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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE DAŞLIK c. TURQUIE
(Requête no 38305/07)
ARRÊT
STRASBOURG
13 juin 2017
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Daşlık c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Julia Laffranque,
présidente,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paul Lemmens,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de
section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 mai 2017,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une Requête (no 38305/07) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet État, Mme Remziye Daşlık (« la requérante »), a saisi la Cour le 24 août 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante a été représentée par Mes R. Yalçındağ Baydemir et Ömer Halefoǧlu, avocats à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. La requérante alléguait avoir subi des mauvais traitements lors de sa garde à vue et soutenait que l’enquête menée à cet égard n’avait pas été approfondie. Par ailleurs, elle se plaignait d’avoir été placée en garde à vue de manière arbitraire. Elle invoquait les articles 3, 5 et 13 de la Convention.
4. Le 6 février 2013, la Requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. La requérante est née en 1980 et réside à Diyarbakır.
A. L’arrestation et la garde à vue de la requérante
6. La requérante indique que, dans la nuit du 27 février 2002, une perquisition a été effectuée à son domicile à Diyarbakır et que, à l’issue de celle-ci, elle a été arrêtée et placée en garde à vue dans les locaux de la section antiterroriste de la direction de la sûreté de cette ville.
7. Le Gouvernement, s’appuyant sur le procès-verbal relatif à cette perquisition, indique que la requérante a été arrêtée le 28 février 2002 et placée en garde à vue vers 0 h 30.
Il ressort du dossier que, vers 1 heure du matin, la requérante a subi un examen médicolégal à l’issue duquel il a été constaté qu’elle ne présentait aucun signe de blessure.
8. Le 28 février 2002, la requérante fut interrogée par deux policiers dont les numéros de matricule sont mentionnés dans le procès-verbal d’interrogatoire. Cet interrogatoire s’inscrivait dans le cadre d’une enquête relative aux activités du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation armée illégale) et d’un parti politique, le HADEP (Halkın Demokrasi Partisi - Parti démocratique populaire), fondé le 11 mai 1994 et dissous par la Cour constitutionnelle le 13 mars 2003 (HADEP et Demir c. Turquie, no 28003/03, 14 décembre 2010).
9. La requérante expose qu’elle a été interrogée les yeux bandés dans une cellule réservée à l’interrogatoire. Les policiers lui auraient serré le cou et lui auraient tapé la tête contre les murs dans le but de lui extorquer des aveux. Ils l’auraient également déshabillée et insultée. En particulier, deux policiers l’auraient mise à terre et l’un d’entre eux lui aurait appuyé son pied sur le dos. Par la suite, ils lui auraient tiré les cheveux tout en la frappant à la tête. La requérante soutient que, dès son arrivée dans la pièce de l’interrogatoire, elle a ressenti un écoulement dans la région lombaire, qu’elle s’est alors rendue aux toilettes et qu’elle a constaté que sa culotte était pleine de sang. Elle indique qu’elle a fait part de cette situation anormale à une policière, qu’elle a ensuite été reconduite dans la pièce de l’interrogatoire, qu’elle y a subi des pressions tant psychologiques que physiques et qu’elle a été insultée.
10. Toujours le 28 février 2002, la requérante fut d’abord transférée à l’hôpital civil de Diyarbakır (« l’hôpital civil ») en raison de son saignement vaginal. Il ressort des éléments médicaux présentés par les parties que, à une heure non précisée dans le dossier, elle a été examinée par un médecin généraliste, M.T., à l’hôpital civil. Le rapport médical établi par ce médecin énonce ce qui suit en ses parties pertinentes en l’espèce :
« La patiente a eu ses règles il y a dix jours. Actuellement, elle présente un saignement vaginal. Il a été ordonné une échographie pelvienne (pelvic USG), ainsi que des analyses urinaires et sanguines (...) »
Il ressort également des déclarations faites par ce même médecin lors de la procédure pénale engagée contre les policiers que celui-ci a ordonné le transfert de la requérante à la maternité pour un examen gynécologique (paragraphe 26 ci-dessous).
À une heure non spécifiée dans le dossier, la requérante fut examinée par un gynécologue, U.D., à la maternité de Diyarbakır. Celui-ci ne procéda pas à un examen vaginal mais dressa une fiche de transfert, portant la mention « urgent », en vue d’un examen radiographique de l’abdomen. Il prescrivit également des médicaments.
11. La requérante soutient que les deux agents de police responsables de sa garde à vue étaient présents pendant la consultation effectuée par le gynécologue.
Le dossier ne contient aucun élément permettant de confirmer ou d’infirmer les dires de la requérante à cet égard. Il en ressort toutefois que, tandis que les analyses urinaires et sanguines ont été effectuées immédiatement, aucune échographie pelvienne ni aucun examen radiographique de l’abdomen n’ont été réalisés ce jour-là. Par ailleurs, selon le procès-verbal dressé le même jour, les médicaments prescrits n’ont pas été achetés au motif que la requérante n’avait pas d’argent.
12. Le 1er mars 2002, en raison de problèmes de santé, la requérante fut conduite au service des urgences de l’hôpital civil pour un nouvel examen médical. Dans son rapport, dressé à 0 h 45 et écrit à la main sur le document adressé par la direction de la sûreté, le médecin faisait état d’une infection des voies urinaires et mentionnait qu’il avait prescrit des analgésiques.
