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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> CEVIKEL v. TURKEY - 23121/15 (Judgment : Violation of Article 6 - Right to a fair trial (Article 6 - Civil proceedings Article 6-1 - Reasonable time) Non-pecuniary da...) French Text [2017] ECHR 473 (23 May 2017)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2017/473.html
Cite as: CE:ECHR:2017:0523JUD002312115, ECLI:CE:ECHR:2017:0523JUD002312115, [2017] ECHR 473

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE ҪEVİKEL c. TURQUIE

     

    (Requête no 23121/15)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

    STRASBOURG

     

    23 mai 2017

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

     


    En l’affaire Ҫevikel c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

              Julia Laffranque, présidente,
              Işıl Karakaş,
              Nebojša Vučinić,
              Paul Lemmens,
              Jon Fridrik Kjølbro,
              Stéphanie Mourou-Vikström,
              Georges Ravarani, juges,
    et de Stanley Naismith, greffier de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 avril 2017,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 23121/15) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet État, Mme Hediye Ҫevikel (« la requérante »), a saisi la Cour le 27 avril 2015 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  La requérante a été représentée par Me S. Bozkurt, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

    3.  Le 28 avril 2016, le grief concernant la durée de la procédure a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    4.  La requérante est née en 1968 et réside à Batman.

    5.  Elle vécut jusqu’en 1992 dans le village de Çakırpınar, à Sason (Batman). En 1992, elle quitta ce village en raison des conflits armés qui y opposaient les forces de l’ordre et les membres du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), une organisation illégale, et s’installa dans le village de Sungu, à Muş.

    A.  Procédure devant la commission d’évaluation et d’indemnisation des dommages

    6.  Le 21 décembre 2006, la requérante introduisit une demande, devant la commission d’évaluation et d’indemnisation des dommages de la préfecture de Batman (« la commission »), visant, sur le fondement de la loi no 5233 du 27 juillet 2004 relative à l’indemnisation des dommages résultant d’actes de terrorisme ou de mesures de lutte contre le terrorisme (« la loi no 5233 »), l’indemnisation des dommages qu’elle estimait avoir subis en raison d’actes de terrorisme ou de mesures de lutte contre le terrorisme qui l’auraient obligée à abandonner son village.

    7.  Le 8 octobre 2009, la commission effectua une visite des lieux. Par la suite, elle obtint deux rapports d’expertise, l’un établi par un expert agricole le 29 octobre 2010 et l’autre par un expert en génie civil le 1er novembre 2010.

    8.  Par une décision du 20 janvier 2011, la commission rejeta la demande de la requérante au motif que le village que l’intéressée avait quitté n’avait pas été vidé de ses habitants par les autorités, qu’aucune menace ou agression contre la requérante n’avait été enregistrée et qu’une population importante avait continué à habiter dans ce village entre 1990 et 2000.

    B.  Procédure devant les juridictions administratives

    9.  Le 7 avril 2011, la requérante introduisit un recours en annulation de la décision de la commission devant les juridictions administratives.

    10.  Le 23 novembre 2011, le tribunal administratif rejeta le recours de la requérante. Il considérait que le préjudice qu’aurait subi une partie des habitants du village de Çakırpınar, à l’instar de la requérante, du fait de leur déménagement en raison d’inquiétudes liées à l’insécurité dans le village, ne pouvait pas être légalement indemnisé par l’administration puisque le village en question n’avait pas été totalement vidé de ses habitants, qu’aucune inquiétude fondée liée à la sécurité n’avait été identifiée et qu’aucune menace ou agression terroriste n’avait été dirigée contre la requérante pendant la période considérée.

    11.  Le 9 janvier 2012, la requérante se pourvut en cassation contre ce jugement.

    12.  Le 9 mai 2012, le Conseil d’État cassa le jugement du tribunal administratif au motif que le dossier de l’affaire contenait des informations contradictoires quant à l’abandon du village de Çakırpınar par l’administration et les habitants du village. La haute juridiction demanda en conséquence au tribunal administratif de rechercher et d’établir avec certitude si des personnes autres que les gardiens du village avaient vécu dans le village concerné pendant la période litigieuse.

