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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> MAGOMEDOV AND OTHERS v. RUSSIA - 33636/09 (Judgment : Remainder inadmissible (Article 35-3-b - No significant disadvantage) Violation of Article 6 - Right to a fair trial (Article...) French Text [2017] ECHR 289 (28 March 2017)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2017/289.html
Cite as: [2017] ECHR 289, CE:ECHR:2017:0328JUD003363609, ECLI:CE:ECHR:2017:0328JUD003363609

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    TROISIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE MAGOMEDOV ET AUTRES c. RUSSIE

     

    (Requêtes nos 33636/09 et 9 autres - voir liste en annexe)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

    STRASBOURG

     

    28 mars 2017

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

     


    En l’affaire Magomedov et autres c. Russie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

              Helena Jäderblom, présidente,
              Branko Lubarda,
              Luis López Guerra,
              Dmitry Dedov,
              Pere Pastor Vilanova,
              Alena Poláčková,
              Georgios A. Serghides, juges,
    et de Stephen Phillips, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 mars 2017,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouvent dix requêtes (nos 33636/09, 34493/09, 35940/09, 36054/09, 37441/09, 38237/09, 45415/09, 50333/09, 28480/13 et 28506/13) dirigées contre la Fédération de Russie et dont treize ressortissants russes (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Les noms des requérants ainsi que d’autres informations les concernant figurent en annexe.

    2.  Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M. G. Matyushkin, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

    3.  Les requérants se plaignaient de l’annulation des jugements internes définitifs rendus en leur faveur, à la suite du prononcé par les juridictions nationales des relevés de forclusion sollicités par l’État et de l’admission des appels tardifs formés par celui-ci.

    4.  Les requêtes ont été communiquées au Gouvernement entre le 30 avril 2010 et le 1er octobre 2014.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  Les requérants habitent dans différentes régions de la Fédération de Russie (pour plus de détails, voir l’annexe).

    A.  Les faits communs à toutes les requêtes

    6.  À des dates différentes, les requérants poursuivirent les différentes autorités pour contester l’insuffisance des différentes allocations et indemnisations complémentaires auxquelles ils avaient droit en tant que participants aux opérations d’urgence sur le site de la catastrophe de la centrale nucléaire de Tchernobyl.

    7.  S’agissant plus précisément des requêtes nos 33636/09, 34493/09, 35940/09, 37441/09 et 38237/09, les requérants contestèrent la méthode de calcul de leurs différents bénéfices arrêtée par le même tribunal en 2006. S’agissant des requêtes nos 28480/13 et 28506/13, les requérants cherchèrent à se voir reconnaître un droit à une indemnisation supplémentaire. Tous obtinrent gain de cause en première instance.

    8.  En l’absence d’appels interjetés par les autorités défenderesses, les jugements rendus en faveur des requérants devinrent définitifs dix jours après leur prononcé et leur exécution commença.

    9.  Plus tard, ces autorités présentèrent des appels tardifs accompagnés de demandes de relevé de forclusion fondées sur l’article 112 du code de procédure civile (CPC). Ces demandes furent satisfaites par les juridictions internes et les appels tardifs furent admis.

    10.  Lors de l’examen des affaires des requérants en appel, les jugements précédemment rendus en leur faveur furent annulés.

    11.  Les requérants ne furent pas tenus de rembourser les sommes qu’ils avaient perçues en vertu des jugements précités avant leur annulation. Certains d’entre eux remboursèrent un trop-perçu correspondant à la période postérieure à la date de l’annulation (requête no 36054/09).

    12.  Dans certains cas, la cour d’appel renvoya les affaires des requérants devant le tribunal de première instance notamment en vue de la détermination du montant des arriérés impayés (les requêtes nos 33636/09, 34493/09, 37441/09 et 38237/09). À une date non précisée, celui-ci termina ces procédures en raison du manquement répété des requérants à répondre aux convocations.

    13.  Les dates auxquelles les jugements ont été prononcés et sont ensuite devenus définitifs ainsi que les noms des tribunaux ayant respectivement rendu ces décisions sont détaillés dans l’annexe.

    B.  Les faits spécifiques aux requêtes nos 28480/13 et 28506/13

    1.  La genèse de l’affaire

    14.  Les requérants appartenaient à un groupe de 482 personnes qui, à la fin de l’année 2010, avaient poursuivi le ministère des Finances devant le tribunal de la ville de Naltchik. Ces personnes réclamaient l’indemnisation du préjudice moral qu’elles disaient avoir subi en raison de leur participation aux opérations d’urgence sur le site de la catastrophe de la centrale nucléaire de Tchernobyl. Elles furent presque toutes représentées par Mme A., et le tribunal de première instance dans toutes les affaires fut présidé par la juge Be.

    15.  Entre février et avril 2011, les demandes de l’ensemble de ces personnes, parmi lesquelles figurent les requérants, furent satisfaites, les plaignants se voyant accorder entre 1 200 000 roubles (RUB) et 1 800 000 RUB (soit entre 29 500 euros (EUR) et 43 900 EUR) au titre du préjudice moral.

    16.  Les parties sont en désaccord quant à savoir si le ministère des Finances, défendeur à l’instance, a été dûment représenté aux audiences. Les jugements mentionnent la présence d’employés de la direction régionale du Trésor. Certains dossiers contiennent des copies des pièces d’identité de ces employés et/ou des pouvoirs établis à leur nom, d’autres non.

    17.  En août, octobre et décembre 2011, les jugements rendus en faveur de certaines personnes appartenant au groupe susmentionné reçurent exécution pour un montant total s’élevant à 700 000 EUR, selon le Gouvernement.

    18.  Quant aux autres jugements, y compris ceux rendus en faveur des requérants, ils ne furent jamais exécutés en raison de leur annulation ultérieure (voir ci-dessous) par la cour d’appel. Selon le Gouvernement, ils sont restés inexécutés avant cette annulation en raison d’un manquement des requérants à présenter les titres exécutoires à l’organe compétent.

    2.  La première tentative d’appel contre les jugements initiaux

    19.  Le 7 et 8 juin 2011, le tribunal de Naltchik, présidé par la juge Be., rejeta la demande de relevé de forclusion introduite au nom du ministère des Finances au motif que celui-ci n’avait pas fait état de raisons valables justifiant le non-respect du délai d’appel initial. La décision mentionnait que le ministère des Finances avait été représenté lors de l’audience par Mme B., une employée du département territorial du Trésor.

    20. Le Gouvernement indique que le ministère des Finances ne s’est vu notifier ni la date ni le lieu de l’audience. S’agissant de la présence de Mme B., il ajoute que le dossier de l’affaire ne contient aucune information concernant l’identité ou les pouvoirs de celle-ci.

    3.  La deuxième tentative d’appel contre les jugements initiaux

    a)  Le relevé de forclusion concernant l’appel tardif contre le rejet de la première demande de relevé de forclusion

    21.  Le 23 octobre 2012, le ministère des Finances saisit le tribunal de Naltchik d’une demande de relevé de forclusion et d’un appel tardif contre le rejet de la première demande de relevé de forclusion prononcé en juin 2011 par ce même tribunal.

    22.  Le 16 novembre 2012, le tribunal de Naltchik, présidé par la juge Be., fit droit à cette demande et admit l’appel tardif.

    23.  Les requérants contestèrent cette décision. Ils avançaient qu’un représentant du ministère avait été présent lors de l’audience tenue en juin 2011 et qu’il avait pu ainsi demander une copie de la décision dans les délais prévus au lieu d’attendre un an et demi et de déposer une nouvelle demande de relevé de forclusion.

    24.  Le 26 et 27 décembre 2012, la cour suprême de Kabardino-Balkarie (« la cour suprême régionale ») confirma la décision du tribunal de première instance. Elle relevait d’abord que, en juin 2011, ce tribunal n’avait vérifié ni l’identité de la prétendue représentante du ministère ni ses pouvoirs. Elle indiquait ensuite que, en tout état de cause, la présence d’un représentant, fût-t-il dûment habilité, ne pouvait pas dispenser le tribunal de première instance de son obligation de notifier au ministère une copie de la décision rendue.

    b)  Le relevé de forclusion concernant l’appel tardif contre les jugements initiaux

    25.  Le 28 février 2013, la cour suprême de Kabardino-Balkarie annula la décision du tribunal de première instance rendue en juin 2011 portant rejet de la demande de relevé de forclusion et fit droit à cette demande au motif que le ministère avait présenté des raisons valables justifiant le non-respect du délai d’appel initial. À ce titre, elle se référait, d’une part, à un manque de diligence « manifeste » de la part de la représentante du ministère, qui aurait été la seule à être au courant de l’existence des jugements rendus, et, d’autre part, à un manquement du tribunal de première instance à notifier ceux-ci au ministère.

    c)  L’annulation des jugements initiaux rendus en faveur des requérants

    26.  Le même jour, la cour suprême de Kabardino-Balkarie, statuant sur l’appel du ministère, annula les jugements rendus en février et avril 2011 au motif que les faits litigieux remontaient aux années 1986 et 1987 alors que les dispositions régissant le dommage moral n’avaient été introduites dans le code civil qu’en 1995 et qu’elles ne pouvaient pas s’appliquer de manière rétroactive. La cour suprême régionale ordonna également le remboursement des sommes perçues par les requérants.

