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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> MUSTAFA AVCI v. TURKEY - 39322/12 (Judgment : Violation of Article 5 - Right to liberty and security (Article 5-4 - Procedural guarantees of review Article 5-5 - Compensat...) French Text [2017] ECHR 470 (23 May 2017)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2017/470.html
Cite as: ECLI:CE:ECHR:2017:0523JUD003932212, CE:ECHR:2017:0523JUD003932212, [2017] ECHR 470

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE MUSTAFA AVCİ c. TURQUIE

     

    (Requête no 39322/12)

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

    STRASBOURG

     

    23 mai 2017

     

     

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

     


    En l’affaire Mustafa Avci c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

              Julia Laffranque, présidente,
              Işıl Karakaş,
              Nebojša Vučinić,
              Valeriu Griţco,
              Ksenija Turković,
              Jon Fridrik Kjølbro,
              Georges Ravarani, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 avril 2017,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 39322/12) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Mustafa Avci (« le requérant »), a saisi la Cour le 30 avril 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Le requérant a été représenté par Me A. Bingöl Demir, avocate à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

    3.  Le requérant alléguait en particulier avoir été détenu en violation de l’article 5 de la Convention.

    4.  Le 4 mars 2016, les griefs concernant l’article 5 §§ 1, 4 et 5 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement, et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  Le requérant est né en 1956 et réside à Istanbul.

    6.  À l’époque des faits, le requérant, ancien secrétaire général de la Confédération des syndicats des travailleurs du service public (« le KESK »), était membre du conseil d’administration du Parti de la paix et de la démocratie (« le BDP »), un parti politique de gauche pro-kurde.

    A.  L’organisation KCK

    7.  En 2009, une enquête pénale fut diligentée contre les membres présumés d’une organisation dénommée KCK (Koma Civakên Kurdistan - « Union des communautés kurdes »).

    8.  Par plusieurs actes d’accusation, les procureurs de la République chargés de l’enquête intentèrent des actions pénales devant les cours d’assises compétentes à l’encontre de plusieurs personnes - dont des hommes politiques, des hommes d’affaires, des avocats, des professeurs d’université, des étudiants et des journalistes - auxquelles il était essentiellement reproché d’appartenir à une organisation terroriste.

    9.  Selon les procureurs de la République, le KCK était une « branche urbaine » du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation armée illégale). D’après eux, le but du KCK était de mettre en place un système politique tel qu’indiqué dans la « Convention du KCK » (KCK Sözleşmesi) afin d’établir un État kurde indépendant et le « confédéralisme démocratique » prôné par Abdullah Öcalan, le chef du PKK (actuellement détenu à la prison d’İmralı).

    B.  L’arrestation du requérant et la procédure pénale engagée à l’encontre de ce dernier

    10.  En 2011, à une date inconnue, le parquet d’Istanbul ouvrit une enquête pénale contre plusieurs personnes soupçonnées d’appartenance à l’organisation KCK.

    11.  Le 27 octobre 2011, dans le cadre des opérations menées contre l’organisation KCK, le juge assesseur près la cour d’assises d’Istanbul (« le juge assesseur ») ordonna la perquisition de « l’académie politique » (Siyaset Akademisi) du BDP et des domiciles de soixante personnes soupçonnées, ainsi que l’arrestation des intéressés, dont le requérant. Le juge assesseur ordonna également l’application d’une mesure de restriction d’accès au dossier de l’enquête à l’encontre des personnes soupçonnées et de leurs avocats, sur le fondement de l’article 10/d de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme (« la loi n3713 »). En outre, il décida de limiter le droit d’accès à un avocat du requérant et des autres personnes soupçonnées pendant les premières vingt-quatre heures de leur garde à vue, en application de l’article 10/b de ladite loi.

    12.  Le 28 octobre 2011, à quinze heures, le requérant, qui se trouvait à Mersin pour le congrès local de son parti politique, fut arrêté et placé en garde à vue.

    13.  Le même jour, il fut transféré à Istanbul.

    14.  Le 30 octobre 2011, au poste de police, l’intéressé déclara entendre se prévaloir de son droit de garder le silence.

    15.  Également le 30 octobre 2011, le requérant comparut devant le procureur de la République d’Istanbul (« le procureur de la République »), devant lequel il fut interrogé sur les accusations portées à son encontre. Le procureur de la République lui posa des questions sur « l’académie politique » du BDP et le contenu des cours qui y étaient dispensés, et il lui demanda s’il avait reçu une formation spécifique de l’organisation terroriste pour enseigner au sein de cette structure. En outre, le procureur de la République indiqua au requérant qu’il disposait de courriels échangés entre lui et deux autres personnes, et il lui demanda s’il avait retiré sa candidature aux élections parlementaires sur ordre de l’organisation terroriste PKK. Il lui posa aussi des questions sur d’autres personnes soupçonnées dans le cadre de l’enquête pénale concernant le KCK, ainsi que sur un certain nombre de manifestations, qu’il qualifiait d’illégales, auxquelles l’intéressé avait participé.

    16.  Au cours de son interrogatoire, le requérant déclara qu’il était membre du conseil d’administration du BDP, qu’il avait été secrétaire général du KESK jusqu’en 2005 et qu’il avait enseigné au sein de « l’académie politique » dudit parti politique. De plus, il soutint qu’il avait retiré sa candidature aux élections parlementaires en faveur de L.T., un candidat indépendant, au motif qu’il avait promis à ce dernier d’agir en ce sens. Enfin, il nia appartenir à une quelconque organisation illégale.

