui, elle a une amie spéciale que...

    -  G.C. : Elle ne s’appellerait pas L., par hasard ?

    -  G.C. : Oui, son nom a été prononcé dans l’émission de télévision [Aquí hay tomate], elle vit avec elle depuis très longtemps et, bon, c’est la personne dont on dit que...

    (...) »

    Émission Aquí hay tomate, 26 avril 2005 :

    « -  F.B. : (...) La relation [entre la requérante et R.B.] est devenue très orageuse, souvent en plein dîner elle lui parlait très mal, l’appelait « pédé », lui disait « dégage ».

    -  Voix off : une relation rentable ?

    (...)

    -  F.B. : Je crois que le problème que R.B. avait avec les drogues, c’est [la requérante] qui l’a provoqué, elle le rendait fou...

    -  Voix off : Une rumeur, en 2004, puis des images compromettantes de [la requérante] avec son amie intime E. ont fait penser que cela allait bien plus loin...

    -  F.B. : Il fallait trouver d’urgence un ami à [la requérante], elle devait sortir avec un homme pour faire taire les rumeurs relatives à son homosexualité (...) »

    Émission Crónicas marcianas, 4 mai 2005 :

    « (...)

    -  F.B. : Si, mais la rumeur au sujet de l’homosexualité de [la requérante] existe, la rumeur existe, en fait...

    -  B. : Cette rumeur existe parce que cette fille [E.] est une lesbienne très connue dans les milieux de Los Angeles, de Miami ; elle est sortie avec Madonna.

    -  F.B. : E. est un mannequin vénézuélien bien connu, elle est très belle et, bon... La rumeur est... la rumeur existe depuis très longtemps, et [la requérante] ne l’a ni confirmée ni niée. En fait, elles habitent ensemble...

    -  B. : Dans la vidéo, on le voit très bien - on me l’a aussi raconté -, elles se tartinent mutuellement de la crème d’une façon plus caressante qu’on ne le fait habituellement.

    -  F.B. : Elles sont des amies intimes, tous ceux qui les connaissent le savent. En fait, maintenant, il y a un très, très grand scandale à Los Angeles, parce que cette fille, E., a été surprise en train d’embrasser Paris Hilton (...)

    -  M. : Si R.B. retombe dans la drogue parce que l’autre [la requérante] n’en fait qu’à sa tête, c’est le problème de R.B., pas de [la requérante], tu comprends ? R.B. est un grand garçon.

    -  F.B. : Mais c’est elle qui l’a poussé.

    (...)

    -  V. : Tu dis qu’elle le ridiculisait, qu’elle l’appelait « pédé », qu’elle le traitait de tous les noms devant tout le monde.

    -  F.B. : C’est la réalité, c’est la vérité, et je veux que la vérité se sache.

    (...)

    -  F.B. : Ce qui compte n’est pas qu’elle soit homosexuelle, moi je pense qu’il se peut qu’elle soit bisexuelle ; elle a cette amie intime et en a eu d’autres aussi, d’après les rumeurs (...)

    -  I. : Non. E. est une fille absolument charmante, et elle a vraiment tenu compagnie à [la requérante] lorsqu’elles vivaient en Amérique en simples copines. Ce qui m’embête (...), c’est qu’on utilise l’homosexualité pour l’épingler, il s’agit d’une simple amitié et de rien d’autre.

    -  F.B. : Au contraire, I., elle devrait éclaircir ce point, mais elle ne dit ni une chose ni son contraire, elle joue avec cette ambiguïté.

    -  I. : Mais pourquoi devrait-elle répondre ?

    (...)

    -  L.C. : Que [la requérante] soit homosexuelle, cela me semble possible, je la vois joueuse, elle peut encore donner du fil à retordre (...) »

    6.  En mai 2005, la requérante forma, sur le fondement de l’article 249 § 1, alinéa 2, du code de procédure civile, une action civile tendant à la protection de son droit à l’honneur et à la vie privée contre certaines personnes physiques, dont F.B., son ancien manager, des présentateurs ou des collaborateurs de programmes « à sensation », ainsi que des personnes morales, dont des sociétés de production de programmes télévisés et les chaînes de télévision elles-mêmes (Cuarzo Producciones, Atlas España et Gestevisión Telecinco, Gestmusic Endemol S.A.), en raison du contenu de certaines émissions diffusées en avril et en mai 2005. Elle estimait que certains des commentaires faits dans ces émissions par les défendeurs avaient porté atteinte à ses droits fondamentaux. Elle affirmait enfin que F.B. avait participé, moyennant paiement, à deux de ces émissions pour répondre à des questions concernant sa vie privée à elle et gagner en notoriété. Une vidéo contenant les déclarations de F.B. fut également diffusée dans une autre émission et commentée par le présentateur de celle-ci.

