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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> MUFTUOGLU AND OTHERS v. TURKEY - 34520/10 (Judgment (Merits and Just Satisfaction) : Court (Second Section)) French Text [2017] ECHR 213 (28 February 2017)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2017/213.html
Cite as: CE:ECHR:2017:0228JUD003452010, ECLI:CE:ECHR:2017:0228JUD003452010, [2017] ECHR 213

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE MÜFTÜOĞLU ET AUTRES c. TURQUIE

     

    (Requêtes nos 34520/10, 34733/10 et 34745/10)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

    STRASBOURG

     

    28 février 2017

     

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

     


    En l’affaire Müftüoğlu et autres c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Julia Laffranque, présidente,
              Işıl Karakaş,
              Nebojša Vučinić,
              Paul Lemmens,
              Jon Fridrik Kjølbro,
              Stéphanie Mourou-Vikström,
              Georges Ravarani, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 janvier 2017,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouvent trois requêtes (nos 34520/10, 34733/10 et 34745/10) dirigées contre la République de Turquie et dont trois ressortissants de cet État, MM. Halil Hilmi Müftüoğlu, Adnan Tınarlıoğlu et Turgut Aksu (« les requérants »), ont saisi la Cour le 15 mai 2010 (pour le premier requérant ) et le 17 juin 2010 (pour le deuxième et le troisième requérant) en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Les requérants ont tous été représentés par Mes C. Gökdoğan et G. Karakaş, avocats à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

    3.  Les requérants alléguaient avoir fait l’objet de mauvais traitements de la part de policiers.

    4.  Le 14 janvier 2014, les deuxième et troisième requêtes ont été communiquées au Gouvernement. Le 17 septembre 2014, la première requête a été communiquée au Gouvernement et déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour. Pour les trois requêtes, les parties ont été demandées à formuler des observations et verser des documents uniquement dans le cadre des questions posées au sujet de l’article 3 de la Convention.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  Les requérants sont nés respectivement en 1965, en 1966 et en 1961 et résident à Istanbul.

    6.  Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

    A.  La genèse de l’affaire

    7.  Le 12 novembre 1999, dans le cadre d’une vaste opération policière menée contre la fondation Bilim Araştırma Vakfı (la fondation de la recherche scientifique, plus communément appelée « la BAV »), 93 personnes, dont les requérants, furent arrêtées par des agents de la section du crime organisé de la direction de la sûreté d’Istanbul et placées en garde à vue.

    8.  Du 12 au 18 novembre 1999, les requérants furent examinés par les médecins de différents établissements hospitaliers à Istanbul, soit avec d’autres personnes gardées à vue, soit individuellement :

     

     

     

    Date

    Établissement ayant établi le rapport médical

    Personnes concernées

    Constat

    12/11/99

    Institut de médecine légale

    H.H. Müftüoğlu et A. Tınarlıoğlu

    Aucune trace de coups et blessures

    13/11/99

    Hôpital de Şişli Etfal

    T. Aksu

    Le patient a un bon état général ; il est conscient et coopère ; l’examen externe n’a révélé aucune trace de coup ou de blessure.

    14/11/99

    Hôpital d’État de Bakırköy

    57 personnes dont les trois requérants

    Aucune trace de coup ou de blessure

    15/11/99

    Hôpital de Şişli Etfal

    T. Aksu

    L’examen externe n’a révélé aucune trace de coup ou de blessure.

    15/11/99

    Hôpital de Şişli Etfal

    H.H. Müftüoğlu

    Le patient a un bon état général ; il est conscient et coopère ; l’examen externe n’a révélé aucune trace de coup ou de blessure.

    16/11/99

    Hôpital de Haseki

    T. Aksu

    Constat de sang dans les vomissures ; il est conscient et coopère ; il a la nausée et mal au ventre.

    16/11/99

    Hôpital d’État de Bakırköy

    53 personnes dont les trois requérants

    Aucune trace de coup ou de blessure

    17/11/99

    Institut de médecine légale

    A. Tınarlıoğlu

    Le patient ne se plaint de rien ; [il n’y a] aucune trace de coup ou de blessure [sur le corps du requérant].

    17/11/99

    Institut de médecine légale

    Deux personnes dont T. Aksu

    Aucune trace de coup ou de blessure

    17/11/99

    Hôpital Vakif Gureba

    12 personnes dont H.H. Müftüoğlu et A. Tınarlıoğlu

    Aucune trace de coup ou de blessure

    18/11/99

    Hôpital de Beyoğlu

    T. Aksu

    Le patient ne se plaint de rien ; [il n’y a] aucune trace de coup ou de blessure [sur le corps du requérant].

    18/11/99

    Institut de médecine légale

    H.H. Müftüoğlu

    Le patient ne se plaint de rien ; [il n’y a] aucune trace de coup ou de blessure [sur le corps du requérant].

     

    9.  Après avoir été interrogés par la police puis par le procureur de la République près la cour de sûreté de l’État, T. Aksu fut libéré le 17 novembre 1999 et H.H. Müftüoğlu et A. Tınarlıoğlu le furent le lendemain. Le 18 novembre 1999, dans sa déposition devant le procureur de la République, H.H. Müftüoğlu précisa qu’il ne confirmait pas la déposition recueillie durant sa garde à vue, que des policiers l’avaient rédigée, que ces derniers ne l’avaient pas laissé la lire et qu’il n’avait rien à ajouter.

    B.  La procédure pénale dirigée contre les requérants

    10.  Le 11 janvier 2000, le procureur de la République engagea une action pénale à l’encontre de 36 personnes, dont les requérants, pour avoir apporté de l’aide et participé à une organisation criminelle.

    11.  Le 7 avril 2000, lors de leur audition devant la cour de sûreté de l’État, les requérants firent les dépositions suivantes :

    H.H. Müftüoğlu  :

    « Je n’accepte pas ma déposition faite à la direction de la sûreté ; elle a été recueillie sous la pression et sous la torture. Je n’ai rien à dire pour les autres dépositions. Ils m’ont fait signer les procès-verbaux les yeux bandés. »

    T. Aksu :

    « Je n’accepte pas ma déposition faite à la direction de la sûreté ; elle a été recueillie sous la pression. »

    A. Tınarlıoğlu  :

    « Je n’accepte pas ma déposition faite à la direction de la sûreté ; elle a été recueillie sous la pression. »

    12.  Après l’abolition définitive des cours de sûreté de l’État par la loi no 5190 du 30 juin 2004, l’affaire fut transférée à la cour d’assises d’Istanbul.

    13.  Le 9 mai 2008, la cour d’assises d’Istanbul mit fin à la procédure au motif que le délai de prescription pour le chef d’accusation d’aide à une organisation criminelle et de participation à celle-ci était écoulé.

    14.  Le 28 décembre 2009, la Cour de cassation confirma la décision du tribunal du fond de mettre fin à la procédure pour cause de prescription.

    C.  La procédure pénale dirigée contre les policiers

    15.  À une date non précisée en 2000, certaines personnes, dont les requérants, auraient déposé une plainte pour torture contre les policiers responsables de leur garde à vue.

    16.  Plusieurs procédures furent engagées contre les policiers. Les faits marquants des procédures concernant les requérants peuvent se résumer comme suit.