    17.  À la suite de cet interrogatoire, le procureur de la République demanda au juge assesseur de placer le requérant en détention provisoire.

    18.  Le 31 octobre 2011, le requérant comparut devant le juge assesseur, qui l’interrogea sur les faits qui lui étaient reprochés et sur les accusations portées à son encontre. À la fin de l’audience, le juge ordonna son placement en détention provisoire, eu égard à l’existence de forts soupçons pesant sur lui, à la nature des infractions en cause et au fait que celles-ci figuraient parmi les infractions énumérées à l’article 100 § 3 du code de procédure pénale (CPP) - à savoir les infractions dites « cataloguées », pour lesquelles, en cas de fortes présomptions, la détention provisoire de la personne soupçonnée était réputée justifiée.

    19.  Le 3 novembre 2011, le requérant forma une opposition par laquelle il contestait son placement en détention provisoire, demandait sa mise en liberté provisoire et dénonçait la mesure de restriction d’accès au dossier d’enquête.

    20.  Le 5 novembre 2011, à la suite d’un examen sur pièces du dossier, la cour d’assises d’Istanbul (« la cour d’assises ») rejeta ce recours, suivant en cela l’avis du procureur de la République, qui ne fut notifié ni au requérant ni à son représentant.

    21.  Par un acte d’accusation du 19 mars 2012, long de 2 397 pages (annexes non comprises), le procureur de la République engagea une action pénale devant la 15ème chambre de la cour d’assises contre cent quatre-vingt-treize personnes, parmi lesquelles l’intéressé.

    Il requérait la condamnation de ce dernier du chef de direction de l’organisation terroriste présumée KCK sur le fondement de l’article 314 § 1 du code pénal (CP) et de l’article 5 de la loi no 3713. À cet égard, il indiquait que le requérant était responsable de « l’académie politique » du BDP et que cette dernière, qui selon lui avait pour but de former et d’utiliser les personnes participant aux cours dispensés en son sein en faveur du PKK, ne pouvait pas être considérée comme étant légale. Se fondant sur la loi no 2911 relative aux réunions et manifestations publiques et sur l’article 7 § 2 de la loi no 3713, il requérait également la condamnation du requérant à douze peines d’emprisonnement différentes des chefs de participation à des manifestations qu’il qualifiait d’illégales et de propagande, lors de ces évènements, en faveur de l’organisation terroriste PKK.

    22.  À la suite du dépôt de l’acte d’accusation, la cour d’assises tint sa première audience le 13 juillet 2012.

    23.  À la suite de l’entrée en vigueur de la loi no 6526 du 21 février 2014 portant modification de la loi no 3713, le procès du requérant continua devant la 3ème chambre de la cour d’assises, laquelle ordonna la remise en liberté de l’intéressé le 24 avril 2014.

    24.  D’après les éléments contenus dans le dossier, la procédure pénale engagée contre le requérant est toujours en cours devant la cour d’assises.

    C.  Le recours individuel introduit par le requérant devant la Cour constitutionnelle

    25.  Le 5 février 2014, le requérant saisit la Cour constitutionnelle d’un recours individuel. Invoquant l’article 19 de la Constitution, il dénonçait une violation de son droit à la liberté et à la sûreté en raison de la durée de sa détention provisoire, se plaignant d’une insuffisance des motifs retenus par les juridictions internes quant à son maintien en détention. Par ailleurs, sur le fondement de l’article 67 de la Constitution, il affirmait que son maintien en détention provisoire constituait aussi une violation de son droit à des élections libres.

    26.  La procédure afférente à ce recours est toujours pendante devant la Cour constitutionnelle.

    II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

    A.  Le recours individuel devant la Cour constitutionnelle

    27.  À la suite de l’entrée en vigueur d’amendements constitutionnels le 23 septembre 2012, le recours individuel devant la Cour constitutionnelle turque a été introduit dans le système juridique national.

    28.  Le texte des dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 6216 instaurant ledit recours individuel ainsi que les parties pertinentes en l’espèce du règlement de la Cour constitutionnelle figurent dans la décision rendue par la Cour dans l’affaire Uzun c. Turquie ((déc.), no 10755/13, §§ 25-27, 30 avril 2013).

    29.  La pratique de la Cour constitutionnelle dans le cadre d’affaires portant sur le droit à la liberté est exposée dans la décision de la Cour Koçintar c. Turquie ((déc.), no 77429/12, §§ 15-26, 1er juillet 2014).

    B.  La Constitution

    30.  L’article 19 de la Constitution garantit le droit à la liberté et à la sûreté. Il est rédigé dans des termes similaires à ceux de l’article 5 de la Convention.

    31.  Les passages pertinents en l’espèce de l’article 67 de la Constitution se lisent comme suit :

    « Les citoyens ont le droit de voter, d’être élus, de se livrer à des activités politiques de façon indépendante ou au sein d’un parti politique et de participer aux référendums conformément aux règles prévues par la loi. »

    C.  Le code pénal

    32.  L’article 314 §§ 1 et 2 du CP, qui prévoit le délit d’appartenance à une organisation illégale, se lit comme suit :

    « 1.  Quiconque constitue ou dirige une organisation en vue de commettre les infractions énoncées aux quatrième et cinquième sections du présent chapitre sera condamné à une peine de dix à quinze ans d’emprisonnement.

