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European Court of Human Rights


You are here: BAILII >> Databases >> European Court of Human Rights >> STURM v. LUXEMBOURG - 55291/15 (Judgment : No violation of Article 6 - Right to a fair trial (Article 6 - Civil proceedings Article 6-1 - Access to court)) French Text [2017] ECHR 602 (27 June 2017)
URL: http://www.bailii.org/eu/cases/ECHR/2017/602.html
Cite as: ECLI:CE:ECHR:2017:0627JUD005529115, [2017] ECHR 602, CE:ECHR:2017:0627JUD005529115

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    QUATRIÈME SECTION

     

     

     

     

     

     

     

    AFFAIRE STURM c. LUXEMBOURG

     

    (Requête no 55291/15)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ARRÊT

     

     

    STRASBOURG

     

    27 juin 2017

     

     

     

     

    Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

     


    En l’affaire Sturm c. Luxembourg,

    La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

              Ganna Yudkivska, présidente,
              Paulo Pinto de Albuquerque,
              Faris Vehabović,
              Egidijus Kūris,
              Iulia Motoc,
              Georges Ravarani,
              Marko Bošnjak, juges,
    et de Marialena Tsirli, greffière de section,

    Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 juin 2017,

    Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

    PROCÉDURE

    1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 55291/15) dirigée contre le Grand-Duché de Luxembourg et dont un ressortissant de cet État, M. Robert Sturm (« le requérant »), a saisi la Cour le 2 novembre 2015 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

    2.  Le requérant a été représenté par Me M. Petit, avocat à Luxembourg. Le gouvernement luxembourgeois (« le Gouvernement ») a été représenté successivement par ses agentes, Mme A. Kayser, puis Mme Christine Goy, de la Représentation permanente du Luxembourg auprès du Conseil de l’Europe.

    3.  Le requérant alléguait en particulier une violation de son droit à un tribunal, garanti par l’article 6 de la Convention.

    4.  Le 9 mars 2016, la requête a été communiquée au Gouvernement.

    EN FAIT

    I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

    5.  Le requérant est né en 1963 et réside à Canach.

    6.  Mis à la retraite d’office le 12 mars 2012, le requérant sollicita l’octroi d’une pension avec effet immédiat. Son employeur refusa de faire droit à cette demande, au motif que la jouissance de la pension était différée jusqu’à l’âge de 65 ans en vertu de la loi réglant les pensions des fonctionnaires de l’État, applicable selon lui par analogie. Le requérant - se prévalant de l’application d’un règlement grand-ducal qui, d’après lui, posait comme seule condition à l’octroi de la pension une ancienneté de service de quinze ans - introduisit une requête contre son employeur devant le tribunal du travail de Luxembourg.

    7.  Par un jugement du 11 mars 2013, confirmé en instance d’appel le 27 mars 2014, la requête fut déclarée recevable mais non fondée, au motif que le droit à la pension devait être déterminé par référence à la loi réglant les pensions des fonctionnaires de l’État.

    8.  Le 24 juin 2014, le requérant forma un pourvoi en cassation contre l’arrêt de la Cour d’appel.

    Dans son mémoire, après avoir décrit, sur deux pages, l’« objet du recours », les « points de fait et de droit », ainsi que les « dispositions attaquées », il formulait, sur vingt-deux pages, quatorze moyens de cassation qui étaient tous présentés d’une manière identique.

    Ainsi, chaque moyen était présenté de la manière suivante. L’énoncé contenait un paragraphe dans lequel était cité le texte légal que le requérant estimait violé et indiquait de la sorte « le cas d’ouverture invoqué ». Puis, dans une partie intitulée « développement du moyen » étaient exposées les critiques portées contre l’arrêt de la Cour d’appel.

    9.  Le 16 décembre 2014, le parquet général conclut que le pourvoi et les moyens de cassation étaient recevables. À ce dernier égard, il précisa ceci :

    « Le demandeur en cassation fait valoir pas moins de quatorze moyens de cassation.

    La partie défenderesse en cassation soulève, à propos de chaque moyen, une exception d’irrecevabilité pour manque de précision au regard des exigences de l’article 10 de la loi modifiée du 18 février 1885.