    27.  Le 11 juillet et le 29 août 2013, le présidium de la cour suprême de Kabardino-Balkarie, statuant sur le pourvoi en cassation formé par les requérants, cassa partiellement l’arrêt rendu en appel en indiquant que les sommes perçues par les requérants en application des jugements annulés étaient des prestations de nature sociale et que, par conséquent, ceux-ci ne pouvaient être tenus de les restituer.

    4.  Les procédures disciplinaire et pénales

    a)  L’enquête disciplinaire, la destitution de la juge Be. et l’ouverture d’enquêtes criminelles à l’encontre de celle-ci

    28.  Le 7 décembre 2012, à l’issue d’une enquête disciplinaire, le conseil disciplinaire des juges de Kabardino-Balkarie (« le conseil disciplinaire ») estima que lors de l’examen des affaires décrites ci-dessus, y compris celles des requérants, la juge Be. s’était rendue coupable de graves violations procédurales incompatibles avec son statut de juge et la démit de ses fonctions. L’enquête disciplinaire avait révélé que la juge Be. avait couvert la dissimulation de l’ensemble des dossiers concernant les procédures précitées, en particulier le défaut de leur inscription au rôle, admis à la procédure des représentants sans avoir vérifié leurs pouvoirs et omis d’adresser un certain nombre d’actes de procédure, en particulier les notifications et les convocations aux audiences, aux parties.

    29.  Le 25 octobre 2013, après avoir obtenu une autorisation du conseil disciplinaire, le département territorial du comité d’investigation pour le Caucase du Nord ouvrit une enquête criminelle à l’encontre de l’ancienne juge Be. pour fraude au jugement à raison des mêmes faits.

    30.  Le 29 avril 2015, le conseil disciplinaire autorisa l’ouverture d’une autre enquête contre l’ancienne juge Be. concernant un nouveau chef d’accusation, à savoir une escroquerie commise en bande organisée et à grande échelle.

    31.  Le 22 mai 2015, l’ancienne juge Be. contesta cette décision devant la cour suprême régionale.

    b)  L’enquête criminelle dirigée contre d’autres personnes

    32.  Le 4 mars 2013, le département territorial du comité d’investigation pour le Caucase du Nord ouvrit une enquête criminelle contre Mme A., représentante des requérants, et un certain nombre d’autres personnes. Par la suite, Mme A. fut mise en examen pour escroquerie en bande organisée et à grande échelle.

    33.  D’autres personnes, telles que Mme D., la greffière du tribunal de Naltchik, et le président de l’association des victimes de la catastrophe de Tchernobyl, furent également mises en examen pour le même chef d’accusation.

    34.  Selon les dernières informations fournies par le Gouvernement en juin 2015, deux des personnes poursuivies, à savoir Mme A. et Mme D., ont opté pour une procédure de plaider-coupable.

    II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

    A.  L’article 112 du code de procédure civile

    35.  Les personnes qui ont laissé passer un délai de procédure peuvent être relevées de forclusion à condition que le juge estime que les motifs invoqués à l’appui de la demande formée en ce sens constituent des raisons valables (article 112 § 1).

    36.  La demande de relevé de forclusion doit être introduite devant le tribunal compétent et examinée en audience. Les parties reçoivent notification de la date et du lieu de cette audience, mais leur absence n’empêche pas le tribunal d’examiner la demande (article 112 § 2).

    37.  En même temps que la demande de relevé de forclusion, l’auteur de celle-ci doit accomplir l’acte de procédure pour lequel il est forclos, c’est-à-dire former un recours ou présenter des documents (article 112 § 3).

    38.  S’il s’agit d’une demande de relevé de forclusion concernant un pourvoi en cassation ou une demande de supervision, celle-ci est introduite auprès du juge qui a examiné l’affaire en première instance. Le relevé de forclusion pour ces deux recours ne peut être prononcé que dans des situations exceptionnelles si le juge reconnaît comme valables les raisons justifiant le non-respect du délai initial, à savoir s’il s’agit de circonstances excluant de manière objective la possibilité de former le recours concerné dans les délais impartis (une maladie grave de l’auteur du recours, son état d’incapacité ou autre), et si ces circonstances ont eu lieu au plus tard un an après la date à laquelle la décision de justice attaquée est devenue définitive (article 112 § 4).

    39.  La décision du juge accueillant ou rejetant la demande de relevé de forclusion peut faire l’objet d’un recours (article 112 § 5).

    B.  La décision du plénum de la Cour suprême fédérale du 19 juin 2012

    40.  Le 19 juin 2012, le plénum de la Cour suprême fédérale a adopté une décision sur l’application des dispositions du CPC régissant l’instance d’appel. S’agissant de l’article 112 du CPC, le plénum a rappelé que les raisons suivantes pouvaient être considérées comme valables : certaines circonstances liées à l’auteur de l’appel tardif (maladie grave, état d’incapacité, illettrisme, etc.) ; la réception tardive, par la personne absente à l’audience lors de laquelle le jugement attaqué a été prononcé, d’une copie de celui-ci ; le non-respect par le tribunal du délai prévu pour la préparation du jugement motivé ou de celui prévu pour l’envoi, aux parties absentes à l’audience au cours de laquelle le jugement attaqué a été prononcé, d’une copie intégrale de ce dernier, si ce manquement a mis l’une des parties dans l’impossibilité de présenter un appel motivé dans les délais.

    C.  La pratique des juridictions internes

    41.  Par un arrêt du 4 juin 2009 (affaire no33-5417/2009), la cour régionale de Sverdlovsk a cassé la décision du tribunal de Serovsk du 1er avril 2009 portant rejet de la demande de relevé de forclusion introduite par trois individus ainsi que de leur appel tardif interjeté contre un jugement du même tribunal du 26 décembre 2008. La cour régionale a estimé que les auteurs de la demande, absents de l’audience lors de laquelle le tribunal de première instance a prononcé le jugement attaqué, n’avaient pas été en mesure de respecter le délai d’appel initial puisqu’ils n’avaient reçu une copie intégrale de celui-ci qu’après l’expiration de ce délai.

    42.  Par un arrêt du 9 août 2011 (affaire no 33-11316/2011), la cour régionale de Sverdlovsk a cassé la décision du tribunal de Polevskoy du 2 juin 2011 portant rejet de la demande de relevé de forclusion introduite par le département régional des huissiers ainsi que de l’appel tardif formé contre un jugement du même tribunal du 23 mai 2011. La cour régionale a estimé que la partie absente à l’audience lors de laquelle un jugement avait été rendu à son encontre n’était pas en mesure de faire appel dudit jugement dans le délai imparti si une copie dûment certifiée de cette décision ne lui avait pas été notifiée. Elle a jugé que, étant donné qu’aucun représentant du département régional des huissiers n’était présent à l’audience à laquelle le jugement litigieux a été rendu et qu’aucune copie dûment certifiée de cette décision n’avait été notifiée audit département, celui-ci avait fait état d’une raison valable justifiant le non-respect du délai d’appel initial. Selon la cour régionale, l’envoi d’une copie simple par télécopie le 3 mai 2011, à savoir trois jours avant l’expiration du délai d’appel, n’était pas de nature à remettre en cause cette conclusion.

    43.  Par un arrêt du 24 juillet 2014 (affaire no 33-29602), la cour de la ville de Moscou a cassé la décision du tribunal de l’arrondissement Basmanny du 21 avril 2014 portant rejet de la demande de relevé de forclusion introduite par une personne au motif qu’elle n’était pas présente à l’audience au cours de laquelle le jugement litigieux avait été rendu et que le dossier de l’affaire ne contenait ni la preuve que ledit jugement lui avait été dûment notifié ni la trace de la notification d’une copie de cette décision. D’après la cour de la ville de Moscou, l’auteur de la demande avait ainsi justifié d’une raison valable pour expliquer le non-respect du délai d’appel initial.