    2.  Tout membre d’une organisation telle que mentionnée au premier alinéa sera condamné à une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement. »

    D.  Le code de procédure pénale

    33.  L’article 91 § 2 du CPP dispose ce qui suit :

    « Le placement en garde à vue dépend de la nécessité de cette mesure pour l’enquête et des indices permettant de croire que l’intéressé a commis une infraction. »

    34.  En son paragraphe 5, l’article 91 du CPP prévoit que la personne arrêtée, son représentant, son partenaire ou ses proches peuvent former un recours contre l’arrestation, le placement en garde à vue ou le prolongement du délai de garde à vue afin d’obtenir une remise en liberté. Ce recours doit être examiné au plus tard dans les vingt-quatre heures.

    35.  D’après l’article 98 du CPP, au stade de l’instruction, le juge du tribunal d’instance pénal peut délivrer, sur demande du procureur de la République, un mandat d’arrêt contre un suspect qui ne s’est pas présenté à une convocation ou qui ne peut être convoqué.

    36.  La détention provisoire est régie par les articles 100 et suivants du CPP. D’après l’article 100 du CPP, une personne peut être placée en détention provisoire lorsqu’il existe des éléments factuels permettant de la soupçonner fortement d’avoir commis une infraction et lorsque son placement en détention est justifié par l’un des motifs énumérés dans cette disposition, à savoir : la fuite ou le risque de fuite du suspect, et le risque que celui-ci dissimule ou altère des preuves ou influence des témoins. Pour certains crimes, notamment les crimes contre la sécurité de l’État et l’ordre constitutionnel, l’existence de forts soupçons pesant sur la personne suffit à justifier le placement en détention provisoire.

    37.  L’article 101 du CPP dispose que la détention provisoire est ordonnée au stade de l’instruction par un juge unique à la demande du procureur de la République et au stade du jugement par le tribunal compétent, d’office ou à la demande du procureur. Les ordonnances de placement et de maintien en détention provisoire peuvent faire l’objet d’une opposition. Les décisions y relatives doivent être motivées en droit et en fait.

    38.  L’article 141 § 1 a) du CPP est ainsi libellé :

    « Peut demander réparation de ses préjudices (...) à l’État, toute personne (...) :

    a.  qui a été arrêtée, placée ou maintenue en détention dans des conditions et circonstances non conformes aux lois ;

    (...)

    39.  L’article 142 § 1 du même code se lit comme suit :

    « La demande d’indemnisation peut être présentée dans les trois mois suivant la notification à l’intéressé du caractère définitif de la décision ou du jugement et dans tous les cas de figure dans l’année suivant la date à laquelle la décision ou le jugement sont devenus définitifs. »

    40.  Selon la pratique de la Cour de cassation, il n’est pas nécessaire d’attendre une décision définitive sur le fond de l’affaire pour se prononcer sur les demandes d’indemnisation introduites en application de l’article 141 du CPP en raison de la durée excessive d’une détention provisoire (décisions nos E. 2014/21585 - K. 2015/10868 et E. 2014/6167 - K. 2015/10867).

    41.  L’article 250 du CPP, en vigueur à l’époque des faits, prévoyait que certaines infractions, dont le terrorisme et la criminalité en bande organisée, relevaient de la compétence de sections spécialisées des cours d’assises, couramment appelées « cours d’assises spéciales ».

    42.  D’après l’article 251 § 6 du CPP, également en vigueur à l’époque des faits, dans le cadre des enquêtes et des poursuites relatives aux infractions visées par l’article 250 susmentionné, les forces de l’ordre étaient tenues d’assurer la présence des suspects et/ou des accusés sur ordre de la cour d’assises, de son président ou du procureur de la République.

    43.  Les articles 250 et 251 du CPP ont été abrogés le 5 juillet 2012.

    E.  La loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme

    44.  La loi no 3713 prévoit en son article 5 une augmentation de moitié des peines prévues par le CP pour certaines infractions, énumérées aux articles 3 et 4, au nombre desquelles figurent celles énoncées à l’article 314 du CP.

    45.  L’article 10 de la loi no 3713, intitulé « la procédure d’enquête et le procès », tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits, disposait ce qui suit :

    « À l’égard des infractions qui entrent dans le champ d’application de cette loi (...) :

    b)  Le suspect peut bénéficier de l’aide juridique d’un seul avocat durant sa garde à vue. Le droit d’accès à un avocat du suspect placé en garde à vue peut être différé pendant vingt-quatre heures à la demande du parquet et par une décision du juge ; le suspect ne peut cependant pas être interrogé pendant cette période.

    (...)

    d)  Si l’examen du contenu du dossier par l’avocat ou l’obtention d’une copie par celui-ci risque de compromettre l’objectif de l’enquête, ce pouvoir [de l’avocat] peut être limité par une décision du juge d’instance pénal, sur demande du procureur de la République.

