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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE BAYAR c. TURQUIE
(Requêtes nos 55060/07 et 55061/07)
ARRÊT
STRASBOURG
13 juin 2017
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Bayar c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Ledi Bianku, président,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 mai 2017,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux Requêtes (nos 55060/07 et 55061/07) dirigées contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Hasan Bayar (« le requérant »), a saisi la Cour le 13 novembre 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me İ. Akmeşe, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le requérant alléguait notamment une violation des articles 10 et 6 de la Convention.
4. Le 24 novembre 2014, les griefs concernant les articles 10 et 6 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et les Requêtes ont été déclarées irrecevables pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
5. Le Gouvernement s’oppose à l’examen de la Requête par un Comité. Après avoir examiné l’objection du Gouvernement, la Cour la rejette.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. Le requérant est né en 1982 et réside à Berne. À la date de publication des articles en cause en l’espèce, il était le rédacteur en chef du quotidien Ülkede Özgür Gündem.
A. La Requête no 55060/07
7. Le 20 avril 2004, les articles intitulés « Il faut développer une démocratie axée sur la femme » (Kadın eksenli demokrasi gelişmeli), « Öcalan conseille aux femmes de mener des travaux démocratiques plutôt que de commettre des attentats-suicides - La première tâche, c’est Maxmur [1]» (Öcalan kadınlara intihar eylemleri yerine demokratik çalışmayı önerdi - İlk ödev Maxmur) et « L’appel « Pour l’adhésion au Kongra-Gel » » (« Kongra-Gel’e üye ol » çağrısı) furent publiés dans le numéro 51 du quotidien Ülkede Özgür Gündem. Les deux premiers articles rapportaient des déclarations de M. Öcalan concernant la question de la femme en rapport avec la démocratie et la question kurde. Quant au troisième article, il contenait une déclaration faite par un représentant de l’association Cimade au sujet de l’inscription par l’Union européenne du Kongra-Gel, une branche de l’organisation illégale armée du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), sur la liste des organisations terroristes. Les parties pertinentes en l’espèce de ces trois articles se lisent ainsi :
« Il faut développer une démocratie axée sur la femme »
« Öcalan a souligné que, selon lui, les femmes allaient développer leur propre lutte pour la liberté et qu’elles ne devaient pas créer des institutions qui risquaient de les détruire. (...)
Öcalan, le leader du peuple kurde, a souligné l’importance du développement d’une démocratie axée sur la femme et a souhaité que les femmes mènent des travaux économiques et démocratiques dans les régions démocratiques autonomes (...) »
« Öcalan conseille aux femmes de mener des travaux démocratiques plutôt que de commettre des attentats-suicides - La première tâche, c’est Maxmur »
« Abdullah Öcalan s’est penché sur la question de la femme comme il l’avait fait lors de ses rencontres précédentes. Öcalan, dans son message hebdomadaire, analysant le rapport entre les femmes et la question kurde, la démocratie et l’intellectualisation (aydınlanma), a souligné que la voie vers la démocratie passait par la libération des femmes.
Soulignant que la démocratie pour les Kurdes doit être « axée sur les femmes », le leader du peuple kurde Abdullah Öcalan a poursuivi ainsi : « Que les femmes mènent des travaux économiques et démocratiques dans les régions démocratiques autonomes. Si elles arrivent à démocratiser ne serait-ce que trois villages, cela a déjà son importance. Le camp de Maxmur est un lieu approprié. Nous avons dix mille personnes là-bas. Il y a trois mille enfants. Cela peut être un modèle démocratique. Que les femmes tournent des films, publient des journaux, s’occupent de l’art et de l’éducation. (...) Alors, elles grandiront bien. (...) Elles n’ont pas besoin de commettre des attentats-suicides, qu’elles se défendent (...) »
« L’appel « Pour l’adhésion au Kongra-Gel » »
« Jean-Paul Nunez, le représentant de la Cimade (une organisation des droits de l’homme en France) pour le sud de la France, réagissant à l’inscription du Kongra-Gel sur la liste des organisations considérées comme terroristes par l’Union européenne, a invité les milieux démocrates, notamment les défenseurs européens des droits de l’homme, à adhérer au Kongra-Gel.
Jean-Paul Nunez, qui avait visité la Turquie à l’occasion des élections du 28 mars, a réagi à l’inscription du Kongra-Gel sur la « liste des organisations terroristes » et a dit qu’il fallait poursuivre en justice les responsables de l’Union européenne qui avaient pris cette décision (...)