13. Le même jour, avant sa remise en liberté, la requérante fut soumise à un examen médicolégal. Sans compléter les parties du formulaire relatives aux « renseignements sur les faits » ni celles relatives aux « plaintes de la personne examinée » ni celles relatives à la « consultation », le médecin dressa un rapport indiquant que la requérante souffrait d’une dépression et qu’aucune trace de violence n’avait été constatée.
14. Toujours le 1er mars 2002, à une heure non précisée dans le dossier, la requérante fut remise en liberté.
B. La plainte déposée par la requérante
15. Le 4 mars 2002, la requérante déposa une plainte pour abus de fonction contre les policiers de la section antiterroriste de la direction de la sûreté. Elle soutenait notamment avoir été torturée lors de sa garde à vue, et donnait une description des mauvais traitements allégués (paragraphe 9 ci-dessus). Elle demanda à être soumise à un examen par scintigraphie à l’institut médicolégal.
16. Toujours le 4 mars 2002, le procureur de la République de Diyarbakir (« le procureur de la République ») entendit la requérante et ordonna son examen à l’institut médicolégal de Diyarbakır (« l’institut médicolégal ») afin qu’elle y subisse un examen médical.
17. Il ressort du dossier que l’institut médicolégal adressa la requérante à l’hôpital civil, qu’une échographie pelvienne fut effectuée le jour même, et qu’aucun problème ne fut décelé lors de cet examen.
18. Le 10 mars 2002, la requérante se rendit à l’antenne de la Fondation pour les droits de l’homme de Diyarbakır (« l’antenne de la Fondation pour les droits de l’homme ») en vue de l’établissement d’un rapport médical sur son état de santé.
19. Le parquet de Diyarbakır (« le parquet ») renvoya le dossier médical de la requérante à l’institut médicolégal qui établit, le 12 avril 2002, un rapport médicolégal définitif. Les parties pertinentes en l’espèce de ce rapport sont ainsi libellées :
« Il ressort de l’examen des documents médicaux relatifs à Remziye Daşlık, transmis le 8 avril 2002 par le parquet de Diyarbakır :
- que, [selon] le rapport médicolégal daté du 28 février 2002, aucune trace de violence n’avait été constatée ;
- que, selon le rapport du 28 février 2002, établi par l’hôpital civil de Diyarbakır, la patiente avait eu ses règles dix jours auparavant, qu’elle présentait [au moment de l’examen] un saignement vaginal, qu’une échographie pelvienne ainsi que des analyses urinaires et sanguines avaient été demandées, que, [d’après les résultats de] son analyse d’urine complète, elle présentait 7-8 leucocytes et 15-20 érythrocytes, qu’une ordonnance lui avait été prescrite et que le repos lui avait été recommandé ;
- que, dans le rapport du 1er mars 2002, [le médecin] avait fait état d’une infection des voies urinaires et de la prescription d’analgésiques ;
- que, selon le rapport médicolégal du 1er mars 2002, (...) aucune trace de violence n’avait été constatée ;
- que, la personne s’étant plainte de douleurs dorsales, elle avait été adressée le 5 mars 2002 à l’hôpital civil à Diyarbakır, où un examen avait permis de diagnostiquer des douleurs dorsales, et où l’examen radiologique avait révélé un aplatissement de l’axe lombaire (lomber axte düzleşme) compatible avec la présence de spasmes lombaires ; que, [par ailleurs,] un traitement médical lui avait été prescrit et que des conseils lui avaient été prodigués.
Conclusion :
Il n’existe pas de lésion traumatique de nature à provoquer une incapacité de travail. »
20. Le 29 mai 2002, le procureur de la République demanda à la préfecture de Diyarbakır (« la préfecture ») l’autorisation de poursuivre les deux policiers, I.I. et M.Y., responsables de la garde à vue de la requérante.
21. La préfecture nomma alors comme enquêteur H.Y., commissaire de police à la direction de la sûreté de Diyarbakır. Les 8 et 9 juillet 2002, H.Y. entendit les deux policiers en question ainsi que la requérante.
22. Le 18 juillet 2002, se fondant sur l’avis de l’enquêteur H.Y., la préfecture décida de ne pas autoriser l’engagement de poursuites contre lesdits policiers.
Sur opposition du procureur de la République, le 25 décembre 2002 le tribunal régional administratif de Diyarbakır (« le tribunal régional administratif ») infirma la décision de refus de la préfecture.
23. Le 5 mars 2003, les deux policiers I.I. et M.Y. furent entendus par le parquet. Ils rejetèrent les allégations de la requérante.
24. Par un acte d’accusation du 10 mars 2003, une action pénale fut engagée devant la cour d’assises de Diyarbakır (« la cour d’assises ») à l’encontre des deux policiers sur la base de l’article 243 du code pénal, disposition réprimant la torture. La demande de constitution de partie intervenante présentée par la requérante fut accueillie par la cour d’assises.