    13.  Le 19 novembre 2012, le tribunal administratif rejeta à nouveau le recours de la requérante au motif que, eu égard aux documents et aux informations recueillis auprès des instances officielles, le village de Çakırpınar n’avait pas été totalement vidé de ses habitants, qu’il n’y existait pas d’inquiétude liée à l’insécurité et qu’aucune menace ou agression terroriste n’avait été dirigée contre la requérante pendant la période considérée.

    14.  Le 18 février 2013, la requérante se pourvut en cassation contre ce jugement.

    15.  Le 5 juin 2013, le Conseil d’État rejeta le pourvoi de la requérante et confirma le jugement du tribunal administratif. Il considérait que ce jugement était conforme à la procédure et au droit et qu’aucun motif de pourvoi invoqué par la requérante n’était de nature à exiger sa cassation.

    C.  Procédure devant la Cour constitutionnelle

    16.  Le 18 décembre 2013, la requérante introduisit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Dans ce recours, elle dénonçait l’absence d’indépendance des juridictions administratives ayant connu de son affaire, l’absence d’équité et la durée excessive de la procédure devant la commission et les juridictions administratives ainsi que la discrimination qu’elle aurait subie dans le traitement de son affaire. Elle alléguait en outre une atteinte à son droit au respect de ses biens.

    17.  Le 28 novembre 2014, statuant en un comité de trois membres, la 3e commission de la 1ère section de la Cour constitutionnelle déclara le recours de la requérante irrecevable pour défaut manifeste de fondement.

    18.  Dans sa décision, la haute juridiction relevait d’abord que la requérante se plaignait essentiellement de violations de son droit à un procès équitable, de son droit au respect de ses biens et du principe d’égalité.

    19.  Eu égard au grief de la requérante relatif à l’absence d’indépendance des juridictions administratives, elle considérait que les autorités judiciaires ayant connu de l’affaire de l’intéressée n’avaient pas donné l’impression d’avoir eu un effet négatif sur les espérances légitimes relatives au procès équitable des parties et qu’il n’existait aucun élément permettant de penser que les juges saisis du dossier avaient, envers l’une des parties, fait preuve de parti pris, d’un comportement ou d’un intérêt biaisé ou exprimé une opinion de manière à porter atteinte à la présomption d’indépendance.

    20.  Pour ce qui est du grief de la requérante relatif à la durée excessive de la procédure, la Cour constitutionnelle estimait qu’aucun retard n’était attribuable aux autorités administratives et aux organes judiciaires compte tenu du nombre total des demandes examinées par les commissions établies par la loi no 5233, des visites des lieux effectuées et des rapports d’expertise obtenus dans le cadre de chaque demande, des calculs détaillés et des actes compliqués requis pour chaque demande, du grand nombre de demandes introduites devant les commissions et des circonstances de la procédure, notamment l’examen de l’affaire à deux reprises en première instance et en cassation devant les juridictions administratives.

    21.  S’agissant du grief relatif à l’équité de la procédure, la Cour constitutionnelle constatait que la requérante avait pris connaissance des documents versés au dossier et de leur contenu au plus tard par la décision de première instance, que les juridictions administratives avaient donné à l’intéressée la possibilité d’examiner et de contester les éléments du dossier et que celle-ci n’avait pas été privée d’un droit procédural de manière à affecter l’issue du litige. Elle relevait par ailleurs que le jugement du tribunal de première instance était dûment motivé et que la juridiction d’appel avait confirmé et adopté la motivation du jugement de première instance.

    22.  Concernant l’allégation de discrimination avancée par la requérante, qui dénonçait le rejet de sa demande malgré des jugements des tribunaux administratifs ayant donné gain de cause à d’autres demandeurs dans des situations comparables, la haute juridiction observait que la requérante n’avait pas expliqué le fondement de la discrimination qu’elle aurait subie et qu’elle n’avait présenté aucun élément à l’appui de cette allégation.

    23.  Quant au grief de la requérante tiré de son droit au respect de ses biens, la Cour constitutionnelle constatait qu’il avait été établi par le jugement du tribunal administratif, devenu définitif, que la requérante n’avait pas abandonné ses biens se trouvant dans le village de Çakırpınar en raison d’actes terroristes et que, par conséquent, il n’y avait pas eu d’ingérence dans le droit de l’intéressée au respect de ses biens au sens de la loi no 5233.

