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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> GULLU v. TURKEY - 57218/10 (Judgment : No violation of Article 10 - Freedom of expression-{General} (Article 10-1 - Freedom of expression) Violation of Article 10 -...) French Text [2017] ECHR 535 (13 June 2017)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2017/535.html
Cite as: CE:ECHR:2017:0613JUD005721810, ECLI:CE:ECHR:2017:0613JUD005721810, [2017] ECHR 535

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    DEUXIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE GÜLLÜ c. TURQUIE

     

    (Requête no 57218/10)

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

    STRASBOURG

     

    13 juin 2017

     

     

     

     

     

    Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

     


    En l’affaire Güllü c. Turquie,

    La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :

              Ledi Bianku, président,
              Valeriu Griţco,
              Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
    et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 mai 2017,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une Requête (no 57218/10) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Barış Güllü (« le requérant »), a saisi la Cour le 26 août 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Le requérant a été représenté par Me İ. Akmeşe, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

    3.  Le requérant alléguait notamment une violation de l’article 10 de la Convention.

    4.  Le 6 novembre 2014, le grief concernant l’article 10 de la Convention a été communiqué au Gouvernement et la Requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

    5.  Le Gouvernement s’oppose à l’examen de la Requête par un Comité. Après avoir examiné l’objection du Gouvernement, la Cour la rejette.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    6.  Le requérant est le propriétaire et le rédacteur en chef de la revue mensuelle Genç Bakış (Regard jeune), dont le siège se trouve à Istanbul.

    7.  En avril 2004, la revue Genç Bakış publia, dans son numéro 37, deux articles intitulés respectivement « Sur ces terres, nous avons créé des printemps dignes de l’individu libre » (Bu topraklarda özgür insana layık baharları yarattık) et « Les meurtriers n’ont pas été punis, ils ont été récompensés » (Katiller cezalandırılmadı, ödüllendirildi). Le premier article contenait un extrait d’un texte rédigé par Abdullah Öcalan en mars 1998 dans lequel ce dernier s’adressait aux militants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Ce texte, qui lance un appel aux jeunes militants du PKK, se lit comme suit en ses passages pertinents en l’espèce :

    « (...) Vous êtes les plus jeunes. Nous vous donnons aussi les armes puissantes du PKK. Je vous le dis, faites comme vous voulez et autant que vous pouvez.

    (...) Vous êtes militants du PKK. Les militants du PKK n’ont jamais peur. Les militants du PKK jouissent d’une réputation mondiale, ils n’ont jamais peur, ils sont indulgents, talentueux.

    (...) Vous ne mourez pas de façon naturelle. Nous ne pouvons pas accepter cette façon de mourir. Si vous continuez à mourir ainsi, ne faites pas la guerre. Si vous la faites, sachez que vous devez éclater comme des volcans.

    (...) Ce sont les principes du PKK. Le principe militaire du PKK est également ainsi. »

    Le deuxième article rapportait une déclaration faite à la presse par un membre de la famille des défunts à l’occasion de la commémoration annuelle des évènements ayant eu lieu à Gazi[1] le 12 mars 1995. La déclaration en question était ainsi libellée, en ses passages pertinents en l’espèce :

    « (...) En 1995, des bandes de contre-guérilléros, assoiffées de sang, ont mitraillé les cafés et le cemevi entraînant la mort de Halil dede et causant des blessures à une dizaine de personnes. On a tiré sur les civils innocents qui réagissaient à ces évènements. Les agents de l’État, chargés de la protection des citoyens, ont fait couler du sang dans les rues de Gazi. Ils jetaient à la poubelle les corps sans vie de nos enfants qu’ils avaient massacrés en les traînant par terre. Au total 23 personnes, dont 17 à Gazi et 6 à Ümraniye, ont été tuées.