25. À l’audience du 16 juin 2003, la requérante fut entendue. Elle reconnut la voix du policier I.I. et l’identifia comme étant l’une des personnes qui l’avait maltraitée lors de sa garde à vue. Elle déclara ce qui suit : elle avait subi des mauvais traitements lors de l’interrogatoire ; en particulier, elle avait été mise à terre et un policier avait pesé sur son dos avec le pied ; quand elle s’était rendue aux toilettes, elle avait constaté que sa culotte était pleine de sang ; elle avait fait part de cette situation anormale à une policière ; ensuite, elle avait été conduite à l’hôpital où elle avait été soumise à un examen médical en présence des policiers ; au cours de cet examen, elle n’avait pas osé dire ce qu’elle avait enduré lors de sa garde à vue ; le médecin avait ordonné des analyses et un examen radiologique ; seules les analyses avaient été effectuées.
La requérante demanda à la cour d’assises qu’un examen complémentaire tendant à établir l’origine du traumatisme psychologique dont elle disait souffrir fût réalisé par l’institut de traumatologie de l’université d’Istanbul. La cour d’assises décida d’examiner ultérieurement s’il était ou non nécessaire d’établir un rapport traumatologique.
26. À l’audience du 15 octobre 2003, M.T., le médecin qui avait examiné la requérante le 28 février 2002 au cours de sa garde à vue (paragraphe 10 ci-dessus), fut entendu. Il déposa comme suit : la requérante n’avait pas précisé la cause de son trouble et lui-même ne l’avait pas interrogée à ce sujet ; il avait ordonné le transfert de l’intéressée à la maternité pour un examen gynécologique.
27. À l’audience du 3 novembre 2003, U.D., le médecin qui avait également examiné la requérante le 28 février 2002 (paragraphe 10 ci-dessus), fut entendu. Selon le procès-verbal d’audience, sa déclaration était ainsi formulée en ses passages pertinents en l’espèce :
« (...) l’intéressée avait été amenée par la police et avait expliqué que, alors qu’elle avait eu ses règles dix jours auparavant, elle avait un saignement [vaginal]. Concernant la cause de ce trouble, elle ne [m’a] a rien dit. [Moi-même, je n’ai] pas posé de question à ce sujet. Une menstruation irrégulière peut avoir différentes causes. Ainsi, le stress lors de la grossesse peut causer une menstruation, même si les règles ont eu lieu peu de temps avant. Comme je n’ai pas procédé à un examen vaginal, je n’ai pas cherché à établir la cause [de ce saignement] et je ne peux pas me prononcer à cet égard. Toutefois, puisque des érythrocytes ont été détectés à l’issue de l’analyse d’urine, ceux-ci peuvent provenir des voies urinaires ou [être issus] d’un saignement vaginal. »
Lors de la même audience, en réponse à une question posée par les juges, l’un des accusés, le policier I.I., exposa qu’il était exact que, le 28 février 2002, le médecin avait ordonné une échographie. Il indiqua que cet examen n’avait pas pu être réalisé au motif que l’hôpital ne disposait que d’un seul échographe, qui plus est aux capacités limitées. Il ajouta qu’il n’avait pas estimé un tel examen nécessaire au motif que le gynécologue avait déjà délivré une prescription.
28. À la demande de la cour d’assises, l’antenne de la Fondation pour les droits de l’homme dressa un rapport relatif aux plaintes de la requérante ainsi qu’aux soins prodigués. Selon ce document, la requérante affirmait que, lors de sa garde à vue, les policiers lui avaient fait subir les mauvais traitements suivants : ils lui avaient bandé les yeux, ils l’avaient insultée, ils l’avaient menacée de mort, ils l’avaient frappée, ils lui avaient serré le cou et ils lui avaient donné des coups répétés sur une partie du corps. Ce rapport, versé au dossier de la cour d’assises le 23 janvier 2004, concluait que la requérante souffrait d’un syndrome de stress post-traumatique.
29. Lors de l’audience du 23 juin 2004, la cour d’assises entendit tout d’abord le professeur S.O., de la faculté de médecine de l’université de Dicle, en tant qu’expert. Celui-ci déclara notamment que, nonobstant la difficulté de déterminer l’origine d’un traumatisme psychologique, il était possible de l’établir avec une certitude de 90 % par le biais de recherches approfondies.
Par une décision avant dire droit adoptée à l’issue de cette audience, la cour d’assises rejeta la demande de la requérante tendant à l’obtention d’une expertise destinée à déterminer l’origine du traumatisme psychologique dont elle disait souffrir, considérant qu’un tel rapport n’était pas susceptible de mener à des conclusions différentes à l’égard des accusés.
L’un des juges s’opposa à cette conclusion. Dans son avis séparé, il estima que, compte tenu du récit de la requérante ainsi que du rapport de l’antenne de la Fondation pour les droits de l’homme versé au dossier de la cour d’assises le 23 janvier 2004, il convenait d’ordonner l’examen de l’intéressée dans le service de traumatologie psychologique d’un hôpital afin d’obtenir un rapport détaillé.
30. Par un arrêt du 6 octobre 2004, la cour d’assises acquitta les policiers pour absence de preuves suffisantes. Elle retint notamment :
- que les rapports médicolégaux établis au début et à la fin de la garde à vue ne faisaient état d’aucune lésion traumatique sur le corps de l’intéressée ;
- que, selon les déclarations de l’expert, il n’était pas possible de déterminer à 100 % l’origine d’un traumatisme psychologique ;
- que, la requérante ne s’étant pas rendue rapidement dans un centre de soins, cela démontrait que ses allégations étaient complètement dénuées de fondement.