    17.  Le 26 octobre 2001, le parquet de Fatih rendit une décision de non-lieu à l’égard des policiers.

    18.  Le 21 novembre 2002, la cour d’assises de Beyoğlu rejeta l’opposition formulée contre la décision de non-lieu.

    19.  Cependant, le 5 mars 2004, cette même cour d’assises décida d’élargir l’enquête à la suite de la demande d’un autre plaignant et demanda l’établissement de rapports médicaux à l’institut de médecine légale.

    20.  Le 3 avril 2005, bien que les rapports médicaux n’eussent pas encore été versés au dossier, la cour d’assises de Beyoğlu annula la décision de non-lieu du parquet de Fatih et ordonna d’engager des poursuites pénales contre les policiers impliqués.

    21.  Par un acte d’accusation du 22 juin 2005, le procureur de la République d’Istanbul, se fondant sur l’article 241 § 1 de l’ancien code pénal, tel que modifié le 26 août 1999 (loi no 765), intenta une action pénale contre huit policiers, A.E., M.R., S.G., V.M., N.K., SA, A.S.S. et O.K., pour avoir torturé 26 personnes, dont H.H. Müftüoğlu, pendant la garde à vue de celles-ci en novembre 1999. L’affaire fut enregistrée devant la 7e chambre de la cour d’assises d’Istanbul sous le no 2005/273.

    22.  À l’audience du 24 janvier 2007, la 7e chambre de la cour d’assises d’Istanbul entendit H.H. Müftüoğlu. Celui-ci déclara que, le deuxième jour de sa garde à vue, S.K. lui avait écrasé les testicules et que, alors qu’il avait les yeux bandés, le policier lui avait donné des coups de poing au visage. Il ajouta qu’un autre policier lui avait appliqué du courant électrique sur les organes génitaux.

    23.  À partir du 10 mai 2006, les requérants furent examinés par des médecins de différents établissements hospitaliers d’Istanbul, qui établirent plusieurs rapports médicaux. Les conclusions de ces rapports peuvent être résumées comme suit :

     

    Date

    Établissement ayant établi le rapport médical

    Personnes concernées

    Constat

    10/05/2006

    Un collège de trois médecins spécialistes de médecine légale dont le chef du service de médecine légale de l’université d’Istanbul

    A. Tınarlıoğlu

    - comme il n’existe aucune information concernant les plaintes des intéressés dans les rapports provisoires établis pendant leur garde à vue, l’on peut considérer que les médecins qui les ont examinés n’ont pas fait une anamnèse correcte ;

    - les consultations ne sont pas conformes à l’éthique et aux conventions internationales dans la mesure où les forces de sécurité étaient présentes pendant certaines consultations et où certaines consultations ont été réalisées en groupe ;

    - la mention « aucune trace de coup ou de blessure » dans les rapports médicaux établis pendant la période de la garde à vue des requérants n’est pas fiable ;

    - le fait qu’aucun examen psychiatrique n’a été réalisé est une lacune.

    10/05/2006

    Un collège de trois médecins spécialistes de médecine légale dont le chef du service de médecine légale de l’université d’Istanbul

    T. Aksu

    - comme il n’existe aucune information concernant les plaintes des intéressés dans les rapports provisoires établis pendant la garde à vue, l’on peut considérer que les médecins qui les ont examinés n’ont pas fait une anamnèse correcte ;

    - les consultations ne sont pas conformes à l’éthique et aux conventions internationales dans la mesure où les forces de sécurité étaient présentes pendant certaines consultations et où certaines consultations ont été réalisées en groupe ;

    - la mention « aucune trace de coup ou de blessure » dans les rapports médicaux établis pendant la période de la garde à vue des requérants n’est pas fiable ;

    - le fait qu’aucun examen psychiatrique n’a été réalisé est une lacune.

    14/06/2006

    Hôpital d’Acıbadem, service d’ophtalmologie

    H.H. Müftüoğlu

    - un ptosis aponévrotique lié à une rupture du tendon (aponévrose) du muscle de la paupière supérieure gauche a été constaté ;

    - intervention chirurgicale effectuée avec succès ;

    - aucune complication constatée lors des contrôles.

    03/07/2006

    Un collège de trois médecins spécialistes de médecine légale dont le chef du service de médecine légale de l’université d’Istanbul

    H.H. Müftüoğlu

    - identifié à l’examen et traité lors de l’intervention chirurgicale, le ptosis de la paupière gauche pourrait avoir été le résultat du traumatisme subi lors de la garde à vue de l’intéressé en 1999 ;

    - le stress post-traumatique et la dépression majeure constatés lors de la consultation psychiatrique peuvent provenir du traumatisme que celui-ci allègue avoir subi lors de sa garde à vue en 1999 ;

    - le ptosis constaté sur la paupière gauche, le stress post-traumatique et la dépression majeure constatés sont conformes au récit des événements de 1999 ;

    - ces faits n’ont pas causé de danger vital ; il serait impossible de résoudre le problème par une intervention médicale simple ; le stress post-traumatique et la dépression majeure ont détérioré la santé et les capacités de perception de l’intéressé ; aucune fracture osseuse n’a été constatée ; il serait opportun de réévaluer ultérieurement sa situation en ce qui concerne le stress post-traumatique et la dépression majeure.

    30/11/2007

    La 2e section de l’institut de médecine légale

    A. Tınarlıoğlu

    Il n’existe pas de preuve solide de torture pendant la garde à vue de l’intéressé.

    25/02/2008

    La 2e section de l’institut de médecine légale

    T. Aksu

    Il n’existe pas de preuve solide de torture pendant la garde à vue de l’intéressé.

    25/03/2011

    La 2e section de l’institut de médecine légale

    H.H. Müftüoğlu

    - les documents médicaux établis pendant la période de la garde à vue contiennent plusieurs éléments non conformes aux dispositions législatives en vigueur, aux droits universels des patients ainsi qu’à l’éthique ;

    - les symptômes du syndrome de stress post-traumatique ainsi que les symptômes dépressifs constatés par le service de médecine légale de l’université d’Istanbul le 16 juin 2006 peuvent résulter de la période de la garde à vue mais aussi de traumatismes subis pendant les six années ayant suivi la garde à vue de 1999 ;

    - le ptosis constaté sur la paupière gauche qui a fait l’objet d’une intervention chirurgicale le 2 juin 2006 n’a pas été constaté à la fin de la garde à vue en 1999 alors que l’intéressé avait été examiné par un médecin légiste (qui était également ophtalmologue) ; il n’existe donc pas de preuves que ce ptosis soit survenu pendant la garde à vue.

    21/09/2012

    Un collège de trois médecins spécialistes de médecine légale dont le chef du service de médecine légale de l’université d’Istanbul

    H.H. Müftüoğlu

    Le rapport établi par la 2e section de l’institut de médecine légale, qui n’a pas pris en considération le récit du patient, les conclusions des examens physiques ni les interprétations psychiques, a des similitudes avec les rapports médicaux versés aux dossiers dans lesquels la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la Turquie en raison de l’absence dans ces rapports des conclusions des récits des patients et des examens.