    7.  Par un jugement du 19 février 2007, le juge de première instance no 1 de Madrid débouta la requérante. Il commença par circonscrire l’objet de la procédure, précisant que, « lors de l’audience interlocutoire, la partie demanderesse avait indiqué que seules faisaient l’objet de son action les opinions qui avaient été exprimées dans les trois émissions de télévision et qui faisaient référence aux trois aspects suivants : 1º)  l’attribution à la partie demanderesse d’inclinations homosexuelles, 2º)  les affirmations selon lesquelles la partie demanderesse avait poussé R.B. à la consommation de drogues et 3º)  les allégations selon lesquelles elle avait agressé R.B. ».

    8.  Concernant le droit à la protection de la vie privée invoqué par la requérante, le juge de première instance s’exprima comme suit :

    « QUATRIÈMEMENT. - (...) Faute de précisions relativement à la demande, non fournies dans la procédure en raison de l’absence non justifiée de comparution de la [requérante], ce qui a empêché de savoir dans quelle mesure et pour quels motifs elle se considérait comme offensée, il faudra supposer que les expressions concernant ses préférences sexuelles ou ses rapports avec R.B. ont porté atteinte à un aspect de sa vie qu’elle souhaite maintenir dans le domaine privé. En ce sens, d’après les preuves administrées et, concrètement, les documents produits et la connexion à Internet effectuée lors de l’audience, il apparaît que la question des goûts sexuels de [la requérante] n’appartenait plus à la sphère de sa vie privée déjà bien avant la diffusion des trois émissions de télévision objets de la présente procédure. Les défendeurs ayant parlé de cette question sur ces plateaux se sont bornés à faire état de l’existence de rumeurs qui auraient circulé en Amérique latine depuis des années, sans toutefois affirmer à aucun moment que la plaignante était ou n’était pas homosexuelle. Il n’y a donc pas d’atteinte à la vie privée [de l’intéressée]. Quant à la consommation de stupéfiants par R.B., (...) il n’en a été question que dans l’une des émissions télévisées, Crónicas marcianas, et en aucun cas il n’a été suggéré que la plaignante avait initié R.B. à la consommation des stupéfiants, ou qu’elle lui avait fourni de telles substances ; il a seulement été dit que la relation sentimentale orageuse qu’ils entretenaient avait pu conduire R.B. à consommer des stupéfiants. Ces propos portent atteinte au droit à la vie privée non pas de la plaignante, mais de R.B. Or celui-ci ne s’est pas senti vexé puisque non seulement il n’a pas fait de réclamation, mais il a lui-même tenu de tels propos au sujet de sa consommation de stupéfiants, qui était de notoriété publique. En dernier lieu, concernant les déclarations relatives à l’existence de mauvais traitements infligés par la plaignante à R.B., selon les enregistrements fournis par celle-ci, ni C. ni V. ni Ca. ni F.B. n’ont parlé de la relation orageuse qui aurait existé entre la plaignante et R.B. Ils se sont bornés à répondre par l’affirmative à des questions posées par des tiers, qui n’étaient pas défendeurs dans cette affaire, et à exprimer leur opinion sur une relation sentimentale qui, loin de rester dans la sphère intime de la plaignante, était entrée depuis longtemps dans le domaine public avec l’assentiment de cette dernière, qui parlait ouvertement de sa relation sentimentale avec R.B. C’est pourquoi il faut considérer que les propos tenus par les personnes physiques défenderesses dans les trois émissions de télévision objets de la présente affaire n’ont pas porté atteinte au droit à la vie privée de la [requérante] dans la mesure où ils concernaient un aspect de sa vie qui était depuis un certain temps déjà dans la sphère publique et dans l’opinion publique, et que, pendant tout ce temps, la plaignante n’a fait montre d’aucun mécontentement à cet égard. »

    9.  Concernant l’atteinte présumée au droit à l’honneur de la requérante, le juge estima que les commentaires relatifs à la consommation de stupéfiants par R.B. sous la prétendue influence de la requérante portaient uniquement sur l’état de leur relation sentimentale et non sur une incitation directe de l’intéressée à la consommation en question. S’agissant des allusions à l’orientation sexuelle de la requérante, le juge considéra qu’elles n’avaient pas porté atteinte à son honneur dans la mesure où l’homosexualité d’une personne ne doit plus aujourd’hui être vue comme « déshonorante » et où la requérante avait elle-même consenti tacitement à l’existence de cette polémique sur son orientation sexuelle. Enfin, il estima que les propos relatifs aux mauvais traitements que la requérante aurait infligés à R.B. ne portaient pas non plus atteinte à la réputation de la plaignante.