    24.  La décision de la Cour constitutionnelle fut notifiée à la requérante le 14 avril 2015.

    II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

    A.  La loi no 5233 relative à l’indemnisation des dommages résultant d’actes de terrorisme ou de mesures de lutte contre le terrorisme

    25.  Le droit et la pratique internes pertinents relativement à la voie de recours établie par la loi no 5233 sont exposés dans la décision Akbayır et autres c. Turquie (nos 30415/08, 20940/09, 20941/09, §§ 9-44, 28 juin 2011).

    26.  La loi no 5233 est d’application rétroactive. Ainsi, d’après son article 1 provisoire, elle couvre les dommages subis entre le 19 juillet 1987 (date du premier décret pris dans le cadre de l’état d’urgence) et le 17 juillet 2005 (un an après la date d’entrée en vigueur de la loi no 5233). Cette deuxième date a été reportée à deux reprises par des amendements législatifs avant d’être fixée au 24 mai 2008 (articles provisoires des lois nos 5442 du 28 décembre 2005 et 5666 du 24 mai 2007, et Akbayır et autres, décision précitée, § 15).

    27.  Le préjudice subi et l’indemnité à verser en application de l’article 7 de la loi no 5233 sont déterminés par des commissions d’évaluation et d’indemnisation des dommages qui peuvent être saisies dans un délai d’un an à partir de la date d’entrée en vigueur de cette loi. Selon l’article 1 provisoire de la loi, ces commissions doivent se prononcer sur les demandes introduites devant elles dans un délai de deux ans.

    B.  Le recours individuel devant la Cour constitutionnelle

    28.  Conformément aux amendements constitutionnels introduits par la loi no 5982 publiée au Journal officiel le 13 mai 2010 et entrée en vigueur le 23 septembre 2012 à la suite d’un référendum, un droit de recours individuel devant la Cour constitutionnelle turque a été introduit dans le système juridique turc.

    29.  La loi no 6216 du 30 mars 2011 relative à l’établissement de la Cour constitutionnelle et à la procédure devant celle-ci a été publiée au Journal officiel le 3 avril 2011. Les dispositions de cette loi relatives au droit de recours individuel devant la Cour constitutionnelle sont entrées en vigueur le 23 septembre 2012. Ainsi, tout individu peut introduire un recours individuel contre des décisions devenues définitives après le 23 septembre 2012 en invoquant les droits et libertés fondamentaux protégés par la Constitution et par la Convention européenne des droits de l’homme et ses protocoles additionnels.

    L’article 50 de cette loi se lit ainsi en sa partie pertinente en l’espèce :

    « 1) Au terme de l’examen au fond, une décision est rendue sur la violation ou la non-violation d’un droit de l’auteur du recours. En cas de constat de violation, les mesures à prendre pour mettre fin à la violation et pour en effacer les conséquences sont précisées dans le dispositif. Il ne peut être procédé à un examen d’opportunité d’un acte administratif, et une décision de nature à constituer un tel acte ne peut être rendue.

    2) Lorsque la violation constatée découle d’une décision judiciaire, le dossier est renvoyé au tribunal compétent pour une réouverture de la procédure en vue de mettre fin à la violation et d’en effacer les conséquences. Dans les cas où il n’y a pas d’intérêt juridique à rouvrir la procédure, l’auteur du recours peut se voir octroyer une indemnité ou être invité à entamer une procédure devant les tribunaux compétents. Le tribunal chargé de rouvrir la procédure rend sa décision, dans la mesure du possible sur dossier, en vue de remédier à la violation constatée par la Cour constitutionnelle dans sa décision et d’effacer les conséquences de ladite violation (...) ».

    30.  La procédure devant la Cour constitutionnelle est exposée en détail dans la décision Hasan Uzun c. Turquie ((déc.), no 10755/13, 30 avril 2013).