    12/08/2014

    Un collège de trois médecins spécialistes de médecine légale dont le chef du service de médecine légale de l’université d’Istanbul

    A. Tınarlıoğlu

    - durant sa garde à vue, l’intéressé a été examiné plusieurs fois par des médecins de différents hôpitaux, souvent avec les autres personnes gardées à vue ; la plupart des rapports établis à son sujet ne mentionnent aucune plainte de sa part ; les consultations ne sont pas conformes à l’éthique et aux conventions internationales dans la mesure où le principe de confidentialité n’a pas été respecté ; par conséquent, la mention « aucune trace de coup ou de blessure » dans les rapports médicaux établis pendant la période de la garde à vue des requérants n’est pas fiable et la torture (passages à tabac et violence verbale) n’est pas exclue ;

    - le rapport établi par la 2e section de l’institut de médecine légale sur la base de rapports qui eux-mêmes n’ont pas été établis conformément à la réglementation ne serait pas suffisant pour exclure le fait que la personne concernée a subi de torture ;

    - lors de l’examen corporel général du 13 mars 2014, une bosse d’un diamètre de 3,5 cm a été constatée sur le dessus du crâne, dans le cuir chevelu (selon le patient, cette lésion résulte d’une coupure de 2 cm) ; d’autres lésions sur l’avant-bras gauche ont été constatées ; d’après leur localisation et leur couleur, ces lésions concordent avec le récit de l’intéressé ; par ailleurs, les lésions sur l’avant-bras gauche correspondent à des traces des menottes ;

    - lorsque les constats relatifs aux traumatismes physique et psychique sont évalués ensemble, l’on peut constater que les mauvais traitements allégués sont conformes au récit du patient ; ces mauvais traitements n’ont pas causé de danger vital ; la santé et les capacités de perception de l’intéressé se sont détériorées de telle manière qu’il ne serait pas possible d’y remédier par une intervention médicale simple ; d’après la classification internationale des maladies de l’Organisation mondiale de la santé, ces mauvais traitements sont considérés comme étant de la « Torture (Y07.3) ».

    13/08/2014

    Un collège de trois médecins spécialistes de médecine légale dont le chef du service de médecine légale de l’université d’Istanbul

    T. Aksu

    - durant la période de la garde à vue, l’intéressé a été examiné plusieurs fois par des médecins de différents hôpitaux, souvent avec les autres personnes gardées à vue ; la plupart des rapports ne font état d’aucune plainte de sa part ; les consultations ne sont pas conformes à l’éthique et aux conventions internationales dans la mesure où le principe de confidentialité n’a pas été respecté ; par conséquent, la mention « aucune trace de coup ou de blessure » dans les rapports médicaux établis pendant la période de la garde à vue des requérants n’est pas fiable et la torture (passages à tabac et violence verbale) n’est pas exclue ;

    - le rapport établi par la 2e section de l’institut de médecine légale sur la base de rapports qui eux-mêmes n’avaient pas été établis conformément à la réglementation ne serait pas suffisant pour exclure le fait que la personne concernée a été torturée ;

    - lors de l’examen général du 13 mars 2014, des lésions ont été constatées au niveau du majeur de la main gauche, de la malléole interne gauche et du dos ; il est possible qu’elles résultent de traumatismes des tissus mous, mais il serait médicalement impossible de faire des commentaires quant au moment de la survenance de ces lésions en raison de la durée de 15 ans qui sépare les faits de l’examen ; ce laps de temps rend possible la guérison des lésions traumatiques ; ce constat n’est pas suffisant pour exclure que la personne concernée a été torturée ;

    - eu égard à l’absence de preuves, il est impossible de faire un commentaire seulement à partir du « constat de sang dans les vomissures » et d’affirmer que la personne a souffert d’une hémorragie interne ;

    - l’absence d’examen psychiatrique est une lacune ; en rapport avec les mauvais traitements que l’intéressé allègue avoir subis, les symptômes du syndrome du stress post-traumatique à un niveau moyen ainsi que des symptômes dépressifs sont constatés ;

     

    - le traumatisme psychologique constaté est conforme au récit de l’intéressé ; il n’a pas causé de danger vital ; la santé et les capacités de perception du patient se sont détériorées de telle manière qu’il ne serait pas possible d’y remédier avec une intervention médicale simple ; d’après la classification internationale des maladies de l’Organisation mondiale de la santé, ce traumatisme est considéré comme étant de la « Torture (Y07.3) ».

     

    24.  Le 28 décembre 2006, le procureur de la République de Fatih entendit A. Tınarlıoğlu. Ce dernier déclara qu’il croyait avoir déjà porté plainte pour dénoncer la torture qu’il alléguait avoir subie lors de son arrestation en 1999 mais qu’il lui fallait s’entretenir avec son avocat pour plus de précisions. Il soutint que, lors de son arrestation et pendant la période de sa garde vue en 1999, il avait été torturé par des agents de la section du crime organisé de la direction de la sûreté d’Istanbul. Il affirma qu’ils l’avaient passé à tabac, insulté et menacé avec un revolver. Il aurait craint pour sa vie, car les policiers lui auraient dit, en montrant la fenêtre des toilettes, qu’une personne gardée à vue s’était défenestrée. Il allégua qu’il avait fait une déposition d’une demi-page seulement mais que les policiers lui avaient fait signer un document de six pages. Il déclara qu’il avait les yeux bandés lors de sa déposition, contrairement au début de sa garde à vue. Il ajouta que, lorsqu’il avait été envoyé subir un examen médical avec d’autres personnes gardées à vue, le policier S.K. qui les accompagnait avait fait pression sur eux pour qu’ils ne disent rien. Il indiqua que le policier A.İ. était présent au poste de police même s’il ne pouvait pas dire avec exactitude si celui-ci les avait torturés. Il cita les noms de certains policiers mais dit ne pas savoir exactement qui avait torturé les deux autres requérants et d’autres personnes en garde à vue.

    25.  Le 17 janvier 2007, le procureur de la République de Fatih entendit T. Aksu, qui déclara à son tour avoir déposé une plainte pour torture lors de son arrestation en 1999. T. Aksu déclara qu’une enquête était en cours devant la 7e chambre de la cour d’assises d’Istanbul et que la procédure contre A.İ., S.K. et B.K. était pendante. Il ajouta qu’il avait omis de porter plainte contre le policier V.M. mais déclara que ce dernier l’avait aussi torturé. Quant aux mauvais traitements qu’il aurait subis, il renvoya à ses dépositions précédentes.

    26.  Le 28 novembre 2008, le procureur de la République de Fatih inculpa les policiers V.M., A.İ., S.K. et B.K. du chef de torture. Dans l’acte d’accusation, le procureur notait que, en 2005, en raison des événements liés à l’opération de 1999, plusieurs policiers avaient été mis en cause dans le cadre de la procédure pénale devant la cour d’assises d’Istanbul (voir paragraphes 21-22, ci-dessus) et que, lors des audiences, certaines personnes avaient déposé des plaintes contre des policiers autres que ceux qui avaient déjà été inculpés.

    Par ailleurs, il constatait que, d’après les rapports médicaux, il n’existait pas de preuves solides attestant que A. Tınarlıoğlu et T. Aksu avaient subi des traumatismes physiques externes. Il ajoutait toutefois que la torture ne se limitait pas à des moyens uniquement physiques et que, pour des cas similaires, une procédure pénale avait été engagée contre les policiers devant la 7e chambre de la cour d’assises d’Istanbul. Il concluait que les plaintes des requérants ne se limitaient pas aux agressions physiques et que, eu égard aux rapports établis par les experts médicaux, il y avait suffisamment de preuves pour engager une action publique concernant les faits reprochés aux policiers en l’espèce.

    27.  L’affaire fut enregistrée devant la 7e chambre de la cour d’assises d’Istanbul sous le no 2008/496. Le nombre de plaignants s’élevait à onze, dont les trois requérants.

