BAILII is celebrating 24 years of free online access to the law! Would you consider making a contribution?
No donation is too small. If every visitor before 31 December gives just £1, it will have a significant impact on BAILII's ability to continue providing free access to the law.
Thank you very much for your support!
[Home] [Databases] [World Law] [Multidatabase Search] [Help] [Feedback] | ||
European Court of Human Rights |
||
You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> SARIGUL v. TURKEY - 28691/05 (Judgment : Remainder inadmissible Violation of Article 10 - Freedom of expression-{General} (Article 10-1 - Freedom of expression) Pecun...) French Text [2017] ECHR 467 (23 May 2017) URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2017/467.html Cite as: [2017] ECHR 467, ECLI:CE:ECHR:2017:0523JUD002869105, CE:ECHR:2017:0523JUD002869105 |
[New search] [Contents list] [Printable RTF version] [Help]
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE SARIGÜL c. TURQUIE
(Requête no 28691/05)
ARRÊT
STRASBOURG
23 mai 2017
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Sarıgül c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Julia Laffranque,
présidente,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 avril 2017,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 28691/05) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Resul Sarıgül (« le requérant »), a saisi la Cour le 29 juillet 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représenté par Me S. Aracı Bek, avocate à Adana. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le requérant alléguait en particulier une atteinte à son droit à la liberté d’expression en raison de la saisie par l’administration pénitentiaire d’une ébauche de roman qu’il voulait faire publier.
4. Le 4 novembre 2009 et le 16 juin 2016, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1962. Il était détenu au centre pénitentiaire d’Erzurum lors de l’introduction de la requête.
A. La saisie par l’administration pénitentiaire de l’ébauche de roman écrite par le requérant
6. Le 1er décembre 2004, le requérant déposa une ébauche de roman manuscrite, comportant 205 pages, intitulée « TOURBILLON, Rabia, Ferda et les autres » (« GİRDAP, Rabia, Ferda ve diğerleri »), auprès de l’administration pénitentiaire afin que celle-ci l’envoyât à son avocat, qui, à son tour, devait la transmettre à sa famille, en vue de sa publication.
7. Le 6 décembre 2004, le président de la commission de l’administration pénitentiaire chargée de la lecture de la correspondance des détenus (« la commission de lecture ») établit un rapport d’analyse sur le manuscrit du requérant. D’après ce rapport, le texte en question soutenait une organisation illégale, insultait les forces de sécurité et utilisait un langage abusif et inapproprié ainsi que des expressions gênantes à l’encontre des femmes, de la morale publique et des croyances. En conséquence, le président de la commission de lecture émit un avis selon lequel ledit manuscrit devait être considéré comme une lettre et transmis à la commission disciplinaire de l’administration pénitentiaire (« la commission disciplinaire ») au motif qu’il contenait des éléments gênants selon la grille de vérification préétablie par l’administration. Il proposa en outre que ce manuscrit fût transmis au bureau de presse du procureur de la République d’Erzurum en vue de son évaluation en tant que roman.
8. Le 15 décembre 2004, la commission de lecture décida de transmettre le manuscrit du requérant à la commission disciplinaire en application de la circulaire sur les relations des détenus avec l’extérieur du 24 octobre 2002 (« la circulaire sur les relations des détenus avec l’extérieur ») au motif qu’il contenait des mots et phrases gênants selon la grille de vérification susmentionnée.
9. Le même jour, la commission disciplinaire statua comme suit :
« Il a été décidé [la saisie par la commission de lecture] de la lettre (roman) en question au motif que celle-ci contient des mots et phrases gênants selon la grille de vérification (...) ».
10. Le 16 décembre 2004, le requérant saisit le juge de l’exécution d’Erzurum (İnfaz Hakimliği) d’une demande en annulation de la décision de la commission disciplinaire. Il indiquait notamment qu’il avait déjà fait publier quatre romans, en tant qu’écrivain, sous un pseudonyme et que le manuscrit saisi était une ébauche de roman fictif.
11. Le 7 janvier 2005, le juge de l’exécution rejeta l’opposition ainsi formée par le requérant, après examen du contenu dudit manuscrit. Plus précisément, dans sa décision, après avoir rappelé l’article 10 de la Convention ainsi que les articles 25 et 26 de la Constitution, il estimait notamment que le texte en cause, pris dans son ensemble, soutenait le séparatisme kurde et faisait la propagande de cette idéologie. Il considérait aussi que plusieurs passages du manuscrit litigieux glorifiaient une organisation illégale et insultaient les forces de l’ordre.