    Il est vrai que la formulation des moyens ne respecte pas strictement les critères de l’article 10, se limitant à invoquer le cas d’ouverture, sans indiquer, chaque fois expressément, la partie critiquée de la décision qui est entreprise et sans rappeler en quoi cette décision encourt le reproche allégué.

    Le parquet général considère toutefois que le non-respect de ces règles ne devrait pas porter à conséquence, alors que les critiques portées contre l’arrêt entrepris résultent clairement de la discussion du moyen qui, aux termes mêmes de l’article 10, [peut] compléter l’énoncé proprement dit du moyen. »

    10.  Le parquet général poursuivit en relevant que les quatorze moyens pouvaient être regroupés en deux catégories, les moyens 1 à 8 portant sur des vices de fond et les moyens 9 à 14 sur des vices de forme.

    11.  Pour le dernier groupe de moyens, il estima que la critique d’un défaut de motivation était à rejeter, dès lors que l’arrêt d’appel contenait une motivation, quelle qu’en fût d’ailleurs la justesse.

    12.  Quant aux huit premiers motifs, il indiqua qu’ils portaient tous, sous des approches diverses, sur le problème clé soulevé par l’arrêt de la Cour d’appel. Il procéda à une analyse globale des deuxième et cinquième moyens, estimant que la réponse à la question du bien-fondé de ceux-ci rendait les autres moyens sans objet. Il proposa à la Cour de cassation de procéder par voie de substitution de motifs pour rejeter les huit premiers moyens.

    13.  Par un arrêt du 7 mai 2015, la Cour de cassation déclara le pourvoi recevable, mais le rejeta aux motifs suivants :

    « Attendu, selon l’article 10, alinéa 2, de la loi modifiée du 18 février 1885 sur les pourvois et la procédure en cassation, que chaque moyen de cassation doit préciser, sous peine d’irrecevabilité, le cas d’ouverture invoqué, la partie critiquée de la décision, et ce en quoi celle-ci encourt le reproche allégué ;

    Attendu que chacun des quatorze moyens de cassation se limite à indiquer un cas d’ouverture par l’indication du texte légal dont la violation est invoquée, sans préciser ni la partie critiquée de la décision, ni ce en quoi celle-ci encourt le reproche allégué ;

    Attendu que si, aux termes de l’alinéa 3 de l’article 10, l’énoncé des moyens peut être complété par des développements en droit, ceux-ci ne sauraient cependant suppléer à la carence originaire des moyens au regard des éléments dont la précision est requise sous peine d’irrecevabilité ;

    D’où il suit que les moyens de cassation sont irrecevables (...) »

    II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

    14. L’article 10 de la loi modifiée du 18 février 1885 sur les pourvois et la procédure en cassation (« la loi de 1885»), telle que modifiée en dernier lieu par une loi du 3 août 2010, dispose ce qui suit :

    « Pour introduire son pourvoi, la partie demanderesse en cassation devra, sous peine d’irrecevabilité, (...) déposer au greffe de la Cour supérieure de justice un mémoire (...), lequel précisera les dispositions attaquées de l’arrêt ou du jugement, les moyens de cassation et contiendra les conclusions dont l’adjudication sera demandée. La désignation des dispositions attaquées sera considérée comme faite à suffisance de droit lorsqu’elle résulte nécessairement de l’exposé de moyens ou des conclusions.

    Sous peine d’irrecevabilité, un moyen ou un élément de moyen ne doit mettre en œuvre qu’un seul cas d’ouverture. Chaque moyen ou chaque branche doit préciser, sous la même sanction :

    -  le cas d’ouverture invoqué ;

    -  la partie critiquée de la décision ;

    -  ce en quoi celle-ci encourt le reproche allégué.

    L’énoncé du moyen peut être complété par des développements en droit qui sont pris en considération. (...) »

    15.  Il ressort de l’exposé des motifs du projet de loi no 6108 ayant abouti à la loi du 3 août 2010 que la réforme de la loi de 1885 faisait suite aux critiques formulées par la Cour dans son arrêt Kemp et autres c. Luxembourg (n17140/05, 24 avril 2008). Les passages pertinents en l’espèce du rapport de la commission juridique de la Chambre des Députés sur ledit projet de loi se lisaient comme suit :

    « (...) Le présent projet de loi entend tirer les conséquences de [l’arrêt Kemp et autres], même si ses auteurs annoncent dès le départ qu’il s’agit d’une „réforme a minima“ (...).