    Le juge s’exprima ainsi dans son jugement :

    CINQUIÈMEMENT. - Enfin, en ce qui concerne le droit à l’honneur de la plaignante et, tout d’abord, les propos relatifs à l’influence que cette dernière aurait exercée sur R.B. quant à la consommation de stupéfiants, il faut répéter ici ce qui a déjà été exposé sur le sens de ces commentaires, qui portaient uniquement sur l’état de leur relation sentimentale et ne prétendaient pas que [la requérante] avait incité directement son conjoint de l’époque à consommer des stupéfiants. On peut dès lors considérer que le seul à avoir subi une atteinte à l’honneur serait R.B. Il ne s’agit donc pas d’une atteinte à l’honneur de la plaignante. [Les propos en question] ne peuvent donc pas tomber sous le coup de l’article 7 de la Loi organique 1/1982. En ce qui concerne les allusions à la sexualité de la plaignante, il y a lieu de conclure, à la lumière de l’article 2 de la Loi organique 1/82, qu’elles ne portent pas non plus atteinte à l’honneur de l’intéressée dans la mesure où l’homosexualité d’une personne ne doit plus, aujourd’hui, être vue comme déshonorante et où la plaignante en avait elle-même tacitement convenu et était allée jusqu’à en jouer à des fins promotionnelles, comme le démontrent ses nombreuses allusions à cet égard, recueillies dans les documents fournis par les défendeurs. Enfin, en ce qui concerne les commentaires relatifs aux mauvais traitements infligés à R.B. par la plaignante, il faut considérer, sur la base de ce qui a été exposé dans la motivation au point précédent, qu’ils ne portent pas non plus atteinte à la réputation de la plaignante dans la mesure où la tendance de la requérante à avoir des réactions violentes était déjà de notoriété publique (documents nos 9 et 10 de la réponse de F.B.) sans qu’[elle-même] ait manifesté une quelconque contrariété à cet égard. »

    10.  Soutenant que les déclarations des défendeurs dans les émissions de télévision en cause avaient porté atteinte à son droit à l’honneur et au respect de sa vie privée, la requérante fit appel. Par un arrêt du 29 octobre 2007, l’Audiencia provincial de Madrid confirma le jugement attaqué, estimant que la requérante n’avait pas indiqué quels moyens de preuve auraient été interprétés de façon erronée par le juge a quo et que son grief n’était fondé que sur une appréciation subjective des commentaires transcrits dans son recours.

    11.  Par une décision du 12 mai 2009, le Tribunal suprême déclara irrecevable le pourvoi en cassation formé par la requérante.

    12.  La requérante forma alors un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel sur le fondement des articles 24 § 1 (droit à l’équité de la procédure) et 18 (droit à l’honneur et à la vie privée et familiale, notamment) de la Constitution. Par une décision du 5 octobre 2009, notifiée le 8 octobre 2009, la haute juridiction déclara elle aussi le recours irrecevable.

    II.  LE DROIT INTERNE ET EUROPÉEN PERTINENT

    13.  Les dispositions pertinentes de la Constitution espagnole sont ainsi libellées :

    Article 18

    « 1.  Le droit à l’honneur, à la vie privée et familiale (intimidad personal y familiar) et à l’image est garanti.

    (...) »

    Article 20

    « 1.  Sont reconnus et protégés les droits suivants :

    a)  le droit d’exprimer et de diffuser librement les pensées, les idées et les opinions oralement, par écrit ou par tout autre moyen de reproduction ;

    (...)

    d)  le droit de communiquer et de recevoir librement des informations véridiques par tout moyen de diffusion. (...)

    2.  L’exercice de ces droits ne peut être restreint par aucune forme de censure préalable.

    (...)

    4.  Ces libertés sont limitées par le respect des droits reconnus au titre 1, par les dispositions des lois d’application et, en particulier, par le droit à l’honneur, à la vie privée, à l’image et à la protection de la jeunesse et de l’enfance. »

    14.  La Loi organique 1/1982 du 5 mai 1982 sur la protection civile du droit à l’honneur, à la vie privée et familiale et à l’image dispose, dans ses parties pertinentes en l’espèce, ce qui suit :

    Article 1 § 1

    « Le droit fondamental à l’honneur, à la vie privée et familiale et à l’image, garanti par l’article 18 de la Constitution, sera protégé́ par le droit civil contre toute intromission illégitime, conformément aux dispositions d la présente loi. »

    Article 7

    « Sont considérées comme des ingérences illégitimes dans la sphère de protection délimitée par l’article 2 de la présente loi :

    (...)

    3.  La divulgation de faits relatifs à la vie privée d’une personne ou d’une famille portant atteinte à la réputation et à l’honneur de celle-ci ainsi que la révélation ou la publication du contenu de lettres, mémoires ou tous autres écrits personnels à caractère intime.

    4.  La divulgation de données privées d’une personne ou d’une famille qui auront été connues à travers l’activité professionnelle ou officielle de l’auteur des révélations.

    (...)