    (...) »

    46.  Cette disposition a été abrogée le 21 février 2014.

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION

    47.  Le requérant dénonce son arrestation en ce qu’elle n’aurait pas été conforme à la législation interne dans la mesure où les autorités nationales n’ont pas suivi la procédure prévue par l’article 98 du CPP. De plus, il allègue qu’il n’existait aucun élément de preuve indiquant l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis l’infraction pénale de direction d’une organisation terroriste et justifiant son placement en détention provisoire. Il soutient que les faits à l’origine des soupçons pesant sur lui s’apparentent à des actes relevant de ses travaux politiques, et il se plaint à cet égard d’une violation de l’article 5 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

    « 1.  Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

    (...)

    c)  s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

    (...) »

    48.  Le Gouvernement combat cette thèse.

    A.  Sur le grief relatif à l’arrestation du requérant

    1.  Les arguments des parties

    49.  Le Gouvernement soutient que l’arrestation du requérant était conforme à la législation nationale. Il indique à cet égard que l’intéressé était soupçonné d’avoir commis des infractions régies par l’article 250 du CPP et que d’après l’article 251 § 6 du même code, en vigueur à l’époque des faits, les forces de l’ordre étaient tenues d’assurer sa présence sur ordre du juge assesseur.

    50.  Ensuite, le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes pour deux raisons.

    51.  En premier lieu, il soutient que le requérant aurait dû d’abord former un recours contre son arrestation en vertu de l’article 91 § 5 du CPP. Il précise que ce recours était susceptible de mettre fin à la privation de liberté contestée par le requérant. À cet égard, il fournit une décision rendue le 26 juillet 2016 par le juge de paix de Balıkesir ordonnant la cessation de la garde à vue d’une tierce personne.

    52.  En second lieu, le Gouvernement soutient que le requérant avait à sa disposition le recours en indemnisation prévu par l’article 141 § 1 a) du CPP. À l’appui de ses dires, il soumet deux arrêts rendus par la 12ème chambre pénale de la Cour de cassation dont il ressort que des plaignants ont obtenu une indemnité pour leur privation de liberté qu’ils qualifiaient de contraire à la loi. Il indique que, en l’espèce, l’arrestation et la garde à vue du requérant se sont terminées le 31 octobre 2011 par la mise en détention provisoire de l’intéressé. Il estime que, à partir de cette date, le requérant pouvait, et aurait dû, introduire une action en indemnisation sur le fondement de l’article 141 § 1 a) susmentionné, et ce sans attendre l’issue de l’action pénale engagée à son encontre.

    53.  Le requérant conteste les arguments du Gouvernement. Il indique que les autorités internes étaient tenues de suivre la procédure mise en place par l’article 98 du CPP avant de procéder à son arrestation. Il soutient en particulier que cette disposition exigeait qu’il soit convoqué à comparaitre devant les autorités judiciaires.

    54.  Ensuite, le requérant soutient que selon sa propre jurisprudence, la Cour se doit d’appliquer l’article 35 § 1 de la Convention avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif.

    55.  S’agissant de la possibilité de former une opposition contre son arrestation en vertu de l’article 91 § 5 du CPP, le requérant soutient que ce recours ne présentait pas des perspectives raisonnables de succès.

    56.  Ensuite, le requérant conteste la thèse du Gouvernement selon laquelle il était tenu de saisir les juridictions nationales d’une demande d’indemnisation. Selon lui, pareille action aurait été vouée à l’échec puisque la demande d’indemnisation ne pourrait être présentée qu’après le prononcé du jugement définitif.

    57.  Le requérant allègue que sa situation est différente de celle des personnes concernées par les décisions de justice fournies par le Gouvernement. De plus, il soutient que ce dernier n’a pas pu prouver que les recours mentionnés par lui existaient à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique pour les personnes se trouvant dans une situation identique à la sienne.

    2.  L’appréciation de la Cour

    58.  La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes. Tout requérant doit avoir donné aux juridictions internes l’occasion que cette disposition a pour finalité de ménager en principe aux États contractants : éviter ou redresser les violations alléguées contre eux. Cette règle se fonde sur l’hypothèse - objet de l’article 13 de la Convention, avec lequel elle présente d’étroites affinités - que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], no 17153/11 et 29 autres, § 69, 25 mars 2014, Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 87, CEDH 2015, et Karácsony et autres c. Hongrie [GC], no 42461/13, § 76, CEDH 2016 (extraits)).

    59.  L’article 35 § 1 de la Convention ne prescrit toutefois l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (Vučković et autres, précité, § 70, Parrillo, précité, § 87, et Karácsony et autres, précité, § 76).

    60.  La Cour rappelle qu’un recours visant la légalité d’une privation de liberté doit, pour être effectif, offrir à son auteur une perspective de cessation de la privation de liberté contestée (Gavril Yossifov c. Bulgarie, n74012/01, § 40, 6 novembre 2008).

    61.  Elle estime cependant qu’il peut en aller différemment lorsque la privation de liberté est terminée (Cüneyt Polat c. Turquie, n32211/07, § 49, 13 novembre 2014).

    62.  À cet égard, la Cour rappelle que, en matière de privation de liberté, lorsqu’un requérant affirme avoir été détenu en méconnaissance du droit interne - donc en violation de l’article 5 § 1 de la Convention - et que la détention litigieuse a déjà pris fin, une action en réparation, à même d’aboutir à une reconnaissance de la violation alléguée et à l’attribution d’une indemnité, est en principe un recours effectif qui doit être exercé si son efficacité en pratique a été dûment établie (Rahmani et Dineva c. Bulgarie, no 20116/08, § 66, 10 mai 2012, et Gavril Yossifov, précité, § 41 et les références y citées).

