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CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE SARL LE CLUB ET AUTRES c. FRANCE
(Requêtes nos 31386/09 et 22854/11)
ARRÊT
STRASBOURG
20 juillet 2017
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire SARL Le Club et autres c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en un Comité composé de :
Mārtiņš Mits,
président,
André Potocki,
Lәtif Hüseynov, juges,
et de Anne-Marie Dougin, greffière adjointe de section f.f.,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 juillet 2017,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 31386/09 et 22854/11) dirigées contre la République française et dont une société de droit français, la SARL Le Club, ainsi que deux ressortissants français, M. Henri Ribes et Mme Annie Buffin, d’une part et, d’autre part, un ressortissant français, M. Jean-Marie Faure, ont saisi la Cour respectivement les 18 mai 2009 (requête no 31386/09) et 30 mars 2011 (requête no 22854/11) (« les requérants »), en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants dans la requête no 31386/09 ont été représentés par Me C. Petit, avocat à Nice. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
3. Le 12 juin 2014, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. Requête no 31386/09
4. Les requérants sont, d’une part, la SARL Le Club, société à responsabilité limitée de droit français ayant son siège social à Nice, représentée par son liquidateur amiable, M. Henri Ribes, et, d’autre part, M. Henri Ribes, né en 1953 et Mme Annie Buffin, résidant ensemble à Nice.
1. Le contexte
5. La société requérante exploitait un établissement de restauration dans un centre commercial à Nice. M. Ribes en était le gérant ; Mme Buffin et lui-même en étaient les deux associés. À l’issue d’une vérification de comptabilité de la société requérante, l’administration fiscale lui adressa en 1985 une notification de redressements au titre de l’impôt sur les sociétés et de la TVA (taxe sur la valeur ajoutée). Ces impositions furent mises en recouvrement en 1988.
6. Le 19 juillet 1991, la société requérante saisit le tribunal administratif de Nice d’un recours en vue de la décharge des impositions en cause. L’administration fiscale ayant décidé d’en accorder le dégrèvement, le tribunal dit n’y avoir lieu à statuer par jugement du 28 septembre 1995.
7. Entre temps, l’administration fiscale avait inscrit un privilège du Trésor pour un montant de 500 690 francs français (FRF), soit 76 329, 80 euros (EUR).
8. Le 12 avril 1994, l’administration fiscale notifia un avis à tiers détenteur entre les mains du séquestre du prix de vente du fonds de commerce pour un montant de 2 000 000 FRF (304 898, 44 EUR) correspondant à l’intégralité du prix de vente. L’URSSAF (Union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d’allocations familiales), également créancière de la société, n’ayant pu de ce fait récupérer sa créance sur le prix de vente, l’assigna en redressement judiciaire devant le tribunal de commerce de Nice.
9. Par jugements des 1er décembre 1994 et 6 avril 1995, le tribunal plaça la société requérante en redressement puis en liquidation judiciaires et désigna un liquidateur. Le 19 mars 1996, le tribunal prononça la clôture de la liquidation pour extinction du passif. En vertu d’une assemblée générale extraordinaire du 20 mars 1996, le requérant fut nommé liquidateur amiable de la société requérante.
2. Les procédures principales
a) Première procédure
10. Le 14 septembre 1995, le requérant et la société requérante, représentée par son liquidateur, adressèrent au ministère des finances une demande préalable d’indemnisation en raison des fautes commises par l’administration fiscale, qui avaient selon eux entraîné la liquidation de la société.
11. Cette demande ayant fait l’objet d’un rejet implicite, les requérants saisirent le 20 février 1996 le tribunal administratif de Nice d’un recours visant la condamnation de l’État à leur verser diverses sommes au titre du préjudice d’exploitation, de la perte subie sur la vente du fonds de commerce, ainsi que des autres préjudices.
12. Par mémoire du 3 décembre 1996, le ministre délégué au budget conclut au rejet des demandes.
13. L’audience fut fixée au 9 avril 1998. Par jugement du 30 avril 1998, le tribunal rejeta le recours.
14. Le 31 juillet 1998, les requérants firent appel devant la cour administrative d’appel de Marseille. Ils produisirent le 25 avril 2000 un mémoire auquel le ministre répondit le 3 août 2000.