    28.  Le 11 décembre 2009, la 7e chambre de la cour d’assises d’Istanbul décida de joindre l’affaire no 2008/496 à l’affaire no 2006/80 de la 6e chambre puisque les faits et la question de fond présentaient des similitudes. Il fut décidé que la 6e chambre allait continuer la procédure sous le no 2006/80. Dans cette affaire, une action pénale avait été dirigée contre cinq policiers (S.K., A.I., A.E., V.M. et B.K.) pour avoir torturé 11 personnes, dont trois requérants, pendant la garde à vue de ceux-ci en novembre 1999.

    29.  Le 28 décembre 2011, la 7e chambre de la cour d’assises d’Istanbul (dans l’affaire no 2005/273) acquitta les huit policiers (A.E., M.R., S.G., V.M., N.K., SA, A.S.S. et O.K.) du chef de torture de dix personnes, dont H.H. Müftüoğlu.

    30.  Les parties intervenantes, dont H.H. Müftüoğlu , et le procureur de la République se pourvurent en cassation.

    31.  Le 11 avril 2013, la Cour de cassation cassa l’arrêt de la 7e chambre de la cour d’assises (affaire no 2005/273). Après la cassation, l’affaire fut enregistrée devant la 7e chambre sous le no 2013/260.

    32.  Le 29 mai 2013, la 6e chambre de la cour d’assises d’Istanbul tint la 19e audience dans l’affaire no 2006/80, à laquelle plusieurs parties intervenantes, dont les trois requérants, participèrent. Ces derniers réitérèrent leurs allégations concernant la torture qu’ils auraient subie. T. Aksu identifia deux des policiers présents à l’audience.

    À la fin de l’audience, compte tenu de la similitude de l’affaire avec l’affaire no 2013/260 de la 7e chambre de la cour d’assises d’Istanbul quant aux faits et à la question de fond, la 6e chambre décida de les joindre pour ne pas risquer d’aboutir à des jugements contradictoires. Il fut également décidé que la 7e chambre allait continuer la procédure sous le no 2013/260.

    33.  Les 24 juin 2013, 21 novembre 2013, 23 janvier 2014, 20 mars 2014, 8 mai 2014, 15 septembre 2014 et 23 décembre 2014, la 7e chambre de la cour d’assises d’Istanbul tint des audiences et continua à recueillir des preuves. Les requérants versèrent les rapports médicaux susmentionnés au dossier. L’audience suivante fut fixée au 5 mars 2015.

    34.  Depuis le versement au dossier de leurs observations, les parties n’ont pas informé la Cour de l’évolution de l’affaire. La procédure est vraisemblablement toujours pendante devant les juridictions internes.

    II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

    35.  L’article 243 § 1 de l’ancien code pénal, tel que modifié le 26 août 1999, était rédigé dans les termes suivants :

    « Tout fonctionnaire public qui, pour faire avouer des délits ou empêcher la victime, la partie civile, la partie intervenante ou le témoin de signaler des événements, de porter plainte, de dénoncer ou de témoigner ou, pour toute autre raison, torture ou recourt à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, sera puni de huit ans de réclusion au maximum et de l’interdiction à perpétuité ou pour un temps d’exercer des fonctions publiques. »

    EN DROIT

    I.  JONCTION DES REQUÊTES

    36.  Compte tenu de la similitude des requêtes quant aux faits et à la question de fond qu’elles posent, la Cour décide de les joindre et de les examiner dans un seul et même arrêt.

    II.  LA PORTEE DE L’EXAMEN

    37.  En ce qui concerne les requêtes nos 34733/10 et 34745/10, se référant aux formulaires de requête, le Gouvernement demande à la Cour de les rejeter car il estime qu’elles ne sont pas conformes à l’article 47 du règlement de la Cour.

    Le Gouvernement soutient d’abord que, même si les requérants allèguent aussi une violation de l’article 3 de la Convention et mentionnent cet article dans la partie 4 des formulaires de requêtes (exposé des faits) et dans la partie 15 de ces formulaires (exposé de la ou des violations de la Convention), aucune mention de cet article n’est faite dans les 44 paragraphes où sont exposées les allégations des requérants.

    Il argue ensuite que tous les faits relatés dans ces formulaires concernent la procédure par laquelle les requérants ont été jugés et que ces derniers ne mentionnent pas les procédures par lesquelles les policiers sont jugés pour torture. À cet égard, le Gouvernement cite un certain nombre de dossiers que les requérants ou d’autres personnes ont portés devant la Cour, qui concernent plusieurs articles de la Convention et qui ont fait l’objet de différentes décisions de la Cour.

    38.  La Cour rappelle qu’au sujet de la régularité de l’introduction d’une requête, elle doit tenir dûment compte du contexte, à savoir le mécanisme de sauvegarde des droits de l’homme que les Parties contractantes sont convenues d’instaurer. En particulier, elle doit, lors de l’examen de la recevabilité d’une requête, tenir compte de la finalité des obligations imposées au requérant, à savoir du bon déroulement de la procédure devant elle. À moins qu’il ne s’agisse d’une règle dont le non-respect doit, le cas échéant, être soulevé d’office, telle que le respect du délai de six mois, le manquement à des règles de procédure n’affectant aucunement l’identification des éléments essentiels de la requête ne peut, dans le régime en vigueur sous l’empire de l’ancien article 47 du règlement, entraîner d’une façon automatique l’irrecevabilité de celle-ci ; il peut cependant donner lieu, le cas échéant, à l’adoption de mesures moins drastiques, comme le refus de prendre en compte des documents non fournis en bonne et due forme dès lors que la partie ne soumettrait pas un document rectifié (Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, § 36, 8 juillet 2014).

    39.  La Cour constate que, même si A. Tınarlıoğlu n’a pas cité l’article 3 de la Convention dans la partie 15 de son formulaire de requête, les deux autres requérants ont explicitement invoqué cet article et se plaignent d’avoir été torturés. Les parties pertinentes en l’espèce des formulaires de requête de A. Tınarlıoğlu et de T. Aksu se lisent comme suit :

    A. Tınarlıoğlu  :

    - dans la partie « Exposé des faits » :

    « Du 12 novembre 1999 au 17 novembre 1999, le requérant est resté en garde à vue pendant six jours à la direction de la sûreté d’Istanbul et a subi de graves tortures. »

    - dans la partie «  Exposé de l’objet de la requête » :

    « en raison de l’interdiction de la torture (article 3) »

    T. Aksu :

    - dans la partie « Exposé des faits » :

    « Du 12 novembre 1999 au 18 novembre 1999, le requérant est resté en garde à vue pendant six jours et demi à la direction de la sûreté d’Istanbul et a subi de graves tortures. »

    - dans la partie «  Exposé de l’objet de la requête » :

     « en raison de l’interdiction de la torture (article 3) »

    - dans la partie « Exposé de la ou des violations de la Convention », point 12 :

    « Ainsi, la C[our]EDH accepte le fait de recueillir des dépositions en l’absence d’un avocat comme preuve de torture. Eu égard au rapport médical [de mon] client du 16 novembre 1999, aux dépositions des témoins et aux procès de torture en cours, et notamment dans le procès de la BAV où mon client se trouve parmi les personnes jugées, le principe de l’interdiction de la torture a été violé (article 3 de la CEDH). »

    40.  En ce qui concerne le fait que les requérants ont uniquement mis l’accent sur la procédure qui a été menée à leur encontre, la Cour observe que cette procédure a longtemps été la principale procédure à suivre l’arrestation et la garde à vue des requérants. Cela n’a pas empêché les requérants de formuler leur grief concernant l’article 3 de la Convention.