Les parties pertinentes en l’espèce de cet arrêt sont ainsi libellées :
« (...) Même si une action publique a été engagée contre les accusés du chef de mauvais traitements lors de la garde à vue de l’intéressée, il convient de les acquitter dans la mesure où, hormis les allégations sans fondement de la partie intervenante, il n’existe pas de preuve à charge donnant à penser que [l’intéressée] a été soumise par des policiers à des mauvais traitements ou à la torture [et ce, compte tenu des éléments suivants :] les rapports médicaux établis au début et à la fin de la garde à vue ne font état d’aucune lésion traumatique sur le corps [de la requérante] ; les médecins ayant examiné [cette dernière] ont affirmé qu’elle ne se plaignait que d’un saignement vaginal ; celle-ci ne s’est pas rendue dans un centre de soins après son élargissement ; [ce n’est que] deux ans après les faits qu’elle a saisi la Fondation pour les droits de l’homme, à la suite de quoi un rapport a été dressé sur la base de ses dires.
(...) Par ailleurs, il est impossible que l’état psychologique d’une personne, accusée d’avoir aidé une organisation terroriste puis placée en garde à vue, ne soit pas affecté négativement. Le fait que la partie intervenante a eu une « menstruation irrégulière » en raison de ce climat psychologique ne signifie pas qu’elle a été soumise à des mauvais traitements (...) »
31. La requérante forma un pourvoi en cassation. Dans son mémoire, elle contestait notamment la manière dont l’enquête avait été menée, en exposant :
- que les examens complémentaires ordonnés par le médecin le 28 février 2002 n’avaient pas été effectués ;
- que les rapports médicaux dressés lors de sa garde à vue ne remplissaient pas les critères établis par le Protocole d’Istanbul dans la mesure où, lors de l’établissement de ces rapports, les policiers auraient été présents ;
- qu’elle avait déposé une plainte le 4 mars 2002 et qu’elle s’était rendue rapidement, à savoir le 10 mars 2002, à l’antenne de la Fondation pour les droits de l’homme en vue de l’établissement d’un rapport médical sur son état de santé ;
- que la cour d’assises avait indûment fondé son raisonnement sur un rapport médical dressé par l’institut médicolégal, dépendant du ministère de la Justice.
32. Par un arrêt du 13 septembre 2006, signifié à la requérante le 4 mai 2007, la Cour de cassation confirma l’arrêt des juges du fond, considérant que celui-ci était conforme à la loi et aux règles de procédure.
33. La requérante a présenté à la Cour un rapport établi le 23 août 2007 par des médecins de l’antenne de la Fondation pour les droits de l’homme. Selon ce rapport, fondé sur les analyses, appréciations et consultations effectuées par ladite fondation, l’intéressée, qui alléguait avoir été torturée lors de sa garde à vue en 2002, souffrait de troubles découlant d’un stress post-traumatique ainsi que de troubles dépressifs.
C. L’action pénale engagée contre la requérante
34. Le 17 septembre 2002, l’action pénale engagée à l’encontre de la requérante pour propagande en faveur d’une organisation illégale se solda par l’acquittement de l’intéressée. En l’absence de pourvoi du parquet, ce jugement devint définitif le 4 octobre 2002.
II. LES TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS
A. Le deuxième rapport général du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT)
35. Les passages suivants sont extraits du deuxième rapport général du CPT du 13 avril 1992 (CPT/Inf (92) 3) :
« 38. (...) Pour ce qui est de l’examen médical des personnes en détention de police, tous ces examens devraient être effectués hors de l’écoute, et de préférence, hors la vue des fonctionnaires de police.
De plus, les résultats de chaque examen, de même que les déclarations pertinentes faites par les détenus et les conclusions du médecin, devraient être formellement consignés par le médecin et mis à la disposition du détenu et de son avocat. »
B. Le Protocole d’Istanbul des Nations unies
36. Le « Manuel pour enquêter efficacement sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants » (le Protocole d’Istanbul) fut soumis au Haut-Commissaire des Nations unies pour les droits de l’homme (HCDH) le 9 août 1999, et les principes énoncés dans ce manuel reçurent ensuite le soutien des Nations unies à travers différentes résolutions de la Commission des droits de l’homme et de l’Assemblée générale. Il constitue le premier ensemble de lignes directrices concernant les investigations et l’établissement des preuves en matière de torture. Ce protocole contient des instructions complètes et pratiques pour examiner les personnes qui déclarent avoir été victimes de torture ou de mauvais traitements, pour enquêter sur les cas présumés de torture et pour faire état des conclusions de ces investigations auprès des autorités compétentes. Les principes relatifs aux moyens d’enquêter efficacement sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et d’établir la réalité de ces faits sont résumés dans l’annexe 1 du manuel (les passages pertinents de ce document sont reproduits dans l’arrêt Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 100, CEDH 2004-IV (extraits)).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
37. La requérante se plaint d’avoir subi des mauvais traitements lors de sa garde à vue. Elle estime en outre ne pas avoir disposé d’une voie de recours effective pour faire valoir ses griefs à cet égard, attribuant au caractère selon elle lacunaire des investigations pénales l’acquittement de ceux qu’elle désigne comme ses « tortionnaires ». Elle invoque les articles 3 et 13 de la Convention, le premier étant ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
38. Rappelant qu’elle est maîtresse de la qualification juridique des faits et constatant que ces griefs se confondent, la Cour juge approprié d’examiner les allégations de la requérante sous l’angle de l’article 3 de la Convention uniquement (Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 55, CEDH 2015).