    63.  La Cour observe que le système juridique turc offrait au requérant, s’agissant de la légalité de l’arrestation de ce dernier, deux voies de droit, à savoir un recours destiné à mettre fin à la privation de liberté litigieuse (article 91 § 5 du CPP) et une action en indemnisation contre l’État (article 141 § 1 a) du CPP). Or elle note que l’intéressé ne s’est pas prévalu de ces possibilités.

    64.  La Cour est prête à accepter l’argument du requérant selon lequel les décisions de justice fournies par le Gouvernement concernent des cas qui ne sont pas identiques au sien. Cependant, à ses yeux, rien n’indique que le contrôle effectué par les juridictions internes à l’occasion de l’exercice des recours susmentionnés pourrait être limité d’une quelconque manière : par conséquent, l’on ne saurait douter d’emblée de l’effectivité de tels recours et affirmer qu’ils seraient de toute évidence voués à l’échec (voir, mutatis mutandis, Demir c. Turquie (déc.), no 51770/07, § 31, 16 octobre 2012). La Cour ne dispose d’aucun élément qui lui permettrait de dire que les recours en question n’étaient pas susceptibles d’apporter un redressement approprié au grief du requérant relatif à son arrestation et qu’ils n’offraient pas des perspectives raisonnables de succès.

    65.  La Cour rappelle aussi que, lorsqu’il existe un doute sur l’effectivité et les chances de succès d’un recours interne - comme le soutient le requérant - ledit recours doit être tenté (Voisine c. France, n27362/95, décision de la Commission du 14 janvier 1998). Il s’agit là d’un point qui doit être soumis aux tribunaux (Roseiro Bento c. Portugal (déc.), no 29288/02, CEDH 2004 XII (extraits), Whiteside c. Royaume-Uni, n20357/92, décision de la Commission du 7 mars 1994, et Demir, décision précitée, § 33).

    66.  La Cour souligne toutefois que cette conclusion ne préjuge en rien, le cas échéant, d’un éventuel réexamen de la question de l’effectivité des recours en question, et notamment de la capacité des juridictions nationales à établir, relativement à l’application des articles 91 § 5 et 141 § 1 a) du CPP, une jurisprudence uniforme et compatible avec les exigences de la Convention (Korenjak c. Slovénie (déc.), no 463/03, § 73, 15 mai 2007).

    67.  À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que le requérant était tenu de saisir les juridictions internes d’une demande fondée sur l’article 91 § 5 du CPP ou sur l’article 141 § 1 a) du même code, ce qu’il n’a pas fait. Elle accueille donc l’exception du Gouvernement et rejette le grief tiré de l’article 5 § 1 de la Convention, relatif à l’arrestation de l’intéressé, pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

    B.  Sur le grief tiré d’une absence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction pénale

    1.  Les arguments des parties

    68.  S’agissant du grief tiré d’une absence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction pénale, le Gouvernement, qui se réfère aux conclusions de la Cour dans sa décision Hasan Uzun ((déc.), no 10755/13, 30 avril 2013), reproche à l’intéressé de ne pas avoir épuisé les voies de recours internes. Sur ce point, il fait observer que le recours individuel introduit par le requérant devant la Cour constitutionnelle est toujours en cours d’examen devant cette juridiction.

    69.  L’avocate du requérant indique tout d’abord qu’elle n’était pas informée de l’introduction par son client d’un recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Au demeurant, elle soutient que la jurisprudence de cette haute juridiction montre que cette dernière ne peut pas être considérée comme offrant un recours effectif et que son client ne devrait pas être tenu d’attendre l’issue de la procédure afférente à la voie de droit en question. À cet égard, elle précise que, à la date d’introduction de sa requête devant la Cour, l’intéressé n’avait pas la possibilité de saisir la Cour constitutionnelle d’un recours individuel, cette voie de recours ayant été introduite dans le système juridique turc le 23 septembre 2012. Elle ajoute que l’examen du grief du requérant tiré de l’article 5 § 1 de la Convention échappe à la compétence ratione temporis de la Cour constitutionnelle.

    2.  L’appréciation de la Cour

    70.  La Cour rappelle que l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie normalement à la date d’introduction de la requête devant elle (A.Ş. c. Turquie, no 58271/10, § 93, 13 septembre 2016). Cette règle ne va cependant pas sans exceptions, qui peuvent être justifiées par les circonstances particulières de chaque cas d’espèce (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, CEDH 2001 V (extraits)).

    71.  La Cour note que, à la suite des amendements constitutionnels entrés en vigueur le 23 septembre 2012, le recours individuel devant la Cour constitutionnelle turque a été introduit dans le système juridique national. Le nouvel article 148 § 3 de la Constitution donne compétence à cette juridiction pour examiner, après épuisement des voies de recours ordinaires, des recours formés par des individus s’estimant lésés dans leurs droits et libertés fondamentaux protégés par la Constitution et par la Convention et ses Protocoles.