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

    31.   La requérante dénonce la durée de la procédure qu’elle a engagée à l’encontre des autorités nationales pour obtenir l’indemnisation des dommages qu’elle estimait avoir subis en raison d’actes de terrorisme ou de mesures de lutte contre le terrorisme. Elle allègue à cet égard que la commission ayant examiné sa demande est restée inactive jusqu’au 8 octobre 2009, date de la visite des lieux, et que celle-ci a statué sur sa demande en cinq ans alors que le délai légal pour la procédure était de deux ans. Elle se plaint aussi que la décision de la Cour constitutionnelle du 28 novembre 2014 ne lui a été notifiée que le 14 avril 2015. Elle soutient donc que, dans la présente affaire, la durée de la procédure a méconnu le principe du délai raisonnable prévu par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce :

    « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

    A.  Sur l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention à la procédure devant la Cour constitutionnelle

    32.  Le Gouvernement indique que la présente requête porte sur la durée des procédures devant la commission établie par la loi no 5233, le tribunal administratif, le Conseil d’État et la Cour constitutionnelle. Il expose que la Cour constitutionnelle, dans le cadre des recours individuels, exerce une fonction de contrôle similaire à celle que la Cour exerce relativement à la Convention. Il déclare ensuite que, jusqu’à ce jour, la Cour n’a jamais statué sur la question de savoir si le droit à ce que sa cause soit entendue dans un délai raisonnable au sens de l’article 6 de la Convention s’applique à la procédure de recours individuel devant la Cour constitutionnelle turque. Le Gouvernement estime dès lors que la présente requête soulève une question nouvelle et ne fait pas l’objet d’une jurisprudence bien établie de la Cour.

    33.  La requérante ne se prononce pas sur ce point.

    34.  La Cour constate que, en l’espèce, la question se pose de savoir si l’article 6 § 1 de la Convention, sous son volet civil, s’applique aux procédures devant la Cour constitutionnelle.

    35.  La Cour ne méconnaît point le rôle et le statut particulier d’une juridiction constitutionnelle, dont la mission est de veiller au respect de la Constitution par les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, et qui, dans les États ayant instauré le droit de recours individuel, garantit aux citoyens une protection juridique supplémentaire au niveau national de leurs droits fondamentaux garantis par la Constitution.

    36.  Elle rappelle qu’elle a déjà eu à connaître à plusieurs reprises de la question de l’applicabilité de l’article 6 § 1 à une procédure devant une Cour constitutionnelle. Elle note que, en principe, une procédure devant une telle juridiction n’échappe pas au domaine de l’article 6 § 1 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Süßmann c. Allemagne, 16 septembre 1996, § 39, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV).

    37.  Elle rappelle également que, conformément à sa jurisprudence bien établie sur cette question (Deumeland c. Allemagne du 29 mai 1986, § 77, série A no 100, Bock c. Allemagne du 29 mars 1989, § 37, série A no 150, et Ruiz-Mateos c. Espagne du 23 juin 1993, § 35, série A no 262), le critère pertinent pour déterminer s’il faut prendre en compte une instance devant une juridiction constitutionnelle en vue d’établir le caractère raisonnable de la durée d’une procédure consiste à rechercher si le résultat de ladite instance peut influer sur l’issue du litige devant les juridictions ordinaires (voir aussi Meimanis c. Lettonie, no 70597/11, § 42, 21 juillet 2015).

    38.  En l’espèce, la Cour considère que le litige relatif à l’indemnisation des dommages résultant d’actes de terrorisme ou de mesures de lutte contre le terrorisme qu’aurait subis la requérante était de nature pécuniaire et concernait indubitablement un droit de caractère civil au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

    39.  Elle note que, à la suite des procédures devant la commission établie par la loi no 5233 et les juridictions administratives, la requérante a introduit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle, alléguant avoir subi des atteintes à ses droits protégés par la Constitution et par la Convention et ses protocoles additionnels à raison de ces procédures.

    40.  Elle relève ensuite que, selon la loi no 6216, si une décision de violation est rendue par la Cour constitutionnelle dans le cadre d’un recours individuel, les mesures à prendre pour mettre fin à la violation et en effacer les conséquences sont précisées dans le dispositif de l’arrêt de la haute juridiction, et que, lorsque la violation constatée découle d’une décision judiciaire, le dossier est renvoyé au tribunal compétent pour une réouverture de la procédure (paragraphe 29 ci-dessus).