    7.  L’imputation de faits ou la manifestation de jugements de valeur à travers des actions ou des expressions portant atteinte à la dignité d’une personne ou entachant sa réputation ou son estime de soi. »

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

    15.  La requérante estime que les commentaires qui auraient été faits à son endroit dans le cadre de diverses émissions télévisées ont porté atteinte à son droit à l’honneur et au respect de sa vie privée. Elle précise que ces commentaires portaient sur :

    a)  son orientation sexuelle, et qu’ils se faisaient l’écho, sur un mode ironique et burlesque, de rumeurs quant à son homosexualité ou sa bisexualité présumées ;

    b)  une interruption volontaire de sa grossesse pour des motifs professionnels ;

    c)  le rôle qu’elle aurait joué dans la consommation de stupéfiants par son compagnon de l’époque, et

    d)  les mauvais traitements ainsi que les humiliations qu’elle aurait infligés à celui-ci.

    La requérante dénonce une violation de l’article 8 de la Convention, dont les parties pertinentes en l’espèce sont ainsi libellées :

    « 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

    2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire (...) à la protection des droits et libertés d’autrui. »

    A.  Sur la recevabilité

    16.  Le Gouvernement note que, dans le jugement rendu le 19 février 2003 par le juge de première instance nº 1 de Madrid, les commentaires relatifs à la grossesse de la requérante ont été écartés de la procédure. Il estime par conséquent qu’ils ne doivent pas faire l’objet de la présente requête. La requérante s’y oppose.

    17.  La Cour relève que l’objet de la procédure a été circonscrit dans ledit jugement de première instance aux trois aspects suivants : « 1º)  l’attribution à la partie demanderesse d’inclinations homosexuelles, 2º)  les affirmations selon lesquelles la partie demanderesse avait poussé R.B. à la consommation de drogues et 3º)  les allégations selon lesquelles elle avait agressé R.B. ». Elle note encore que la requérante elle-même a précisé lors de l’audience interlocutoire que seules faisaient l’objet de la procédure les opinions exprimées dans les trois émissions de télévision à cet égard (paragraphe 7 ci-dessus). Elle limitera dès lors son examen à l’objet ainsi délimité de la procédure en cause.

    18.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

    B.  Sur le fond

    1.  Les arguments des parties

    a)  Le Gouvernement

    19.  Le Gouvernement indique que l’article 8 de la Convention contient, outre l’obligation pour l’État de s’abstenir d’ingérences arbitraires dans la vie privée, l’obligation positive de mettre en œuvre toutes les mesures nécessaires pour garantir le droit au respect de la vie privée. Il ajoute que ce droit peut se heurter à celui qui garantit la liberté d’expression (article 10 de la Convention) et qu’il faut dès lors préserver l’équilibre entre les intérêts concurrents. Il précise enfin que l’État dispose d’une marge d’appréciation et que le droit à la liberté d’expression comprend expressément le champ de la presse.

    20.  Le Gouvernement note de plus que les tribunaux espagnols, après avoir pris en compte les moyens de preuve dont ils disposaient et fait usage de leur marge d’appréciation, ont estimé qu’il n’avait pas été porté atteinte au droit à la vie privée de la requérante au motif que les commentaires en cause, si critiquables fussent-ils en raison de leur caractère frivole, n’apportaient aucune nouvelle information, bien que le suivi des audiences des chaînes de télévision montrât une préférence du public pour ce type de programmes. Il précise qu’il s’agissait non pas d’une information obtenue au moyen de méthodes ignobles qui auraient porté atteinte à la vie privée de la requérante, mais de simples commentaires qui auraient concerné un personnage public ayant toujours exposé son intimité, qui auraient été fondés sur les déclarations de l’intéressée elle-même aux médias et qui, de plus, n’auraient eu aucun contenu injurieux.

    21.  Le Gouvernement estime que la présente espèce diffère de l’affaire Von Hannover c. Allemagne (no 59320/00, CEDH 2004-VI), qui avait pour objet le viol de l’intimité d’une personne par le biais de photographies la montrant dans des situations à caractère privé. Il considère que, dans la présente affaire, si les commentaires peuvent effectivement être qualifiés de frivoles, l’audimat des chaînes télévisées démontre le goût du public pour ce genre d’émissions, ce qui ferait tomber les propos en question dans le champ d’application de l’article 10 de la Convention relatif à la liberté d’expression. Il se réfère à cet égard à l’intérêt public des programmes télévisés comme ceux de l’espèce tant pour le public en général que pour les fans de la requérante, qui achètent ses disques et assistent à ses concerts.

    22.  Le Gouvernement indique en outre que, pour résoudre correctement le conflit entre le droit à la vie privée et le droit au respect de la liberté d’expression, il faut évaluer en l’espèce le zèle avec lequel la partie demanderesse a protégé sa vie privée et établir à quel point elle a tiré profit de l’exposition publique de sa personne.