15. L’audience eut lieu le 8 janvier 2001. Par arrêt du 22 janvier 2001, la cour administrative d’appel retint que l’administration avait commis des erreurs cumulées constitutives d’une faute lourde de nature à engager sa responsabilité. En conséquence, la cour annula le jugement, condamna l’État à verser au requérant en sa qualité d’ancien gérant la somme de 50 000 FRF (7 622 EUR) et rejeta les autres chefs de demande.
b) Seconde procédure
16. Le 24 juin 1996, la société requérante, représentée par le requérant ès qualités de liquidateur amiable, saisit le tribunal administratif de Nice d’un recours visant, d’une part, l’annulation d’une décision de l’administration fiscale du 23 avril 1996 maintenant un avis à tiers détenteur délivré pour le recouvrement d’une somme de 55 630 FRF (8 481 EUR) et, d’autre part, le remboursement par l’État de la somme de 46 441 FRF (7 080 EUR).
17. L’audience eut lieu le 23 mai 2001. Par jugement du 14 mars 2002, le tribunal rejeta le recours.
18. Le 11 juin 2002, la société requérante fit appel devant la cour administrative d’appel de Marseille. Le 7 mars 2003, le ministre de l’économie et des finances produisit un mémoire en défense, auquel la société requérante répliqua le 10 avril 2003.
19. L’audience eut lieu le 2 mars 2004. Par arrêt du 30 mars 2004, la cour annula le jugement et, après avoir évoqué l’affaire, rejeta le recours.
3. La procédure en indemnisation
20. Le 19 septembre 2002, les requérants adressèrent au ministre de la justice une demande préalable d’indemnisation en raison de la durée selon eux déraisonnable des deux procédures résumées aux paragraphes 11 à 19 ci-dessus. S’agissant de la seconde procédure, les requérants ne mettaient en cause que la durée de la procédure devant le tribunal administratif.
21. Leur demande ayant fait l’objet d’un refus implicite du ministre, ils saisirent le 15 janvier 2003 le tribunal administratif de Paris d’un recours tendant à ce que l’État soit condamné à leur verser la somme de 10 000 000 EUR en réparation des préjudices financiers et moraux résultant des délais en cause.
22. Le 25 février 2003, le tribunal administratif de Paris transmit le recours au Conseil d’État pour désignation du tribunal compétent. Par ordonnance du 26 mars 2003, le président de la section du contentieux du Conseil d’État attribua l’affaire au tribunal administratif de Lyon, qui l’enregistra le 11 avril 2003.
23. Le 15 décembre 2003, le ministre de la justice produisit un mémoire auquel les requérants répliquèrent le 30 janvier 2004. La clôture fut fixée au 3 février 2004 et l’audience eut lieu le 31 mars 2005.
24. Par jugement du 14 avril 2005, le tribunal considéra que la durée de la première procédure, à savoir quatre ans et sept mois pour deux degrés de juridiction, n’était pas excessive et n’était pas de nature à constituer une faute du service public de la justice. En revanche, s’agissant de la seconde procédure, le tribunal estima que la durée de cinq ans et neuf mois devant le tribunal administratif était excessive eu égard à l’absence de complexité de la requête ou d’attitude dilatoire des requérants et qu’elle constituait une faute de nature à engager la responsabilité de l’État. Le tribunal jugea toutefois que les requérants n’établissaient pas que cette durée leur aurait causé un préjudice quelconque et rejeta leurs demandes d’indemnisation.
25. Le 13 juin 2005, les requérants firent appel devant la cour administrative d’appel de Lyon. Le ministre de la justice déposa le 6 février 2006 un mémoire auquel les requérants répliquèrent le 20 avril 2006. L’audience eut lieu le 15 juin 2006.
26. Par arrêt du 20 juillet 2006, la cour administrative d’appel rejeta les demandes des requérants. Elle releva que la clôture pour extinction du passif de la liquidation de la société requérante avait été prononcée le 19 mars 1996, qu’à la date d’enregistrement de la demande de première instance elle n’avait plus d’existence légale ni aucun représentant qui puisse agir en son nom, et jugea que la qualité de liquidateur amiable du requérant ne lui donnait pas qualité pour présenter une demande au nom de la société. La cour estima par ailleurs que le requérant lui-même n’invoquait la réalité d’aucun préjudice à l’encontre de l’État.