    (...) Les responsables de cette atrocité sont des agents de l’État de cette époque, N.M., le ministre de l’intérieur, H.K., le préfet d’Istanbul et N.M., le chef de la police. Au lieu de demander des comptes aux responsables de cette barbarie, on a récompensé ces meurtriers (cani) en les nommant député et ministre. »

    8.  Par un acte d’accusation du 30 avril 2004, le procureur de la République près la cour de sûreté de l’État d’Istanbul inculpa le requérant pour avoir publié des déclarations émanant d’une organisation terroriste et pour avoir désigné comme cible des agents publics ayant pris part à la lutte contre le terrorisme, infractions sanctionnées par l’article 6 §§ 1, 2 et 4 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme (« la loi no 3713 »), pour la publication des articles intitulés respectivement « Sur ces terres, nous avons créé des printemps dignes de l’individu libre » et « Les meurtriers n’ont pas été punis, ils ont été récompensés ».

    9.  Le 28 février 2007, la cour d’assises d’Istanbul jugea le requérant coupable des infractions ci-dessus et le condamna pour chacun des deux articles litigieux à une amende de 1 125 livres turques (TRY), soit environ 600 euros (EUR) selon le taux de change en vigueur à l’époque des faits. Elle précisa que l’arrêt était susceptible de pourvoi.

    10.  Le 22 mars 2007, le procureur général et, à une date non spécifiée dans le dossier, le requérant lui-même, se pourvurent en cassation. Dans son mémoire, le requérant se prévalait des articles 6 et 10 de la Convention.

    11.  Le 4 mars 2010, la Cour de cassation rejeta le pourvoi au motif que, le montant des amendes infligées étant inférieur à la limite légale pour former un pourvoi, l’arrêt contesté était définitif.

    12.  Le 14 mai 2010, le procureur général d’Istanbul établit un avis de recouvrement pour chacune des deux amendes.

    II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

    13.  L’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713, tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits, disposait, en ses parties pertinentes en l’espèce :

    « Quiconque imprime ou publie des déclarations ou des tracts d’organisations terroristes est puni d’une amende de 5 à 10 millions de livres turques.

    (...)

    Lorsque les faits décrits aux paragraphes ci-dessus sont commis par la voie des périodiques visés à l’article 3 de la loi no 5680 sur la presse, l’éditeur est également condamné à une amende égale à 90 % de la moyenne du chiffre des ventes du mois précédent si la fréquence de parution du périodique est inférieure à un mois, ou du chiffre des ventes réalisé par le dernier numéro du périodique si celui-ci paraît une fois par mois ou moins fréquemment (...) Toutefois, l’amende ne peut être inférieure à 50 millions de livres turques. Le rédacteur en chef du périodique est condamné à la moitié de la peine infligée à l’éditeur. »

    14.  À la suite de modifications apportées par la loi no 5532 du 29 juin 2006 et par la loi no 6459 du 11 avril 2013, l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713 se lit désormais ainsi en ses parties pertinentes en l’espèce :

    « Quiconque imprime ou publie des déclarations ou des tracts d’organisations terroristes légitimant ou faisant l’apologie des méthodes de contrainte, de violence ou de menace de pareilles organisations ou incite à l’utilisation de telles méthodes est puni d’une peine d’emprisonnement d’un an à trois ans.

    (...)

    Lorsque les faits visés aux paragraphes ci-dessus sont commis par la voie de la presse et de la publication, les responsables de la publication des organes de presse et de publication n’ayant pas participé à la commission de l’infraction sont également condamnés à une peine de 1 000 à 10 000 jours-amende. »

    15.  En 2015, la Cour constitutionnelle a statué dans deux affaires concernant la condamnation de responsables d’organes de presse en application de l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713 (Ali Gürbüz et Hasan Bayar, no 2013/568, 24 juin 2015, et Ali Gürbüz, no 2013/724, 25 juin 2015). Dans ces deux affaires, elle a conclu à la violation de la liberté d’expression des intéressés au motif que les déclarations litigieuses ne contenaient aucun appel à la violence, à la haine ou au soulèvement armé.