    41.  En l’espèce, la Cour estime que l’omission par A. Tınarlıoğlu de mentionner l’article 3 de la Convention dans la partie 15 du formulaire de requête n’est pas de nature à empêcher l’examen de la requête. Il y a donc lieu de rejeter l’objection du Gouvernement sur ces points.

    42.  En tout cas, en ce qui concerne la méconnaissance alléguée de l’article 47 ancien de son règlement intérieur, dans sa version qui était en vigueur jusqu’au 1er janvier 2014, la Cour réaffirme que l’application de cette disposition relève de sa compétence exclusive concernant l’administration des procédures devant elle, les États contractants ne pouvant y puiser des motifs d’irrecevabilité pour en exciper sur le terrain de l’article 35 de la Convention (voir, par exemple, Gözüm c. Turquie, n4789/10, § 31, 20 janvier 2015, et Aydoğdu c. Turquie, no 40448/06, § 53, 30 août 2016). Par ailleurs, la procédure semblerait toujours être pendante, et les requérants ont depuis versé plusieurs documents au dossier devant elle afin de détailler leurs allégations concernant l’article 3 de la Convention.

    III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

    43.  Invoquant les articles 3 et 13 de la Convention, les requérants se plaignent d’avoir subi des mauvais traitements lors de leur garde à vue et de ne pas avoir disposé d’un recours effectif qui leur aurait permis d’obtenir l’identification et la condamnation des responsables.

    44.  Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (Tarakhel c. Suisse [GC], no 29217/12, § 55, CEDH 2014 (extraits), et Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 55, CEDH 2015), la Cour estime qu’il convient d’examiner ces griefs sous l’angle du seul article 3 de la Convention. Dans sa partie pertinente en l’espèce, cette disposition est ainsi libellée :

    « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

    45.  Le Gouvernement combat la thèse des requérants.

    A.  Sur la recevabilité

    46.  Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes divisée en trois branches.

    47.  Premièrement, il déclare que la présentation de ces griefs est prématurée dans la mesure où la procédure pénale engagée contre les policiers est toujours pendante devant les instances nationales.

    48.  Deuxièmement, conformément à l’article 125 de la Constitution, les requérants auraient pu selon lui engager une action en indemnisation contre l’administration devant les juridictions administratives. Ensuite, sur le fondement des dispositions du code des obligations pertinentes en l’espèce, ils auraient pu saisir les juridictions civiles d’une action en réparation pour les préjudices matériel et moral allégués.

    49.  Troisièmement, pour le Gouvernement, compte tenu des conclusions auxquelles la Cour est parvenue dans sa décision Hasan Uzun c. Turquie ((déc.), n10755/13, 30 avril 2013) et des autres décisions ultérieures, les requérants auraient dû introduire un recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Or il ressortirait des informations contenues dans les dossiers qu’ils n’ont saisi la Cour constitutionnelle d’aucun recours individuel.

    50.  Les requérants contestent l’exception d’irrecevabilité du Gouvernement en ses trois branches.

    51.  La Cour estime tout d’abord que l’exception tirée par le Gouvernement du caractère prématuré des griefs est étroitement liée à la substance du grief énoncé sur le terrain de l’article 3 de la Convention et décide de la joindre au fond (voir, entre autres, Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, §§ 81-88, CEDH 2000-VII).

    52. S’agissant de la possibilité d’introduire un recours en dommages-intérêts contre les responsables présumés des violences, la Cour rappelle avoir jugé que, en matière de recours illégal à la force par les agents de l’État - et non de simple faute, omission ou négligence -, des procédures civiles ou administratives visant uniquement à l’allocation de dommages et intérêts et non à l’identification et à la punition des responsables n’étaient pas des recours adéquats et effectifs propres à remédier à des griefs fondés sur le volet matériel des articles 2 et 3 de la Convention (Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09, 45886/07 et 32431/08, § 227, CEDH 2014 (extraits)).

    53.  En l’espèce, le Gouvernement n’a pas précisé de quelle manière un recours en dommages-intérêts contre les responsables présumés des violences aurait pu remédier aux griefs du requérant portant sur les volets matériel et procédural de l’article 3 de la Convention. Par conséquent, cette branche de l’exception ne saurait être accueillie.

    54.  Quant à une éventuelle saisine de la Cour constitutionnelle, la Cour rappelle avoir examiné une exception similaire dans le cadre de l’affaire Şükrü Yıldız c. Turquie (no 4100/10, §§ 42-46, 17 mars 2015) et l’avoir rejetée. À cette fin, elle a tenu compte du fait que ladite requête avait été introduite avant la création de ce nouveau recours et environ neuf ans après l’incident originel. La Cour ne voit pas de raison de s’écarter en l’occurrence de la conclusion à laquelle elle est parvenue dans cette affaire. En effet, les présentes requêtes ont été introduites le 15 mai 2010 (pour celle de H.H. Müftüoğlu ) et le 17 juin 2010 (pour celles de A. Tınarlıoğlu et de T. Aksu), soit bien avant la date à laquelle la Cour constitutionnelle a commencé à examiner les recours individuels. Par ailleurs, alors que près de 17 ans se sont écoulés depuis les faits - qui remontent à novembre 1999 -, l’affaire est toujours pendante. Par conséquent, la Cour conclut à l’absence en l’espèce de circonstances particulières justifiant de déroger à la règle générale selon laquelle les voies de recours internes à épuiser s’apprécient à la date à laquelle la requête a été introduite devant elle. Elle estime donc que les requérants n’ont pas lieu de se voir opposer l’obligation de soumettre à la juridiction constitutionnelle leurs griefs soulevés sur le terrain de l’article 3 de la Convention.

    55.  Constatant que les griefs des requérants tirés de l’article 3 ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

    B.  Sur le fond

    1.  Sur le volet matériel de l’article 3 de la Convention

    56.  Les requérants soutiennent avoir subi lors de leur arrestation et pendant leur garde à vue en 1999 des traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Ils présentent à l’appui de leurs prétentions plusieurs rapports médicaux et notamment ceux établis par un collège de trois médecins spécialistes du service de médecine légale de l’université d’Istanbul. Ils se réfèrent également à d’autres procédures où les juridictions internes auraient constaté que certaines personnes qui avaient été placées en garde à vue pendant la même période avaient été torturées. Dans ces affaires, certaines juridictions internes n’auraient finalement pas condamné certains des policiers mis en cause, faute de preuves. Dans d’autres procédures, certains policiers contre lesquels les procédures les concernant sont pendantes auraient été condamnés.

    57.  Le Gouvernement soutient qu’aucun des rapports établis pendant la période de la garde à vue des requérants ne fait état de signe de tabassage. Il indique que les requérants ne se sont pas plaints de mauvais traitements devant le procureur de la République après leur garde à vue. Il ajoute que, même si les rapports établis en 2006 par l’institut de médecine légale font état d’irrégularités quant aux conditions dans lesquelles les premiers rapports ont été préparés, ces rapports n’indiquent pas que les requérants ont été torturés ou qu’ils ont subi des mauvais traitements.