    EN DROIT

    I.  SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

    44.  Compte tenu de la similitude des présentes requêtes quant aux faits et aux questions qu’elles posent, la Cour juge approprié de les joindre, en application de l’article 42 § 1 de son règlement.

    II.  SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT

    A.  Sur l’absence de préjudice important

    1.  Les requêtes nos 28480/13 et 28506/13

    45.  S’agissant des requêtes nos 28480/13 et 28506/13, le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée d’une absence de préjudice important pour les requérants au motif que le présidium de la cour suprême de Kabardino-Balkarie a jugé que les requérants ne pouvaient être tenus de restituer les sommes perçues en application des jugements annulés. À cet égard, il indique que, parmi les personnes appartenant au même groupe que les requérants, celles qui avaient perçu les montants accordés par les jugements litigieux avant leur annulation avaient toutes rapidement présenté les titres exécutoires au ministère des Finances, que les requérants n’avaient pas fait montre de la même diligence et que, par conséquent, l’inexécution des jugements rendus en faveur des intéressés avant leur annulation était entièrement due à l’inaction de ceux-ci.

    46.  La Cour rappelle que la notion de « préjudice important » renvoie à l’idée que la violation d’un droit, quelle que soit sa réalité d’un point de vue strictement juridique, doit atteindre un seuil minimum de gravité pour justifier un examen par une juridiction international (Korolev c. Russie (déc.), no 25551/05, 1er juillet 2010). Afin de vérifier si la violation d’un droit atteint un tel seuil, il y a lieu de prendre en compte notamment les éléments suivants : la nature du droit prétendument violé, la gravité de l’incidence de la violation alléguée dans l’exercice d’un droit et/ou les conséquences éventuelles de la violation sur la situation personnelle du requérant. Dans l’évaluation de ces conséquences, la Cour examinera, en particulier, l’enjeu de la procédure nationale ou son issue (Hebat Aslan et Firas Aslan c. Turquie, no 15048/09, § 75, 28 octobre 2014, avec d’autres références).

    47.  En l’occurrence, la Cour observe que les jugements rendus en faveur des requérants ont été annulés avant d’avoir reçu exécution et que cette annulation, dont les circonstances sont l’objet même des présentes requêtes, fait désormais obstacle à cette exécution. Dans ces conditions, la Cour n’est pas disposée à conclure d’emblée que les requérants n’ont subi aucun préjudice important. Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel l’inexécution des jugements annulés pendant la période précédant l’annulation était entièrement imputable aux requérants, la Cour observe que rien dans les observations de celui-ci n’indique que la législation russe prévoyait un délai particulier pour la présentation du titre exécutoire à l’organe compétent et que les requérants ne s’y étaient pas conformés (voir, à titre de comparaison, Shefer c. Russie (déc.), no 45175/04, §§ 24-25, 13 mars 2012, et récemment Tesayev c. Russie (déc.) [comité], no 20432/11, 15 mars 2016).

    48.  En conséquence, la Cour rejette l’exception soulevée par le Gouvernement.

    2.  Les autres requêtes

    49.  Bien que le Gouvernement ne tire pas expressément d’exception d’irrecevabilité d’une absence de préjudice important pour les requérants dans les autres affaires, la Cour estime nécessaire d’examiner d’office s’il y a lieu d’appliquer ce critère de recevabilité prévu par l’article 35 § 3 b) de la Convention (Adrian Mihai Ionescu c. Roumanie (déc.), no 36659/04, § 30, 1er juin 2010, et les références qui y sont citées, et Korolev c. Russie (déc.), no 25551/05, CEDH 2010).

    a)  Les requêtes nos 36054/09, 45415/09 et 50333/09

    50.  La Cour observe que, à la différence des décisions litigieuses restées inexécutées avant leur annulation dans les espèces précédemment examinées (paragraphe 47 ci-dessus), les jugements internes rendus en faveur des requérants dans les requêtes nos 36054/09, 45415/09 et 50333/09 ont été mis en œuvre jusqu’à leur annulation (voir l’annexe). À ce titre, elle relève que, en vertu du code civil russe, les requérants ne peuvent pas être tenus de restituer les sommes déjà perçues en exécution des décisions annulées (voir, dans le contexte similaire de l’annulation de décisions de justice définitives par la voie du contrôle en révision, Podrougina et Yedinov c. Russie (déc.), no 39654/07, 17 février 2009). La Cour ne perd pas de vue que les jugements litigieux portaient, entre autres, sur le calcul des versements mensuels dus aux requérants, dont le montant avait été réduit du fait de l’annulation desdits jugements.

    51.  La Cour rappelle cependant que la Convention ne saurait être interprétée comme donnant droit à une pension ou à une prestation sociale d’un montant déterminé (Skórkiewicz c. Pologne (déc.), no 39860/98, 1er juin 1999, et Naïdenkov c. Russie, no 43282/02, § 43, 7 juin 2007, avec d’autres références). Par conséquent, et à moins d’une application rétroactive de la réduction ainsi prononcée, la Cour a systématiquement considéré dans un contexte similaire que le grief tiré de l’article 1 du Protocole n1 à la Convention n’appelait aucun examen séparé de sa part (voir, parmi beaucoup d’autres, Kourinny c. Russie, no 36495/02, §§ 37-38, 12 juin 2008, et Streltsov et autres affaires « pensionnés militaires Novocherkassk » c. Russie, nos 8549/06 et 86 autres, § 59, 29 juillet 2010). La Cour note ensuite qu’il n’est pas allégué que les prestations en question constituaient le revenu principal des intéressés ou que leur principe même a été remis en cause, seule la méthode de calcul des montants dus ayant été rectifiée aux fins de mise en conformité avec la législation applicable au moment des faits. Enfin, quant au temps, plus ou moins long, mis par les services de l’État pour introduire une demande de relevé de forclusion et des appels tardifs, la Cour considère que le délai en cause a été en partie compensé par le fait que les requérants avaient continué à toucher pendant toute cette période les montants dus calculés selon la méthode indiquée par les jugements annulés, qui leur était favorable (voir, mutatis mutandis, Galovic c. Croatie (déc.), no 54388/09, § 74, 15 janvier 2013).

    52.  Dans ces conditions, la Cour estime que les requérants n’ont pas subi un « préjudice important » du fait de l’annulation des jugements internes rendus en leur faveur.

    53.  S’agissant de la question de savoir si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses protocoles exige d’examiner les requêtes au fond, la Cour rappelle qu’elle a déjà jugé que le respect des droits de l’homme n’exige pas la poursuite de l’examen de la requête lorsque, par exemple, la législation pertinente a été modifiée et que des questions similaires ont déjà été résolues dans d’autres affaires portées devant elle (Léger c. France (radiation) [GC], no 19324/02, § 51, 30 mars 2009).

    54.  En l’occurrence, la Cour constate que les requérants se plaignent du relevé de forclusion et de l’admission d’un appel ordinaire tardif interjeté par l’État ayant entraîné, aux termes de l’examen de celui-ci, l’annulation des jugements définitifs rendus en leur faveur - question qui avait déjà été examinée par elle dans des arrêts précédents (Ponomaryov c. Ukraine, no 3236/03, §§ 41-42, 3 avril 2008, Bezrukovy c. Russie, no 34616/02, §§ 33-44, 10 mai 2012, et Karen Poghossian c. Arménie, no 62356/09, §§ 45-53, 31 mars 2016). En tout état de cause, la Cour aura l’occasion de réexaminer cette question dans les autres cas similaires dans lesquels elle a rejeté l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement (paragraphe 48 ci-dessus).

    55.  Enfin, s’agissant de la troisième condition de ce critère de recevabilité, qui exige que l’affaire n’ait pas été « dûment examinée » par un tribunal interne, la Cour constate que les affaires des requérants ont été examinées sur le fond par plusieurs juridictions internes (voir l’annexe). Dès lors, les requérants ont eu la possibilité de soulever leurs moyens dans le cadre d’un débat contradictoire devant celles-ci.