27. Les requérants formèrent le 16 octobre 2006 un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État et déposèrent un mémoire complémentaire le 16 janvier 2007. L’audience se tint le 22 octobre 2008.
28. Par arrêt du 28 novembre 2008, le Conseil d’État annula l’arrêt du 20 juillet 2006, au motif que la cour administrative d’appel avait commis une erreur de droit en jugeant, d’une part, que la circonstance que le requérant aurait été liquidateur amiable ne lui donnait pas qualité pour présenter une demande au nom de la société requérante et, d’autre part, qu’il n’établissait la réalité d’aucun préjudice, alors que les requérants invoquaient un préjudice moral qui, sauf démonstration contraire, est présumé en pareille circonstance.
29. Réglant ensuite l’affaire au fond, le Conseil d’État statua sur les demandes des requérants dans les termes suivants :
« Considérant (...) que la SARL Le Club, M. Ribes et Mme Buffin ont déposé le 20 février 1996 une requête au greffe du tribunal administratif de Nice tendant à faire reconnaître la responsabilité de l’État du fait d’une faute commise par les services fiscaux ; que la cour administrative d’appel de Marseille, saisie le 31 juillet 1998 de l’appel formé par les requérants contre le jugement rendu le 30 avril 1998 par le tribunal administratif de Nice, a rendu son arrêt le 22 janvier 2001 ; que le délai total de jugement de quatre ans et sept mois de la première instance et de l’appel ne révèle pas en l’espèce une méconnaissance du droit à un délai raisonnable de jugement ; que c’est par suite à bon droit que le tribunal administratif de Lyon a rejeté les conclusions des requérants tendant à ce que la responsabilité de l’État soit engagée de ce chef ;
Considérant, en deuxième lieu, que le délai de cinq ans et neuf mois mis par le tribunal administratif de Nice pour statuer sur la requête des intéressés introduite (...) le 24 juin 1996 tendant à obtenir l’annulation d’un avis à tiers détenteur délivré pour le recouvrement d’une somme de 55 630 [FRF] revêtait, eu égard à l’absence de complexité particulière de la requête ou d’attitudes dilatoires des requérants, un caractère excessif. »
30. Le Conseil d’État estima que les requérants n’établissaient pas que l’allongement excessif du délai de jugement leur aurait causé un préjudice matériel et rejeta leurs demandes à ce titre. Il accorda à M. Ribes et à Mme Buffin 3 500 EUR chacun au titre du préjudice moral, ainsi qu’une somme globale de 6 000 EUR au titre des frais. Quant à la société requérante, le Conseil d’État releva que sa liquidation avait été prononcée avant l’introduction de l’instance et considéra qu’il n’était pas établi qu’elle aurait subi un préjudice moral.
B. Requête no 22854/11
31. Le requérant, M. Jean-Marie Faure, est né en 1950 et réside à Périgueux.
32. Employé comme technicien par la direction départementale de l’équipement (DDE) de la Dordogne, il fut victime le 13 août 1984 sur son lieu de travail d’un accident à la main gauche, dans lequel il perdit trois doigts, alors qu’il utilisait une machine en dehors de son temps de travail, mais avec l’autorisation de son supérieur hiérarchique.
1. La procédure principale
33. Le 5 octobre 1995, le requérant adressa au directeur départemental de l’équipement une demande préalable d’indemnisation qui fit l’objet d’une décision implicite de rejet.
34. Le 5 avril 1996, il saisit le tribunal administratif de Bordeaux d’un recours visant l’annulation de cette décision et la condamnation de l’État à lui verser 480 000 FRF (73 175 EUR) à titre de dommages-intérêts. Il produisit un mémoire complémentaire le 24 mai 1996. À une date non précisée, le préfet de la Dordogne déposa un mémoire en défense auquel le requérant répliqua le 30 juin 2000.
35. L’audience eut lieu le 6 juillet 2000. Par jugement du 3 août 2000, le tribunal rejeta le recours.
36. Le 27 octobre 2000, le requérant fit appel devant la cour administrative d’appel de Bordeaux. Le 10 octobre 2001, cette dernière mit en demeure le ministre de l’équipement de produire son mémoire en défense. Le 5 décembre 2002, le requérant déposa un mémoire complémentaire. Le 6 décembre 2002, la cour administrative d’appel adressa une nouvelle mise en demeure au ministre, qui produisit son mémoire en défense le 5 mars 2003. La clôture de l’instruction fut fixée au 28 novembre 2003 et l’audience au 11 janvier 2005.