    41.  Ainsi, en l’occurrence, si la Cour constitutionnelle avait constaté une ou plusieurs violations des droits que tire la requérante de la Constitution et de la Convention et ses protocoles additionnels, à savoir son droit à un procès équitable et son droit au respect de ses biens, ainsi que du principe d’égalité (paragraphe 18 ci-dessus) à raison des manquements dans les procédures devant la commission et les juridictions administratives, elle aurait pu renvoyer l’affaire devant les juridictions administratives pour une réouverture de la procédure ; l’intéressée aurait alors pu avoir la chance d’obtenir une indemnisation adéquate pour le dommage qu’elle alléguait avoir subi en raison d’actes de terrorisme ou de mesures de lutte contre le terrorisme.

    42.  Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que la décision de la Cour constitutionnelle était directement déterminante pour le droit de caractère civil de la requérante.

    43.  Il est vrai que, en l’espèce, la Cour constitutionnelle, statuant en un comité de trois membres, a rejeté le recours de la requérante dans le cadre d’une procédure préliminaire sur la recevabilité. Cependant, dans ses motifs, elle s’est penchée sur les moyens de fond soulevés par la requérante et a notamment recherché en détail si les juridictions administratives, en rejetant la demande d’indemnisation formée par celle-ci en application de la loi no 5233, avaient porté atteinte aux droits que l’intéressée tire de la Constitution et de la Convention et ses protocoles additionnels (paragraphes 18-23).

    44.  Partant, la Cour estime que l’article 6 § 1 de la Convention trouve à s’appliquer à la procédure devant la Cour constitutionnelle.

    B.  Sur l’observation de l’article 6 § 1 de la Convention

    1.  Sur la recevabilité

    45.  Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

    2.  Sur le fond

    a)  La période à prendre en considération

    46.  La période à considérer a débuté le 21 décembre 2006, date de l’introduction d’une demande devant la commission d’évaluation et d’indemnisation des dommages de la préfecture de Batman (voir König c. Allemagne, 28 juin 1978, § 98, série A no 27, X c. France, 31 mars 1992, § 31, série A no 234-C, et Kress c. France [GC], no 39594/98, § 90, CEDH 2001-VI), et s’est terminée le 14 avril 2015, date de la notification de la décision de la Cour constitutionnelle. Elle a donc duré environ huit ans et quatre mois, pour quatre instances, le tribunal administratif et le Conseil d’État ayant chacun été saisis à deux reprises.

    b)  Le caractère raisonnable de la durée de la procédure

    47.  La requérante expose que, malgré les dispositions légales prévoyant que la commission doit se prononcer sur les demandes introduites devant elle dans un délai de deux ans, celle-ci est restée inactive relativement à sa demande introduite le 21 décembre 2006 jusqu’à la visite des lieux, intervenue le 8 octobre 2009, et n’a rendu sa décision que le 20 janvier 2011. Elle indique que la commission a donc traité sa demande non pas en deux ans mais en quatre ans. Déclarant en outre que les procédures relatives à sa demande d’indemnisation ont duré devant les autorités judiciaires jusqu’au 14 avril 2015, date de la notification de la décision de la Cour constitutionnelle, la requérante considère que la durée de ces procédures a été excessive.

    48.  Le Gouvernement estime tout d’abord que la durée de la procédure devant la commission et la durée de la procédure devant les juridictions administratives et la Cour constitutionnelle doivent être évaluées séparément.

    49.  En ce qui concerne la durée de la procédure devant la commission, il reconnaît que, selon l’article 1 provisoire de la loi no 5233, la commission doit trancher les demandes introduites devant elle dans un délai de deux ans. Il indique que, pour autant, l’article 4 provisoire de la même loi octroie au Conseil des ministres la compétence de prolonger cette durée de traitement d’un an dans le cas où la commission ne serait pas parvenue à se prononcer sur les demandes pendant la période en question. Il déclare à cet égard qu’un prolongement de la date limite pour que la commission se prononce sur une demande a été décidé à plusieurs reprises et, en dernier lieu, en 2013. Le Gouvernement considère en tout état de cause que le délai prévu par la loi no 5233 est de nature réglementaire et que les décisions de la commission rendues au-delà de ce délai restent effectives.