Nunez : « Ainsi, la position de l’UE est la même que celle des États-Unis qui, en janvier, ont placé le Kongra-Gel sur la « liste des organisations terroristes ». L’UE s’est en même temps pliée à la pression exercée par la Turquie, peut-être pour inciter cette dernière à adopter une attitude plus conciliante au sujet de l’unification de Chypre. Le fait d’inscrire le Kongra-Gel, qui n’a commis aucune action militaire et qui réunit plusieurs factions politiques, sur cette liste montre l’ignorance et l’incompétence de l’UE. Cette décision est un coup donné à la démocratie et aux droits de l’homme. » (...) »
8. Des poursuites furent déclenchées à l’encontre du requérant. Par un arrêt du 25 août 2011, la cour d’assises d’Istanbul jugea l’intéressé coupable d’infractions visées à l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme (« la loi no 3713 ») et le condamna au paiement d’une amende de 2 094 livres turques (TRY) (soit environ 1 190 euros (EUR) selon le taux de change en vigueur à l’époque des faits). Dans sa motivation, la cour d’assises indiquait que les articles litigieux, pris dans leur ensemble, cherchaient plus à diffuser les déclarations du leader du PKK et de ses membres et à exalter des méthodes terroristes qu’à informer. Pour la cour d’assises, la publication des articles en cause ne relevait pas de la liberté d’expression et elle pouvait dès lors faire l’objet de restrictions conformément à l’article 10 § 2 de la Convention.
9. Ce jugement, qui n’était pas susceptible de pourvoi en cassation, était définitif.
10. Le 23 juillet 2012, la cour d’assises d’Istanbul réexamina la condamnation du requérant et, se fondant sur la loi no 6352, qui modifiait certaines lois aux fins de renforcer l’efficacité de la justice et de suspendre les procédures et les peines rendues dans des affaires concernant des infractions commises par voie de presse et de publication (« la loi no 6352 »), elle sursit à l’exécution de la peine prononcée à l’encontre de l’intéressé. Par ailleurs, elle ordonna le placement de celui-ci sous contrôle judiciaire durant trois ans.
B. La Requête no 55061/07
11. Le 28 août 2004, un article, intitulé « Abdullah Öcalan, le leader du peuple kurde, a déclaré que les demandes [des Kurdes] étaient raisonnables. La résolution du problème passe par le dialogue » (Kürt halk önderi Abdullah Öcalan taleplerinin makul olduğunu söyledi. Sorunu diyalog çözer), fut publié dans le quotidien Ülkede Özgür Gündem. Il contenait une déclaration de M. Öcalan soulignant la nécessité de suivre la voie politique, considérée par lui comme un moyen de dialogue, et de favoriser une solution politique en vue, notamment, d’aboutir à une trêve. Les parties pertinentes en l’espèce de cet article se lisent ainsi :
« (...) Lors de sa rencontre avec ses avocats, le 25 août, Öcalan a rappelé la nécessité de chercher une solution par la voie du dialogue et non par la voie de la guerre. Notant que la conjoncture [actuelle] ressemblait à celle de 1919, Öcalan a poursuivi comme suit : « La guerre n’est pas rapide ni enflammée ; elle est une résistance motivée par la légitime défense. Le groupe de Leyla et de ses camarades peut se développer, se transformer en une initiative de paix et de dialogue, et entreprendre des démarches diplomatiques par l’intermédiaire de l’Europe et des États-Unis. Si la voie d’une solution politique reste ouverte, il y aura des avancées, y compris l’abandon des armes. Qu’ils développent rapidement le dialogue ! Nous avons des revendications raisonnables, nous les avions transmises en dix articles. Ils peuvent me représenter en partie. Mes avocats peuvent offrir leur soutien.
(...)