37. Par arrêt du 8 février 2005, la cour administrative d’appel rejeta le recours du requérant.
38. Ce dernier forma le 8 avril 2005 un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État, et déposa un mémoire complémentaire le 8 juin 2005. Le 16 novembre 2005, le Conseil d’État rendit une décision de non-admission du pourvoi.
2. La requête devant la Cour
39. Le 9 mai 2006, le requérant saisit la Cour d’une requête (no 19777/06), dans laquelle il se plaignait notamment de la durée de la procédure. Cette requête fut déclarée irrecevable le 27 mars 2008 par une décision d’un comité de trois juges, au motif que la Cour n’avait relevé aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles.
40. En réponse à une demande du requérant, le greffe l’informa par lettre du 22 août 2008 qu’en ce qui concernait le grief tiré de la durée de la procédure, la Cour, se référant à l’arrêt Broca et Texier-Micault c. France, (nos 27928/02 et 31694/02, § 22, 21 octobre 2003), avait constaté qu’il n’avait pas exercé le recours prévu en droit français pour se plaindre de la durée d’une procédure administrative.
3. La procédure en indemnisation
41. Le 26 août 2009, l’avocat du requérant adressa à la ministre de la justice une demande préalable d’indemnisation en raison de la durée excessive de la procédure. Par lettre du 8 octobre 2009, le ministère lui opposa un refus, au motif que la Cour avait elle-même conclu à l’absence de violation des droits et libertés du requérant, dont le droit à voir sa cause jugée dans un délai raisonnable.
42. Le 2 décembre 2009, le requérant forma devant le Conseil d’État un recours tendant à la condamnation de l’État à lui verser 20 000 EUR en réparation du préjudice résultant de la durée excessive de la procédure.
43. L’audience eut lieu le 23 septembre 2010. Par arrêt du 13 octobre 2010, le Conseil d’État jugea excessive la durée de neuf ans et trois mois mise par la juridiction administrative pour statuer sur l’affaire du requérant, qui ne présentait pas de difficulté particulière et dans laquelle il n’avait pas eu de comportement dilatoire. En conséquence, le Conseil d’ État condamna l’État à lui verser 2 500 EUR au titre du préjudice moral et 3 000 EUR au titre des frais.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
44. Les dispositions pertinentes du droit interne sont exposées dans l’arrêt Veriter c. France (no 31508/07, §§ 49-51, 14 octobre 2010).
45. En vertu de l’article L. 821-2 du code de justice administrative, le Conseil d’État peut, lorsqu’il prononce l’annulation d’une décision d’une juridiction administrative statuant en dernier ressort, régler l’affaire au fond si l’intérêt d’une bonne administration de la justice le justifie.
EN DROIT
I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES
46. La Cour décide de joindre les requêtes, qui posent des questions similaires et ont fait l’objet d’une instruction commune (article 42 § 1 du Règlement).
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
47. Les requérants allèguent que la durée des procédures en cause a méconnu le principe du « délai raisonnable » tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
48. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
1. Sur la qualité de victimes des requérants
a) Arguments des parties
i) Le Gouvernement
49. S’agissant de la requête no 31386/09, le Gouvernement fait valoir que les requérants ne peuvent plus se prétendre victimes, au sens de l’article 34 de la Convention, pour ce qui est de la durée de la seconde procédure principale. En premier lieu, le Conseil d’État, dans son arrêt du 28 novembre 2008 a reconnu, au moins en substance, la violation de leur droit au respect d’un délai raisonnable de jugement. En second lieu, cette violation a fait l’objet d’un redressement approprié.
50. Pour le Gouvernement, la relative longueur de la procédure d’indemnisation s’explique par les règles procédurales en vigueur, selon lesquelles, avant l’entrée en vigueur du décret du 28 juillet 2005 attribuant compétence en premier et dernier ressort au Conseil d’État, l’instance se déroulait devant trois niveaux de juridiction. Par ailleurs, le Gouvernement souligne que la durée de la procédure d’indemnisation a été ralentie par la saisine initiale par les requérants d’une juridiction incompétente territorialement (paragraphe 22 ci-dessus) et par le fait que le Conseil d’État a non seulement admis le pourvoi des requérants, mais encore réglé l’affaire au fond.