A. Sur la recevabilité
39. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
40. La requérante réitère ses allégations.
41. Le Gouvernement les conteste. Il expose :
- que les constatations résultant des examens réalisés au début et à la fin de la garde à vue de l’intéressée sont concordantes et que, selon celles-ci, la requérante n’a pas fait l’objet de mauvais traitements lors de sa garde à vue ;
- que les signes médicaux relatifs au saignement menstruel irrégulier, aux douleurs dorsales et à l’infection des voies urinaires présents chez la requérante ne peuvent être considérés comme des preuves des mauvais traitements allégués, ces symptômes pouvant apparaître, selon le Gouvernement, à la suite de troubles de nature psychologique ;
- que le rapport de l’institut médicolégal ne fait état d’aucune lésion traumatique sur le corps de la requérante ;
- que les documents ayant la forme de fiches de renseignements patient/épicrise, établis sur l’état de santé de la requérante par l’antenne de la Fondation pour les droits de l’homme, n’ont pas valeur de rapport médical et qu’ils n’ont dès lors pas lieu d’être pris en compte dans le cadre de la présente Requête.
42. Le Gouvernement soutient également que l’enquête sur les allégations de la requérante a été menée de manière transparente et approfondie par des autorités impartiales et indépendantes. Il explique que c’est seulement à l’issue de l’appréciation de l’ensemble des éléments de preuve du dossier que l’hypothèse de mauvais traitements commis sur la personne de la requérante a été écartée.
Par ailleurs, le Gouvernement avance qu’aucun élément de preuve dans le dossier ne démontre que des membres des forces de l’ordre étaient présents dans le cabinet médical lors des examens médicaux de la requérante ou qu’ils auraient pu exercer une influence quelconque sur le cours de ces examens.
1. Sur le volet matériel du grief
43. La Cour renvoie aux principes qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 3 de la Convention (Bouyid, précité, §§ 81-90).
44. Elle rappelle à titre liminaire que, pour bénéficier de la présomption consacrée par lesdits principes, les personnes qui se disent victimes d’une violation de l’article 3 de la Convention doivent démontrer qu’elles présentent des traces de mauvais traitements alors qu’elles se trouvaient précédemment entre les mains de la police ou d’une autorité comparable. Elle rappelle aussi que, comme l’illustrent nombre d’affaires soumises à son examen, ces personnes produisent habituellement à cette fin des certificats médicaux décrivant des blessures ou des traces de coups, auxquels elle reconnaît une importante valeur probante (idem, § 92).
45. En l’espèce, la Cour constate que, à la suite d’une perquisition effectuée à son domicile, la requérante a été arrêtée et placée en garde à vue le 28 février 2002, vers minuit et demi, dans les locaux de la section antiterroriste de la direction de la sûreté. L’intéressée a été examinée par un médecin, et ce, d’après le dossier, avant le début de l’interrogatoire, à 1 heure du matin. Cet examen n’a permis de déceler aucune trace de violence. Le même jour, après l’interrogatoire, à la suite de l’apparition de ses troubles, la requérante a été immédiatement emmenée à l’hôpital civil puis à la maternité. Les deux consultations ont permis d’établir que la requérante présentait un saignement vaginal. À l’issue de celles-ci, les médecins ont ordonné des analyses urinaires et sanguines, une échographie pelvienne et un examen radiographique de l’abdomen. Toutefois, et contrairement à la thèse soutenue par le Gouvernement, il ressort du dossier que seules les analyses urinaires et sanguines ont été effectuées lors de la garde à vue. Lors de l’examen du 1er mars 2002, le médecin a diagnostiqué chez la requérante une infection des voies urinaires (paragraphe 12 ci-dessus). Enfin, le même jour, après un examen médicolégal, la requérante a été remise en liberté (paragraphe 13 ci-dessus).
46. La Cour observe que, à la suite du dépôt d’une plainte par la requérante le 4 mars 2002, les deux examens complémentaires ordonnés par les médecins le 28 février 2002 ont été réalisés. L’échographie pelvienne a été effectuée immédiatement sur demande du parquet ; quant à l’examen radiologique, il a eu lieu le 12 mars 2002.
47. La Cour relève qu’aucun problème n’a été détecté à l’échographie pelvienne (paragraphe 17 ci-dessus), mais que des douleurs dorsales et un aplatissement de l’axe lombaire ont été diagnostiqués lors de l’examen radiographique de l’abdomen (paragraphe 19 ci-dessus). Toutefois, dans son rapport du 12 mars 2002, l’institut médicolégal a noté qu’aucune lésion traumatique de nature à provoquer les symptômes en cause n’avait été décelée sur le corps de l’intéressée.