    56.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que les requêtes nos 36054/09, 45415/09 et 50333/09 doivent être déclarées irrecevables, en application de l’article 35 §§ 3 b) et 4 de la Convention.

    b)  Les autres requêtes

    57.  Concernant les autres requêtes (nos 33636/09, 34493/09, 35940/09, 37441/09 et 38237/09), la Cour note que les jugements internes rendus en faveur des requérants n’ont été que partiellement exécutés avant leur annulation. Cette situation est similaire à celle examinée en premier par la Cour (paragraphe 48 ci-dessus). Dès lors, il ne saurait être conclu différemment s’agissant des requêtes susmentionnées.

    B.  Sur les autres exceptions préliminaires du Gouvernement soulevées quant aux requêtes nos 28480/13 et 28506/13

    1.  Sur le retard dans la réception du pouvoir du représentant du requérant de la requête no28480/13

    58.  Dans ces observations en date du 15 juillet 2015, le Gouvernement présente une exception préliminaire concernant la requête no28480/13. Il estime que la lettre de pouvoir du représentant du requérant n’a pas été valablement présentée à la Cour puisqu’elle aurait été soumise au-delà du délai de huit semaines à compter de la première lettre de la Cour. Il considère que la requête est irrecevable ratione personae.

    59.  Le Gouvernement invoque à l’appui de son argumentation la décision Post c. Pays-Bas ((déc.), no 21727/08, 20 janvier 2009) ainsi que l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention, libellé comme suit :

    «3.  La Cour déclare irrecevable toute requête individuelle introduite en application de l’article 34 lorsqu’elle estime:

    a)  que la requête est incompatible avec les dispositions de la Convention ou de ses Protocoles, manifestement mal fondée ou abusive ; (...)

    4.  La Cour rejette toute requête qu’elle considère comme irrecevable par application du présent article. Elle peut procéder ainsi à tout stade de la procédure. »

    60.  La Cour rappelle que, si un requérant décide de se faire représenter en vertu de l’article 36 § 1 du règlement plutôt que d’introduire la requête lui-même, l’article 45 § 3 du règlement lui impose de produire un pouvoir écrit dûment signé. Il est essentiel pour le représentant de démontrer qu’il a reçu des instructions précises et explicites de la part de la victime alléguée, au sens de l’article 34 de la Convention, au nom de laquelle il entend agir devant la Cour (Post, décision précitée).

    61.  En l’espèce, la Cour observe que Me Geshev a bien signé le formulaire de requête présenté par lui, que, par une lettre du 17 mai 2013, elle l’a invité à présenter l’original de la lettre de pouvoir avant le 17 juillet 2013 et qu’elle a reçu la lettre de pouvoir, établie le 17 juin 2013, le 22 juillet 2013 (à distinguer de l’affaire Post, citée par le Gouvernement, dans laquelle l’avocat ne disposait pas d’une lettre de pouvoir et n’avait pas été en mesure d’en produire une lorsque la Cour la lui avait réclamée). Bien que ce document ait été reçu par la Cour cinq jours après le délai fixé par elle dans sa première lettre, le cachet sur l’enveloppe fait apparaître qu’il a été posté le 26 juin 2013 - date qui doit être prise en compte pour savoir si le représentant du requérant s’est conformé à son obligation (voir, mutatis mutandis, Yartsev c. Russie (déc.), no 13776/11, 26 mars 2013) -, soit avant l’expiration dudit délai.

    62.  En conséquence, la Cour rejette l’exception préliminaire du Gouvernement.

    2.  Sur l’abus du droit de recours individuel

    63.  S’agissant des requêtes nos 28480/13 et 28506/13, le Gouvernement tire enfin une exception d’irrecevabilité d’un abus du droit de recours individuel de la part des requérants, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Il allègue en substance que les jugements octroyant aux requérants des sommes importantes à prélever sur le budget de l’État étaient illégaux, puisqu’ils auraient été rendus en violation flagrante des règles de procédure et auraient été le fruit d’une escroquerie à grande échelle, et que les intéressés ne pouvaient pas l’ignorer. Il soutient en outre que les demandes d’indemnisation du dommage moral subi à la suite de la participation aux opérations de sauvetage sur le site de Tchernobyl n’étaient qu’une tentative pour obtenir deux fois une indemnisation en raison des mêmes faits, et ce au détriment des autres contribuables, et que les requérants ne pouvaient pas ne pas en être conscients.

    64.  Les requérants n’ont pas formulé de commentaires à ce sujet.

    65.  La Cour rappelle que le recours à la notion d’« abus », au sens de l’article 35 § 3 de la Convention, est une « mesure procédurale exceptionnelle » et que cette notion doit être comprise dans son sens ordinaire, à savoir le fait, pour le titulaire d’un droit, de le mettre en œuvre en dehors de sa finalité d’une manière préjudiciable (Miroļubovs et autres c. Lettonie, no 798/05, § 62, 15 septembre 2009, et Gross c. Suisse [GC], no 67810/10, § 28, CEDH 2014). Sur ce dernier point, la Cour a précisé que le « comportement abusif » du requérant doit non seulement être manifestement contraire à la vocation du droit de recours mais aussi entraver son bon fonctionnement ou le bon déroulement de la procédure devant elle (Miroļubovs et autres, précité, § 65).

    66.  La Cour a fait application de cette disposition dans quatre cas de figure (idem, §§ 62-66) : premièrement, dans le cas de requêtes qui se fondaient délibérément sur des faits controuvés en vue de la tromper (Varbanov c. Bulgarie, n31365/96, § 36, CEDH 2000-X), qu’il y ait eu falsification des documents du dossier (voir, par exemple, Jian c. Roumanie (déc.), no 46640/99, 30 mars 2004) ou omission de l’informer d’un élément essentiel pour l’examen de l’affaire (voir, par exemple, Al-Nashif c. Bulgarie, no 50963/99, § 89, 20 juin 2002, et Kérétchachvili c. Géorgie (déc.), no 5667/02, 2 mai 2006) ou de nouveaux développements importants survenus au cours de la procédure (voir, par exemple, Predescu c. Roumanie, no 21447/03, §§ 25-27, 2 décembre 2008) ; deuxièmement, dans le cas de requêtes où le requérant avait utilisé, dans sa communication avec la Cour, des expressions particulièrement vexatoires, outrageantes, menaçantes ou provocatrices (voir, par exemple, Řehák c. République tchèque (déc.), no 67208/01, 18 mai 2004) ; troisièmement, dans le cas de requêtes où le requérant avait intentionnellement méconnu la confidentialité des négociations relatives au règlement amiable (voir, par exemple, Hadrabová et autres c. République tchèque (déc.), nos 42165/02 et 466/03, 25 septembre 2007, et Deceuninck c. France (déc.), no 47447/08, 13 décembre 2011) ; quatrièmement, dans le cas de requérants qui avaient multiplié des requêtes chicanières et manifestement mal fondées, analogues à leur requête déjà déclarée irrecevable dans le passé (Anibal Vieira & Filhos LDA et Maria Rosa Ferreira da Costa LDA c. Portugal (déc.), nos 980/12 et 18385/12, 13 novembre 2012 ; voir aussi les décisions de la Commission M. c. Royaume-Uni, no 13284/87, 15 octobre 1987, et Philis c. Grèce, no 28970/95, 17 octobre 1996).

    67.  À cet égard, la Cour rappelle que, même dans de tels cas, l’intention de l’intéressé de l’induire en erreur doit toujours être établie avec suffisamment de certitude (Miroļubovs et autres, précité, § 63, avec les références qui y sont citées).

    68.  Or, la Cour constate tout d’abord que les présentes requêtes ne correspondent à aucun des cas susmentionnés. Même à supposer que le Gouvernement vise la première hypothèse, la Cour ne dispose d’aucun élément démontrant que la procédure pénale concernant les circonstances dans lesquelles les jugements litigieux ont été rendus a pris fin par une décision de justice définitive de nature à remettre en cause la version des requérants, telle qu’exposée devant elle.

    69.  Étant donné que l’irrecevabilité d’une requête au motif de son caractère abusif relève de l’exception, la Cour conclut au rejet de l’exception préliminaire du Gouvernement.

    III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

    70.  Les requérants dénoncent le prononcé des relevés de forclusion par les juridictions internes, qu’ils qualifient d’abusif, en ce qu’il aurait entraîné l’admission des appels tardifs présentés par les différents organismes de l’État et permis ultérieurement l’annulation des jugements définitifs rendus en leur faveur. Ils invoquent l’article 6 de la Convention, ainsi libellé :

    « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

    A.  Thèses des parties

    1.  Le Gouvernement

    a)  Les requêtes nos 33636/09, 34493/09, 35940/09, 37441/09 et 38237/09

    71.  Le Gouvernement indique d’abord que, d’après l’article 112 du CPC, l’auteur d’un appel tardif ne peut être relevé de forclusion qu’à condition que le non-respect du délai d’appel initial soit justifié par des raisons valables, c’est-à-dire par des circonstances excluant de manière objective une possibilité d’interjeter appel dans le délai imparti. Il précise que l’appréciation du caractère valable des raisons invoquées relève du pouvoir souverain du juge amené à statuer sur la demande de relevé de forclusion, sa décision étant susceptible de recours devant une instance supérieure.