    50.  Le Gouvernement indique par ailleurs qu’il y a eu un afflux massif de demandes devant la commission à la suite de la création de celle-ci en 2004. Il ajoute que l’établissement des faits et l’évaluation des préjudices par la commission nécessite l’organisation de visites des lieux, l’obtention de rapports d’expertise et le calcul de la valeur des biens endommagés ainsi que celui des revenus des demandeurs, et qu’il s’agit d’activités compliquées qui prennent beaucoup de temps.

    51.  Soutenant que les retards découlant d’une charge de travail exceptionnelle et temporaire n’engagent pas la responsabilité de l’État si ce dernier a fourni les efforts requis en temps utile, le Gouvernement estime que l’augmentation temporaire de la charge de travail de la commission ne s’est pas transformée en un problème structurel puisque les autorités ont rapidement pris des mesures adéquates, telles que la création de commissions supplémentaires.

    52.  Quant aux procédures devant les juridictions administratives et à celles qui se sont tenues dans le cadre du recours individuel devant la Cour constitutionnelle, le Gouvernement note que ces procédures ont duré entre un et deux ans environ pour chaque instance.

    53.  Le Gouvernement considère donc que, en l’espèce, il n’y a eu aucun retard attribuable aux autorités publiques ou aux organes judiciaires dans le traitement de l’affaire de la requérante.

    54.  Enfin, rappelant le principe de subsidiarité, le Gouvernement indique que les autorités nationales, et notamment la Cour constitutionnelle, qui exerce un contrôle sur les actes desdites autorités, ont conclu que la durée de la procédure n’avait pas été excessive en l’espèce.

    55.  La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour les intéressés (voir, parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII). Elle rappelle aussi que l’ensemble de la procédure en cause, y compris les instances de recours, doit être pris en compte d’une manière globale aux fins de cette appréciation (voir König, précité, § 98).

    56.  En l’espèce, la Cour note que les procédures intentées par la requérante devant la commission, les juridictions administratives et la Cour constitutionnelle concernaient la demande d’indemnisation introduite conformément à la loi no 5233 par l’intéressée, qui alléguait avoir subi des dommages en raison d’actes de terrorisme et de mesures de lutte contre le terrorisme.

    57.  Elle estime que l’affaire portée devant les juridictions internes était d’une certaine complexité étant donné qu’il fallait décider si ladite loi était applicable en l’espèce en ce qui concernait le préjudice allégué par la requérante et établir la réalité et le montant des dommages que l’intéressée aurait subis.

    58.  Elle relève que la requérante n’a été à l’origine d’aucun retard dans la procédure. Le Gouvernement n’a d’ailleurs pas avancé le contraire.

    59.  S’agissant du comportement des autorités, la Cour constate que la procédure a duré près de quatre ans et un mois devant la commission, près de deux ans et deux mois devant les juridictions administratives et près d’un an et quatre mois devant la Cour constitutionnelle (paragraphes 16, 17 et 24 ci-dessus). En ce qui concerne la procédure devant les juridictions administratives, la Cour reconnaît que, même si le Conseil d’État a une fois infirmé le jugement du tribunal administratif, ce qui a évidemment causé un certain retard, la durée des procédures devant ces juridictions n’a pas été particulièrement excessive étant donné la nature de l’affaire. Pour ce qui est de la procédure devant la Cour constitutionnelle, la Cour estime que sa durée était globalement raisonnable, sauf pour ce qui concerne le délai de notification de l’arrêt de la haute juridiction, qui a été d’environ cinq mois et qui peut être considéré comme assez long.

    60.  Quant à la procédure devant la commission, la Cour observe que cette dernière, saisie par la requérante le 21 décembre 2006, a rendu sa décision le 20 janvier 2011. Elle note d’abord que la commission n’a pas été en mesure de se prononcer sur la demande de la requérante dans le délai initialement prévu par la loi no 5233 pour le traitement des recours, à savoir deux ans (paragraphe 27 ci-dessus). Renvoyant à cet égard à l’explication fournie par le Gouvernement selon laquelle ce délai a été prolongé par le Conseil des ministres encore en 2013 (paragraphe 49 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de s’attarder sur ce point.