Une solution démocratique doit être trouvée. Sinon, la guérilla s’enflammera avec l’arrivée du printemps. Ni moi ni le Comité de formation ne pouvons la prévenir. (...) Si une solution politique ne peut être élaborée, il y aura une forte participation à la guérilla, le nombre de guérilleros doublera. Avec le printemps, leur nombre atteindra dix mille. Non seulement le PKK, mais également les gens de droite et de gauche, tout le monde sera impliqué, le résultat sera catastrophique. Je ne pourrai pas me faire obéir [des guérilleros]. Il s’agit de groupes autonomes, ils feront ce qu’ils jugeront juste de faire. Je peux y arriver s’il existe une voie de dialogue politique ouverte. Je ne suis pas responsable de cela, la responsabilité historique appartient au gouvernement. C’est une dernière chance pour la Turquie (...) »
12. Des poursuites furent déclenchées à l’encontre du requérant. Par un arrêt du 2 octobre 2007, la cour d’assises d’Istanbul jugea l’intéressé coupable d’infractions visées à l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713 et le condamna au paiement d’une amende de 1 592 TRY (soit environ 926 EUR selon le taux de change en vigueur à l’époque des faits). Dans sa motivation, la cour d’assises indiquait que le requérant avait abusé de son droit et de sa mission de diffuser des idées et des informations, et qu’il avait fourni un support à la diffusion de propos appelant à la haine et à la violence et outrepassant les limites de la liberté d’expression protégée par l’article 10 de la Convention. Elle précisa par ailleurs que cet arrêt était définitif.
13. Le 6 novembre 2007, le requérant se pourvut en cassation.
14. Le 23 mars 2011, la Cour de cassation le débouta de son pourvoi au motif que l’arrêt contesté était définitif, le montant des amendes infligées étant inférieur à un seuil légal autorisant la formation d’un pourvoi.
15. Le 24 juillet 2012, la cour d’assises d’Istanbul réexamina la condamnation du requérant et, se fondant sur la loi no 6352, elle sursit à l’exécution de la peine prononcée à l’encontre de l’intéressé. Par ailleurs, elle ordonna le placement de celui-ci sous contrôle judiciaire durant trois ans.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
16. L’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713, tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits, disposait, en ses parties pertinentes en l’espèce :
« Quiconque imprime ou publie des déclarations ou des tracts d’organisations terroristes est puni d’une amende de 5 à 10 millions de livres turques.
(...)
Lorsque les faits décrits aux paragraphes ci-dessus sont commis par la voie des périodiques visés à l’article 3 de la loi no 5680 sur la presse, l’éditeur est également condamné à une amende égale à 90 % de la moyenne du chiffre des ventes du mois précédent si la fréquence de parution du périodique est inférieure à un mois, ou du chiffre des ventes réalisé par le dernier numéro du périodique si celui-ci paraît une fois par mois ou moins fréquemment (...) Toutefois, l’amende ne peut être inférieure à 50 millions de livres turques. Le rédacteur en chef du périodique est condamné à la moitié de la peine infligée à l’éditeur. »
17. À la suite de modifications apportées par la loi no 5532 du 29 juin 2006 et par la loi no 6459 du 11 avril 2013, l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713 se lit désormais ainsi en ses parties pertinentes en l’espèce :
« Quiconque imprime ou publie des déclarations ou des tracts d’organisations terroristes légitimant ou faisant l’apologie des méthodes de contrainte, de violence ou de menace de pareilles organisations ou incite à l’utilisation de telles méthodes est puni d’une peine d’emprisonnement d’un an à trois ans.
(...)
Lorsque les faits visés aux paragraphes ci-dessus sont commis par la voie de la presse et de la publication, les responsables de la publication des organes de presse et de publication n’ayant pas participé à la commission de l’infraction sont également condamnés à une peine de 1 000 à 10 000 jours-amende. »
18. En 2015, la Cour constitutionnelle a statué dans deux affaires concernant la condamnation de responsables d’organes de presse en application de l’article 6 §§ 2 et 4 de la loi no 3713 (Ali Gürbüz ve Hasan Bayar, no 2013/568, 24 juin 2015, et Ali Gürbüz, no 2013/724, 25 juin 2015). Dans ces deux affaires, elle a conclu à la violation de la liberté d’expression des intéressés au motif que les déclarations litigieuses ne contenaient aucun appel à la violence, à la haine ou au soulèvement armé.