48. La Cour note que la cour d’assises a estimé que le récit de la requérante ne concordait pas avec ses allégations et qu’elle a décidé d’acquitter les policiers pour absence de preuves suffisantes. Pour arriver à cette conclusion, la cour d’assises a notamment tenu compte du fait que les rapports médicaux établis au début et à la fin de la garde à vue ne faisaient état d’aucune lésion traumatique sur le corps de l’intéressée. Par ailleurs, elle a pris en considération les déclarations de l’expert selon lesquelles il n’était pas possible de déterminer à 100 % l’origine d’un traumatisme. De même, elle a relevé que la requérante ne s’était pas rendue rapidement dans un centre de soins après sa remise en liberté, et elle a considéré que « [l]e fait que la partie intervenante a[vait] eu une « menstruation irrégulière » en raison de ce climat psychologique ne signifi[ait] pas qu’elle a[vait] été soumise à des mauvais traitements ».
49. La Cour prend note des arguments du Gouvernement selon lesquels les signes médicaux relatifs au saignement vaginal, aux douleurs dorsales et à l’infection des voies urinaires présents chez la requérante n’apportent aucunement la preuve des mauvais traitements allégués dès lors que, selon lui, ces signes peuvent surgir à la suite de troubles de nature psychologique.
50. Compte tenu des preuves médicales soumises à son examen et de l’appréciation de la cour d’assises, la Cour admet que les troubles en question peuvent, comme le docteur U.D. l’a précisé, avoir différentes causes (paragraphe 27 ci-dessus) et ne pas être forcément en rapport avec les mauvais traitements que la requérante allègue avoir subis durant son interrogatoire le 28 février 2002. Elle considère que les sévices tels que ceux décrits par la requérante - notamment des coups à la tête - étaient de nature à laisser des séquelles visibles, même longtemps après les faits. Or les nombreux rapports médicaux datés des 1er, 4 et 12 mars 2002, établis par plusieurs médecins différents, n’en mentionnent aucune. Par ailleurs, les deux rapports établis par l’antenne de la Fondation pour les droits de l’homme sont loin d’être concluants (paragraphes 28 et 33 ci-dessus), dans la mesure où ils se bornaient à énoncer que l’intéressée souffrait de troubles découlant d’un stress post-traumatique sans établir un quelconque lien entre les mauvais traitements allégués et ce diagnostic. De toute manière, le deuxième rapport n’a jamais été porté à la connaissance des instances nationales (paragraphe 33 ci-dessus). Par conséquent, même si l’enquête et la procédure pénale subséquente n’ont pas déterminé l’origine des troubles de la requérante, la Cour ne saurait conclure que les faits dénoncés par celle-ci sont avérés (comparer avec Bouyid, précité, § 98).
51. Certes, la Cour est prête à reconnaître que, au cours de sa garde à vue, la requérante a pu se trouver dans une situation susceptible de lui inspirer un sentiment de vulnérabilité, d’impuissance et d’appréhension face aux autorités de l’État. À cet égard, elle observe notamment que les examens médicaux complémentaires ordonnés par le médecin le 28 février 2002, à savoir une échographie pelvienne et un examen radiographique, n’ont pas été effectués pendant que la requérante était en garde à vue. Toutefois, elle relève que l’intéressée a été libérée le 1er mars 2002, c’est-à-dire le lendemain de son arrestation, et qu’elle avait dès lors la possibilité de s’adresser immédiatement à un médecin afin de demander l’établissement d’un rapport médical. Il est vrai que, le 4 mars 2002, c’est-à-dire trois jours après sa remise en liberté, elle a déposé une plainte qui a donné lieu à la réalisation des examens complémentaires susmentionnés. Néanmoins, à l’exception des douleurs dorsales et de l’aplatissement de l’axe lombaire qui ont été constatés, ces examens n’ont pas apporté de preuves médicales susceptibles d’étayer la thèse de la requérante. Plus important encore, il ne ressort pas des déclarations des docteurs M.T. et U.D. - entendus par la cour d’assises - que ceux-ci aient adopté la thèse défendue par la requérante et qu’ils aient privilégié la piste des mauvais traitements allégués par celle-ci (paragraphes 26-27 ci-dessus).
52. Dans ces conditions, la Cour considère qu’elle ne dispose pas d’éléments permettant de conclure que les policiers responsables de la garde à vue de la requérante ont infligé à cette dernière les sévices dont elle se plaint (voir, mutatis mutandis, Turan Talay c. Turquie (déc.), no 45909/99, 10 juin 2003). Elle conclut dès lors à l’absence de violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel.
2. Sur le volet procédural du grief
53. La Cour renvoie aux principes généraux tels qu’ils se trouvent énoncés notamment dans son arrêt Mocanu et autres c. Roumanie ([GC], nos 10865/09, 45886/07 et 32431/08, §§ 316-326, CEDH 2014 (extraits)).
54. La circonstance que la Cour ne peut en l’espèce conclure que la requérante a été victime de mauvais traitements (paragraphe 53 ci-dessus) ne prive pas nécessairement le grief tiré de l’article 3 de son caractère défendable. La conclusion de la Cour quant au volet matériel n’annule pas l’obligation de mener une enquête effective sur la substance du grief (Mehmet Yaman c. Turquie, no 36812/07, § 65, 24 février 2015).
55. Le Gouvernement soutient que la manière dont l’enquête s’est déroulée est satisfaisante au regard des critères jurisprudentiels susmentionnés.