    23.  Il est d’avis que les propos tenus dans les trois émissions de télévision en cause n’ont pas porté atteinte à la vie privée de la requérante dans la mesure où les informations portées à la connaissance du public n’auraient pas été obtenues de manière illégale ou par un viol de l’intimité de l’intéressée, mais où elles auraient déjà été connues et où certaines d’entre elles auraient été révélées par la requérante elle-même. Selon le Gouvernement, la requérante est connue non seulement comme artiste, mais également parce qu’elle a dévoilé sa vie privée et qu’elle a participé à l’actualité « people ». Selon un site Internet que les défendeurs auraient versé aux pièces du procès, c’est sa vie personnelle, à savoir, concrètement, sa relation avec R.B., fils d’un architecte espagnol connu, qui lui aurait permis de se faire connaître en Espagne. Pour le Gouvernement, aucune donnée à caractère intime n’a été divulguée dans les émissions en cause et aucun jugement méprisant n’a été porté sur l’orientation sexuelle de la requérante, qui peut, comme l’affirme le jugement rendu en première instance, être qualifiée d’homosexuelle sans que cela soit une insulte ou que cela porte atteinte à sa réputation. En outre, toujours selon le Gouvernement, il n’a pas été affirmé que l’intéressée fût homosexuelle. En ce qui concerne les agressions que celle-ci aurait perpétrées à l’encontre de son ancien compagnon, les émissions en cause se seraient bornées à indiquer les caractéristiques de la relation sentimentale des protagonistes, dont ceux-ci auraient eux-mêmes fait état auparavant dans la presse et dans les médias. Le Gouvernement affirme enfin que la requérante, personnalité publique, a de son plein gré exposé sa vie privée, sans doute, selon lui, en lien avec son travail en tant qu’artiste et avec sa volonté d’être présente dans les médias à des fins promotionnelles. Il est d’avis que l’intéressée n’a pas à réclamer devant cette Cour le droit à la protection des éléments de sa vie privée qu’elle a elle-même volontairement livrés à l’opinion publique.

    b)  La requérante

    24.  La requérante soutient, quant à elle, que la sexualité est un aspect de la vie privée des individus et que les commentaires qui auraient été faits à son insu dans les émissions de télévision en cause avaient pour seul dessein de salir son honneur et son image. Elle estime que sa qualité de personne publique connue pour ses activités artistiques ne justifie pas ce type de commentaires et que ceux-ci ne sont en rien de nature à contribuer à un débat public d’intérêt général. Elle dénonce le caractère critique et burlesque des commentaires en question relativement à des aspects de sa sexualité et de sa relation avec R.B. Elle distingue « l’intérêt public » et « l’intérêt du public », synonyme selon elle de « curiosité du public réclamant satisfaction », et elle est d’avis qu’un prétendu « droit aux commérages » ne peut justifier ce qu’elle considère comme une ingérence dans sa vie privée.

    La requérante argue ensuite que les commentaires faits dans le cadre des émissions télévisées ne sont pas tirés de déclarations qu’elle aurait elle-même faites lors d’entretiens qu’elle aurait accordés, mais qu’ils constituent des informations non vérifiées et qu’ils reprennent des déclarations de F.B., son ancien manager, basées sur des rumeurs ayant cours en Amérique latine et diffusées sans son consentement.

    25.  La requérante critique en outre âprement les émissions de télévision comme celles de l’espèce et, en particulier, celles que les parties défenderesses produisent ou présentent ou auxquelles elles participent. Elle soutient que ces programmes sont basés, selon leur propre formule, sur des « commérages relatifs aux aspects les plus troubles de la vie des personnes », et qu’ils sont diffusés dans un but purement commercial d’accroissement de l’audimat.

    2.  L’appréciation de la Cour

    a)  Principes généraux relatifs à la protection de la vie privée et à la liberté d’expression

    26.  La Cour rappelle que la notion de vie privée est une notion large, qui comprend des éléments se rapportant à l’identité d’une personne, tels que son nom, son image et son intégrité physique et morale. Il existe une zone d’interaction entre l’individu et des tiers qui, même dans un contexte public, peut relever de la vie privée. Ainsi, la publication d’une photographie, tout comme la diffusion d’images dans le cadre d’émissions de télévision accompagnées, comme en l’espèce, d’opinions, de critiques ou de commentaires portant sur des aspects de la vie strictement privée d’une personne (voir, mutatis mutandis, Société Prisma Presse c. France (déc.), nos 66910/01 et 71612/01, 1er juillet 2003, et Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS) c. France, no 12268/03, § 40, 23 juillet 2009), interfère avec la vie privée de cette dernière, même si elle est une personne publique (Von Hannover, précité, §§ 50 et 53, Petrina c. Roumanie, no 78060/01, § 27, 14 octobre 2008 et Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 95, CEDH 2012). Dans certaines circonstances, une personne, même connue du public, peut se prévaloir d’une « espérance légitime » de protection et de respect de sa vie privée (Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS), précité, § 53, et Von Hannover (no 2) [GC], précité, § 97).

    27.  La Cour rappelle que, dans les affaires comme celle de l’espèce, il lui incombe de déterminer si l’État, dans le cadre de ses obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention, a ménagé un juste équilibre entre le droit de la requérante au respect de sa vie privée et le droit de la partie adverse à la liberté d’expression protégée par l’article 10 de la Convention. Le paragraphe 2 de l’article 10 reconnaît que la liberté d’expression peut être soumise à certaines restrictions nécessaires à la protection de la vie privé ou la réputation d’autrui.