    (...)

    Dans le souci d’éviter d’autres condamnations du Luxembourg par la CEDH, il est proposé d’insérer, à l’endroit de l’article 10 de la loi modifiée du 18 février 1885 sur les pourvois et la procédure en cassation, un nouvel alinéa 2 insérant trois précisions obligatoires qui devront figurer dans chaque moyen ou élément de moyen (inspirées de l’article 978 du Nouveau code de procédure civile français) et un nouvel alinéa 3 comportant une référence au développement du moyen. Le cadre législatif relatif au pourvoi en cassation est ainsi davantage précisé.

    (...)

    Sous peine d’irrecevabilité, le moyen de cassation devra indiquer le cas d’ouverture invoqué, la partie critiquée de la décision et ce en quoi elle encourt le reproche allégué. Ces précisions remplacent ce que la CEDH a pu considérer comme un aléa pour le justiciable par un cadre législatif clairement déterminé, qui rend les décisions à intervenir plus prévisibles.

    En outre, le nouvel article 10 admet désormais explicitement que l’énoncé du moyen puisse être complété par des développements en droit qui sont pris en considération. (...) »

    EN DROIT

    SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

    16.  Le requérant allègue une violation de son droit à un procès équitable et à l’accès à un tribunal. Il reproche à la Cour de cassation d’avoir déclaré irrecevables les quatorze moyens soulevés dans le cadre de son pourvoi sans avoir pris en considération les développements qui complétaient leurs énoncés, et ce alors que, selon lui, elle s’était précédemment départie de la rigueur formaliste excessive qui aurait été appliquée à son cas. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

    « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

    17.  Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour estime approprié d’examiner les allégations du requérant uniquement sous l’angle de la question de l’accès à un tribunal.

    A.  Sur la recevabilité

    18. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes, au motif que le requérant aurait dû introduire une action en responsabilité contre l’État du fait du fonctionnement défectueux de ses services judiciaires, en vertu de l’article 1er de la loi du 1er septembre 1988 relative à la responsabilité civile de l’État et des collectivités publiques (« la loi de 1988 »). Il expose que « les juridictions du fond n’ont jamais été saisies par le requérant pour se prononcer sur le fond de l’affaire, ni concernant une violation alléguée de l’article 6 (...) que le requérant invoque maintenant pour la première fois devant la Cour » et que « le requérant n’a jamais soulevé ce moyen devant les juridictions internes ». Il ajoute que « la Cour avait retenu dans son arrêt Leandro Da Silva c. Luxembourg (no 30273/07, 11 février 2010) que l’arrêt Farnell Holdings de la Cour d’appel de Luxembourg (...) confirme le principe selon lequel la responsabilité civile de l’État peut être engagée en raison du dysfonctionnement de ses organes judiciaires ; (...) s’il est vrai que l’arrêt de la Cour d’appel précité concernait le dysfonctionnement des organes judiciaires du fait du non-respect du délai raisonnable, et avait - pour cette raison - conduit les juges à [se demander] si ce recours à caractère purement indemnitaire était valable, cette question ne se pose même pas dans le cas d’espèce, où le requérant allègue un dommage purement financier. En effet, le requérant invoque un dommage (des droits de pension) qui est (...) calculable et le recours prévu par la loi [de 1988] lui fournit donc (...) « un redressement approprié pour toute violation s’étant déjà produite (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 158, CEDH 2000-XI) » ».

    19.  Le requérant sollicite le rejet de cette exception d’irrecevabilité, au motif que le Gouvernement n’est en mesure de présenter aucune affaire similaire à la présente, dans laquelle l’article 1er de la loi de 1988 aurait été appliqué. Il conclut que la loi de 1988 ne peut être considérée comme pouvant servir de base pour introduire un recours effectif contre un arrêt de la Cour de cassation rejetant un pourvoi pour défaut de précision suffisante des moyens invoqués.