    61.  La Cour note ensuite que la commission n’a pris aucun acte concernant la demande de l’intéressée avant la visite des lieux effectuée le 8 octobre 2009. Elle observe aussi que, environ trois mois après l’obtention des rapports d’expertise du 29 octobre et du 1er novembre 2010, la commission s’est prononcée sur l’affaire de la requérante.

    62.  La Cour constate donc que, même si le traitement de la demande de la requérante par la commission a été relativement rapide après la visite des lieux, la période d’inactivité de la commission entre l’introduction de la demande et la visite des lieux a été la principale source du retard de la procédure devant cette instance. À cet égard, la Cour prend note des explications données par le Gouvernement (paragraphes 50-51 ci-dessus) et des arguments développés par la Cour constitutionnelle (paragraphe 20 ci-dessus) qui consistent essentiellement à justifier ce retard de la commission par la charge de travail de celle-ci découlant du grand nombre de demandes introduites à la suite de sa création.

    63.  À cet égard, la Cour rappelle que l’article 6 § 1 de la Convention oblige les États contractants à organiser leurs juridictions de manière à leur permettre de répondre aux exigences de cette disposition, notamment quant au délai raisonnable (Sürmeli c. Allemagne [GC], no 75529/01, § 129, CEDH 2006-VII, et les références qui sy trouvent citées). Elle tient à réaffirmer limportance qui sattache à ce que la justice ne soit pas administrée avec des retards propres à en compromettre l’efficacité et la crédibilité (Bottazzi c. Italie [GC], no 34884/97, § 22, CEDH 1999-V).

    64.  Tout en reconnaissant l’importance de la charge de travail de la commission et l’opportunité des mesures adoptées par les autorités afin de remédier à ce problème, la Cour considère que, en l’occurrence, ces efforts sont restés insuffisants, dans la mesure où la commission n’a pas pu commencer à traiter la demande de la requérante avant environ deux ans et dix mois.

    65.  À la lumière de ce qui précède, compte tenu des manquements signalés qui ont été à l’origine des retards considérables devant les autorités nationales, la Cour estime qu’en l’espèce la durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l’exigence du délai raisonnable.

    66.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

    II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    67.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

    « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

    A.  Dommage

    68.  La requérante réclame 4 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’elle aurait subi.

    69.  Le Gouvernement estime que les prétentions de la requérante sont excessives et non conformes à la jurisprudence de la Cour.

    70.  Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour estime qu’il y a lieu d’octroyer à la requérante 800 EUR au titre du préjudice moral.

    B.  Frais et dépens

    71.  La requérante demande également 889,80 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et la Cour ainsi que pour les frais d’avocat. À cet égard, elle présente un reçu relatif aux frais correspondant à 52 recours formés devant la Cour constitutionnelle, d’un montant de 10 509,20 livres turques (TRY), un reçu relatif aux frais de représentation pour 61 recours devant la Cour constitutionnelle, d’un montant de 228,75 TRY, une facture pour 100 timbres de représentation, d’un montant de 1078,75 TRY, ainsi qu’une facture relative à l’envoi de 29 courriers. Ces reçus et factures ne comportent aucune précision sur les recours et les courriers concernés. La requérante fournit aussi un décompte horaire du travail accompli par son avocat et un barème d’honoraires établi par le barreau d’Ankara.

    72.  Le Gouvernement conteste ces prétentions. Il estime que la somme demandée par la requérante à ce titre est excessive. Il considère en outre que l’intéressée n’a fourni aucun document démontrant qu’elle a effectivement réglé les frais d’avocat, et que les reçus et les factures fournis relativement aux frais de recours, de timbres et de poste ne permettent pas de savoir s’ils concernent la présente requête.

    73.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens pour la procédure nationale et pour la procédure devant la Cour faute de document attestant la réalité des frais engagés pour la présente requête. En revanche, elle estime raisonnable d’accorder à la requérante la somme de 500 EUR pour les frais d’avocat.

    C.  Intérêts moratoires

    74.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable ;

     

    2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

     

    3.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

    i)  800 EUR (huit cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

    ii)  500 EUR (cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt, pour les frais d’avocat ;

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 mai 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

    Stanley Naismith                                                                  Julia Laffranque
            Greffier                                                                              Présidente

     


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