    72.  Le Gouvernement souligne ensuite que l’article 112 du CPC enferme l’introduction de la demande de relevé de forclusion et d’appel tardif dans un délai strict puisqu’il prévoit que de telles circonstances doivent avoir eu lieu dans un délai d’un an à compter de la date à laquelle le jugement attaqué est devenu définitif (voir, a contrario, Ponomaryov, précitée). Il ajoute que, dans les présentes espèces, les demandes de relevé de forclusion ont été introduites dans des délais inférieurs à un an, à savoir entre six mois et vingt et un jours et huit mois et douze jours.

    73.  Le Gouvernement distingue enfin les présentes espèces de l’affaire Riabykh c. Russie (no 52854/99, §§ 27-34, CEDH 2003-IX), indiquant que, en l’occurrence, les juridictions supérieures ont détecté des cas de mauvaise administration de la justice et ont réformé les jugements litigieux au motif que les tribunaux de première instance avaient fait preuve d’un excès de pouvoir en ce qu’ils avaient réexaminé des questions déjà tranchées par d’autres décisions judiciaires passées en force de chose jugée. Il se réfère par ailleurs à un manquement des juridictions internes à appeler à la procédure le superintendant des fonds du budget fédéral, ce qui constituerait un motif substantiel et impérieux justifiant l’annulation d’une décision de justice définitive.

    b)  Les requêtes nos 28480/13 et 28506/13

    74.  Le Gouvernement se réfère d’emblée au contexte très particulier des présentes affaires, lié selon lui à une fraude à grande échelle visant le budget de l’État et ayant entraîné la révocation de la juge Be. et l’ouverture de poursuites pénales à l’encontre de celle-ci, de Mme A. et d’autres personnes. Il soutient que, en l’occurrence, les jugements litigieux ont été rendus en faveur des requérants à l’issue de nombreuses violations de la loi procédurale qui seraient incompatibles avec le principe de légalité et les exigences du procès équitable.

    75.  S’agissant de la procédure initiale (paragraphe 15 ci-dessus), le Gouvernement fait d’abord référence à de nombreuses omissions de la juge Be., en particulier à un défaut de vérification de l’authenticité des pièces produites par Mme A., à savoir les procurations et les documents attestant la qualité de victimes de la catastrophe de Tchernobyl des demandeurs. Il avance que ces omissions ont conduit à l’octroi de sommes importantes, prélevées sur le budget de l’État, à des personnes décédées avant même la saisine du tribunal de Naltchik ou à des participants à des opérations de sauvetage menées sur un autre site. Le Gouvernement mentionne ensuite les témoignages de certaines personnes appartenant au même groupe de plaignants que les requérants. Selon lui, il ressort de ces témoignages que ces personnes, qui n’auraient donné aucun pouvoir à Mme A. aux fins de leur représentation, n’ont appris l’existence d’un jugement rendu en leur faveur qu’après son prononcé et qu’elles ont dû verser la moitié de la somme accordée par celui-ci à Mme A.

    76.  S’agissant de l’audience de juin 2011 ayant abouti au rejet de la première demande de relevé de forclusion (paragraphe 19 ci-dessus), le Gouvernement estime que la situation en cause est à rapprocher de celles rencontrées dans des affaires dans lesquelles la Cour a conclu à l’absence de violation de l’article 6 de la Convention au motif que l’annulation des jugements définitifs rendus en faveur des requérants avait été justifiée par des motifs substantiels et impérieux (Protsenko c. Russie, no 13151/04, §§  30-34, 31 juillet 2008 ; Tolstobrov c. Russie, no 11612/05, § 19, 4 mars 2010, et Ziganshin c. Russie (déc.), n14803/05, 1er avril 2014). Le Gouvernement estime que des motifs similaires caractérisent également les cas présents puisque, d’après la Cour elle-même, l’absence de notification au défendeur de la date d’audience constitue une violation des principes de l’égalité des armes et du contradictoire (Litvinova c. Russie, no 34489/05, § 16, 14 novembre 2008, Kokurkhayev c. Russie, no 46356/09, 13 décembre 2011, et Puzyrevskiy c. Russie [comité], no 41603/05, §§ 18-23, 9 octobre 2012). Il indique que, dans les présentes espèces, les dossiers des affaires ne contiennent aucune information sur l’identité de la personne qui aurait représentée l’État ou sur ses pouvoirs. Il estime que, dans ces conditions, le tribunal ne pouvait pas se dispenser de son obligation de notifier une copie de la décision au ministère des Finances.

    77.  Le Gouvernement dit en outre que, même à supposer que l’État eût été dûment représenté dans la procédure, le tribunal de première instance n’a donné lecture en audience que du dispositif des jugements rendus. Il indique que le CPC ne prévoit la préparation d’une copie intégrale du jugement avec l’exposé des motifs qu’ultérieurement, à savoir dans les cinq jours à compter du prononcé du dispositif de la décision. Il ajoute que, dans les espèces en examen, il n’est pas contesté qu’aucune copie intégrale des jugements rendus n’a été notifiée au ministère des Finances ni autrement été portée à la connaissance de ce dernier. Il avance aussi que l’enquête disciplinaire a mis en évidence de graves manquements dans l’établissement des procès-verbaux d’audience, qui, en particulier, n’auraient comporté aucune indication des moments exacts des suspensions d’audience, des délibérations et du prononcé du dispositif ni aucune mention du nom des personnes présentes au moment dudit prononcé. Ainsi, pour le Gouvernement, il est impossible d’établir si un représentant de l’État - à supposer qu’il y en ait eu un dûment habilité - a assisté au prononcé du dispositif.

    78.  À cet égard, le Gouvernement indique que l’article 112 du CPC vise précisément les situations dans lesquelles l’une des parties n’est pas en mesure d’obtenir une copie intégrale du jugement aux fins de préparation d’un appel motivé dans les délais. Il fournit des exemples d’application de cette disposition dans pareils cas (paragraphes 41 et suivants ci-dessus).

    79.  En conclusion et compte tenu de tout ce qui précède, le Gouvernement estime que c’est à bon droit que la cour suprême de Kabardino-Balkarie a accueilli la demande de relevé de forclusion et l’appel tardif introduits par le ministère des Finances.

    2.  Les requérants

    a)  Les requêtes nos 33636/09, 34493/09, 35940/09, 37441/09 et 38237/09

    80.  Les requérants contestent la position du Gouvernement en indiquant que, s’agissant de l’appel tardif, l’article 112 du CPC ne prévoit aucun délai pour son introduction et qu’il en va de même s’agissant de la demande de relevé de forclusion. Selon eux, le délai d’un an cité par le Gouvernement ne s’applique qu’aux recours en supervision. Les requérants soutiennent ensuite que les motifs invoqués par les autorités dans leurs affaires ne correspondaient pas à la définition des « raisons valables » donnée par le plénum de la Cour suprême fédérale.

    b)  Les requêtes nos 28480/13 et 28506/13

    81.  Les requérants affirment que le ministère des Finances a été représenté à toutes les audiences par des employés du Trésor et qu’il était par conséquent au courant des procédures en cours. Ils estiment par conséquent que l’absence, dans certains dossiers, de documents pertinents attestant des pouvoirs donnés par le ministère à ces employés n’était qu’un prétexte utilisé par les autorités pour remettre en question les jugements définitifs rendus en leur faveur. Les requérants distinguent ensuite leurs affaires de celles citées par le Gouvernement (paragraphes 41 et 76 ci-dessus) puisque, dans toutes les affaires précitées, les parties, à la différence selon eux du ministère des Finances en l’espèce, n’auraient été ni présentes ni représentées aux audiences litigieuses.

    82.  Les requérants considèrent ensuite qu’il était loisible au ministère des Finances, qui d’après eux avait été dûment représenté à toutes les audiences, de demander des copies des jugements et décisions rendus suffisamment à l’avance pour se conformer au délai d’appel.