    20.  La Cour rappelle que les États n’ont pas à répondre de leurs actes devant un organisme international avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne. Les personnes désireuses de se prévaloir de la compétence de contrôle de la Cour relativement à des griefs dirigés contre un État ont donc l’obligation d’utiliser auparavant les recours qu’offre le système juridique de celui-ci (voir, parmi beaucoup d’autres, Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 70, 25 mars 2014, et, plus récemment, Smaniotto c. Luxembourg (déc.), no 63296/14, 29 novembre 2016).

    21. La Cour rappelle encore que l’obligation d’épuiser les recours internes impose aux requérants de faire un usage normal des recours disponibles et suffisants pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (Mozer c. République de Moldova et Russie [GC], no 11138/10, § 116, CEDH 2016, et les références y citées).

    22.  En l’espèce, la Cour estime d’emblée que le Gouvernement ne saurait utilement invoquer l’arrêt de la Cour d’appel lui ayant servi de fondement pour reconnaître l’existence d’un recours effectif en droit interne dans l’affaire Leandro Da Silva (précitée). En effet, cet arrêt concernait la problématique de la durée d’une procédure, et non celle d’un formalisme excessif de la procédure devant la Cour de cassation, tel qu’il est allégué en l’espèce.

    23.  La Cour constate que le Gouvernement reste en défaut de citer un seul exemple de jurisprudence nationale qui ait démontré l’effectivité du recours prévu à l’article 1er de la loi de 1988 dans des circonstances similaires à celles de la présente affaire. Le contraire semble même se dégager de la jurisprudence nationale. Ainsi, il ressort d’une décision judiciaire publiée au Journal des Tribunaux Luxembourg  (no 38 du 5 avril 2015) qu’à la suite de la sanction par la Cour du formalisme excessif de la Cour de cassation dans l’affaire Kemp et autres (précitée), les requérants concernés avaient introduit en vain une action en responsabilité contre l’État sur le fondement de l’article 1er de la loi de 1988. Le 28 janvier 2015, le tribunal d’arrondissement de Luxembourg a en effet rejeté leur demande, en précisant que « la question d’une sanction du refus de la Cour de cassation d’examiner le bien-fondé du pourvoi des consorts [Kemp] ne peut (...) plus être débattue, et ce même sous l’aspect de la perte d’une chance. »

    24.  Partant, le Gouvernement n’a pas établi que l’intéressé disposait d’un recours suffisant dont il aurait dû faire usage en l’espèce. Dans ces circonstances, il y a lieu de rejeter l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement.

    25.  Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

    B.  Sur le fond

    1.  Thèses des parties

    a)  Le requérant

    26.  Le requérant estime qu’il est clairement établi par la loi de 1885 que les précisions requises concernant la recevabilité d’un moyen de cassation peuvent résulter aussi bien de l’énoncé du moyen que des développements en droit qui le complètent.

    Il expose que, en l’espèce, chaque moyen de cassation soulevé par lui a respecté les exigences de précision prescrites par la loi de 1885 : selon lui, le « cas d’ouverture » était indiqué dans l’énoncé du moyen, et la « partie critiquée de la décision » de la Cour d’appel et « ce en quoi celle-ci encourt le reproche allégué » étaient précisés dans les « développements en droit ».

    Mentionnant que le Luxembourg ne connaît pas le système des avocats spécialisés près la Cour de cassation, le requérant estime que cette dernière avait l’obligation de tenir compte des développements en droit. À ses yeux, cette juridiction disposait ainsi de tous les éléments nécessaires pour pouvoir exercer son contrôle en droit. Le requérant ajoute, à ce sujet, que le parquet général avait parfaitement réussi à cerner la portée des quatorze moyens de cassation. Indiquant que « l’article 10 de la loi [de 1988] ne dispose nulle part que toutes [les] précisions requises doivent obligatoirement résulter du seul énoncé du moyen afin que ce moyen soit recevable », il est d’avis que la règle appliquée par la Cour de cassation pour déclarer irrecevables les quatorze moyens en cause, au seul motif d’un manque de précision, est une  « construction jurisprudentielle interne qui, de surcroît, ne peut se fonder sur une base légale tangible ».

    b)  Le Gouvernement

    27.  Le Gouvernement explique que, dans l’arrêt Kemp et autres (précité), la Cour avait souligné la nature jurisprudentielle des critères de recevabilité du pourvoi en cassation et qu’à la suite de cet arrêt le législateur avait réagi, par la loi du 3 août 2010, en modifiant la loi de 1885. Il indique que la loi du 3 août 2010, s’inspirant de l’article 978 du code de procédure civile français, a complété l’article 10 de la loi de 1885 par un deuxième alinéa contenant une disposition prévue « sous peine d’irrecevabilité ». Selon lui, les exigences de précision sont donc désormais clairement fixées dans la loi et ne relèvent plus d’une construction jurisprudentielle.