Les passages pertinents en l’espèce de l’arrêt Ali Gürbüz et Hasan Bayar (précité) se lisent ainsi :
« Le constat selon lequel la publication des considérations d’Abdullah Öcalan sur certains sujets constitue l’infraction de « publication de déclarations d’organisations terroristes » et la décision subséquente de suspension des poursuites doivent être analysés. Une ingérence dans la liberté d’exprimer et de diffuser des idées ne peut être justifiée uniquement par une considération liée à la personnalité d’un individu. De même, le fait de publier des opinions et des idées d’un membre ou d’un dirigeant d’une organisation illégale ne peut, à lui seul, justifier une ingérence dans la liberté d’exprimer et de diffuser des idées. En effet, une telle approche ferait obstacle à l’exercice des droits constitutionnels et priverait certaines personnes ou certains groupes de personnes de la jouissance des droits protégés par l’article 26 de la Constitution (Abdullah Öcalan, § 101).
Il faut souligner que les autorités publiques disposent d’une marge d’appréciation très étroite lorsqu’il s’agit de condamner des « déclarations de presse », tel l’article publié par les requérants. Les idées qui ne sont pas accueillies favorablement par les autorités publiques ou par une partie de la population ne peuvent faire l’objet de restrictions tant qu’elles n’incitent pas à la violence, ne légitiment pas les actes terroristes et n’encouragent pas les discours de haine.
Lu dans son ensemble, l’article en cause ne peut être considéré comme faisant l’apologie de la violence et incitant à l’adoption de méthodes terroristes, autrement dit à la violence, à la haine, à la vengeance ou à la résistance armée. (...) »
EN DROIT
I. SUR LA JONCTION DES RequêteS
19. La Cour constate que les Requêtes sont similaires quant aux principaux griefs et aux problèmes de fond qu’elles soulèvent. En conséquence, elle juge approprié de les joindre, en vertu de l’article 42 § 1 de son règlement.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
20. Le requérant allègue que les condamnations pénales prononcées à son encontre à la suite de la publication des articles de presse litigieux ont enfreint son droit à la liberté d’expression. Il invoque à cet égard l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé en sa partie pertinente en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime (...) »
21. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant.
22. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
23. La Cour note que l’ingérence en cause était prévue par la loi et qu’elle poursuivait plusieurs buts légitimes au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir le maintien de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime (Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, §§ 43-45, 6 juillet 2010, et Belek c. Turquie, nos 36827/06, 36828/06 et 36829/06, § 26, 20 novembre 2012). Elle observe que le différend porte sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
24. La Cour rappelle qu’elle a déjà conclu, dans des affaires soulevant des questions semblables à celles de l’espèce, à la violation de l’article 10 de la Convention (voir, par exemple, Gözel et Özer, précité, § 64, et Belek, précité, § 29). Elle examinera donc la présente affaire à la lumière de cette jurisprudence.
25. La Cour portera une attention particulière aux termes employés dans les articles litigieux (paragraphes 7 et 11 ci-dessus) et au contexte de leur publication, en tenant compte des circonstances qui entouraient les cas soumis à son examen, en particulier les difficultés liées à la lutte contre le terrorisme (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999).
A. La Requête no 55060/07
26. La Cour relève que le requérant a été condamné pour avoir publié, sous la forme d’articles de presse, des déclarations émanant d’organisations qualifiées de terroristes en droit interne. Trois articles sont en cause, les deux premiers rapportent des propos d’Abdullah Öcalan et le troisième reproduit un appel lancé par un représentant de l’association Cimade (paragraphe 6 ci-dessus).
27. Les deux premiers articles, intitulés respectivement « Il faut développer une démocratie axée sur la femme » et « Öcalan conseille aux femmes de mener des travaux démocratiques plutôt que de commettre des attentats-suicides - La première tâche, c’est Maxmur », portent sur la question de la femme en rapport avec la démocratie et la question kurde. Ces articles rapportent le point de vue d’Abdullah Öcalan sur le rôle des femmes dans le développement de la démocratie et la demande qu’il adresse à celles-ci de s’investir dans les travaux démocratiques dans le camp de Maxmur, qu’il considère comme un modèle approprié pour la réalisation de ces travaux. Par ailleurs, Abdullah Öcalan encourage les femmes à choisir cette voie plutôt que de commettre des attentats-suicides.
La Cour constate que, prises dans leur ensemble, les déclarations en cause ne contenaient aucun appel à la violence et qu’elles ne constituaient pas un discours de haine, ce qui est à ses yeux l’élément essentiel à prendre en considération (Belek et Velioğlu c. Turquie, no 44227/04, § 25, 6 octobre 2015).