    72.  La Cour rappelle qu’elle a déjà analysé cette nouvelle voie de recours dans le cadre de l’affaire Uzun (décision précitée, §§ 25-27), qui concernait le défaut allégué d’équité d’une procédure civile. Lors de son examen de cette affaire, elle s’est d’abord intéressée aux aspects pratiques de cette voie de droit, tels que l’accessibilité à celle-ci et les modalités du recours individuel. Elle s’est ensuite penchée sur la volonté du législateur concernant ce nouveau recours, notamment quant au champ de compétence de la Cour constitutionnelle, aux moyens qui lui étaient accordés, ainsi qu’à l’étendue et aux effets de ses décisions (ibidem, § 53). À l’issue de son examen des principaux aspects de cette nouvelle voie de droit, la Cour a estimé qu’elle ne disposait d’aucun élément qui lui eût permis de dire que le recours en question ne présentait pas, en principe, des perspectives de redressement approprié des griefs tirés de la Convention. Elle a conclu qu’il incombait à l’individu s’estimant victime de tester les limites de cette protection (ibidem, § 69).

    73.  En ce qui concerne les griefs tirés de l’article 5 de la Convention, la Cour rappelle que, dans l’affaire Koçintar ((déc.), no 77429/12, §§ 44, 1er juillet 2014), elle est parvenue à la conclusion suivante : après avoir relevé que le recours devant la Cour constitutionnelle pouvait conduire à la remise en liberté de la personne détenue, elle a estimé que cette voie de droit était susceptible d’apporter un redressement approprié à un grief fondé sur l’article 5 § 3 de la Convention, tiré de la durée de la détention provisoire, et qu’elle offrait des perspectives raisonnables de succès, et elle a déclaré irrecevable ce grief pour cause de non-exercice de cette nouvelle voie de recours.

    74.  Par la suite, la Cour a jugé à maintes reprises que le recours individuel devant la Cour constitutionnelle devait être considéré comme une voie de recours à exercer au sens de l’article 35 § 1 de la Convention pour des griefs tirés de l’article 5 §§ 1, 2, 3 et 4 de la Convention (voir, entre autres, Hebat Aslan et Firas Aslan c. Turquie, no 15048/09, § 50, 28 octobre 2014, Iğsız c. Turquie (déc.), n16086/12, §§ 24-28, 3 mars 2015, Levent Bektaş c. Turquie, no 70026/10, §§ 42-44, 16 juin 2015, Sakkal et Fares c  Turquie (déc.), no 52902/15, §§ 45-64, 7 juin 2016, et Mercan c. Turquie (déc.), no 56511/16, §§ 17-30, 8 novembre 2016).

    75.  S’agissant de l’allégation du requérant selon laquelle la jurisprudence de la Cour constitutionnelle ne cadre pas avec celle de la Cour, il convient de rappeler que, dans sa décision Mercan (précitée, § 25), la Cour a jugé, à la lumière de la pratique de la Cour constitutionnelle, qu’elle ne disposait d’aucun élément lui permettant de conclure que le recours individuel devant ladite cour n’était pas susceptible d’apporter également un redressement approprié à un grief tiré de l’article 5 § 1 de la Convention ou bien qu’il n’offrait pas de perspectives raisonnables de succès. En l’espèce, la Cour considère que le requérant n’a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans la présente affaire.

    76.  S’agissant ensuite de la question de la compétence de la Cour constitutionnelle, la Cour observe que le requérant remet en cause la juridiction ratione temporis de cette dernière.

    77.  Elle note à cet égard que la détention provisoire de l’intéressé a commencé le 28 octobre 2011 et qu’elle a pris fin le 24 avril 2014 avec la remise en liberté de celui-ci. À ce sujet, elle rappelle avoir jugé, dans l’affaire Koçintar (décision précitée, § 39), qu’il ressortait clairement des arrêts rendus par la Cour constitutionnelle que celle-ci admettait l’extension de sa compétence ratione temporis aux situations de violation continue ayant commencé avant la date d’entrée en vigueur du recours individuel et se poursuivant après celle-ci. En l’occurrence, la Cour ne voit aucune raison de s’écarter de sa jurisprudence constante.

    78.  À la lumière de ce qui précède, la Cour ne dispose donc d’aucun élément qui lui permettrait de dire que le recours en question n’est pas susceptible d’apporter un redressement approprié au grief du requérant tiré d’une absence de raisons plausibles de soupçonner ce dernier d’avoir commis une infraction pénale et qu’il n’offre pas des perspectives raisonnables de succès.

    79.  Par conséquent, la procédure afférente au recours individuel introduit par l’intéressé étant en cours devant la Cour constitutionnelle, la Cour estime que le grief du requérant est prématuré.

    80.  Elle rejette donc cette partie de la requête pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

    II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION

    81.  Le requérant allègue qu’il n’a pas eu la possibilité de contester efficacement la légalité de sa détention provisoire. À cet égard, il dénonce la mesure de restriction d’accès au dossier de l’enquête et la non-communication de l’avis du procureur de la République lors de l’examen de l’opposition formée par lui contre la décision relative à sa mise en détention provisoire. Il invoque l’article 5 § 4 de la Convention, ainsi libellé :

    « 4.  Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

    82.  Le Gouvernement conteste cette thèse.

    A.  Sur la recevabilité

    83.  Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient que le requérant aurait dû introduire un recours individuel devant la Cour constitutionnelle.