    Le Gouvernement expose ensuite que « les trois conditions de précision du moyen doivent impérativement être remplies et [que] le requérant a ensuite la possibilité de les compléter par des développements en droit, qui ne peuvent cependant pas s’y substituer ». Il indique que, depuis la réforme de 2010, « la Cour de cassation a toujours essayé de répondre aux moyens (...) », et qu’« un rôle particulier revenait d’ailleurs au parquet général, appelé fréquemment à reformuler, voire à formuler des moyens au regard notamment des éléments figurant dans la discussion ». Pour le Gouvernement, l’affaire du requérant en est une parfaite illustration, et elle montre cependant aussi que le pouvoir d’appréciation quant au respect des obligations formelles concernant le libellé du pourvoi appartient entièrement à la Cour de cassation. À ses yeux, celle-ci n’a fait qu’appliquer à la lettre le nouvel article 10 de la loi de 1885. Le Gouvernement conteste la position du requérant selon laquelle la Cour de cassation a agi en non-conformité avec cet article et sur le fondement d’une construction jurisprudentielle.

    Le Gouvernement ajoute que les décisions d’irrecevabilité de la Cour de cassation, qui seraient devenues rares depuis 2010, concernent des cas de figure où le non-respect des formalités est particulièrement patent, comme dans la présente affaire. Ainsi, le fait pour la Cour de cassation d’avoir appliqué, en l’espèce, l’article 10 de la loi de 1885 pour déclarer les moyens de cassation irrecevables ne paraîtrait pas excessif en comparaison avec la jurisprudence récente de la Cour (Papaioannou c. Grèce, n18880/15, 2 juin 2016, et Trevisanato c. Italie, no 32610/07, 15 septembre 2016). Le Gouvernement ajoute d’ailleurs que le requérant avait omis de déposer des pièces importantes pour le dossier et que, malgré cela, la Cour de cassation n’avait pas fait droit à la demande du défendeur en cassation de déclarer le pourvoi irrecevable.

    2.  Appréciation de la Cour

    a)  Rappel des principes applicables

    28.  La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (voir, parmi beaucoup d’autres, García Manibardo c. Espagne, no 38695/97, § 36, CEDH 2000-II). Son rôle à elle se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. Cela est particulièrement vrai s’agissant de l’interprétation par les tribunaux de règles procédurales telles que celles fixant les délais à respecter pour le dépôt des documents ou l’introduction des recours (Tejedor García c. Espagne, 16 décembre 1997, § 31, Recueil des arrêts et décisions 1997-VIII). La réglementation relative aux formalités et délais à observer pour former un recours vise à assurer la bonne administration de la justice et le respect, en particulier, de la sécurité juridique. Les intéressés doivent normalement s’attendre à ce que ces règles soient appliquées (Miragall Escolano et autres c. Espagne, nos 38366/97 et 9 autres, § 33, CEDH 2000-I, et Tziovanis et autres c. Grèce, no 27462/09, § 29, 19 janvier 2017).

    29.  Par ailleurs, le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect, n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment en ce qui concerne les conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation (García Manibardo, précité, § 36, et Mortier c. France, no 42195/98, § 33, 31 juillet 2001). Néanmoins, les limitations appliquées ne doivent pas restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tel que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 de la Convention que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Guérin c. France, 29 juillet 1998, § 37, Recueil 1998-V).