    58.  La Cour rappelle que des allégations de mauvais traitements doivent être soutenues par des éléments de preuve appropriés. Pour l’établissement des faits allégués, elle se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », une telle preuve pouvant néanmoins résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 161 in fine, série A no 25, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 121, CEDH 2000-IV, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 92, CEDH 2010, et Bouyid, précité, § 82).

    59.  La Cour observe que les positions des parties diffèrent quant à l’interprétation des rapports médicaux établis pendant la garde à vue des requérants et de ceux rédigés plus tard par l’institut de médecine légale et par un collège de trois médecins du service de médecine légale de l’université d’Istanbul. Le Gouvernement se réfère aux premiers pour soutenir que les requérants n’ont pas été torturés alors que ces derniers s’appuient surtout sur la deuxième série de rapports, et plus particulièrement sur ceux établis par le collège de trois experts, pour alléguer qu’ils ont été victimes de torture.

    60.  En l’espèce, les requérants ont subi plusieurs examens médicaux qui ont été effectués par les médecins de différents hôpitaux le jour de leur arrestation, pendant leur garde à vue et le jour de leur libération. Ils ont donné lieu à une première série de rapports, établis en 1999 (paragraphe 8 ci-dessus). Presque tous ces rapports contiennent les mentions suivantes : « aucune trace de coups et blessure n’est constatée », « l’examen externe n’a révélé aucune trace de coup et de blessure », « le patient a un bon état général ; il est conscient et coopère » et « le patient ne se plaint de rien ». Il existe une exception dans le rapport du 16 novembre 1999, qui note ce qui suit : « constat de sang dans les vomissures ; [le patient] est conscient et coopère ; il a mal au ventre et a la nausée », sans plus de détails.

    61.  La deuxième série de rapports a été établie des années plus tard à partir des rapports de 1999, et/ou en se basant sur les récits des requérants, par différents médecins qui ont pris en considération différents éléments. Les rapports établis par l’institut de médecine légale émettent l’avis qu’il n’existe pas de preuve solide de torture pendant la garde à vue en ce qui concerne A. Tınarlıoğlu et T. Aksu. Quant à H.H. Müftüoğlu, tout en admettant que les documents médicaux établis pendant sa garde à vue contenaient plusieurs éléments non conformes aux dispositions législatives en vigueur, aux droits universels des patients ainsi qu’à l’éthique, ils relativisent l’importance de l’avis du service de médecine légale de l’université d’Istanbul du 16 juin 2006 en déclarant que les symptômes du syndrome de stress post-traumatique ainsi que les symptômes dépressifs constatés peuvent résulter tant de mauvais traitements subis lors de sa garde à vue que de traumatismes survenus pendant les six années ayant suivi son arrestation de 1999. Il apparaît également qu’il n’existe pas de preuves que le ptosis constaté sur sa paupière gauche ayant fait l’objet d’une intervention chirurgicale le 2 juin 2006 (et qui n’avait pas été relevé à la fin de la garde à vue en 1999 lors de son examen par le médecin légiste, qui était également un ophtalmologue), soit apparu pendant sa garde à vue.

    62.  Cette deuxième série de rapports contient également ceux établis par un collège de trois experts du service de médecine légale de l’université d’Istanbul selon lesquels les examens médicaux des requérants lors de la garde à vue de ces derniers n’étaient pas conformes à l’éthique et aux conventions internationales car les forces de sécurité étaient présentes pendant certaines consultations et que certaines avaient été réalisées en groupe. Le rapport ajoute que les récits des requérants sont cohérents, que la torture ne se résume pas aux traumatismes physiques et que l’état de stress post-traumatique et la dépression majeure constatés lors de l’examen psychiatrique peuvent provenir du traumatisme que les requérants allèguent avoir subi lors de leur garde à vue de 1999 et que, finalement, les rapports établis par la 2e section de l’institut de médecine légale ne seraient pas suffisants pour exclure que les intéressés aient pu être victimes de torture.

    63.  Néanmoins, la Cour observe que les derniers rapports ont été établis entre 2006 et 2014 respectivement, soit des années après la libération des requérants, et ne constituent pas des preuves « au-delà de tout doute raisonnable » permettant de mettre en cause de façon décisive les rapports établis en 1999. Par conséquent, en l’absence de preuve déterminante dans le dossier qui pourrait remettre en cause les résultats des premiers rapports ou ajouter une valeur probante à l’allégation des requérants (voir, dans le même sens, Tarkan Yavaş c. Turquie, no 58210/08, §§ 30-32, 18 septembre 2012), elle estime qu’elle n’est pas en mesure de se prononcer sur la question de savoir si les requérants ont subi des traitements contraires à l’article 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Hüsniye Tekin c. Turquie, no 50971/99, § 50, 25 octobre 2005, et Coşar c. Turquie, n22568/05, §§ 32-35, 26 mars 2013).

    64.  Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel.

    2.  Sur le volet procédural de l’article 3 de la Convention

    65.  Les requérants soutiennent ne pas avoir disposé d’un recours effectif qui leur aurait permis d’obtenir l’identification et la condamnation des responsables. Ils soulignent que les faits ont eu lieu en 1999 et que leur demande n’a toujours pas abouti.

    66.  Le Gouvernement réitère ses arguments. Il ajoute qu’il a connaissance de la jurisprudence de la Cour dans l’arrêt Tarkan Yavaş (précité) et qu’il s’en remet à la sagesse de la Cour pour cette partie de la requête.

    67.  S’agissant de l’obligation pour les autorités nationales d’ouvrir et de mener une enquête effective, la Cour se réfère aux principes qui se dégagent de sa jurisprudence (El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, §§ 182-185, CEDH 2012, Mocanu et autres, précité, §§ 316-326, et Bouyid, précité, §§ 115-123).

    68.  Ainsi, compte tenu du devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de la Convention de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », les dispositions de l’article 3 requièrent par implication qu’une forme d’enquête officielle effective soit menée lorsqu’un individu soutient de manière défendable avoir subi, de la part notamment de la police ou d’autres services comparables de l’État, un traitement contraire à l’article 3 (Mocanu et autres, précité, § 317, et Bouyid, précité, § 116).

    69.  Il s’agit essentiellement, au travers d’une telle enquête, d’assurer l’application effective des lois qui interdisent la torture et les peines et traitements inhumains ou dégradants dans les affaires où des agents ou organes de l’État sont impliqués, et de garantir que ceux-ci aient à rendre des comptes au sujet des mauvais traitements survenus sous leur responsabilité (Mocanu et autres, précité, § 318, et Bouyid, précité, § 117).

    70.  Une exigence de célérité et de diligence raisonnable en découle implicitement. S’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur le recours illégal à la force ou sur des allégations de mauvais traitements peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (Mocanu et autres, précité, § 323, et Bouyid, précité, § 121).

    71.  Enfin, l’enquête doit être approfondie, ce qui signifie que les autorités doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête (Mocanu et autres, précité, § 183, et Bouyid, précité, § 123).