    84.  Le requérant combat la thèse du Gouvernement et soutient avoir utilisé les voies de recours internes disponibles et accessibles.

    85.  La Cour observe que, le 3 novembre 2011, le requérant a formé une opposition pour contester sa mise en détention provisoire ainsi que la mesure de restriction d’accès au dossier d’enquête et que, le 5 novembre 2011, soit deux jours après l’introduction de ce recours, la cour d’assises l’a débouté.

    86.  Dans ces conditions, eu égard au fait que le droit de recours individuel a été introduit dans le système juridique turc le 23 septembre 2012, la Cour estime qu’une saisine de la Cour constitutionnelle relativement à l’article 5 § 4 de la Convention aurait été vaine en raison de l’incompétence ratione temporis de cette haute juridiction (Hebat Aslan et Firas Aslan, précité, §§ 53-54).

    87.  Constatant par ailleurs que le grief tiré de l’article 5 § 4 de la Convention n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

    B.  Sur le fond

    1.  Sur le défaut d’accès au dossier d’enquête

    88.  Le requérant soutient qu’il n’a eu la possibilité d’examiner ni le dossier de l’enquête ni les éléments de preuve recueillis contre lui.

    89.  Le Gouvernement allègue que le requérant avait suffisamment d’éléments pour contester la légalité de ses mise et maintien en détention provisoire par la voie de l’opposition.

    90.  La Cour rappelle que l’article 5 § 4 de la Convention confère à toute personne arrêtée ou détenue le droit d’introduire un recours au sujet du respect des exigences de procédure et de fond nécessaires à la « régularité » - au sens de l’article 5 § 1 de la Convention - de sa privation de liberté. Si la procédure au titre de l’article 5 § 4 précité ne doit pas toujours s’accompagner de garanties identiques à celles exigées par l’article 6 de la Convention pour les procès civils et pénaux - les deux dispositions poursuivant des buts différents (Reinprecht c. Autriche, no 67175/01, § 39, CEDH 2005-XII) - il faut qu’elle revête un caractère judiciaire et qu’elle offre des garanties adaptées à la nature de la privation de liberté en question (D.N. c. Suisse [GC], no 27154/95, § 41, CEDH 2001-III). En particulier, un procès portant sur un recours formé contre une détention doit être contradictoire et garantir l’égalité des armes entre les parties, à savoir le procureur et la personne détenue (Nikolova c. Bulgarie [GC], n31195/96, § 58, CEDH 1999-II). La législation nationale peut remplir cette exigence de diverses manières, mais la méthode adoptée par elle doit garantir que la partie adverse soit informée du dépôt d’observations et qu’elle jouisse d’une possibilité véritable de les commenter (Lietzow c. Allemagne, no 24479/94, § 44, CEDH 2001-I). Pour déterminer si une procédure relevant de l’article 5 § 4 de la Convention offre les garanties nécessaires, il faut avoir égard à la nature particulière des circonstances dans lesquelles elle se déroule (Megyeri c. Allemagne, 12 mai 1992, § 22, série A no 237-A). En particulier, l’égalité des armes n’est pas assurée si l’avocat se voit refuser l’accès aux pièces du dossier qui revêtent une importance essentielle pour une contestation efficace de la légalité de la détention de son client (voir, parmi d’autres, Lamy c. Belgique, 30 mars 1989, § 29, série A n151, Nikolova, précité, § 58, Schöps c. Allemagne, n25116/94, § 44, CEDH 2001-I, Lietzow, précité, § 44, Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 124, 9 juillet 2009, Ceviz c. Turquie, no 8140/08, § 41, 17 juillet 2012, et Ovsjannikov c. Estonie, no 1346/12, §§ 72-78, 20 février 2014).

    91.  En l’espèce, la Cour note qu’il n’est pas contesté par les parties qu’il existait une restriction totale d’accès au dossier, pour le requérant et son représentant, les empêchant d’en examiner les pièces, et ce jusqu’au dépôt de l’acte d’accusation, le 19 mars 2012, soit pendant près de cinq mois à compter de l’arrestation de l’intéressé.

    92.  La Cour relève que ni le requérant ni son défenseur n’avaient une connaissance suffisante du contenu des documents qui revêtaient une importance essentielle pour la contestation de la légalité de la détention de l’intéressé. Elle estime donc que le requérant n’a pas eu la possibilité de contester de manière satisfaisante les motifs invoqués pour justifier sa détention provisoire (Şık c. Turquie, no 53413/11, § 75, 8 juillet 2014).

    93.  Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

    2.  Sur la non-communication de l’avis du procureur de la République

    94.  Le requérant se plaint de l’impossibilité pour lui ou pour son défenseur d’obtenir la notification de l’avis du procureur de la République lors de la procédure relative à la contestation de sa détention provisoire.

    95.  Le Gouvernement indique que la question de l’absence de communication de l’avis du procureur de la République dans le cadre de la procédure d’opposition a été réglée en droit interne à la suite de l’adoption de la loi no 6459, entrée en vigueur le 30 avril 2013. Il expose que, depuis cette date, la législation nationale n’impose plus à la juridiction appelée à examiner l’opposition de demander l’avis du procureur de la République, et il précise que c’est seulement lorsque pareil avis est requis que la juridiction en question est tenue de communiquer les observations du procureur de la République au détenu ou à son avocat pour réponse.