    30.  La compatibilité des limitations prévues par le droit interne avec le droit d’accès à un tribunal reconnu par l’article 6 § 1 de la Convention dépend des particularités de la procédure en cause. Il faut prendre en compte l’ensemble du procès mené dans l’ordre juridique interne et le rôle qu’y joue la juridiction de cassation, les conditions de recevabilité d’un pourvoi en cassation pouvant être plus rigoureuses que pour un appel (voir, entre autres, Khalfaoui c. France, no 34791/97, § 37, CEDH 1999-IX, et Běleš et autres c. République tchèque, no 47273/99, § 62, 12 novembre 2002).

    31.  La tâche de la Cour consiste à vérifier si le rejet pour irrecevabilité du pourvoi en cassation n’a pas porté atteinte à la substance même du «  droit » du requérant « à un tribunal ». Pour ce faire, la Cour recherchera d’abord si les conditions de recevabilité du pourvoi en cassation poursuivaient un but légitime, pour se pencher ensuite sur la proportionnalité de la limitation imposée (voir, parmi beaucoup d’autres, Papaioannou, précité, § 49, et Trevisanato, précité, § 35).

    b)  Application des principes en l’espèce

    32.  La Cour constate que la Cour de cassation a rejeté le pourvoi du requérant par application de l’article 10 de la loi de 1885. Celle-ci constatait qu’il manquait dans chacun des quatorze moyens de cassation des éléments dont la précision était requise sous peine d’irrecevabilité. Elle jugeait que  les « développements en droit » ne pouvaient pas pallier cette carence originaire des moyens.

    33.  Pour analyser si cette manière d’appliquer l’article 10 de la loi de 1885 se concilie avec l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour juge utile de rappeler d’abord la genèse de la nouvelle formulation de cette disposition.

    34.  Dans l’affaire Kemp et autres (précitée), la Cour avait constaté que l’article 10 de la loi de 1885, tel qu’en vigueur à l’époque, se bornait à prévoir que, pour introduire un pourvoi en cassation, l’intéressé devait déposer au greffe de la Cour de cassation « un mémoire (...) lequel précisera les dispositions attaquées de l’arrêt ou du jugement et les moyens de cassation et contiendra les conclusions dont l’adjudication sera demandée ». La règle telle qu’elle était appliquée par la Cour de cassation pour se prononcer sur le caractère recevable du pourvoi en cause était une construction jurisprudentielle (Kemp et autres, précité, § 52). La Cour avait conclu que la limitation imposée par cette règle jurisprudentielle n’était pas proportionnée au but de garantir la sécurité juridique et la bonne administration de la justice (idem, §§ 53 et 60). Cette conclusion a été confirmée dans trois autres arrêts (Dattel c. Luxembourg (n2), no 18522/06, § 44, 30 juillet 2009, Nunes Guerreiro c. Luxembourg, no 33094/07, § 38, 5 novembre 2009, et Ewert c. Luxembourg, no 49375/07, § 94, 22 juillet 2010). Dans un autre arrêt, en revanche, la Cour a constaté que le requérant avait omis de soumettre à la connaissance de la Cour de cassation ses doléances à l’égard de l’arrêt de la Cour d’appel attaqué, et elle a conclu que « rejeter le moyen de cassation au motif qu’il n’avait pas été articulé avec la précision requise ne s’inscri[vai]t pas dans une approche trop formaliste » (Petrovic c. Luxembourg, no 32956/08, § 32, 17 février 2011).

    35.  À la suite de l’arrêt Kemp et autres (précité), la procédure en cassation luxembourgeoise a été réformée en 2010.

    Ainsi, un deuxième alinéa a été inséré à l’article 10 de la loi de 1885. Cette nouvelle disposition, inspirée de l’article 978 du code de procédure civile français, énumère trois précisions qui doivent obligatoirement figurer dans chaque moyen. Dorénavant, sous peine d’irrecevabilité, le moyen de cassation doit indiquer « le cas d’ouverture invoqué », « la partie critiquée de la décision » et « ce en quoi celle-ci encourt le reproche allégué ». Le rapport de la commission juridique de la Chambre des Députés sur le projet de loi ayant abouti à la réforme de 2010 explique que « ces précisions remplacent ce que la [Cour] a pu considérer comme un aléa pour le justiciable par un cadre législatif clairement déterminé, qui rend les décisions à intervenir plus prévisibles ».