    72.  En ce qui concerne les faits de l’espèce, la Cour note qu’une enquête menée à la suite d’une plainte pour mauvais traitements déposée par d’autres personnes placées en garde à vue à l’occasion de la même opération que celle ayant conduit à la garde à vue des requérants a été déclenchée par le parquet de Beyoğlu, qui a rendu, le 26 octobre 2001, une décision de non-lieu à l’égard des policiers prétendument impliqués dans les actes allégués. Bien que la cour d’assises de Beyoğlu ait confirmé cette décision le 21 novembre 2002, cette même cour a, le 5 mars 2004, décidé d’élargir l’enquête à la suite de la demande d’un autre plaignant et a demandé l’établissement de rapports médicaux à l’institut de médecine légale. Le 3 avril 2005, alors que les rapports médicaux n’avaient pas encore été versés au dossier, la cour d’assises de Beyoğlu a annulé la décision de non-lieu du parquet de Fatih et a décidé d’engager des poursuites pénales contre les policiers impliqués. Le 22 juin 2005, le procureur de la République d’Istanbul a intenté une action pénale contre huit policiers, A.E., M.R., S.G., V.M., N.K., SA, A.S.S. et O.K., pour avoir torturé 26 personnes dont H.H. Müftüoğlu (voir paragraphes 15-21, ci-dessus).

    73.  Puis, après avoir entendu A. Tınarlıoğlu et T. Aksu le 28 décembre 2006 et le 17 janvier 2007 respectivement, le procureur de la République a, le 28 novembre 2008, inculpé quatre autres policiers du chef de torture (voir paragraphes 24-27, ci-dessus).

    74.  La Cour constate que les actes d’accusation contre les policiers n’ont été émis par le procureur de République que le 22 juin 2005 et le 28 novembre 2008, soit plus de cinq et plus de huit ans respectivement après la première enquête qui avait été déclenchée à cet effet.

    75.  La Cour rappelle avoir dit à maintes reprises que, s’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur le recours illégal à la force ou sur des allégations de mauvais traitements peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (Mocanu et autres, précité, § 323).

    76.  Or la Cour n’est pas convaincue que les autorités aient fait preuve de la diligence voulue dans l’instruction de la cause. En l’occurrence, un laps de temps assez long s’est écoulé jusqu’à ce que les premières poursuites pénales soient engagées contre les policiers. Par ailleurs, il convient d’observer que, environ 17 ans après les faits, la procédure pénale engagée contre les policiers prétendument responsables des traitements contraires à l’article 3 de la Convention semblerait toujours demeurer pendante devant la cour d’assises d’Istanbul (voir, dans le même sens, Tarkan Yavaş, précité, §§ 36-37).

    77.  Partant, la Cour rejette l’exception préliminaire que le Gouvernement a tirée du caractère prématuré de ces griefs (paragraphe 51 ci-dessus) et conclut à une violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention.

    IV.  SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

    78.  Les requérants A. Tınarlıoğlu et T. Aksu invoquent également les articles 5, 6, 8, 9 et 14 de la Convention. Ils allèguent que les autorités internes ont enfreint leurs droits protégés par ces articles.

    79.  La Cour rappelle que, aux termes de l’article 35 § 2 b) de la Convention, elle ne retient aucune requête individuelle lorsqu’elle est « essentiellement la même qu’une requête précédemment examinée par la Cour (...), et si elle ne contient pas des faits nouveaux ».

    80.  En effet, les faits de l’espèce ont pour origine une opération policière de grande envergure menée en 1999 contre 93 personnes, dont les requérants. Les personnes visées par cette opération ont introduit plusieurs requêtes devant la Cour. Une très grande partie de ces requêtes a été déclarée irrecevable.

    Il est à noter que T. Aksu a introduit, lui seul ou avec d’autres requérants, cinq autres requêtes, à savoir les requêtes nos 4794/06, 17541/06, 28652/07, 8680/09 et 47313/08. Les requêtes nos 4794/06, 17541/06 et 28652/07, dans lesquelles il avait formulé les mêmes griefs, ont été déclarées irrecevables en raison d’un défaut manifeste de fondement ou en raison du non-épuisement des voies de recours internes. Par ailleurs, la requête no 8680/09 a été rayée du rôle à la suite d’un règlement amiable et la requête no 47313/08 est toujours pendante.

    Quant à A. Tınarlıoğlu, il a introduit, lui seul ou avec d’autres requérants, seize autres requêtes, à savoir les requêtes nos 34748/04, 26630/05, 19368/06, 27859/07, 34610/07, 19669/08, 19673/08, 19689/08, 57725/08, 8833/09, 13848/10, 34592/10, 44374/13, 35407/15, 53209/15 et 62600/15. A l’exception de la requete no 8833/09 09 qui a été rayée du rôle à la suite d’un règlement amiable et la requête no 13848/10 qui est toujours pendante, toutes les autres requêtes dans lesquelles il avait formulé les mêmes griefs, ont été déclarées irrecevables.

    81.  La Cour constate que les autres griefs invoqués dans la présente affaire (voir paragraphe 78, ci-dessus) essentiellement les mêmes que ceux soulevés dans les requêtes précitées. Puisque les requérants n’ont porté à l’attention de la Cour aucun fait nouveau non examiné dans le cadre des décisions sur la recevabilité des requêtes susmentionnées, ces griefs doivent être rejetés en application de l’article 35 §§ 2 b) et 4 de la Convention.

    V.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    82.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage

    83.  Les requérants réclament chacun 50 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’ils auraient subi.

    84.  Le Gouvernement conteste ces prétentions.

    85.  Statuant en équité, la Cour estime qu’il y a lieu d’octroyer à chacun des requérants 5 000 EUR pour dommage moral.

    B.  Frais et dépens

    86.  H.H. Müftüoğlu demande également le remboursement de 5 200 EUR correspondant aux frais et dépens qu’il aurait engagés devant les juridictions internes et devant la Cour. A. Tınarlıoğlu et T. Aksu demandent conjointement le remboursement de 4 100 EUR correspondant aux frais et dépens qu’ils disent avoir engagés devant les juridictions internes et devant la Cour.

    87.  Les requérants ont versé au dossier les reçus de paiement de tous les montants susmentionnés.

    88.  Le Gouvernement conteste les montants réclamés.

    89.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Mete et autres c. Turquie, no 294/08, § 142, 4 octobre 2011). En l’espèce et compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 5 850 EUR pour la procédure devant elle et l’accorde conjointement aux requérants.

    C.  Intérêts moratoires

    90.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Décide de joindre les requêtes ;

     

    2.  Joint au fond l’exception préliminaire du Gouvernement tirée du caractère prématuré des griefs concernant l’article 3 de la Convention et la rejette ;

     

    3.  Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 3 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;

     

    4.  Dit qu’il n’y pas a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel ;

     

    5.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural ;

     

    6.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

    i.  5 000 EUR (cinq mille euros) à chacun des requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

    ii.  5 850 EUR (cinq mille huit cent cinquante euros) conjointement aux requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par eux, pour frais et dépens ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    7.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 28 février 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

    Stanley Naismith                                                                  Julia Laffranque
            Greffier                                                                              Présidente

    Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Lemmens.

    J.L.
    S.H.N.

     

     


    OPINION CONCORDANTE DU JUGE LEMMENS

     

    1.  J’ai voté avec mes collègues sur tous les points du dispositif.

     

    Je voudrais toutefois exprimer des réserves au sujet du paragraphe 42 de l’arrêt. Même s’il peut paraître anodin, il semble traduire une certaine vision de la procédure à suivre devant la Cour que j’ai des difficultés à partager.