51. Enfin, le Gouvernement estime que le montant de l’indemnisation accordée aux requérants était suffisant et adéquat et répondait aux exigences de la Cour en pareil cas.
52. S’agissant de la requête no 22854/11, le Gouvernement soutient également que le requérant ne peut davantage se prétendre victime de la durée de la procédure principale, dès lors que les autorités nationales ont reconnu la violation et l’ont redressée de manière appropriée et suffisante.
53. Le Gouvernement souligne tout d’abord que la procédure d’indemnisation a duré onze mois, ce qui n’est pas excessif pour ce type de procédure et que l’indemnisation allouée au requérant par le Conseil d’État correspond aux sommes que cette juridiction ou la Cour accordent habituellement dans des circonstances analogues.
54. Le Gouvernement considère que la durée totale de la procédure principale (neuf ans et plus de sept mois) a dépassé d’environ quatre ans le délai raisonnable de jugement et que la somme de 2 500 EUR allouée au requérant pour préjudice moral correspond à celles accordées par le Conseil d’État ou par la Cour dans des affaires similaires.
ii) Les requérants
55. Les requérants dans la requête no 31386/09 font valoir qu’ils peuvent toujours se prétendre victimes, dès lors que le Conseil d’État a rejeté leur demande d’indemnisation relative à la première procédure principale et qu’il n’a que partiellement admis celle relative à la seconde procédure principale, puisqu’il a rejeté leurs demandes relatives au préjudice matériel.
56. Le requérant dans la requête no 22854/11 juge inapproprié le montant de l’indemnisation qui lui a été accordée par le Conseil d’État et considère que ce dernier n’a pas reconnu à leur juste valeur les préjudices moral et financier résultant d’une durée de procédure de plus de dix ans et un mois. Il conclut qu’il peut toujours se prétendre victime de la violation alléguée.
b) Appréciation de la Cour
57. Afin d’établir si les requérants peuvent encore se prétendre victimes, au sens de l’article 34 de la Convention, des violations qu’ils allèguent, il appartient à la Cour de vérifier s’il y a eu reconnaissance par les autorités, au moins en substance, d’une violation d’un droit protégé par la Convention et si le redressement peut être considéré comme approprié et suffisant (voir, entre autres, Cocchiarella c. Italie [GC], no 64886/01, § 84, CEDH 2006-V et Sartory c. France, no 40589/07, § 19, 24 septembre 2009).
i) Requête no 31386/09
58. La Cour observe que le Conseil d’État, dans son arrêt du 28 novembre 2008, a rejeté la demande d’indemnisation des requérants portant sur la première procédure principale, au motif que le délai raisonnable de jugement n’avait pas été dépassé (paragraphe 29 ci-dessus). En conséquence, la violation alléguée n’ayant été ni reconnue, ni réparée, les requérants peuvent toujours se prétendre victimes en ce qui concerne cette procédure et l’exception du Gouvernement doit être rejetée sur ce point.
59. S’agissant de la seconde procédure principale, le constat de violation par les autorités nationales ne prête pas à controverse puisque, dans son arrêt précité du 28 novembre 2008, le Conseil d’État a estimé que le délai mis par le tribunal administratif pour statuer sur le recours des requérants avait revêtu un caractère excessif (ibidem).
60. Pour évaluer si le redressement était approprié et suffisant, la Cour doit tenir compte du montant de l’indemnisation, de la durée de la procédure d’indemnisation ainsi que, le cas échéant, du retard dans le paiement de l’indemnité (Cocchiarella précité, §§ 86-107).
61. S’agissant du montant de l’indemnisation, la Cour relève que le Conseil d’État a rejeté la demande des requérants au titre du préjudice matériel, au motif qu’ils n’établissaient pas de lien de causalité avec l’allongement du délai (paragraphe 30 ci-dessus). Pour sa part, la Cour estime qu’ils n’ont pas démontré que le préjudice matériel invoqué était la conséquence directe de la violation alléguée et conclut que l’arrêt du Conseil d’État sur ce point ne prête pas à contestation (voir notamment Boniface c. France (déc.), no 28785/09, 25 mai 2010).