28. Quant au troisième article, intitulé « L’appel « Pour l’adhésion au Kongra-Gel » », il contient des déclarations émanant d’un représentant de l’association Cimade qui, réagissant à l’inscription de l’organisation Kongra-Gel sur la liste des organisations terroristes établie par l’Union européenne, invite les milieux démocrates et les défenseurs des droits de l’homme à devenir membres de Kongra-Gel. La Cour ne doute pas qu’un appel à adhérer à une organisation illégale qualifiée de terroriste est, dans certains cas, susceptible de passer pour un appel à la violence. Cependant, dans la présente affaire, elle considère que les propos litigieux s’inscrivent dans le cadre de la critique politique formulée à l’encontre de l’Union européenne en raison de sa décision d’inclure le Kongra-Gel dans la liste des organisations terroristes. En effet, il convient de remarquer que l’auteur de l’appel définit le Kongra-Gel comme une organisation politique rassemblant en son sein plusieurs factions politiques et n’ayant commis aucune action militaire, et qu’il reproche à l’Union européenne d’être ignorante et incompétente sur ce sujet. La Cour souligne en outre que l’appel en cause s’adresse aux milieux démocrates et aux défenseurs des droits de l’homme.
Ainsi, la Cour constate que, prises dans leur ensemble, les déclarations reproduites dans le troisième article ne contenaient pas non plus d’appel à la violence et qu’elles ne constituaient pas non plus un discours de haine.
29. Enfin, la Cour doit examiner les motifs avancés par la cour d’assises d’Istanbul pour condamner le requérant. Elle note que cette juridiction a considéré, dans sa décision du 25 août 2011, que les articles litigieux, pris dans leur ensemble, avaient pour but de diffuser les déclarations du leader de l’organisation terroriste PKK et de ses membres et d’exalter des méthodes terroristes (paragraphe 7 ci-dessus). Cependant, eu égard aux constats qu’elle a formulés au paragraphe 27 ci-dessus, la Cour conclut que ces motifs ne sauraient être considérés, en tant que tels, comme suffisants pour justifier l’ingérence faite dans le droit de l’intéressé à la liberté d’expression. Par conséquent, la condamnation du requérant pour la publication des articles intitulés « Il faut développer une démocratie axée sur la femme », « Öcalan conseille aux femmes de mener des travaux démocratiques plutôt que de commettre des attentats-suicides - La première tâche, c’est Maxmur » et « L’appel « Pour l’adhésion au Kongra-Gel » » ne saurait passer pour une mesure « nécessaire dans une société démocratique ».
30. Partant, la Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
B. La Requête no 55061/07
31. La Cour relève que le requérant a également été condamné pour avoir publié un article intitulé « Abdullah Öcalan, le leader du peuple kurde, a déclaré que les demandes [des Kurdes] étaient raisonnables. La résolution du problème passe par le dialogue » et contenant les déclarations d’Abdullah Öcalan sur la nécessité de maintenir ouverte la voie du dialogue afin de trouver une solution politique à la question kurde et, notamment, d’aboutir à une trêve (paragraphe 10 ci-dessus). La Cour tient à en souligner le passage suivant :
« Une solution démocratique doit être trouvée. Sinon, la guérilla s’enflammera avec l’arrivée du printemps. (...) Si une solution politique ne peut être élaborée, il y aura une forte participation à la guérilla, le nombre de guérilleros doublera. Avec le printemps, leur nombre atteindra dix mille. Non seulement le PKK, mais également les gens de droite et de gauche, tout le monde sera impliqué, le résultat sera catastrophique. Je ne pourrai pas me faire obéir [des guérilleros]. Il s’agit de groupes autonomes, ils feront ce qu’ils jugeront juste de faire. Je peux y arriver s’il existe une voie de dialogue politique ouverte. Je ne suis pas responsable de cela, la responsabilité historique appartient au gouvernement. C’est une dernière chance pour la Turquie (...) »
32. La Cour n’exclut pas que le passage ci-dessus soit susceptible d’être compris comme une menace voilée de poursuite de la lutte armée à laquelle se livre le PKK contre l’Etat turc, et que pareils propos puissent cacher des intentions et objectifs différents de ceux qu’ils affichent publiquement ; la Cour a également conscience, bien entendu, des préoccupations qui sont celles des autorités au sujet de la lutte contre le terrorisme (Yağmurdereli c. Turquie, no 29590/96, § 53, 4 juin 2002). Toutefois, elle estime que le passage en cause peut également se comprendre comme une mise en garde à l’intention du gouvernement sur les risques qu’il y aurait à abandonner la voie du dialogue dans la résolution du problème kurde. À cet égard, elle note que l’auteur des propos litigieux, Abdullah Öcalan, souligne l’importance d’un dialogue politique et considère ce choix comme le seul moyen d’éviter une montée de la violence qu’il dit ne pas pouvoir maîtriser le cas échéant. Elle relève en outre que, toujours selon l’auteur des propos, la violence, une fois déclenchée, affecterait tout le monde et que cela aurait des conséquences catastrophiques. En l’absence d’une menace ou d’une intimidation expresse, la Cour est convaincue que les propos litigieux doivent être considérés comme une mise en garde adressée au gouvernement. Par conséquent, elle estime que, considérés dans leur ensemble, ces propos ne peuvent passer pour une incitation à la violence, à l’hostilité ou à la haine entre citoyens. Elle ajoute qu’ils n’appellent pas à une vengeance sanglante et qu’ils ne visent pas à attiser la haine et la violence (voir, a contrario, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, §§ 62 à 65, CEDH 1999-IV).