    96.  Le Gouvernement ajoute que, en l’espèce, l’avis du procureur n’a pas influencé la décision de la cour d’assises.

    97.  La Cour rappelle que, dans son arrêt Hebat Aslan et Firas Aslan (précité, §§ 68-83), elle s’est déjà prononcée sur l’importance de la possibilité de répondre aux observations du procureur de la République dans le cadre de la procédure d’opposition engagée pour contester la privation de liberté et qu’elle y a conclu qu’elle ne pouvait pas écarter la possibilité que l’avis du procureur eût pesé dans les décisions adoptées à la suite des oppositions formées par les détenus.

    98.  Elle rappelle aussi avoir examiné maintes affaires soulevant des questions semblables à celles de la présente cause et avoir conclu à la violation de l’article 5 § 4 de la Convention (Altınok, no 31610/08, §§ 57-61, 29 novembre 2011, et Levent Bektaş, précité, §§ 52).

    99.  Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans la présente affaire. À la lumière de sa jurisprudence en la matière, elle estime que, en l’espèce, le recours prévu en droit interne n’a pas satisfait aux exigences de l’article 5 § 4 de la Convention, le principe de l’égalité des armes entre les parties n’ayant pas été respecté.

    100.  Partant, elle conclut à la violation de l’article 5 § 4 de la Convention sur ce point.

    III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 5 DE LA CONVENTION

    101.  Le requérant se plaint de n’avoir disposé d’aucun recours effectif qui aurait pu lui permettre d’obtenir réparation. Il dénonce une violation de l’article 5 § 5 de la Convention, ainsi libellé :

    « 5.  Toute personne victime d’une arrestation ou d’une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation. »

    102.  Le Gouvernement combat cette thèse.

    A.  Sur la recevabilité

    103.  La Cour rappelle que le droit à réparation énoncé au paragraphe 5 de l’article 5 de la Convention suppose qu’une violation de l’un des autres paragraphes de cette disposition ait été établie par une autorité nationale ou par les institutions de la Convention (N.C. c. Italie [GC], no 24952/94, § 49, CEDH 2002-X).

    104.  Pour autant que ce grief concerne l’article 5 § 1 de la Convention, la Cour estime, à la lumière du constat auquel elle est parvenue aux paragraphes 47-80 ci-dessus, qu’il est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et qu’il doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.

    105.  Par ailleurs, en ce que ce grief est soulevé en rapport avec l’article 5 § 4 de la Convention, la Cour constate qu’il n’est pas manifestement mal fondé et qu’il ne se heurte à aucun motif d’irrecevabilité. Elle le déclare donc recevable.

    B.  Sur le fond

    106.  Le requérant soutient qu’il n’avait pas à sa disposition de recours de nature à remédier à ses griefs tirés de l’article 5 de la Convention.

    107.  Le Gouvernement indique que l’intéressé disposait du recours prévu par l’article 141 § 1 du CPP.

    108.  Le requérant réplique que le recours préconisé par le Gouvernement n’est pas effectif.

    109.  La Cour rappelle s’être déjà prononcée sur un grief similaire à celui présenté par le requérant et avoir estimé que l’article 141 du CPP tel qu’en vigueur à l’époque des faits ne prévoyait pas la possibilité de demander réparation d’un préjudice subi en raison de défaillances procédurales du recours en opposition (Altınok, précité, § 67, et Ceviz, précité, § 59). Elle ne voit aucune raison en l’espèce de s’écarter de cette jurisprudence.

    110.  La Cour estime dès lors que la voie d’indemnisation indiquée par le Gouvernement ne saurait constituer un recours effectif au sens de l’article 5 § 5 de la Convention. Partant, elle conclut à la violation de cette disposition en l’espèce.

    IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    111.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage

    112.  Le requérant réclame 20 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il dit avoir subi.

    113.  Le Gouvernement conteste ce montant.

    114.  La Cour estime que le dommage moral est suffisamment réparé par le constat de violation de la Convention auquel elle est parvenue (Ceviz, précité, § 64).

    B.  Frais et dépens

    115.  S’agissant des frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour, le requérant demande 6 000 EUR pour les honoraires d’avocat. Il sollicite en outre 50 EUR pour les frais de téléphone et de fax, 50 EUR pour les frais postaux et 20 EUR pour les frais de photocopies. Il ne fournit, à l’exception du tarif horaire des avocats établi par l’Union des barreaux de Turquie, aucun justificatif ni aucun autre document.

    116.  Le Gouvernement invite la Cour à rejeter cette demande, qu’il considère comme excessive et infondée.

    117.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, la Cour relève que le requérant ne fournit pas de justificatifs des honoraires de son avocate. Elle observe de surcroît qu’il ne soumet aucun document concernant les frais exposés devant les juridictions internes ou devant elle. À cet égard, elle note que le tarif horaire des avocats fourni par l’intéressé n’étaye pas la demande de ce dernier.

    118.  Compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens (Güler et Uğur c. Turquie, nos 31706/10 et 33088/10, § 66, 2 décembre 2014).

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 5 §§ 4 et 5 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 §§ 4 et 5 de la Convention ;

     

    3.  Dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant ;

     

    4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 mai 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

    Stanley Naismith                                                                  Julia Laffranque
            Greffier                                                                              Présidente

     


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