    28.  Le choix des mesures propres à garantir le respect de l’article 8 de la Convention dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des États contractants, que les obligations à la charge de l’État soient positives ou négatives. De même, sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les États contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cette disposition (Von Hannover (no 2) [GC], précité, § 104).

    29.  Toutefois, cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand celles-ci émanent d’une juridiction indépendante. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe cependant de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les décisions que celles-ci ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation se concilient avec les dispositions invoquées de la Convention (ibidem, § 105, avec les références citées, Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, no 34147/06, § 41, 21 septembre 2010).

    30.  Dans les affaires qui nécessitent une mise en balance entre le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression, la Cour considère que l’issue de la requête ne saurait en principe varier selon que l’affaire a été portée devant elle, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet du reportage ou, sous l’angle de l’article 10, par l’éditeur qui l’a publié. En effet, ces droits méritent a priori un égal respect. Dès lors, la marge d’appréciation devrait en principe être la même dans les deux cas (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, § 91, CEDH 2015 (extraits)).

    31.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, la condition de « nécessité dans une société démocratique » commande de déterminer si l’ingérence litigieuse correspondait à un besoin social impérieux, si elle était proportionnée au but légitime poursuivi, et si les motifs fournis par les autorités nationales pour la justifier sont pertinents et suffisants (Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), 26 avril 1979, § 62, série A no 30). La marge d’appréciation dont jouissent les autorités nationales pour déterminer s’il existe pareil « besoin » et quelles mesures doivent être adoptées pour y répondre n’est pas illimitée, elle va de pair avec un contrôle européen exercé par la Cour, qui doit dire en dernier ressort si une restriction se concilie avec la liberté d’expression telle que la protège l’article 10. Si la mise en balance à laquelle ont procédé les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis dans la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Von Hannover (no 2), précité, § 107, et Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 57, CEDH 2011).

    32.  La Cour a déjà eu l’occasion d’énoncer les principes pertinents qui doivent guider son appréciation dans ce domaine. Elle a ainsi posé un certain nombre de critères dans le contexte de la mise en balance des droits en présence (Von Hannover (no 2), précité, §§ 109-113) : la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée et l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, ainsi que, le cas échéant, les circonstances de l’espèce (Couderc et Hachette Filipacchi Associés [GC], précité, § 93). La Cour estime que les critères ainsi définis peuvent être transposés à la présente affaire.

    b)  Application de ces principes en l’espèce

    33.  En l’espèce, la Cour note que, dans le cadre de diverses émissions de télévision, des commentaires, pour le moins frivoles, ont été émis sur certains aspects de la vie privée de la requérante. Ils sont reproduits au paragraphe 5 ci-dessus. Ils portent essentiellement sur l’orientation sexuelle de la requérante et sur la relation orageuse qu’elle aurait entretenue avec son compagnon, les humiliations qu’elle lui aurait infligées et son rôle dans la consommation par lui de stupéfiants.

    i.  Quant à la contribution des émissions de télévision à un débat d’intérêt général et la notoriété de la personne y visée

    34.  La Cour note que, s’il existe un droit du public à être informé des publications ou des émissions de télévision ayant pour seul objet de satisfaire la curiosité d’un certain public à l’égard de détails de la vie privée d’une personne, quelle que soit la notoriété de celle-ci, en s’immisçant dans son intimité, celles-ci ne sauraient passer pour contribuer à un quelconque débat d’intérêt général pour la société (voir, mutatis mutandis, Campmany y Diez de Revenga et López-Galiacho Perona c. Espagne (déc.), no 54224/00, 12 décembre 2000, et MGN Limited c. Royaume-Uni, n39401/04, § 143, 18 janvier 2011), à supposer même que cette personne ait une certaine notoriété sociale (Von Hannover, précité, § 65). La Cour réaffirme à cet égard que l’intérêt général ne saurait être réduit aux attentes d’un public friand de détails quant à la vie privée d’autrui, ni au goût des lecteurs pour le sensationnel, voire pour le voyeurisme (Couderc et Hachette Filipacchi Associés [GC], précité, § 101). Elle rappelle que le caractère public ou notoire d’une personne influe sur la protection dont sa vie privée peut bénéficier. Elle relève toutefois qu’il ne s’agit pas, en l’espèce, d’une personne publique investie de fonctions officielles, donc le droit à préserver le secret de sa vie privée est en principe plus large (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A no 103).