En outre, le juge décida de transmettre ledit manuscrit au parquet d’Erzurum en vue d’une enquête pénale.
12. Le 13 janvier 2005, le requérant forma une opposition devant la cour d’assises d’Erzurum contre la décision du juge de l’exécution. Il soutenait que la mesure adoptée par l’administration pénitentiaire était dépourvue de fondement et portait atteinte à son droit à la liberté d’expression. Il demanda également que son texte lui fût rendu.
13. Le 1er mars 2005, la cour d’assises d’Erzurum rejeta l’opposition du requérant, considérant la décision du juge de l’exécution comme conforme à la loi et à la procédure.
B. La saisie de la lettre du 25 janvier 2005 par l’administration pénitentiaire
14. Le 25 janvier 2005, le requérant remit à l’administration pénitentiaire une lettre destinée à son avocat accompagnée de la décision du juge de l’exécution du 7 janvier 2005 susmentionnée (paragraphe 11 ci-dessus) et de son opposition formée contre cette décision.
15. Le 26 janvier 2005, l’administration pénitentiaire saisit cette lettre, considérant qu’elle contenait des mots et phrases gênants selon la grille de vérification préétablie par l’administration.
16. Le 28 janvier 2005, le requérant saisit le juge de l’exécution d’Erzurum d’une demande en annulation de la décision de l’administration.
17. Le 8 février 2005, le juge de l’exécution rejeta la demande du requérant. Il rappela que l’intéressé pouvait former une opposition contre sa décision devant la cour d’assises d’Erzurum dans les sept jours suivant la notification de celle-ci.
18. Le 4 mars 2005, la décision du juge de l’exécution fut notifiée au requérant.
19. Le dossier de la requête ne contient aucun document ou information relativement à une opposition qui aurait été formée par le requérant contre la décision du juge de l’exécution.
C. L’enquête pénale ouverte contre le requérant
20. Le parquet d’Erzurum ouvrit une enquête pénale à l’encontre du requérant, estimant que le contenu du manuscrit saisi pouvait constituer l’infraction de dénigrement public de la turcité, de la République, des forces militaires et des forces de sécurité de l’État.
21. Le 26 janvier 2006, le procureur de la République d’Erzurum rendit une ordonnance de non-lieu au motif que l’élément de publicité, l’un des éléments constitutifs de l’infraction concernée, faisait défaut en l’espèce. Il ordonna aussi la remise du texte saisi à l’intéressé une fois sa décision devenue définitive.
22. Le 1er mars 2006, le requérant se vit restituer son ébauche de roman.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. La loi no 4675 relative au juge de l’exécution
23. La loi no 4675 relative au juge de l’exécution du 16 mai 2001 (« la loi no 4675 »), entrée en vigueur le 23 mai 2001, prévoit ce qui suit en son article 4, alinéa 1 :
« 1. Les plaintes concernant l’entrée et l’installation dans les établissements de détention, l’entretien, la protection de la santé mentale et physique, et les relations avec l’extérieur sont de la compétence du juge de l’exécution. »
24. L’article 5, alinéa 1, de cette même loi est ainsi libellé :
« 1. Il est possible de former un recours, par voie de plainte (...), devant le juge de l’exécution contre les actes et activités des établissements pénitentiaires concernant les détenus. »
25. L’article 6, alinéa 5, de la loi no 4675 dispose ce qui suit :
« 5. Le recours contre les décisions du juge de l’exécution (...) doit être effectué par un pourvoi immédiat, formé (...) dans un délai d’une semaine devant la cour d’assises. »
B. Le règlement relatif à la direction des établissements pénitentiaires et à l’exécution des peines
26. D’après l’article 144 du règlement relatif à la direction des établissements pénitentiaires et à l’exécution des peines du 5 juillet 1967 (« le règlement relatif à la direction des établissements pénitentiaires et à l’exécution des peines »), qui était en vigueur jusqu’à l’adoption d’un nouveau règlement le 20 mars 2006, les lettres à destination ou en provenance des détenus étaient soumises au contrôle de la direction de l’établissement pénitentiaire concerné, à l’exception des requêtes adressées aux organes officiels.