     

    Dans la première partie de ce paragraphe, il est dit que « en ce qui concerne la méconnaissance alléguée de l’article 47 ancien [du règlement de la Cour], dans sa version qui était en vigueur jusqu’au 1er janvier 2014, la Cour réaffirme que l’application de cette disposition relève de sa compétence exclusive concernant l’administration des procédures devant elle, les États contractants ne pouvant y puiser des motifs d’irrecevabilité pour en exciper sur le terrain de l’article 35 de la Convention (voir, par exemple, Gözüm c. Turquie, no 4789/10, § 31, 20 janvier 2015, et Aydoğdu c. Turquie, n 40448/06, § 53, 30 août 2016) ».

     

    2.  Cette position semble trouver son origine dans la décision Yüksel c. Turquie ((déc.), no 49756/09, 1er octobre 2013). Dans cette décision, la Cour devait notamment se prononcer sur une exception tirée de la méconnaissance par le requérant d’une disposition de l’instruction pratique concernant l’introduction de l’instance, édictée par le président de la Cour au titre de l’article 32 du règlement de la Cour. La disposition en cause concernait la longueur de la requête. C’est au sujet de cette disposition que la Cour a considéré, après avoir constaté que la requête répondait aux conditions de l’ancien article 47 du règlement de la Cour, « [que la disposition de l’instruction pratique invoquée par le Gouvernement] ne constitu[ait] aucunement un critère de recevabilité au titre de l’article 35 de la Convention. Dès lors, le Gouvernement n’[était] nullement fondé à demander le rejet de la présente requête au seul motif qu’il en juge[ait] la rédaction trop longue. Il conv[enait] donc de ne pas tenir compte des arguments du Gouvernement sur ce point » (idem, § 42). Un raisonnement similaire a été suivi dans les affaires Öner Aktaş c. Turquie (no 59860/10, § 29, 29 octobre 2013), T. et A. c. Turquie (no 47146/11, § 41, 21 octobre 2014), Levent Bektaş c. Turquie (no 70026/10, § 31, 16 juin 2015), et Vedat Doğru c. Turquie (no 2469/10, § 21, 5 avril 2016).

     

    Dans l’arrêt Gözüm c. Turquie (no 4789/10, § 31, 20 janvier 2015), la Cour a dit que l’application de l’instruction pratique « [relevait] de sa compétence exclusive concernant l’administration des procédures devant elle » et que les États contractants « ne sauraient donc y puiser des motifs d’irrecevabilité pour en exciper sur le terrain de l’article 35 de la Convention ».

     

    Dans tous ces cas, on pourrait encore interpréter les attendus cités comme voulant dire que l’instruction pratique ne contenait pas de règles contraignantes pour le requérant et qu’il suffisait que la requête réponde aux exigences de l’ancien article 47 du règlement de la Cour. Cela n’exclurait pas, au contraire, que l’article 47 soit, lui, une disposition dont la méconnaissance pouvait être invoquée par le Gouvernement défendeur (voir, pour des exemples dans ce sens, Oliari et autres c. Italie, nos 18766/11 et 36030/11, § 68, 21 juillet 2015, Bondavalli c. Italie, no 35532/12, § 52, 17 novembre 2015, et Özen et autres c. Turquie, no 29272/08, §§ 45-46, 23 février 2016).

     

    Quoi qu’il en soit, dans deux affaires récentes, la Cour a, dans la première, appliqué de façon implicite le raisonnement selon lequel la règle en question « ne constitue aucunement un critère de recevabilité au titre de l’article 35 de la Convention » (Toptanış c. Turquie (déc.), no 61170/09, § 27, 30 août 2016), et, dans la deuxième, considéré que « l’application de [l’article 47 du règlement] relève de sa compétence exclusive concernant l’administration des procédures » (Aydoğdu c. Turquie, no 40448/06, § 53, 30 août 2016). C’est cette dernière approche qui est suivie dans le paragraphe 42 du présent arrêt.

     

    3.  La jurisprudence précitée, qui, curieusement, ne concerne que des affaires contre la Turquie, suscite plus de questions qu’elle n’en résout.

     

    Tout d’abord, en considérant que le gouvernement défendeur ne peut pas invoquer l’ancien article 47 du règlement pour alléguer que la requête est irrecevable, la Cour semble suggérer que cette disposition n’a pas de caractère contraignant pour les parties. Considère-t-elle que les dispositions du règlement concernant la procédure ne sont que des règles à usage interne ou de simples directives ? Ou se réfère-t-elle implicitement à l’article 31 du règlement, selon lequel « les dispositions du (...) titre [relatif à la procédure] ne font pas obstacle à ce que la Cour y déroge pour l’examen d’une affaire particulière après avoir consulté les parties en tant que de besoin » ?

     

    En outre, et plus généralement, la référence à l’article 35 de la Convention est ambiguë. Cette disposition énumère les conditions qui doivent impérativement être remplies pour que la Cour puisse être saisie (paragraphe 1), cite certains cas particuliers dans lesquels la Cour doit déclarer une requête irrecevable (paragraphe 2), et indique d’autres cas dans lesquels la Cour doit déclarer la requête irrecevable lorsqu’elle estime que certaines conditions ne sont pas remplies (paragraphe 3). Le paragraphe 42 de l’arrêt donne l’impression qu’il ne peut y avoir d’autres motifs d’irrecevabilité, c’est-à-dire des motifs de rejet d’une requête qui soient étrangers au bien-fondé de celle-ci. Je me demande si l’article 35 de la Convention se prête à une telle interprétation. Il faudrait à tout le moins considérer que des conditions de recevabilité se retrouvent également à l’article 34 de la Convention. En outre, les conditions de recevabilité peuvent concerner tant « l’action », c’est-à-dire le pouvoir de soumettre un grief à la Cour, que « la demande », c’est-à-dire l’action concrétisée dans une requête formelle. Ainsi, à mon avis, le règlement de la Cour contient des conditions, notamment quant à la forme de la requête, qui concernent également la recevabilité[1].

     

    Enfin, les termes précis utilisés dans les arrêts les plus récents et repris au paragraphe 42 du présent arrêt sont difficilement conciliables avec le droit commun de la procédure. Sauf erreur de ma part, on n’y connaît pas de règles de procédure, adressées aux parties demanderesses, dont l’application relèverait de la « compétence exclusive concernant l’administration des procédures » de la juridiction saisie, en ce sens que la partie défenderesse ne pourrait pas en invoquer la méconnaissance.

     

    4.  En l’espèce, il suffit à mon avis de constater que l’irrégularité dénoncée par le Gouvernement « n’est pas de nature à empêcher l’examen de la requête » et de rejeter l’exception sur la base de ce motif (paragraphe 41 de l’arrêt). La première partie du paragraphe 42 est trop discutable pour servir de fondement au rejet de l’exception soulevée par le Gouvernement.

     

     



    [1].  L’article 47 § 5.1 actuel du règlement de la Cour dispose que, en principe, « en cas de non-respect des obligations énumérées aux paragraphes 1 à 3 du présent article, la requête ne sera pas examinée par la Cour ». Certes, cette disposition a pour effet de donner au greffe le pouvoir de rejeter une requête qui ne correspond pas aux conditions de forme. Du point de vue du caractère juridictionnel de la Cour, ce système n’est pas à l’abri de la critique. Il me semble toutefois que le pouvoir qui est ainsi donné au greffe doit, en droit, être considéré comme étant un pouvoir de la Cour au sens large. En tout cas, en vertu du point c) de l’article 47 § 5.1, c’est la Cour, au sens strict, qui peut toujours décider autrement, c’est-à-dire décider d’examiner une requête malgré la non-conformité de celle-ci aux conditions de forme.


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