Pour ce qui est du préjudice moral, la Cour constate que la somme accordée à M. Ribes et Mme Buffin par le Conseil d’État, à savoir 7 000 EUR au total, est supérieure à la somme qu’elle aurait elle-même accordée pour la durée en cause.
62. Quant à la procédure d’indemnisation, qui a débuté le 19 septembre 2002, date de la demande préalable formée par les requérants (X c. France, 31 mars 1992, § 31, série A no 234-C) et a pris fin le 28 novembre 2008, date de l’arrêt du Conseil d’État, elle a duré de six ans et plus de deux mois, ce qui constitue a priori une durée excessive pour ce type de recours, qui exige une certaine célérité (Cocchiarella précité, § 97 et Sartory précité, § 25). La Cour rappelle que, dans l’affaire Sartory précitée (§ 26), elle a jugé, dans des circonstances similaires, que le Conseil d’État aurait dû octroyer une somme plus élevée au requérant pour combler le retard supplémentaire (voir également Cocchiarella précité, §§ 97-98 et Balakchiev et autres c. Bulgarie, no 65187/10, § 68, 18 juin 2013).
63. Or, la Cour constate que tel est le cas en l’espèce, puisque la somme accordée aux requérants au titre du préjudice moral est supérieure à celle qu’elle aurait elle-même allouée. Dès lors et dans la mesure où les requérants ne se plaignent pas d’un retard dans le versement de l’indemnité, la Cour considère qu’ils ne peuvent plus se prétendre victimes, au sens de l’article 34 de la Convention, de la durée de la seconde procédure principale.
64. Il s’ensuit que cet aspect du grief est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.
ii) Requête no 22854/11
65. Appliquant les critères rappelés au paragraphe 60 ci-dessus, la Cour relève tout d’abord que la violation a été reconnue par les autorités internes puisque, dans son arrêt du 13 octobre 2010, le Conseil d’État a considéré excessive la durée mise par la juridiction administrative pour statuer sur l’affaire du requérant (paragraphe 43 ci-dessus).
66. S’agissant du montant de l’indemnisation accordée au requérant au titre du préjudice moral, à savoir 2 500 EUR, la Cour constate qu’elle ne représente que 31% de ce qu’elle accorde en pareil cas. Dès lors, même si la procédure d’indemnisation s’est déroulée avec une relative célérité (un peu plus de treize mois), la Cour considère que le redressement, en l’espèce, n’était pas adéquat et que le requérant peut toujours se prétendre victime, au sens de l’article 34 de la Convention, d’une violation de son droit à voir sa cause examinée dans un délai raisonnable (voir Cocchiarella précité, §§ 106-107 et mutatis mutandis Sartory précité, § 27).
67. Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement doit être rejetée.
2. Sur l’épuisement des voies de recours internes
68. Le Gouvernement soutient que les requérants dans la requête no 31386/09 n’ont pas épuisé les voies de recours internes, dans la mesure où ils n’ont pas formé de pourvois en cassation contre les arrêts de la cour administrative d’appel de Marseille des 22 janvier 2001 et 30 mars 2004 (paragraphes 15 et 19 ci-dessus).
69. Les requérants rappellent que le principe de l’épuisement des voies de recours internes ne concerne que la procédure de réparation des violations alléguées, et non pas les procédures elles-mêmes à propos desquelles il est demandé réparation. Ils soulignent qu’en l’espèce, après avoir adressé une demande préalable d’indemnisation au ministre de la justice, ils ont saisi la juridiction administrative d’une action au terme de laquelle le Conseil d’État a reconnu le non-respect du délai raisonnable concernant la procédure engagée le 24 juin 1996.
70. La Cour relève que l’exception du Gouvernement vise les deux procédures principales engagées par les requérants (paragraphes 10-19 ci-dessus). Elle observe que ces derniers ont, conformément à sa jurisprudence (Broca et Texier-Micault c. France, nos 27928/02 et 31694/02, § 22, 21 octobre 2003) porté devant les juridictions administratives leur grief relatif à la durée de ces procédures et que le Conseil d’État a statué en dernier lieu sur leurs demandes d’indemnisation. Ils ont dès lors épuisé les voies de recours internes.
71. Il y a donc lieu de rejeter l’exception soulevée par le Gouvernement.
3. Conclusion
72. La Cour constate que le surplus des requêtes n’est pas manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle le déclare donc recevable.