27. L’article 147 du même règlement, intitulé « Courrier dont la remise à leur [destinataire] est considérée comme gênante », pouvait se lire comme suit :
« Les lettres dont l’envoi à son destinataire ou la remise au condamné sont considérés comme gênants sont envoyées au plus tard dans un délai de 24 heures au conseil de discipline. Le conseil de discipline décide l’envoi ou non des lettres telles quelles à leur destinataire ou [leur envoi] après biffage des passages considérés comme gênants, de manière à les rendre illisibles, et, de la même manière, il décide la transmission ou non [des lettres] au condamné.
Les lettres considérées comme étant entièrement gênantes sont détruites sur décision du conseil de discipline et leurs [destinataires] sont informés. »
C. La circulaire sur les relations des détenus avec l’extérieur
28. La circulaire sur les relations des détenus avec l’extérieur, adoptée le 24 octobre 2002 par la direction générale des établissements pénitentiaires du ministère de la Justice, indique, après rappel des articles 144 et 147 du règlement relatif à la direction des établissements pénitentiaires et à l’exécution des peines et des articles 4, 5 et 6 de la loi no 4675, que l’application immédiate des mesures prévues aux dispositions précitées dudit règlement pourrait causer des préjudices irréversibles aux détenus et rendre le contrôle judiciaire impossible. À cet égard, elle invite les autorités pénitentiaires à ne pas immédiatement détruire l’original de la lettre d’un détenu censurée par la commission disciplinaire, à le conserver jusqu’à la fin des procédures en opposition qui seraient éventuellement engagées par le détenu concerné devant le juge de l’exécution et la cour d’assises, et à agir en fonction de l’issue des recours qui seraient ainsi introduits.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
29. Le requérant se plaint de la saisie de son ébauche de roman, qui était destinée à être envoyée à son avocat en vue de sa publication, et de l’atteinte qui en aurait résulté pour ses droits à la liberté de pensée et à la liberté d’expression. Il invoque les articles 9 et 10 de la Convention.
30. La Cour rappelle avoir considéré dans certaines affaires que, en matière de correspondance, le droit à la liberté d’expression se trouve protégé par l’article 8 de la Convention (Silver et autres c. Royaume-Uni, 25 mars 1983, § 107, série A no 61, Fazıl Ahmet Tamer c. Turquie, no 6289/02, § 33, 5 décembre 2006, Nakçi c. Turquie, no 25886/04, § 13, 30 septembre 2008, et Tur c. Turquie, no 13692/03, § 14, 11 juin 2013). Elle rappelle aussi avoir estimé dans une autre affaire que le grief relatif au refus de l’administration pénitentiaire de remettre à un détenu son manuscrit, que celui-ci voulait revoir en vue de sa publication, constituait une ingérence à l’égard de l’intéressé dans le droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la Convention (Nilsen c. Royaume-Uni (déc.), no 36882/05, § 44, 9 mars 2010).
31. La Cour relève qu’en l’espèce le requérant se plaint essentiellement d’avoir été privé de la possibilité de faire publier son ébauche de roman en raison de la saisie par l’administration pénitentiaire de ce texte, destiné à être envoyé à son avocat en vue de sa publication. Elle note en outre que le manuscrit du requérant a été saisi par les autorités pénitentiaires au motif qu’il soutenait le séparatisme kurde, qu’il glorifiait une organisation illégale et insultait les forces de l’ordre, et qu’il employait un langage abusif et inapproprié à l’encontre des femmes, de la morale publique et des croyances (paragraphe 7 ci-dessus). Elle constate aussi que le juge de l’exécution a examiné le manuscrit du requérant sous l’angle de la liberté d’expression (paragraphe 11 ci-dessus) et que l’intéressé a expressément invoqué son droit à la liberté d’expression à l’occasion de son opposition devant la cour d’assises (paragraphe 12 ci-dessus).
32. La Cour considère que, eu égard aux circonstances de la présente affaire, le grief du requérant relève plus du droit de l’intéressé à la liberté d’expression, expressément invoqué par ce dernier devant elle, que de son droit à la correspondance.