    36.  La Cour considère que la limitation imposée par cette disposition législative poursuit un but légitime. En effet, la précision exigée dans la formulation des moyens de cassation a pour objectif de permettre à la Cour de cassation d’exercer son contrôle en droit, et elle obéit aux exigences de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice (voir, mutatis mutandis, Trevisanato, précité, § 37).

    37.  Il reste à savoir si cette exigence de précision a répondu, en l’espèce, à la condition de la proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Pour cela, la Cour examinera de quelle manière le requérant a présenté son grief à la Cour de cassation et pour quelles raisons son pourvoi a été rejeté.

    38.  Pour chacun des quatorze moyens de cassation présentés par le requérant, la Cour note que l’énoncé indiquait « le cas d’ouverture invoqué » et qu’ensuite une partie « développement du moyen » contenait les critiques portées contre l’arrêt de la Cour d’appel (paragraphe 8 ci-dessus).

    La Cour de cassation, se basant sur le deuxième alinéa de l’article 10 de la loi de 1885, n’a pas admis cette manière de présenter les moyens. Après avoir constaté que chacun des quatorze moyens se limitait à indiquer le « cas d’ouverture invoqué », elle a jugé que les « développements en droit » ne pouvaient pas pallier cette carence originaire des moyens (paragraphe 13 ci-dessus).

    39. La Cour observe que le texte de l’article 10 de la loi de 1885, tel qu’il résulte de la réforme de 2010, est clair, puisque le deuxième alinéa énumère désormais, sans ambiguïté, les trois précisions qui sont exigées « sous peine d’irrecevabilité » (voir, a contrario, Miessen c. Belgique, n31517/12, § 69, 18 octobre 2016). Certes, le troisième alinéa de l’article 10 de la loi de 1885 indique que « l’énoncé du moyen peut être complété par des développements en droit qui sont pris en considération », et la Cour n’ignore pas que le parquet général avait considéré que le fait que les moyens ne respectaient pas strictement les critères dudit article ne devrait pas porter à conséquence en l’espèce. Toutefois, eu égard aux termes clairs du deuxième alinéa de l’article 10 de la loi de 1885, il n’apparaît pas excessif qu’une cour suprême juge que les « développements en droit » peuvent être pris en considération lorsqu’ils complètent un moyen qui se suffit en lui-même, mais qu’ils ne peuvent remplacer un moyen qui ne respecte pas les exigences prévues en amont et sous peine d’irrecevabilité. La Cour peut ainsi admettre, avec le Gouvernement, qu’en l’espèce la Cour de cassation n’a fait qu’appliquer à la lettre l’article 10 de la loi de 1885 et que, contrairement à ce que prétend le requérant, elle n’a pas agi en non-conformité avec cet article ni sur le fondement d’une construction jurisprudentielle.

    40.  La Cour est d’avis que, en s’appuyant sur le libellé suffisamment clair du deuxième alinéa de l’article 10 de la loi de 1885, le conseil professionnel du requérant était en mesure de connaître et prévoir ses obligations en la matière. Il est vrai que le Luxembourg ne connaît pas le système des avocats aux Conseils spécialisés. Il ressort cependant des travaux préparatoires de la loi ayant abouti à la réforme en 2010 que les trois précisions requises selon le deuxième alinéa « sous peine d’irrecevabilité » (à savoir que chaque moyen doit contenir « le cas d’ouverture invoqué », « la partie critiquée de la décision » et « ce en quoi celle-ci encourt le reproche allégué ») ont justement été introduites pour permettre aux auteurs de pourvois de ne pas se tromper sur les obligations procédurales en la matière. Dans ces conditions, la Cour ne décèle aucun indice d’arbitraire ni de formalisme excessif dans le raisonnement par lequel la Cour de cassation a rejeté le pourvoi du requérant.

    41.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que le requérant n’a pas subi une entrave disproportionnée à son droit d’accès à un tribunal et que, dès lors, il n’y a pas eu atteinte à la substance de ce droit.

    42.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 de la Convention.

    PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

    1.  Déclare la requête recevable ;

     

    2.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

    Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 juin 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

      Marialena Tsirli                                                                  Ganna Yudkivska
           Greffière                                                                             Présidente

     

     


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