B. Sur le fond
73. Les requérants réitèrent leur grief selon lequel la durée des procédures litigieuses a dépassé le délai raisonnable, sans qu’ils y contribuent par leur comportement.
74. Le Gouvernement considère que, pour ce qui est de la requête no 31386/09, la durée de la première procédure principale, évaluée par le Conseil d’État à quatre ans et sept mois pour deux degrés de juridiction, n’était pas excessive au regard des critères posés par la jurisprudence de la Cour. S’agissant de la requête no 22854/11, le Gouvernement reconnaît la violation du droit à un délai raisonnable de jugement, mais estime que les juridictions nationales l’ont redressée de manière appropriée et suffisante.
75. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement des requérants et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour les intéressés (voir, parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).
76. S’agissant de la requête no 31386/09, la Cour relève que la première procédure principale a débuté le 14 septembre 1995, date de la demande préalable d’indemnisation et a pris fin le 22 janvier 2001, date de l’arrêt de la cour administrative d’appel, soit une durée de cinq ans et plus de quatre mois pour deux degrés de juridiction. La Cour note par ailleurs que l’affaire n’était pas particulièrement complexe et que le comportement des requérants n’a pas contribué aux délais.
77. La Cour a traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celle du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (voir Frydlender précité).
78. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent.
79. Pour ce qui est de la requête no 22854/11, la Cour observe que la procédure principale a débuté le 5 octobre 1995, date de la demande préalable d’indemnisation et a pris fin le 16 novembre 2005, soit une durée de dix ans et plus d’un mois pour trois niveaux de juridiction. La Cour relève également que le Conseil d’État a considéré excessive la durée de cette procédure, qui ne présentait pas de difficulté particulière et dans laquelle le requérant n’avait pas eu de comportement dilatoire. Le Gouvernement a également reconnu la violation du droit du requérant à un délai raisonnable de jugement.
80. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu’en l’espèce la durée des procédures litigieuses est excessive et ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable ». Elle conclut en conséquence qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
81. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« « Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
82. Les requérants dans la requête no 31386/09 réclament 11 545 894 EUR au titre du préjudice matériel qu’ils auraient subi et 1 000 000 EUR en réparation du préjudice moral de M. Ribes et de Mme Buffin. Le requérant dans la requête no 22854/11 sollicite, pour sa part, 30 000 EUR au titre de son préjudice matériel et moral.
83. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
84. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué par les requérants et rejette leurs demandes à ce titre.
85. En revanche, la Cour estime qu’il y a lieu d’indemniser les requérants du préjudice moral qu’ils ont subi. En conséquence, dans la requête no 31386/09 elle accorde la somme de 4 000 EUR conjointement à M. Ribes et à Mme Buffin. Dans la requête no 22854/11, tenant compte de l’indemnisation déjà reçue par le requérant, elle lui alloue 5 500 EUR.
B. Frais et dépens
86. Les requérants dans la requête no 31386/09 demandent 6 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour et en justifient à hauteur de 3 000 EUR par des notes d’honoraires de leur avocat. Le requérant dans la requête no 22854/11, qui n’était pas représenté par un avocat, sollicite également 3 000 EUR pour la procédure devant la Cour mais ne produit aucun justificatif.
87. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
88. Compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable, dans la requête no 31386/09, d’accorder à M. Ribes et Mme Buffin conjointement la somme de 3 000 EUR pour la procédure devant elle. En revanche, dans la mesure où le requérant dans la requête no 22854/11 n’a produit aucun justificatif de ses frais, elle ne lui alloue aucune somme à ce titre.
C. Intérêts moratoires
89. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Décide de joindre les requêtes nos 31386/09 et 22854/11 ;
2. Déclare recevables la requête no 31386/09 quant au grief des requérants relatif à la durée de la première procédure principale, ainsi que la requête no 22854/11, et le surplus irrecevable ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois, les sommes suivantes :
i. 4 000 EUR (quatre mille euros) conjointement à M. Henri Ribes et Mme Annie Buffin, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 3 000 EUR (trois mille euros) conjointement à M. Henri Ribes et Mme Annie Buffin, plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
iii. 5 500 EUR (cinq mille cinq cents euros) à M. Jean-Marie Faure, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 juillet 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Anne-Marie
Dougin Mārtiņš
Mits
Greffière adjointe f.f. Président