33. Enfin, la Cour doit examiner les motifs avancés par la cour d’assises d’Istanbul pour condamner le requérant. Elle note que cette juridiction a considéré, dans sa décision du 2 octobre 2007, que le requérant avait fourni un support à la diffusion de propos appelant à la haine et à la violence et outrepassant les limites de la liberté d’expression (paragraphe 11 ci-dessus). Cependant, eu égard à ses constats formulés au paragraphe 31 ci-dessus, la Cour conclut que ces motifs ne sauraient être considérés, en tant que tels, comme suffisants pour justifier l’ingérence opérée dans le droit de l’intéressé à la liberté d’expression. Par conséquent, la condamnation du requérant pour la publication de l’article intitulé « Abdullah Öcalan, le leader du peuple kurde, a déclaré que les demandes [des Kurdes] étaient raisonnables. La résolution du problème passe par le dialogue » ne peut passer pour une mesure « nécessaire dans une société démocratique ».
34. Partant, la Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
35. Invoquant l’article 6 de la Convention, le requérant se plaint d’avoir été privé de la possibilité de former un pourvoi en cassation contre les décisions de première instance en raison du montant des amendes qui lui ont été infligées. L’article 6 est ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
36. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
37. La Cour rappelle avoir déjà jugé que la restriction à la saisine de la Cour de cassation fondée sur le montant de l’amende infligée par la juridiction de première instance n’est guère compatible avec le principe de l’égalité des armes, compte tenu de l’enjeu du litige pour un requérant et du fait que, en matière pénale, les exigences du procès équitable sont plus strictes (Bayar et Gürbüz c. Turquie, no 37569/06, §§ 40-49, 27 novembre 2012). Dans l’affaire Bayar et Gürbüz (précitée), elle a estimé que les requérants avaient subi une entrave disproportionnée à leur droit d’accès à un tribunal et que, dès lors, le droit à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention avait été atteint dans sa substance même. Elle considère que, en l’espèce, le Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument susceptible de mener à une conclusion différente de celle à laquelle elle est parvenue dans l’affaire susmentionnée.
Partant, la Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
38. Le requérant réclame, au total, 40 000 euros (EUR) pour préjudice moral. Il sollicite en outre, sans fournir aucun justificatif, 10 044 livres turques (TRY) en remboursement des frais d’avocat et 800 TRY en remboursement des dépens qu’il dit avoir engagés.
39. Le Gouvernement conteste ces sommes.
40. En ce qui concerne le dommage moral, la Cour estime que, compte tenu de sa jurisprudence en la matière (Belek et Velioğlu, précité, § 35), l’on peut considérer que les circonstances de l’espèce ont causé au requérant un certain désarroi. Statuant en équité en vertu de l’article 41 de la Convention, elle lui alloue la somme totale de 2 500 EUR.
41. Compte tenu de l’absence de documents pertinents présentés par le requérant à l’appui de sa demande au titre des frais et dépens, la Cour rejette cette prétention (Ato c. Turquie, no 29873/02, § 27, 8 juin 2010).
42. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Décide de joindre les Requêtes ;
2. Déclare les Requêtes recevables ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 de la Convention ;
5. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, pour dommage moral, 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 juin 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Hasan
Bakırcı Ledi
Bianku
Greffier adjoint Président