    Les passages pertinents en l’espèce de l’arrêt Ali Gürbüz et Hasan Bayar (précité) se lisent ainsi :

    « Le constat selon lequel la publication des considérations d’Abdullah Öcalan sur certains sujets constitue l’infraction de « publication de déclarations d’organisations terroristes » et la décision subséquente de suspension des poursuites doivent être analysés. Une ingérence dans la liberté d’exprimer et de diffuser des idées ne peut être justifiée uniquement par une considération liée à la personnalité d’un individu. De même, le fait de publier des opinions et des idées d’un membre ou d’un dirigeant d’une organisation illégale ne peut, à lui seul, justifier une ingérence dans la liberté d’exprimer et de diffuser des idées. En effet, une telle approche ferait obstacle à l’exercice des droits constitutionnels et priverait certaines personnes ou certains groupes de personnes de la jouissance des droits protégés par l’article 26 de la Constitution (Abdullah Öcalan, § 101).

    Il faut souligner que les autorités publiques disposent d’une marge d’appréciation très étroite lorsqu’il s’agit de condamner des « déclarations de presse », tel l’article publié par les requérants. Les idées qui ne sont pas accueillies favorablement par les autorités publiques ou par une partie de la population ne peuvent faire l’objet de restrictions tant qu’elles n’incitent pas à la violence, ne légitiment pas les actes terroristes et n’encouragent pas les discours de haine.

    Lu dans son ensemble, l’article en cause ne peut être considéré comme faisant l’apologie de la violence et incitant à l’adoption de méthodes terroristes, autrement dit à la violence, à la haine, à la vengeance ou à la résistance armée. (...) »

    16.  L’article 6 § 1 de la loi no 3713 réprime le fait de divulguer ou de publier l’identité d’agents publics ayant pris part à la lutte contre le terrorisme et de les désigner comme cible.

    EN DROIT

    I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

    17.  Le requérant allègue que sa condamnation pénale prononcée à la suite de la publication des articles de presse litigieux a enfreint son droit à la liberté d’expression. Il invoque l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé, en sa partie pertinente en l’espèce :

    « 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière (...)

    2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime (...) »

    18.  Le Gouvernement conteste cette thèse.

    19.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

    20.  La Cour observe que l’ingérence dénoncée était prévue par la loi et qu’elle poursuivait plusieurs buts légitimes au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir le maintien de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime (Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, 6 juillet 2010, et Belek c. Turquie, nos 36827/06, 36828/06 et 36829/06, § 26, 20 novembre 2012). Elle constate ainsi que le différend porte sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

    21.  La Cour rappelle les principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 10 (voir, entre autres, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 46, série A no 236, Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1997-VII, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999-I, et Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 32, CEDH 1999-IV). Il ne fait aucun doute que ces principes s’appliquent aux mesures prises par les autorités nationales dans le cadre de la lutte contre le terrorisme.

    22.  La Cour relève d’emblée que, en l’occurrence, le requérant a été condamné, pour la publication de deux articles, sur le fondement des dispositions respectivement du paragraphe 2 et du paragraphe 1 de l’article 6 de la loi no 3713. Il convient donc de répondre séparément, à l’égard de chacun des deux articles, à la question de savoir si la condamnation du requérant constituait une mesure « nécessaire dans une société démocratique ».

    A.  Concernant l’article intitulé « Sur ces terres, nous avons créé des printemps dignes de l’individu libre »

    23.  Le requérant a été condamné, en premier lieu, pour avoir publié une déclaration émanant d’une organisation illégale dans une revue dont il était le propriétaire et le rédacteur en chef. Il s’agissait d’un extrait d’un texte rédigé par Abdullah Öcalan en mars 1998 dans lequel ce dernier s’adressait aux militants du PKK. La Cour tient à en souligner les passages suivants :

    « (...) Vous êtes les plus jeunes. Nous vous donnons aussi les armes puissantes du PKK. Je vous le dis, faites comme vous voulez et autant que vous pouvez.