    83.  Bien que les requérants admettent que les procédures ayant abouti au prononcé des jugements principaux avaient été entachées d’un certain nombre d’irrégularités, ils contestent le caractère délibéré de celles-ci et les attribuent à la simple négligence du personnel du tribunal de Naltchik et au manque de contrôle de la part de la juge Be. Selon eux, le Gouvernement ne démontre d’ailleurs pas le contraire. Ils indiquent en outre que le Gouvernement a lui-même admis que tous les dossiers avaient été dûment enregistrés au plus tard en décembre 2011.

    84.  Enfin, les requérants estiment que l’annulation des jugements internes définitifs rendus en leur faveur a emporté violation du principe de sécurité juridique puisqu’elle n’aurait pas été motivée par des motifs substantiels et impérieux mais par un désaccord de l’instance supérieure avec l’application de la loi matérielle faite par les premiers juges. Ils mentionnent à cet égard l’arrêt Koulkov et autres c. Russie (nos 25114/03, 11512/03, 9794/05, 37403/05, 13110/06, 19469/06, 42608/06, 44928/06, 44972/06 et 45022/06, § 28, 8 janvier 2009).

    85.  Quant à l’enquête criminelle, les requérants considèrent que, s’il avait réellement été question d’une fraude, l’État aurait dû utiliser une autre voie de droit prévue précisément pour ce genre de situations, à savoir une demande de révision sur la base de circonstances nouvellement découvertes, telles que l’existence d’un arrêt de condamnation au pénal devenu définitif. Ils ajoutent que, au lieu d’attendre les résultats de l’enquête, l’État a préféré utiliser, à leurs yeux de manière artificielle, la procédure prévue par l’article 112 du CPC pour remettre en cause les jugements litigieux.

    B.  Appréciation de la Cour

    1.  Principes généraux

    86.  La Cour rappelle que le droit à un tribunal, dont le droit d’accès constitue un aspect (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 36, série A no 18), n’est pas absolu et qu’il se prête à des limitations implicites, notamment en ce qui concerne les conditions de recevabilité d’un recours (Ashingdane c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 57, série A no 93). Ces limitations ne peuvent toutefois pas en restreindre l’exercice d’une manière ou à un point tels qu’il se trouve atteint dans sa substance même. Elles doivent tendre à un but légitime, et il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir notamment Guérin c. France, 29 juillet 1998, § 37, Recueil 1998-V, avec toutes les références citées, et Paroisse Gréco-Catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, §§ 84-89, CEDH 2016 (extraits)).

    87.  La réglementation relative aux délais à respecter pour former un recours vise certes à assurer une bonne administration de la justice et le respect, en particulier, du principe de sécurité juridique. Les intéressés doivent s’attendre à ce que ces règles soient appliquées (Pérez de Rada Cavanilles c. Espagne, 28 octobre 1998, § 45, Recueil 1998-VIII). C’est ainsi que tout relevé de forclusion entraînant la prorogation des délais pour un appel ordinaire admis après un laps de temps important et pour des motifs qui n’apparaissent pas particulièrement convaincants pourrait conduire à une violation du principe de sécurité juridique et être contraire au droit à un tribunal garanti par l’article 6 de la Convention (voir, par exemple, Ponomaryov, précité, § 42).

    88.  Bien qu’une telle décision relève avant tout du pouvoir souverain des juridictions internes, ce pouvoir n’est pas illimité. Le juge statuant sur une demande de relevé de forclusion pour un appel ordinaire est tenu d’indiquer dans chaque cas les motifs justifiant sa décision et de vérifier si les raisons invoquées à l’appui d’une telle demande pourraient justifier une atteinte au principe de l’autorité de la chose jugée, en particulier si son pouvoir souverain n’est limité par la législation interne ni dans le temps ni quant à ses fondements (voir, par exemple, Ponomaryov, précité, et Bezrukovy, précité, § 34).

    89.  La Cour rappelle ensuite que l’existence de raisons susceptibles de justifier une atteinte au principe de l’autorité de la chose jugée, à supposer celles-ci établies, ne suffit pas à elle seule à conclure à l’absence de violation de l’article 6 de la Convention (Karen Poghossian, précité, § 47). Un autre facteur important doit être pris en considération, à savoir le temps écoulé depuis le moment où l’auteur d’une demande de relevé de forclusion et d’un appel tardif a eu connaissance de l’existence d’un jugement rendu à son encontre (Raihani c. Belgique, no 12019/08, § 37, 15 décembre 2015). La Cour rappelle que le prononcé de relevé de forclusion pour un appel tardif constitue une entorse au principe de l’autorité de la chose jugée (Bezrukovy, précité, § 34). Par conséquent, l’auteur d’un appel tardif se doit d’agir avec une diligence suffisante, c’est-à-dire sans tarder à partir du moment où il a découvert, ou aurait dû découvrir, l’existence du jugement attaqué (Raihani, précité, § 38).

    2.  Application de ces principes aux présentes espèces

    a)  Les requêtes nos 33636/09, 34493/09, 35940/09, 37441/09 et 38237/09

    90.  S’agissant des requêtes nos 33636/09, 34493/09, 35940/09, 37441/09 et 38237/09, la Cour observe d’emblée qu’à des dates différentes en février, mars et avril 2008, le tribunal de Kizilurt a rendu des jugements en faveur des requérants condamnant les services sociaux à leur verser différentes sommes. Bien que présents aux audiences, les services sociaux n’ont pas fait appel des jugements rendus et ces derniers sont devenus définitifs dix jours après leur prononcé. Cependant, le 24 décembre 2008 (le 21 janvier 2009 dans l’affaire de M. Aslamkhanov), la cour suprême de Daguestan a prononcé le relevé de forclusion pour les appels tardifs déposés par les services sociaux et, le 14 janvier 2009 (le 11 février 2009 dans l’affaire de M. Aslamkhanov), elle a annulé les jugements rendus en faveur des requérants.

    91.  La Cour observe que de leur propre aveu, il a fallu plusieurs mois aux services sociaux pour étudier la législation pertinente afin d’en contester l’application par les premiers juges. Elle ne trouve aucune explication à ce comportement, d’autant plus qu’il n’a été allégué à aucun moment de la procédure que les services sociaux n’étaient pas au courant des procédures engagées par les requérants ou des jugements rendus à l’issue de celles-ci ni qu’ils avaient été empêchés d’une autre manière de faire appel de ces décisions dans les délais impartis (Bezrukovy, précité, § 38).

    92.  La Cour relève ensuite que la cour suprême de Daguestan a prononcé le relevé de forclusion et a admis les appels tardifs des services sociaux aux motifs que l’intérêt du budget fédéral était en jeu et qu’aucun autre recours ne leur était désormais ouvert. Le Gouvernement a par la suite expliqué, s’agissant du premier motif, qu’étant donné que les sommes à payer devaient être prélevées sur le budget fédéral, le superintendant des fonds du budget fédéral aurait dû être attrait à la procédure. Or, de l’avis de la Cour, aucun des motifs invoqués n’apparait suffisant pour justifier le relevé de forclusion et l’entorse subséquente au principe de sécurité juridique par l’effet de l’annulation des jugements rendus en faveur des requérants.

    93.  S’agissant de l’intérêt du budget fédéral et plus particulièrement de l’absence du superintendant des fonds du budget fédéral dans la procédure initiale, la Cour rappelle que l’État ne saurait se prévaloir de la complexité de son organisation interne pour en tirer des conséquences au seul détriment des requérants (voir, mutatis mutandis, Bezrukovy, précité, § 42).

    94.  S’agissant de l’absence d’autres recours à la disposition des services sociaux, la Cour note que le prononcé des jugements litigieux a coïncidé avec l’entrée en vigueur d’une réforme générale des voies de recours en Russie. En effet, cette réforme a introduit une nouvelle exigence importante, à savoir la nécessité de faire usage de l’appel ordinaire avant d’introduire un recours en supervision (voir, pour plus de détails, Trapeznikov et autres c. Russie, nos 5623/09, 12460/09, 33656/09 et 20758/10, § 15, 5 avril 2016). Or, faute d’avoir interjeté l’appel, les services sociaux se sont vus privés d’accès à la procédure de supervision, qui constituait avant 2008 une voie alternative, et non consécutive, à l’appel. Cependant, il était loisible aux services sociaux d’anticiper l’entrée en vigueur de cette réforme en ce qui concernait les procédures en cours. La Cour rappelle à cet égard que le risque de toute erreur de la part d’une autorité publique doit être supporté par l’État, spécialement quand aucun autre intérêt privé n’est en jeu, et qu’aucune erreur ne doit être réparée au détriment de la personne concernée (voir, mutatis mutandis, Radchikov c. Russie, no 65582/01, § 50, 24 mai 2007, Gashi c. Croatie, no 32457/05, § 40, 13 décembre 2007, et Albergas et Arlauskas c. Lituanie, no 17978/05, § 59, 27 mai 2014).