    35.  La Cour observe que les juridictions internes ne se sont pas penchées sur ces questions en tant que telles et qu’elles se sont bornées à considérer que la requérante était une personne bien connue du public. Elle note que le fait que la requérante, chanteuse de profession, est connue du public espagnol en tant qu’artiste n’implique pas nécessairement que ses activités ou ses comportements dans la sphère privée puissent être considérés comme relevant de l’intérêt public. Elle note que les émissions basées sur des aspects strictement privés de la vie de la requérante ne comportaient pas la composante essentielle de l’intérêt public à même de légitimer la divulgation de ces informations, et ce malgré la notoriété sociale de l’intéressée, le public n’ayant pas un intérêt légitime à connaître certains détails intimes de la vie de celle-ci. Force est de constater que les invités des émissions litigieuses ont abordé et commenté exclusivement des détails - salaces aux yeux d’un certain type de public - de la vie privée de l’intéressée (voir, mutatis mutandis, Julio Bou Gibert et El Hogar y La Moda S.A., no 4929/02 (déc.), 13 mai 2003). Même si cet intérêt du public existe bel et bien, tout comme il existe pour les chaînes télévisées émettant ce type de programme « à sensation » un intérêt commercial, en l’espèce ces intérêts doivent l’un et l’autre s’effacer devant le droit de la requérante à la protection effective de sa vie privée.

    ii.  Quant au comportement antérieur de la personne concernée

    36.  Pour ce qui est du comportement de la requérante avant la diffusion des émissions télévisées litigieuses, la Cour rappelle que les informations portées à la connaissance du public par l’intéressé lui-même cessent d’être secrètes et deviennent librement disponibles (Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS), précité, § 52), affaiblissant le degré de protection à laquelle ce dernier pouvait prétendre au titre de sa vie privée. Toutefois, toute tolérance réelle ou supposée d’un individu vis-à-vis de publications portant sur sa vie privée n’est pas de nature à le priver nécessairement de son droit à la protection de celle-ci (Couderc et Hachette Filipacchi Associés [GC], précité, § 130, et Lillo-Stenberg et Sæther c.  Norvège, no 13258/09, § 38, 16 janvier 2014) dans le cadre, comme en l’espèce, des émissions de télévision mises en cause.

    37.  La Cour observe qu’en l’espèce, selon le juge de première instance, la question des goûts sexuels de la requérante n’appartenait plus à la sphère de sa vie privée bien avant la diffusion des émissions de télévision litigieuses et les intervenants dans lesdites émissions s’étaient bornés à faire état de l’existence de rumeurs ayant cours depuis longtemps en Amérique latine. Le juge a également considéré que la relation sentimentale que la requérante entretenait avec R.B. était entrée depuis longtemps dans la sphère publique dès lors que celle-ci en parlait ouvertement. Les propos tenus par les défendeurs dans les trois émissions de télévision en cause n’avaient pas violé, selon le jugement de première instance, le droit de la requérante au respect de sa vie privée, dans la mesure où ils auraient porté sur des aspects de sa vie qui étaient entrés dans la sphère publique et dans l’opinion publique, et où la requérante n’aurait fait montre d’aucun mécontentement à cet égard.

    38.  La Cour éprouve des difficultés à suivre le raisonnement du juge de première instance quant à l’existence des rumeurs mentionnées. Elle note que les documents produits par le Gouvernement, qui auraient aussi été portés à la connaissance des juridictions internes par les parties défenderesses, font état de rumeurs concernant la requérante et se réfèrent à des propos de tiers à son sujet. Elle observe qu’il s’agit, en tout état de cause, d’affirmations reprises par une pléthore de médias, espagnols et surtout latino-américains, qui se sont fait l’écho des commentaires ou des opinions d’une pléthore de tiers sur la vie privée de la requérante.

    39.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que le fait pour la requérante d’avoir profité de l’attention de la presse, comme le soutient le Gouvernement, ne saurait donner carte blanche aux chaînes de télévision en cause pour enlever toute protection à l’intéressée contre des commentaires incontrôlés sur sa vie privée.

    iii.  Quant au contenu, à la forme et aux répercussions des émissions de télévision litigieuses

    40.  Le Gouvernement estime que les commentaires en cause n’ont pas été obtenus au moyen de méthodes ignobles, qu’ils portaient sur un personnage public ayant toujours exposé sa vie privée et qu’ils n’avaient pas de contenu injurieux (paragraphe 20 ci-dessus). Il ajoute que, pour résoudre le conflit entre les droits fondamentaux en cause, il faut évaluer le zèle avec lequel la requérante protégeait sa vie privée et établir jusqu’à quel point elle a tiré profit de l’exposition publique de sa personne.

    41.  La Cour rappelle que, dès lors qu’est en cause une information ou des commentaires mettant en jeu la vie privée d’autrui, il incombe aux journalistes - ou à tout intervenant dans des émissions télévisées telles celles de l’espèce - de prendre en compte, dans la mesure du possible, l’impact des informations et des images à publier, avant leur diffusion. En particulier, certains événements de la vie privée et familiale font l’objet d’une protection particulièrement attentive au regard de l’article 8 de la Convention et doivent donc conduire les journalistes à faire preuve de prudence et de précaution lors de leur traitement (Editions Plon c. France, no 58148/00, §§ 47 et 53, CEDH 2004-IV). Au demeurant, le fait de répandre de façon indiscriminée des rumeurs non vérifiées et de faire des commentaires, sans contrôle ni limite, sur n’importe quel sujet relatif à la vie privée d’autrui ne devrait pas être vu comme anodin.