33. À la lumière de ce qui précède, la Cour, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, estime qu’il convient d’examiner ce grief uniquement sous l’angle de l’article 10 de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre (...) »
A. Sur la recevabilité
34. Le Gouvernement soulève une exception de non-épuisement des voies de recours internes. Il indique qu’un nouveau recours en indemnisation a été instauré en Turquie par la loi no 6384. Il précise que la compétence de la commission d’indemnisation établie par cette loi a été étendue par un décret du 9 mars 2016 pour permettre à ladite commission d’examiner, entre autres, les griefs des personnes détenues ou condamnées relatifs à un refus de l’administration pénitentiaire de recevoir ou d’envoyer des lettres et toute autre correspondance similaire rédigées en turc. Considérant que le requérant aurait dû faire usage de cette nouvelle voie de droit devant les instances nationales, le Gouvernement reproche à l’intéressé de ne pas avoir exercé ce recours relativement à son grief portant sur la saisie de son manuscrit par l’administration pénitentiaire.
35. Le requérant ne se prononce pas sur ce point.
36. La Cour note que la commission d’indemnisation établie dans le cadre de l’instauration du nouveau recours précité est compétente pour examiner les griefs des détenus relatifs à l’ingérence portée par l’administration pénitentiaire à leur droit à la correspondance en raison d’un refus de recevoir ou d’envoyer des lettres et toute autre correspondance similaire rédigées en turc (Sayan c. Turquie (déc.), no 49460/11, § 19, 14 juin 2016). Or, elle rappelle que le grief du requérant se prête à un examen sous l’angle du droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la Convention (paragraphes 32 et 33 ci-dessus). Il s’ensuit que la commission d’indemnisation ne peut être considérée comme compétente pour examiner ce grief.
37. Eu égard à ce qui précède, la Cour rejette l’exception du Gouvernement.
38. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Les thèses des parties
39. Le requérant indique s’intéresser à l’art et à la littérature et avoir déjà fait publier quatre romans sous un pseudonyme ainsi que plusieurs articles dans divers magazines culturels et artistiques. Il dit qu’il entendait poursuivre ses travaux littéraires pendant sa période de détention. Il considère à cet égard que la saisie de son manuscrit par l’administration pénitentiaire avant sa publication constitue une atteinte à son droit à la liberté d’expression.
40. Le requérant soutient que les motifs invoqués par les autorités ne pouvaient justifier la saisie de son manuscrit. Il estime que le texte en question, rédigé en prison et destiné à être adressé à sa famille en vue de sa publication, ne présentait aucun risque au regard de la sécurité de la prison. À ses yeux, les mesures prises par les autorités internes ne pouvaient donc pas être considérées comme raisonnables et proportionnées.
41. Le requérant indique en outre qu’en Turquie la publication d’un ouvrage n’est soumise à aucune autorisation préalable, et il précise qu’il en va ainsi dans le cas d’un écrit dont l’auteur est détenu en prison. Il ajoute que la saisie d’une publication peut être décidée par le seul procureur de la République, et ce, selon lui, lorsque ce dernier estime que celle-ci contient des éléments infractionnels. Or, la publication de son roman aurait été interdite par les mesures prises par l’administration pénitentiaire, dès la saisie de son manuscrit.
42. Le Gouvernement soutient que la saisie du manuscrit du requérant se fondait sur la circulaire sur les relations des détenus avec l’extérieur et qu’elle poursuivait un but légitime au sens de l’article 10 § 2 de la Convention. Il indique que le texte litigieux soutenait une organisation terroriste, qu’il insultait les forces de sécurité, qu’il utilisait un langage abusif, inapproprié et gênant à l’encontre de la morale publique et des croyances, et qu’il contenait des expressions susceptibles de provoquer la haine. Il considère dès lors que la saisie du texte en question était nécessaire pour la protection de l’ordre et de la sécurité, en particulier en prison.
2. L’appréciation de la Cour
43. La Cour observe qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la saisie du manuscrit du requérant constitue une ingérence dans le droit de l’intéressé à la liberté d’expression, droit protégé par l’article 10 § 1 de la Convention. Pareille ingérence emporte violation de l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », vise un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de cette disposition et peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique ».