    95.  Enfin, la Cour prend note de l’argument du Gouvernement selon lequel l’annulation des jugements internes définitifs rendus en faveur des requérants était justifiée par des motifs substantiels et impérieux, à savoir le non-respect de l’autorité de la chose jugée des jugements ayant déjà tranché la même question entre les mêmes parties. À supposer que de telles considérations aient de la pertinence pour l’examen d’une affaire dans le cadre d’une procédure ordinaire d’appel auquel donne, en principe, lieu le prononcé de relevé de forclusion, la Cour note que ni les services sociaux, ni la cour suprême de Daguestan n’ont expliqué les raisons pour lesquelles cet argument n’a pas pu déjà être soulevé devant les premiers juges dans les procédures qui se sont conclues par les jugements en faveur des requérants ou dans le délai d’appel initial avant que les jugements litigieux ne deviennent eux-mêmes définitifs. La Cour doute qu’à cette époque, les services sociaux ignorassent l’existence des jugements antérieurs ayant déjà tranché la question de la méthode de calcul des mêmes prestations sociales et dans lesquels ils avaient été eux-mêmes défendeurs. Elle rappelle que quand bien même le besoin de corriger des erreurs judiciaires pourrait en principe constituer une considération légitime, il ne faudrait pas le satisfaire de manière arbitraire et que, en tout état de cause, les autorités doivent ménager, dans toute la mesure du possible, un juste équilibre entre les intérêts de l’individu et la nécessité d’assurer une bonne administration de la justice (Bezrukovy, précité, § 43, avec d’autres références).

    96.  Au vu de ce qui précède, la Cour ne peut que constater que le prononcé de relevé de forclusion et l’admission des appels tardifs interjetés par les services sociaux dans les circonstances particulières de l’espèce l’ont été en violation du principe de sécurité juridique et du droit à un tribunal des requérants.

    97.  Partant, la Cour conclut qu’il y a eu, dans le cas de chacun des requérants, violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

    b)  Les requêtes nos 28480/13 et 28506/13

    98.  S’agissant ensuite des requêtes nos 28480/13 et 28506/13, la Cour observe que les raisons invoquées par le ministère des Finances pour justifier ses demandes de relevé de forclusion et l’admission des appels tardifs sont étroitement liées aux circonstances ayant entouré le prononcé des jugements litigieux qui font actuellement l’objet d’une enquête criminelle. L’enquête disciplinaire qui l’avait précédée avait conclu à un grand nombre d’irrégularités, dont un défaut de notification systématique de certains actes de procédure aux parties (paragraphe 28 ci-dessus). Cela étant, il n’appartient pas à la Cour de rechercher si le ministère des Finances était effectivement au courant des procédures litigieuses ni s’il avait été valablement représenté dans celles-ci puisque, même à supposer qu’il ne l’eût pas été, il résulte des documents mis à la disposition de la Cour, non contestés par les parties, que celui-ci a quand même manqué à son devoir d’agir avec une diligence suffisante concernant le dépôt des demandes de relevé de forclusion et des appels tardifs.

    99.  La Cour ne peut que constater que le ministère des Finances a découvert l’existence des jugements litigieux - ou du moins aurait dû la découvrir - au plus tard en août 2011, date à laquelle il a commencé à effectuer des paiements en application desdits jugements (paragraphe 17 ci-dessus) dont les copies intégrales lui auraient dû être fournies conformément au code budgétaire (Gadzhikhanov et Saukov c. Russie, nos 10511/08 et 5866/09, §§ 13-14 et 25, 31 janvier 2012). Même à supposer que le ministère n’ait eu connaissance ni du premier rejet de la demande de relevé de forclusion prononcé en juin 2011 ni de la procédure y afférente dans son ensemble, aucun élément figurant dans le dossier ou dans les observations du Gouvernement ne permet d’expliquer pourquoi il a attendu plus d’un an, soit le 23 octobre 2012 - date du dépôt de la deuxième demande de relevé de forclusion -, avant d’agir. La Cour considère que, indépendamment du fait de savoir si l’État avait été ou non dûment représenté aux audiences litigieuses, il appartenait à celui-ci de faire preuve d’une diligence suffisante, voire particulière, en introduisant la demande de relevé de forclusion, et ce dès la découverte de l’existence des jugements litigieux, surtout si, comme le soutient le Gouvernement, un intérêt public important était en jeu. Or, les juridictions internes en accordant les demandes de relevé de forclusion n’ont pas abordé ce point. En d’autres termes, elles ont omis de rechercher à quel moment l’auteur de la demande de relevé de forclusion et d’un appel tardif avait découvert l’existence du jugement attaqué et, partant, s’il avait agi avec une diligence suffisante. Le fait que rien dans le droit interne applicable à l’époque des faits n’indiquait qu’elles étaient tenues de le faire n’est pas de nature de les dispenser de cette obligation du point de vue de la Convention.

    100.  Dès lors, la Cour estime que le relevé de forclusion et l’admission des appels tardifs ainsi accordée ont méconnu le principe de sécurité juridique et le droit à un tribunal des requérants.

    101.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

    IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

    102.  Tous les requérants dénoncent une violation de leur droit au respect de leurs biens à raison des mêmes faits. Ils invoquent l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :

    « Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international... »

    103.  Compte tenu de la conclusion à laquelle elle est arrivée sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour estime qu’il n’y a lieu d’examiner ni la recevabilité ni le bien-fondé du grief présenté par les requérants sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (S.C. Britanic World S.R.L. c. Roumanie, no 8602/09, § 50, 26 avril 2016 ; Rozalia Avram c. Roumanie, no 19037/07, § 46, 16 septembre 2014; Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 68, CEDH 2015, Trapeznikov et autres, précité, § 41, et Lyubov Stetsenko c. Russie, no 26216/07, § 92, 17 avril 2014).

    V.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    104.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage

    105.  Au titre du préjudice matériel, les requérants réclament des sommes différentes, allant de 35 400 euros (EUR) à 233 500 EUR. Au titre du préjudice moral, chacun d’entre eux sollicite en outre la somme de 3 000 EUR, à l’exception de M. Kerefov qui demande 5 000 EUR.

    106.  Le Gouvernement conteste ces demandes.

    107.  La Cour rappelle avoir conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de l’atteinte à la sécurité de rapports juridiques civils. S’agissant de la demande des requérants au titre de préjudice matériel, elle n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette ces demandes. Par ailleurs, elle estime que le constat d’une violation représente en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par les requérants.

    B.  Frais et dépens

    108.  S’agissant des requêtes nos 28480/13 et 28506/13, les requérants demandent également 2 969,25 EUR, somme correspondant aux honoraires et frais de leurs représentants dans leurs affaires ainsi que dans les affaires de dix autres personnes dont les requêtes, similaires, sont pendantes devant la Cour.

    109.  Le Gouvernement conteste ce montant, en indiquant notamment qu’aucun justificatif n’a été fourni par les requérants à l’appui de leur demande.

    110.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’occurrence, compte tenu des documents dont elle dispose et eu égard aux constats de violations auxquels elle est parvenue, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Décide de joindre les requêtes ;

     

    2.  Déclare les requêtes nos 36054/09, 45415/09 et 50333/09 irrecevables pour cause d’absence de préjudice important ;

     

    3.  Rejette l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement s’agissant des requêtes nos 28480/13 et 28506/13 ;

     

    4.  Déclare les requêtes nos 33636/09, 34493/09, 35940/09, 37441/09, 38237/09, 28480/13 et 28506/13 recevables ;

     

    5.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

     

    6.  Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

     

    7.  Dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par les requérants ;

     

    8.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 28 mars 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

      Stephen Phillips                                                                   Helena Jäderblom
            Greffier                                                                                Présidente

     


    ANNEXE

     

    No.