    (...) Vous êtes militants du PKK. Les militants du PKK n’ont jamais peur. Les militants du PKK jouissent d’une réputation mondiale, ils n’ont jamais peur, ils sont indulgents, talentueux.

    (...) Vous ne mourez pas de façon naturelle. Nous ne pouvons pas accepter cette façon de mourir. Si vous continuez à mourir ainsi, ne faites pas la guerre. Si vous la faites, sachez que vous devez éclater comme des volcans.

    (...) Ce sont les principes du PKK. Le principe militaire du PKK est également ainsi. »

    24.  Aux yeux de la Cour, ces propos ne sauraient s’apprécier indépendamment de la personnalité de leur auteur, qui était le chef du PKK au moment de la rédaction de cet appel, ni du contexte de leur publication. Elle relève à cet égard que l’appel aux jeunes militants à faire comme ils voulaient et autant qu’ils pouvaient, qui contenait une référence aux « armes puissantes du PKK » et était assorti d’une apologie des militants du PKK, doit être considéré comme un encouragement à poursuivre la lutte armée à laquelle le PKK se livrait contre l’État turc. De surcroît, la déclaration litigieuse invitait les militants à « éclater comme des volcans » lorsqu’ils choisissaient d’engager la lutte, puis précisait qu’il s’agissait des principes, notamment militaires, du PKK. Ainsi, compte tenu de la gravité de l’appel, ainsi que de l’identité de son auteur, la Cour considère que ces propos doivent être considérés comme une incitation à l’usage de la violence (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, §§ 62 à 65, CEDH 1999-IV).

    25.  La Cour note que les passages litigieux ont été publiés tels quels, sans aucun commentaire journalistique pour les présenter ou les analyser. À cet égard, s’il est vrai que le requérant ne s’est pas personnellement associé aux propos exprimés dans l’article litigieux, il n’en a pas moins fourni une tribune à leur auteur et en a permis la diffusion. Or, étant en charge de la ligne éditoriale de la revue en cause, il ne saurait s’exonérer de toute responsabilité quant au contenu de celle-ci (Sürek c. Turquie (no 3) [GC], no 24735/94, § 41, 8 juillet 1999), le droit de communiquer des informations ne pouvant servir d’alibi ou de prétexte à la diffusion de déclarations de groupements terroristes (Falakaoğlu et Saygılı c. Turquie, nos 22147/02 et 24972/03, § 34, 23 janvier 2007).

    26.  Enfin, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une atteinte au droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention (voir, entre autres, Ceylan c. Turquie [GC], précité, § 37). En l’occurrence, la Cour relève que le requérant s’est vu infliger une amende d’environ 600 EUR. Bien que cette somme soit d’une certaine importance, la Cour est d’avis que la sanction infligée ne saurait être considérée comme excessive ou de nature à emporter un effet dissuasif pour l’exercice de la liberté d’expression du requérant.

    27.  Par conséquent, la Cour estime que, eu égard à la marge d’appréciation dont les autorités nationales jouissent en pareil cas (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], précité, § 65), la mesure prise à l’encontre du requérant s’agissant de l’article intitulé « Sur ces terres, nous avons créé des printemps dignes de l’individu libre » ne peut être considérée comme disproportionnée aux buts légitimes poursuivis.

    28.  Partant, la Cour juge qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention concernant cet article.

    B.  Concernant l’article intitulé « Les meurtriers n’ont pas été punis, ils ont été récompensés »

    29.  Le requérant a été condamné, en second lieu, pour avoir désigné comme cible des agents publics ayant participé à la lutte contre le terrorisme, par le biais de la publication d’une déclaration faite à la presse par un membre de la famille des défunts à l’occasion de la commémoration annuelle des événements ayant eu lieu à Gazi le 12 mars 1995.