56. La Cour ne partage pas cette analyse.
57. En premier lieu, la Cour constate que, à la suite du dépôt d’une plainte par la requérante, une enquête pénale a été ouverte par le parquet compétent, qui a entendu la plaignante. Le parquet a également ordonné une expertise médicale afin de déterminer l’origine des problèmes de santé de l’intéressée. Par ailleurs, il ressort du dossier que, le 29 mai 2002, le procureur de la République a demandé à la préfecture l’autorisation de poursuivre les deux policiers responsables de la garde à vue de la requérante, sans avoir procédé à leur audition. Un enquêteur, à savoir H.Y., commissaire de police, a alors été nommé. Ainsi, ce n’est que les 8 et 9 juillet 2002, c’est-à-dire quatre mois après le dépôt de la plainte, que les déclarations des policiers ont été recueillies dans le cadre de l’enquête administrative (paragraphe 21 ci-dessus). Sur la base de l’avis de H.Y., la préfecture a ensuite décidé de ne pas autoriser l’engagement de poursuites contre les policiers. Toutefois, le 25 décembre 2002, sur opposition de la requérante, le tribunal administratif régional a infirmé cette décision de refus. Le parquet a finalement entendu les deux policiers le 5 mars 2003, soit environ un an après le dépôt de la plainte (paragraphe 23 ci-dessus). Ainsi, l’intervention d’un organe administratif dans les premières phases de l’investigation a eu pour conséquence de retarder l’établissement des déclarations des deux policiers. Or tout retard injustifié dans le recueil des déclarations pertinentes risque d’entraîner la disparition des preuves et de rendre difficile l’obtention d’une description complète des évènements par les témoins, dont le souvenir des faits peut s’effacer avec le temps (voir, mutatis mutandis, Mızrak et Atay c. Turquie, no 65146/12, § 62, 18 octobre 2016).
58. En deuxième lieu, la Cour se doit de relever le caractère rudimentaire des rapports médicaux établis au sujet de l’état de santé de la requérante.
59. Lors de sa garde à vue, la requérante a été soumise à plusieurs examens médicaux à la suite de l’apparition de ses troubles. Il semble que les deux médecins, M.T. et U.D., qui ont vu la requérante dans un centre hospitalier, se sont contentés de noter que l’intéressée avait un saignement vaginal et d’ordonner des examens complémentaires afin de déterminer, le cas échéant, les causes de tels troubles. Dans leurs rapports assez sommaires, les médecins n’indiquent ni l’un ni l’autre s’ils ont demandé à la requérante d’expliquer ce qui lui était arrivé ou pourquoi elle avait un saignement vaginal. Par ailleurs, au cours de leur audition dans le cadre de la procédure pénale engagée contre les policiers, ils ont affirmé que l’intéressée n’avait pas indiqué la cause de ses troubles et qu’ils ne l’avaient pas interrogée à ce sujet (paragraphes 26-27 ci-dessus).
60. Certes, ainsi qu’elle l’a elle-même affirmé, la requérante n’a pas, lors de ses examens par ces médecins, formulé de plaintes au sujet de mauvais traitements qu’elle aurait subis lors de sa garde à vue. Dans de telles conditions, il serait excessif d’exiger que les rapports établis dans le cadre d’un examen dans un centre hospitalier mentionnent le récit de la requérante ou une appréciation de la cause des troubles de celle-ci. Et ce d’autant plus que seule une partie des examens médicaux complémentaires ordonnés par ces mêmes médecins ont été effectués.
61. La Cour observe notamment que, à la fin de sa garde à vue, la requérante a été soumise à un examen médicolégal. Le rapport très sommaire dressé à cette occasion indique que l’intéressée souffrait d’une dépression et qu’elle ne présentait aucune trace de violence (paragraphe 13 ci-dessus).
62. Néanmoins, la Cour note que, le 4 mars 2002, c’est-à-dire trois jours après sa remise en liberté, la requérante a déposé une plainte formelle dans laquelle elle a fourni aux autorités d’enquête une description complète des mauvais traitements allégués. La Cour remarque que le type de mauvais traitements allégués est susceptible de laisser des traces tant sur le plan physique que sur le plan psychologique. Par ailleurs, à la suite de la réalisation des examens complémentaires ordonnés par les médecins le 28 février 2002, le dossier médical de la requérante a été transmis à l’institut médicolégal qui, dans son rapport médicolégal du 12 avril 2002, a conclu à l’absence de lésion traumatique de nature à provoquer une incapacité de travail, sans se prononcer sur les explications fournies par la requérante sur l’origine de ses troubles et sans s’exprimer sur la compatibilité des constatations des précédents rapports (saignement vaginal survenu lors de la garde à vue, douleurs dorsales, aplatissement de l’axe lombaire) avec ces explications (comparer avec Barabanchtchikov c. Russie, no 36220/02, § 59, 8 janvier 2009).