44. La Cour relève d’emblée qu’en l’espèce les autorités pénitentiaires ont saisi le manuscrit du requérant en le considérant comme une lettre ordinaire et non pas comme un roman destiné à être publié. Elle renvoie à cet égard à l’avis émis par le président de la commission de lecture, qui estimait, dans son rapport d’analyse, que ledit manuscrit devait être considéré comme une lettre par l’administration pénitentiaire (paragraphe 7 ci-dessus). Elle prend également note du libellé de la décision de la commission disciplinaire, qui a utilisé l’expression « lettre (roman) » à propos du manuscrit du requérant (paragraphe 9 ci-dessus). Il en découle que le manuscrit que l’intéressé voulait faire publier a été traité comme une simple lettre par l’administration pénitentiaire.
45. La Cour note que la commission disciplinaire n’a invoqué expressément aucun fondement légal pour ordonner la saisie du manuscrit du requérant : ladite commission a seulement précisé que le texte en question contenait des mots et phrases gênants selon une grille de vérification préétablie par l’administration (paragraphe 9 ci-dessus). Or, s’agissant de cette grille de vérification - sur le fondement de laquelle la commission disciplinaire a décidé la saisie du manuscrit du requérant - la Cour constate que le dossier de la requête ne comporte aucun élément concernant sa portée et son contenu. Elle tient à rappeler qu’une règlementation relative au contrôle de la correspondance des détenus qui n’apporte aucune précision quant à sa portée ni ne définit ce qu’il convient d’entendre par « gênant » ne peut répondre à l’exigence de prévisibilité (Tan c. Turquie, no 9460/03, § 23, 3 juillet 2007).
46. La Cour relève toutefois que la commission de lecture s’est fondée sur la circulaire relative aux relations des détenus avec l’extérieur pour transmettre le manuscrit en question à la commission disciplinaire (paragraphe 8 ci-dessus). Elle note aussi que le Gouvernement considère ladite circulaire comme la base légale de l’ingérence litigieuse (paragraphe 42 ci-dessus). Elle observe que cette circulaire fait référence aux articles 144 et 147 du règlement relatif à la direction des établissements pénitentiaires et à l’exécution des peines (paragraphes 26-27 ci-dessus) et aux articles 4, 5 et 6 de la loi no 4675 prévoyant les voies de recours contre les mesures prises par les établissements pénitentiaires (paragraphes 23-25 ci-dessus). Elle observe également qu’elle a pour but d’expliciter les modalités d’application des mesures prévues par les dispositions précitées dudit règlement, aux fins de respect de l’exercice par les détenus des voies de recours contre ces mesures (paragraphe 28 ci-dessus).
47. La Cour constate donc que, eu égard au contenu de la circulaire invoquée par la commission de lecture, le fondement légal de l’ingérence en l’espèce était les articles 144 et 147 du règlement relatif à la direction des établissements pénitentiaires et à l’exécution des peines. À cet égard, elle rappelle avoir déjà eu l’occasion de constater que le règlement en question n’indiquait pas avec suffisamment de clarté l’étendue et les modalités du pouvoir d’appréciation des autorités dans le domaine en cause, et que son application pratique n’apparaissait pas pallier cette carence (idem, §§ 22-24). En l’occurrence, elle ne voit aucune raison de s’écarter de l’approche ainsi adoptée (Tur, précité, § 23).
48. Dès lors, la Cour estime que l’ingérence litigieuse n’était pas « prévue par la loi » au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention. Eu égard à cette conclusion, elle considère qu’il n’y a pas lieu de vérifier si les autres conditions requises par le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention - à savoir l’existence d’un but légitime et la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique - ont été respectées en l’espèce.
49. Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 10 de la Convention.
II. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
A. Sur le grief relatif à la saisie de la lettre du requérant
50. Le requérant allègue que la saisie de sa lettre du 25 janvier 2005 adressée à son avocat a porté atteinte à son droit à un procès équitable. Il invoque à cet égard l’article 6 de la Convention, qui se lit comme suit en ses passages pertinents en l’espèce :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
51. La Cour rappelle qu’il est primordial que le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revête un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme. Elle-même a la charge de surveiller le respect par les États contractants de leurs obligations au titre de la Convention. Elle ne peut ni ne doit se substituer auxdits États, auxquels il incombe de veiller à ce que les droits et libertés fondamentaux consacrés par la Convention soient respectés et protégés au niveau interne. La règle de l’épuisement des voies de recours internes est donc une partie indispensable du fonctionnement de ce mécanisme de protection. Les États n’ont pas à répondre de leurs actes devant un organisme international avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne. Les personnes désireuses de se prévaloir de la compétence de contrôle de la Cour en ce qui concerne les griefs dirigés contre un État ont donc l’obligation d’utiliser auparavant les recours qu’offre le système juridique de leur pays (voir, parmi beaucoup d’autres, Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 65, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV).