    42.  En tout état de cause, il appartenait aux instances nationales de procéder à une appréciation des émissions télévisées litigieuses de manière à opérer une distinction et une mise en balance entre ce qui était susceptible de toucher au cœur de la vie privée de la requérante et ce qui pouvait présenter un intérêt légitime pour le public.

    43.  La Cour observe que, dans son jugement, le juge a affirmé que l’homosexualité d’une personne ne devait plus aujourd’hui être vue comme « déshonorante ». Ce magistrat n’a toutefois pas examiné la question de savoir si le fait que des tiers s’expriment ouvertement sur ces aspects de la vie privée de la requérante, dans trois émissions de télévision auxquelles elle n’avait pas été invitée, auxquelles elle n’était pas présente et pour lesquelles elle n’avait pas donné son consentement, avait ou non porté atteinte à la vie privée de la requérante et était ou non protégé par le droit à la liberté d’expression des défendeurs.

    44.  S’agissant des propos relatifs à la prétendue incitation de la requérante à la consommation de stupéfiants par R.B., la Cour relève que le juge de première instance a noté qu’ils n’avaient été tenus que dans l’une des émissions en cause, et qu’il n’avait pas été suggéré que la requérante eût initié R.B. à la consommation des stupéfiants ou qu’elle lui en eût fourni, mais seulement que leur relation sentimentale orageuse avait pu pousser R.B. à consommer des stupéfiants. Selon le juge de première instance, cela avait porté atteinte au droit à la vie privée non pas de la requérante, mais de R.B. La Cour estime toutefois qu’aucune attention n’a été prêtée au fait que des tiers - les personnes intervenues dans ces émissions - s’étaient permis de questionner le caractère orageux ou non de la relation de la requérante avec son ex-compagnon ni aux libertés qu’ils avaient prises dans leurs propos.

    45.  Enfin, s’agissant des déclarations relatives à l’existence de mauvais traitements que la requérante aurait infligés à R.B., la Cour observe que, selon le juge de première instance, C., V., Ca. et F.B. s’étaient bornés à répondre par l’affirmative à des questions posées par des tiers et à exprimer leur point de vue sur une relation sentimentale qui, loin de rester dans la sphère intime de la requérante, aurait fait depuis longtemps son entrée dans la sphère publique, et ce avec l’assentiment de cette dernière.

    46.  La Cour relève que, bien que l’affaire ait été réexaminée en appel et en cassation ainsi que dans le cadre d’un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel, les juridictions internes se sont bornées à constater que la prétendue homosexualité, voire la bisexualité, de la requérante n’était pas déshonorante en soi, qu’il n’avait pas été suggéré que la requérante eût incité R.B. à consommer des stupéfiants, mais seulement que leur relation sentimentale orageuse avait pu être à l’origine de la prise de stupéfiants par ce dernier, et que la requérante n’avait pas elle-même démenti certaines rumeurs circulant dans l’opinion publique relativement à sa vie privée. La Cour considère que, grâce à leurs contacts directs et constants avec les réalités du pays, les cours et tribunaux internes se trouvent certes souvent mieux placés que le juge international pour apprécier l’intention des auteurs des commentaires et le but des programmes télévisés ainsi que les réactions potentielles du public aux commentaires en question. Elle observe toutefois qu’aucune réflexion de la sorte ne figurait dans les arrêts rendus en l’espèce, les juridictions nationales n’ayant aucunement procédé à une mise en balance circonstanciée des droits en litige pour apprécier si la « nécessité » de la restriction imposée au droit à la vie privée de la requérante était établie de manière convaincante. Les juridictions en question se sont en effet bornées à considérer que les commentaires en cause ne constituaient pas une atteinte à l’honneur de la requérante. Force est de constater qu’elles n’ont pas examiné les critères à prendre en compte en vue d’une juste appréciation du droit au respect de la liberté d’expression et du droit à la vie privée d’autrui.

    47.  Enfin, la Cour estime que les motifs définis par les juridictions internes n’étaient pas suffisants pour protéger la vie privée de la requérante et que cette dernière aurait dû bénéficier dans les circonstances de la cause d’une « espérance légitime » de protection de sa vie privée.

    48.  Dans ces conditions, eu égard à la marge d’appréciation dont les juridictions nationales disposent en la matière lorsqu’elles mettent en balance des intérêts divergents, la Cour conclut que celles-ci ont manqué à leurs obligations positives au titre de l’article 8 de la Convention. Partant, il y a eu violation de cette disposition.

    II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    49.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    50.  La requérante n’a présenté aucune demande de satisfaction équitable dans le délai imparti, s’étant bornée à mentionner dans sa requête le montant estimé des préjudices subis.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 février 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

      Stephen Phillips                                                                 Helena Jäderblom
            Greffier                                                                              Présidente


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