63. À cet égard, la Cour considère qu’il suffit, en principe, que les rapports médicaux établis dans le cadre d’un examen médical standard respectent les normes établies en application du droit interne ainsi que les normes éthiques internationales et nationales mentionnées, pour certaines, dans le Protocole d’Istanbul. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que, selon les normes du CPT, entérinée par la jurisprudence de la Cour (Akkoç c. Turquie, nos 22947/93 et 22948/93, § 118, CEDH 2000-X), la réalisation d’examens médicaux appropriés est une garantie essentielle contre les mauvais traitements pour les personnes placées en garde à vue (paragraphe 35 ci-dessus). Ces examens doivent être effectués par des médecins dûment qualifiés, en dehors de la présence de la police, et le rapport d’examen doit faire état non seulement de toutes les lésions corporelles relevées, mais aussi des explications fournies par le patient quant à la façon dont elles sont survenues, et de l’avis du médecin sur la compatibilité des lésions avec ces explications (Mehmet Emin Yüksel c. Turquie, no 40154/98, § 29, 20 juillet 2004, Yananer c. Turquie, no 6291/05, § 41, 16 juillet 2009, Özgür Uyanık c. Turquie, no 11068/04, § 38, 23 mars 2010, Musa Yılmaz c. Turquie, no 27566/06, § 54, 30 novembre 2010, et Davitidze c. Russie, no 8810/05, § 115, 30 mai 2013). En particulier, les rapports médicaux établis à l’issue de l’examen de personnes déclarant avoir été victimes de torture ou de mauvais traitements doivent respecter toute la panoplie des exigences développées dans la jurisprudence de la Cour sur le terrain de l’article 3. En l’espèce, il suffit de constater que l’absence de conformité à ces exigences du rapport médicolégal établi le 12 avril 2002, suite au dépôt d’une plainte par la requérante, sape l’efficacité et la solidité de cette garantie et affaiblit considérablement le caractère approfondi de l’enquête.
64. Enfin, la Cour observe que, nonobstant les demandes de la requérante, ni un examen par scintigraphie ni un examen post-traumatique n’ont été effectués (paragraphes 15 et 25 ci-dessus). Même si la Cour n’a pas tiré de ces manquements une quelconque conclusion à l’égard du volet matériel de l’article 3 de la Convention, elle n’est pas convaincue par l’argument de la cour d’assises selon lequel des recherches plus approfondies n’auraient pas mené à des conclusions différentes à l’égard des accusés (paragraphe 29 ci-dessus) (voir également l’avis du juge minoritaire). En effet, dans son rapport du 12 avril 2002, l’institut médicolégal n’a en aucune façon recherché si l’état psychologique de la requérante correspondait à celui d’une personne victime de mauvais traitements, alors que, dans le rapport médicolégal du 1er mars 2002, le médecin avait précisé que l’intéressée souffrait de dépression.
65. Dès lors, la Cour considère que les autorités internes n’ont pas conduit d’enquête effective à la suite de la plainte de la requérante. Partant, elle conclut qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION
66. Invoquant l’article 5 de la Convention, la requérante se plaint d’avoir été placée en garde à vue de manière arbitraire, arguant que son acquittement du chef de propagande en faveur d’une organisation illégale a été ensuite prononcé.
67. La Cour rappelle que, en l’absence de voie de recours interne adéquate, le délai de six mois commence à courir à partir de l’acte incriminé dans la Requête (Abdullah Yalçın c. Turquie, no 2723/07, § 9, 21 avril 2009). En l’espèce, la garde à vue litigieuse a pris fin le 1er mars 2002. Compte tenu de la date d’introduction de ce grief devant la Cour, à savoir le 24 août 2007, il convient de constater que cette partie de la Requête est tardive et qu’elle doit donc être rejetée, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
68. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
69. La requérante réclame 5 000 euros (EUR) en réparation du préjudice matériel qu’elle dit avoir subi. Elle précise que cette somme couvre notamment les coûts liés au traitement médical. Elle demande en outre 18 000 EUR pour préjudice moral.
70. Le Gouvernement conteste ces demandes.
71. La Cour ne voit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, statuant en équité, elle estime qu’il y a lieu d’octroyer à la requérante 5 000 EUR pour dommage moral.
B. Frais et dépens
72. La requérante sollicite également 5 415 EUR en remboursement des frais et dépens qu’elle dit avoir engagés devant la Cour, ce montant couvrant selon elle les frais postaux et les honoraires de ses conseils. Elle présente à cet égard un décompte horaire et prend pour référence le tarif minimal applicable aux honoraires d’avocat au barreau de Diyarbakır.
73. Le Gouvernement conteste cette demande.
74. La Cour rappelle qu’elle n’est pas liée par les barèmes et pratiques internes, même si elle peut s’en inspirer (voir, entre autres, M.M. c. Pays-Bas, no 39339/98, § 51, 8 avril 2003). Cela étant dit, selon la jurisprudence de la Cour, les frais et dépens ne peuvent donner lieu à remboursement au titre de l’article 41 de la Convention que s’il est établi qu’ils ont été réellement exposés, qu’ils correspondaient à une nécessité et qu’ils sont raisonnables quant à leur taux (voir, entre autres, Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], nos 18030/11, § 207, CEDH 2016). En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 2 000 EUR tous frais confondus et l’accorde à la requérante.
C. Intérêts moratoires
75. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la Requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 3 de la Convention sous ses volets matériel et procédural, et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie nationale au taux applicable à la date du règlement :
i. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
ii. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration de ce délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 juin 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Hasan
Bakırcı Julia Laffranque
Greffier adjoint Présidente