52. La Cour note qu’en l’espèce le requérant a formé un recours devant le juge de l’exécution pour demander l’annulation de la décision de l’administration pénitentiaire consistant en la saisie de la lettre en question. Cependant, il ressort du contenu du dossier de la requête que l’intéressé ne semble pas avoir formé une opposition contre la décision du juge de l’exécution du 8 février 2005 portant rejet de sa demande, bien que cette voie de recours fût prévue par le droit interne (paragraphe 25 ci-dessus) et son existence rappelée dans la décision du juge de l’exécution (paragraphe 17 ci-dessus).
53. La Cour constate donc que le requérant n’a pas épuisé toutes les voies de recours prévues par le droit interne aux fins de contestation de la mesure litigieuse devant les instances nationales. Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
B. Sur les griefs relatifs à l’équité de la procédure
54. Dans ses observations du 11 mai 2010, sans invoquer aucun article de la Convention, le requérant se plaint d’une inéquité de la procédure devant le juge de l’exécution et la cour d’assises. À ce titre, il dénonce un manque de publicité, une absence d’audiences, un non-respect du principe du contradictoire ainsi qu’un défaut d’assistance par un avocat. La Cour estime opportun d’examiner ces griefs sous l’angle de l’article 6 de la Convention, qui se lit comme suit en ses passages pertinents en l’espèce :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
55. La Cour rappelle que le délai de six mois prévu par l’article 35 § 1 de la Convention a pour finalité d’assurer la sécurité juridique en garantissant que les affaires qui soulèvent des questions au regard de la Convention puissent être examinées dans un délai raisonnable et que les décisions passées ne soient pas indéfiniment susceptibles d’être remises en cause. Cette règle marque la limite temporelle du contrôle effectué par les organes de la Convention et indique aux particuliers comme aux autorités la période au-delà de laquelle ce contrôle ne peut plus s’exercer (voir, parmi d’autres, Walker c. Royaume-Uni (déc.), no 34979/97, CEDH 2000-I).
56. La Cour rappelle ensuite qu’en règle générale le délai de six mois commence à courir à la date de la décision définitive intervenue dans le cadre du processus d’épuisement des voies de recours internes (Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90 et 8 autres, § 157, CEDH 2009).
57. La Cour note qu’en l’espèce ces griefs ont été présentés devant elle pour la première fois le 11 mai 2010, soit plus de six mois après la décision interne définitive, en l’occurrence la décision de la cour d’assises d’Erzurum en date du 1er mars 2005.
58. Il s’ensuit que ces griefs doivent être rejetés pour non-respect du délai de six mois en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
59. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
60. Le requérant réclame 150 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’il dit avoir subi et 150 000 EUR au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi.
61. Le Gouvernement conteste ces prétentions. Il dit que le préjudice matériel allégué par le requérant n’est pas étayé. Quant au préjudice moral, il considère que la demande formulée par l’intéressé est inacceptable, et il indique qu’elle ne devrait pas constituer une source d’enrichissement.
62. En ce qui concerne le dommage matériel allégué, la Cour considère que les éléments de preuve présentés ne permettent pas de quantifier la perte résultant pour le requérant de la violation de l’article 10 de la Convention. Partant, elle rejette la demande y afférente. Quant au dommage moral, la Cour estime que l’intéressé peut passer pour avoir éprouvé un certain désarroi en raison des circonstances de l’espèce. Statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention, elle alloue au requérant 1 500 EUR à ce titre.
B. Frais et dépens
63. Le requérant demande également les sommes suivantes pour les frais exposés dans le cadre de la procédure interne : 3 032 EUR pour les frais d’avocat et 303 EUR pour les frais de traduction. Il ne présente aucun document à cet égard.
64. Le Gouvernement indique que le requérant n’a soumis aucune facture ni aucun autre document à l’appui de sa demande.
65. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens de la procédure nationale en raison de l’absence de justificatifs correspondant aux frais allégués.
C. Intérêts moratoires
66. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 10 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 mai 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley
Naismith Julia Laffranque
Greffier Présidente