    30.  La Cour rappelle que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général (Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996-V, p. 1957). La position dominante qu’occupe le Gouvernement lui commande de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale, surtout s’il existe d’autres moyens de répondre aux attaques et critiques injustifiées de ses adversaires. Il reste cependant loisible aux autorités compétentes de l’État d’adopter, en leur qualité de garantes de l’ordre public, des mesures, même pénales, destinées à réagir de manière adéquate et non excessive à de pareils propos (Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 54, Recueil 1998-IV, p. 1567). La Cour rappelle enfin que, là où les propos litigieux incitent à l’usage de la violence à l’égard d’un individu, d’un représentant de l’État ou d’une partie de la population, les autorités nationales jouissent d’une marge d’appréciation plus large dans leur examen de la nécessité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression (Sürek c. Turquie (no 2) [GC], no 24122/94, § 34, 8 juillet 1999).

    31.  En l’espèce, la Cour a porté une attention particulière aux termes employés dans l’article litigieux (paragraphe 7 ci-dessus) et au contexte de sa publication, en tenant compte des circonstances qui entouraient le cas soumis à son examen, en particulier les difficultés liées à la lutte contre le terrorisme (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999).

    32.  L’article incriminé contenait une déclaration de presse qui citait les noms complets de certains agents de l’État occupant de hautes fonctions à l’époque des événements de Gazi et leur attribuait la responsabilité des décès et des blessures survenus pendant ces événements. Cette déclaration qualifiait les agents mis en cause de meurtriers et réclamait leur punition. Cependant, la Cour note que, bien que formulée d’une façon particulièrement sévère, la déclaration en question ne contenait aucun appel à la violence et ne constituait pas un discours de haine. Elle remarque en outre que cet élément n’a pas été apprécié par la cour d’assises qui, pour condamner le requérant, s’est bornée à constater que les propos relatés dans la publication désignaient les agents publics en question comme cibles pour des actes de terrorisme. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que les motifs avancés par la cour d’assises ne sauraient être considérés, en tant que tels, comme pertinents et suffisants pour justifier l’ingérence faite dans le droit de l’intéressé à la liberté d’expression.

    33.  Par conséquent, la condamnation du requérant pour la publication de l’article intitulé « Les meurtriers n’ont pas été punis, ils ont été récompensés » ne saurait passer pour une mesure « nécessaire dans une société démocratique ».

    34.  Partant, la Cour juge qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention concernant cet article.

    II.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

    35.  Le requérant réclame 40 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi. Il sollicite en outre 5 022 livres turques (TRY) en remboursement des frais d’avocat et 800 TRY en remboursement des dépens qu’il dit avoir engagés, sans fournir aucun justificatif.

    36.  Le Gouvernement conteste ces sommes.

    37.  En ce qui concerne le dommage moral, la Cour estime que, compte tenu de sa jurisprudence en la matière (Belek et Velioğlu, no 44227/04, § 35, 6 octobre 2015), l’on peut considérer que les circonstances de l’espèce ont causé au requérant un certain désarroi. Statuant en équité en vertu de l’article 41 de la Convention, elle lui alloue 1 250 EUR.

    38.  Pour ce qui est de la demande présentée au titre des autres frais et dépens, compte tenu de l’absence de documents pertinents, la Cour la rejette (Ato c. Turquie, no 29873/02, § 27, 8 juin 2010).

    39.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la Requête recevable ;

     

    2.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention concernant l’article intitulé « Sur ces terres, nous avons créé des printemps dignes de l’individu libre » ;

     

    3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention concernant l’article intitulé « Les meurtriers n’ont pas été punis, ils ont été récompensés » ;

     

    4.  Dit

    a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, pour dommage moral, 1 250 EUR (mille deux cent cinquante euros) plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement,

    b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

     

    5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 juin 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

    Hasan Bakırcı                                                                          Ledi Bianku
    Greffier adjoint                                                                         
    Président

     



    [1].  Un quartier d’Istanbul


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