    Numéro de requête

    et sa date d’introduction

    Nom du requérant,

    sa date de naissance,

    lieu de résidence,

    nationalité

     

    représentant

    Jugement en faveur du requérant:

    date de prononcé,

    tribunal de première instance,

    date à laquelle il est devenu définitif

    Montants octroyés

    (RUB)

     

    Statut

    (si payé)

    Demande de relevé de forclusion et appel tardif

    (date et motifs)

    Relevé de forclusion

    et admission

    de l’appel tardif

    (date, juridiction, motifs)

    Annulation ou reformation du jugement rendu en faveur des requérants:

    date, juridiction et

    motifs

     

    1.      

    33636/09

    10/05/2009

     

    Magomed-Said Kebedovich MAGOMEDOV

    19/11/1955

    Kizilyurt, Daguestan

    Russe

     

    Zayautdin Sirazhutdinovich SALIMOV

     

    07/02/2008

     

    Tribunal de Kizilurt (Daguestan)

     

    18/02/2008

     

    2 910 985

    (arriéré)

    impayé

     

    75 991.48

    (mensuel)

    versé qu’au 1er mai 2009

    10/11/2008

     

    Besoin d’un temps supplémentaire pour étudier la législation applicable

    24/12/2008

    Cour suprême de Daguestan

     

    Intérêt du budget fédéral et absence d’un autre recours judiciaire

    14/01/2009

    Cour suprême de Daguestan

     

    En l’absence d’éléments nouveaux, demande identique à celle précédemment tranchée par un autre jugement passé en force de chose jugée

     

    Absence de justificatifs confirmant les droits du requérant

    2.      

    34493/09

    05/05/2009

     

    Saygidakhmed Aslamkhanovich ASLAMKHANOV

    17/07/1953

    Kizilyurt, Daguestan

    Russe

     

    Zayautdin Sirazhutdinovich SALIMOV

    11/02/2008

     

    Tribunal de Kizilurt (Daguestan)

     

    22/02/2008

    6 137 764

    (arriéré)

    impayé

     

    100 463

    (mensuel)

    versé qu’au 1er mai 2009

    10/11/2008

     

    Besoin d’un temps supplémentaire pour étudier la législation applicable

    21/01/2009

    Cour suprême de Daguestan

     

    Intérêt du budget fédéral et absence d’un autre recours judiciaire

    11/02/2009,

    Cour suprême de Daguestan

     

    Absence de justificatifs confirmant les droits du requérant

    3.      

    35940/09

    02/06/2009

     

    Abdurakhman Magomedovich MAGOMEDNABIYEV

    23/08/1950

    Kizilyurt, Daguestan

    Russe

     

    05/03/2008

     

    Tribunal de Kizilurt (Daguestan)

     

    16/03/2008

     

    3 667 271.4

    (arriéré)

    impayé

     

    64 855.5

    (mensuel)

    versé qu’au 1er avril 2009

    10/11/2008

     

    Besoin d’un temps supplémentaire pour étudier la législation applicable

    24/12/2008

    Cour suprême de Daguestan

     

    Intérêt du budget fédéral et absence d’un autre recours

    14/01/2009

    Cour suprême de Daguestan

     

    2 185 771,57 RUB

    (arriéré)

    58 960

     (mensuel)

    les deux payés

     

    4.      

    36054/09

    08/05/2009

     

    Ivan Petrovich KRAVCHENKO

    07/07/1952

    Zelenaya Roshcha, région de Stavropol

    Russe

     

    Anatoliy Markovich SELEZNEV

    07/09/1948

    Zelenaya Roshcha, région de Stavropol

    Russe

     

    Mikhail Vasilyevich MERESIN

    10/09/1966

    Zelenaya Roshcha,

    région de Stavropol

    Russe

     

     

    23/04/2008

     

    Tribunal de l’arrondissement Stepnovskiy (région de Stavropol)

     

    04/05/2008

    61 795

    (arriéré)

    payé

     

    1 393

    (mensuel)

    payé jusqu’à l’annulation

    19/09/2008

     

    Absence de fonds pour payer les frais d’appel : absence d’un autre recours

    11/11/2008

    Cour régionale de Stavropol

     

    Absence de fonds pour payer les frais d’appel : absence d’un autre recours

    16/12/2008

    Cour régionale de Stavropol

     

     

    5.      

    37441/09

    18/05/2009

     

    Umar Akhmedovich ASELDEROV

    27/06/1955

    Kizilyurt, Daguestan

    Russe

     

    18/03/2008

     

    Tribunal de Kizilurt (Daguestan)

     

    29/03/2008

     

    3 653 124

    (arriéré)

    impayé

     

    36 618 (mensuel)

    versé qu’au 1er mai 2009

    10/11/2008

     

    Besoin d’un temps supplémentaire pour étudier la législation applicable

    24/12/2008

    Cour suprême de Daguestan

     

    Intérêt du budget fédéral et absence d’un autre recours

    14/01/2009

    Cour suprême de Daguestan

     

    Absence de justificatifs confirmant les droits du requérant

    6.      

    38237/09

    01/06/2009

     

    Isa Batomagomedovich MAGOMEDOV

    27/11/1960

    Kizilyurt, Daguestan

    Russe

     

    08/04/2008

     

    Tribunal de Kizilurt (Daguestan)

     

    19/04/2008

     

    2 588 671

    (arriéré)

    impayé

     

    65 308.2

    (mensuel)

    versé jusqu’au 1er mai 2009

    10/11/2008

     

    Besoin d’un temps supplémentaire pour étudier la législation applicable

    24/12/2008

    Cour suprême de Daguestan

     

    Intérêt du budget fédéral et absence d’un autre recours

    14/01/2009

    Cour suprême de Daguestan

     

    En l’absence d’éléments nouveaux, demande identique à celle précédemment tranchée par un autre jugement passé en force de chose jugée

    Absence de justificatifs confirmant les droits du requérant

    7.      

    45415/09

    29/05/2009

     

    Vadim Aleksandrovich TSAREGORODTSEV

    27/01/1953

    Krasnodar

    Russe

     

    13/12/2006

     

    Tribunal de l’arrondissement Leninskiy (Krasnodar)

     

    24/12/2006

     

    92 314

    (arriéré) payé

     

    2 153 (mensuel)

    payé jusqu’à l’annulation

    14/10/2008

    31/10/2008

    Tribunal d’arrondissement Leninskiy

     

    Changement de jurisprudence de la Cour suprême fédérale ; violation de la loi matérielle et intérêt du budget fédéral ; intérêt du budget fédéral

    02/12/2008

    Cour régionale de Krasnodar

     

     

    8.      

    50333/09

    21/08/2009

    Aleksey Ivanovich

    CHERKASHIN

    4/11/1946

    Kugoyeyskaya,

    Krasnodar

    Russe

     

    16/05/2006

    Tribunal d’arrondissement Krylovskiy (Krasnodar)

     

    27/05/2006

    69 805

    9 493

    (arriéré) payé

     

    2 167 (mensuel)

    3 162 (annuel)

    Toutes les ommes payées jusqu’à l’annulation

    12/01/2009

    24/02/2009

    Cour régionale de Krasnodar

     

    Absence de fonds pour payer les frais d’appel ; changement de jurisprudence de la Cour Suprême fédérale

    14/04/2009

    Cour régionale de Krasnodar

     

     

    9.      

    28480/13

    08/04/2013

     

    Aslan Betalovich KEREFOV

    10/11/1954

    Zavodskoy,

    Kabardino-Balkarie

    Russe

     

    Zaur Borisovich GESHEV

     

    18/02/2011

     

    Tribunal de Naltchik (Kabardino-Balkarie)

     

    01/03/2011

    1 500 000

    23/10/2012

     

     

    28/02/2013

    Cour suprême de Kabardino-Balkarie

     

    Manque de diligence « manifeste » de la représente combiné avec le défaut de notification d’une copie du jugement au défendeur

    28/02/2013

    Cour suprême de Kabardino-Balkarie

     

     

    10.   

    28506/13

    08/04/2013

     

    Anatoliy Aleksandrovich KRAVTSOV

    25/06/1948

    Baksan,

    Kabardino-Balkarie

    Russe

    Mukhsin Amdulcherimovich KUMYSHEV

    29/04/1968

    Baksan,

    Kabardino-Balkarie

    Russe

     

    Magamed Saltanmuratovich ABUBAKAROV

    5/04/2011

     

    Tribunal de Naltchik (Kabardino-Balkarie)

     

    18/04/2011

    1 500 000

    23/10/2012

    28/02/2013

    Cour suprême de Kabardino-Balkarie

     

    Manque de diligence « manifeste » de la représente combiné avec le défaut de notification d’une copie du jugement au défendeur

    28/02/2013

    Cour suprême de Kabardino-Balkarie

     


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